🕥 35-minute read
Le Speronare - 08
Total number of words is 4576
Total number of unique words is 1689
35.6 of words are in the 2000 most common words
47.8 of words are in the 5000 most common words
53.1 of words are in the 8000 most common words
Morel et toute sa charmante famille; est-ce qu'il y a moyen?
--Sans doute; il y a tout ce qu'il faut à bord pour cela.
--Eh bien! Deux piastres de bonne main à partager entre le harponneur et
les rameurs.
--Giovanni! Filippo! Ohé! les autres, voilà du macaroni qui nous tombe du
ciel.
Les deux matelots accoururent. Giovanni, comme on se le rappelle, était le
harponneur en titre. Lorsque Pietro leur eut dit ce dont il s'agissait, il
cria deux ou trois paroles explicatives à sa maîtresse, et disparut sous le
pont.
En effet, à mesure que les barques se rapprochaient de nous, nous
commencions à distinguer, tout couvert d'un reflet rougeâtre, et pareil
à un forgeron près d'une forge, le harponneur, son arme à la main, et
derrière lui, dans l'ombre, les rameurs pressant ou ralentissant le
mouvement de leurs avirons, selon le commandement qu'ils recevaient.
Presque toutes ces barques étaient montées par des jeunes gens et des
jeunes femmes de Messine; et, pendant les mois d'août et de septembre, le
détroit illuminé _a giorno_, comme on dit en Italie, est tous les soirs
témoin de ce singulier spectacle. De son côté, Reggio ouvre quotidiennement
aussi son port à de pareilles expéditions, de sorte que, des côtes de la
Sicile aux côtes de la Calabre, la mer est littéralement couverte de feux
follets qui, vus du haut des montagnes bordant chaque rive, doivent former
les évolutions les plus bizarres et les dessins les plus fantastiques qu'il
soit possible d'imaginer.
Au bout de dix minutes, la chaloupe était prête et portait fièrement à sa
proue un grand réchaud de fer dans lequel brûlaient des morceaux de bois
résineux. Giovanni nous attendait armé de son harpon, et Pietro et Filippo
leurs rames à la main. Nous descendîmes, et nous prîmes place le plus près
possible de l'avant. Quant à Milord, comme nous nous rappelions la scène
qu'en pareille circonstance il nous avait faite à Marseille, nous le
laissâmes à bord.
Il n'y avait au reste aucune variété dans la manière de faire cette pêche.
Les poissons, attirés par la lueur de notre feu, comme à la chasse des
alouettes par le reflet du miroir, montaient du fond de la mer et venaient
à la surface regarder avec une curiosité stupide cette flamme inaccoutumée.
C'était ce moment de badauderie que saisissait Giovanni avec une admirable
agilité et une adresse parfaite. Nous avions déjà cinq ou six pièces
magnifiques, lorsque nous nous joignîmes à la flotte messinoise, et que
nous nous perdîmes au milieu d'elle.
La merveilleuse chose que cette mer, qui, la veille, avait voulu nous
engloutir dans des gouffres sans fond; qui, à cette heure, nous berçait
mollement sur son miroir uni; qui, après un danger, nous offrait un
plaisir, et qui feignait elle-même l'oubli, pour nous ôter, à nous, le
souvenir! Aussi, comme l'on comprend bien que les marins ne puissent
se séparer longtemps de cette capricieuse maîtresse, qui finit presque
toujours par les dévorer!
Nous errions depuis une demi-heure à peu près au milieu de ces cris de
joie, de ces chants, de ces éclats de rire, de ces démonstrations bruyantes
que prodiguent si volontiers les Italiens méridionaux, lorsque d'une barque
sans foyer, sans harponneur, et qui venait à nous voilée et mystérieuse,
nous entendîmes sortir une harmonie douce et tendre, et qui n'avait rien de
commun avec les sons qui nous entouraient. Une voix de femme chantait en
s'accompagnant d'une guitare, non plus la mélodieuse chanson sicilienne
mais la naïve ballade allemande. Pour la première fois peut-être depuis la
chute de la maison de Souabe, le pays habitué aux refrains vifs et gracieux
du midi entendait le chant poétique du nord. Je reconnus les stances
de Marguerite attendant Faust. D'une main, je fis signe aux rameurs de
s'arrêter; de l'autre, à Giovanni de suspendre son exercice, et nous
écoutâmes. La barque s'approchait doucement de nous, nous apportant plus
distincte, à chaque coup d'aviron, cette ballade allemande si célèbre par
sa simplicité:
Rien ne console
De son adieu:
Je deviens folle,
Mon Dieu! mon Dieu!
Mon âme est vide,
Mon coeur est sourd;
J'ai l'oeil livide
Et le front lourd.
Ma pauvre tête
Est à l'envers:
Adieu la fête
De l'Univers!
En sa présence
Le monde est beau,
En son absence
C'est un tombeau.
A la fenêtre
Son oeil distrait
Me voit paraître
Dès qu'il paraît.
Sa voix m'emporte
Dedans, dehors;
Qu'il entre ou sorte,
J'entre ou je sors.
Joyeuse ou sombre,
Selon sa loi
Je suis son ombre
Et non plus moi.
Et dans ma fièvre
Je crois parfois
Sentir sa lèvre,
Ouïr sa voix.
Et murmurante,
De mots d'amour,
Pâle et mourante.
J'attends qu'un jour
Sa bouche en flamme
Vienne épuiser
Toute mon âme
Dans un baiser!
Rien ne console
De son adieu:
Oh! je suis folle
Mon Dieu! mon Dieu!
La barque passa près de nous, nous jetant cette suave émanation germanique.
Je fermai les yeux, et je crus descendre encore le cours rapide du Rhin;
puis la mélodie s'éloigna. On avait fait silence pour la laisser passer;
une fois perdue dans le lointain, la bruyante hilarité italienne se ranima.
Je rouvris les yeux, et je me retrouvai en Sicile, croyant avoir fait,
comme Hoffmann, quelque songe fantastique. Le lendemain, le songe me fut
expliqué lorsque je vis sur l'affiche du théâtre de l'Opéra le nom de
mademoiselle Schulz.
Cependant la nuit s'avançait, les barques devenaient de plus en plus rares.
A chaque instant il en disparaissait quelques-unes derrière l'angle de la
citadelle; les lumières éparses sur la rive s'éteignaient elles-mêmes comme
s'étaient éteintes les lumières errantes sur la mer. Nous commencions
à sentir nous-mêmes toute la fatigue de la nuit et de la journée de la
veille: nous reprîmes donc la route de notre bâtiment, et, lorsque nous y
arrivâmes, nous pûmes voir, du haut du pont, le détroit entier rentré
dans l'obscurité, depuis Reggio jusqu'à Messine, et tout s'éteindre, à
l'exception du phare qui, pareil au bon génie de ces parages, veille
incessamment jusqu'au jour, une flamme au front.
Le lendemain, nous nous éveillâmes avec le jour: ses premiers rayons nous
montrèrent la reine du détroit, la seconde capitale de la Sicile, Messine
la Noble, que sa situation merveilleuse, ses sept portes, ses cinq places,
ses six fontaines, ses vingt-huit palais, ses quatre bibliothèques, ses
deux théâtres, son port et son commerce, qui impriment le mouvement à une
population de soixante-dix mille âmes, rendent, malgré la peste de 1742 et
le terrible tremblement de terre de 1783, une des plus florissantes et des
plus gracieuses cités du monde. Cependant, de l'endroit où nous étions,
c'est-à-dire à vingt-cinq ou trente pas du rivage, en face du village Della
Pace, nous ne pouvions avoir de cette vue qu'une idée imparfaite; mais, dès
que nous eûmes levé l'ancre et gagné le milieu du détroit, Messine nous
apparut dans toute sa majesté.
Peu de situations sont pareilles à celle de Messine, porte puissante de
deux mers, par laquelle on ne peut passer de l'une à l'autre que sous son
bon plaisir royal. Adossée à des coteaux merveilleusement accidentés,
couverts de figues d'Inde, de grenadiers et de lauriers rosés, elle a en
face d'elle la Calabre. Derrière la ville se levait le soleil qui, à mesure
qu'il montait sur l'horizon, colorait le panorama qu'il éclairait des plus
capricieuses couleurs. A la droite de Messine, s'étend la mer d'Ionie, à sa
gauche la mer Tyrrhénienne.
Nous continuions toujours d'avancer, sans plus de mouvement que si nous
voguions sur un large fleuve; et à mesure que nous avancions. Messine
s'offrait à nous dans ses moindres détails, développant à nos yeux son quai
magnifique, qui se recourbe comme une faux jusqu'au milieu du détroit, et
forme un port presque fermé. Cependant, au milieu de cette splendeur, une
chose singulière donnait un aspect étrange à la ville: toutes les maisons
de la Marine, c'est ainsi que l'on nomme le quai qui sert en même temps de
promenade, étaient uniformes de hauteur et, comme les maisons de la rue
de Rivoli, bâties sur un même modèle, mais inachevées et élevées de deux
étages seulement. Les colonnes, coupées à moitié, sont veuves du troisième,
qui semble avoir été d'un bout à l'autre de la ville enlevé par un coup de
sabre. J'interrogeai alors Pietro, notre cicerone maritime. Il m'apprit que
le tremblement de terre de 1783 ayant abattu toute la ville, les familles
ruinées par cet accident ne faisaient rebâtir que ce qui leur était
strictement nécessaire, et que peu à peu, d'ici à cinquante autres années,
la rue s'achèverait. Je me contentai de cette réponse, qui me parut au
reste assez plausible.
Notre bâtiment jeta l'ancre en face d'une fontaine d'un rococo magnifique,
et représentant Neptune enchaînant Charybde et Scylla. En Sicile, tout
est encore mythologique, et Ovide et Théocrite y sont regardés comme des
novateurs.
A peine l'ancre avait-elle mordu, et les voiles étaient-elles abaissées,
que nous reçûmes l'invitation de nous rendre à la douane, c'est-à-dire à la
police. Je mettais déjà le pied sur l'échelle, afin de nous rendre dans la
barque, lorsque je fus retenu par un cri lamentable; c'était mon cuisinier
napolitain, que j'avais complètement perdu de vue depuis son apparition
pendant la tempête, qui commençait à se dégourdir, comme une marmotte qui
se réveille après l'hiver. Il sortait de l'écoutille tout chancelant,
soutenu par deux de nos matelots, et regardant tout autour de lui d'un
air hébété. Le pauvre garçon, quoique n'ayant ni bu ni mangé depuis notre
départ, était parfaitement bouffi, et avait les yeux gonflés comme des
oeufs, et les lèvres grosses comme des saucisses. Cependant, malgré l'état
déplorable où il était réduit, l'immobilité du bâtiment, qui déjà la veille
avait amené un mieux sensible, venait de le rendre peu à peu à lui-même,
de sorte qu'il se tenait debout ou à peu près, lorsque le bateau vint nous
prendre pour nous conduire à terre. Voyant que j'allais y descendre sans
lui, il avait compris alors que je l'oubliais, et avait rassemblé toutes
ses forces pour jeter le cri lamentable qui m'avait fait retourner. J'avais
trop de pitié dans le coeur pour abandonner le pauvre Cama dans une
pareille situation, aussi je fis signe à la barque de l'attendre; on l'y
descendit en le soutenant par-dessous les épaules; enfin il y prit pied,
mais ne pouvait encore supporter le mouvement de la mer, si calme et si
inoffensif qu'il fût, il tomba à l'arrière, affaissé sur lui-même.
Arrivé à la douane, et au moment de paraître devant les autorités
messinoises, une autre épreuve attendait le pauvre Cama. Il s'était
tant pressé de partir en apprenant qu'il allait avoir pour maître un
appréciateur de Roland, qu'il n'avait oublié qu'une chose, c'était de
se munir d'un passeport. Je crus d'abord que j'allais sur ce point tout
arranger à sa satisfaction. En effet, lorsque Guichard avait été prendre à
l'ambassade de France le passeport avec lequel je voyageais, sachant que
je comptais emmener un domestique en Sicile, il avait fait mettre sur son
passeport: _Monsieur Guichard et son domestique_; puis il était allé
porter le susdit papier au visa napolitain. Là, par mesure de sûreté
gouvernementale, on lui avait demandé le nom de ce domestique; il avait dit
alors le premier qui lui était venu à l'esprit, de sorte qu'on avait ajouté
à ces cinq mots: _Monsieur Guichard et son domestique_, ces deux autres
mots: _nommé Bajocco_. J'offris donc à Cama de s'appeler momentanément
Bajocco, ce qui me paraissait un nom tout aussi respectable que le sien;
mais, à mon grand étonnement, il refusa avec indignation, disant qu'il
n'avait jamais rougi de s'appeler comme son père, et que pour rien au
monde, il ne ferait l'affront à sa famille de voyager sous un nom supposé,
et surtout sous un nom aussi hétéroclite que celui de Bajocco. J'insistai,
il tint bon; malheureusement, en touchant la terre ferme, ses forces lui
étaient revenues comme à Antée, et avec ses forces son entêtement habituel.
Nous étions donc au plus fort de la discussion, lorsqu'on vint nous
prévenir qu'on nous attendait dans la chambre des visas. Peu sûr moi-même
de la validité de mon passeport, je n'avais nullement envie encore de
compliquer ma situation de celle de Cama; je l'envoyai donc à tous les
diables, et j'entrai.
Contre mon attente, l'examen, pour notre part, se passa sans encombre; on
me fit seulement observer que mon passeport ne portait pas de signalement:
c'était une précaution qu'avait prise Guichard, son signalement s'accordant
médiocrement avec le mien. Je répondis courtoisement à l'employé qu'il
était libre de combler cette lacune; ce qu'il fit effectivement. Puis cette
formalité, qui mettait mon passeport parfaitement en règle, remplie à notre
satisfaction à tous les deux, il nous donna à haute voix, à Jadin et à moi,
l'autorisation de passer à terre. J'aurais bien voulu attendre encore un
instant Cama, pour savoir comment il s'en tirerait; mais comme, aux yeux de
l'aimable gouvernement auquel nous avions affaire, tout est suspect, hâte
et retard, je me contentai de le recommander au capitaine, et je sautai
avec Jadin dans la barque, qui nous conduisit enfin sur le quai. Nous
entrâmes aussitôt dans la ville par une porte percée dans les bâtiments du
port.
Ce fut le 5 février 1783, une demi-heure environ après midi, que, par un
jour sombre et sous un ciel chargé de nuages épais et de formes bizarres,
les premiers signes du désastre dont Messine porte encore les traces se
firent sentir. Les animaux, à qui tous les cataclysmes se révèlent par
l'instinct avant d'arriver à l'homme, furent les premiers à donner les
marques d'une frayeur dont on cherchait encore vainement les causes
apparentes. Les oiseaux s'envolèrent des arbres où ils étaient perchés
et des toits où ils s'abritaient, et commencèrent à décrire des cercles
immenses, sans oser se reposer sur la terre; les chiens furent pris d'un
tremblement convulsif et hurlèrent tristement; les boeufs, répandus dans
la campagne, mugissants et effrayés, se dispersèrent çà et là et comme
poursuivis par un danger invisible. Dans ce moment, on entendit une
détonation profonde, pareille à un tonnerre souterrain, et qui dura trois
minutes: c'était la grande voix de la nature qui criait à ses enfants de
songer à la fuite ou de se préparer à la mort. Au même moment, les maisons
commencèrent à trember comme prises de fièvre, quelques-unes s'affaissèrent
sur elles-mêmes, et de tous les points de la ville un nuage de poussière
et de fumée monta vers le ciel, qu'il rendit plus sombre et plus menaçant
encore; puis un frémissement courut par toute la terre, pareil à celui
d'une table chargée que l'on secouerait par les pieds, et une partie de la
ville s'abîma. Toutes les maisons restées debout vomirent à l'instant même
leurs habitants par les portes et les fenêtres, tout ce qui n'avait pas été
tué par la première secousse se sauva vers la grande place; mais, avant
que cette foule épouvantée y parvînt, un autre tremblement de terre se
fit sentir, la poursuivant dans les rues, l'écrasant sous les débris des
maisons, qui formèrent à l'instant même d'immenses barricades de décombres
et de ruines, au haut desquelles on vit bientôt apparaître comme des
spectres ceux qui, pour fuir, foulaient aux pieds ceux qui avaient été
ensevelis. Les deux tiers de la ville étaient déjà abattus.
La grande place était couverte d'une foule immense, qui tout éloignée
qu'elle était des bâtiments, était loin cependant de se trouver à l'abri de
tout danger. De seconde en seconde, des crevasses s'ouvraient, dévorant une
maison, un palais, une rue, puis refermaient leurs gueules fumantes, comme
des monstres rassasiés. Un de ces abîmes pouvait s'ouvrir sous les pieds
des citoyens, et, comme ils engloutissaient les maisons, engloutir leurs
habitants. Enfin, la terre parut se calmer, comme fatiguée de son propre
effort; une pluie orageuse et pressée tomba de ce ciel épais et lourd;
la torpeur de la nature gagna les hommes; tout parut s'engourdir dans
l'extrême douleur: la nuit vint, nuit terrible, tempétueuse, obscure, et
pendant laquelle nul n'osa rentrer dans le peu de maisons qui restaient
debout; ceux qui avaient une voiture s'y couchèrent, les autres attendirent
le jour dans les rues ou dans la campagne. A minuit, la terre, qui s'était
momentanément calmée, recommença à frémir, puis à trembler, mais cette fois
sans direction aucune; si bien qu'il eût été difficile de dire laquelle
était la plus agitée, d'elle ou de la mer. En ce moment, on vit un clocher
détaché de sa base et emporté dans l'air, tandis que la coupole du dôme
s'affaissait, et que le palais royal, les maisons de la Marine, douze
couvents et cinq églises, étaient comme sapés à leurs bases et s'abîmaient
du faîte aux fondements. La durée des deux premiers tremblements de terre
avait été de quatre et de six secondes, la dernière fut de quinze.
Au milieu de cette désolation nocturne et obscure, certaines parties de la
ville s'éclairèrent insensiblement, des sifflements se firent entendre.
Bientôt, au sommet des débris, on vit briller des flammes pareilles au dard
d'un serpent enseveli qui tenterait de se tirer d'un monceau de ruines.
Comme le cataclysme avait eu lieu à l'heure du dîner, dans presque toutes
les maisons il y avait du feu dans les cheminées ou dans les cuisines;
c'était ce feu couvert de débris qui avait mordu aux poutres et aux
lambris, avait d'abord couvé comme dans un fourneau souterrain, et qui
demandait à sortir, trop comprimé dans sa fournaise. Vers les deux heures
du matin, sur presque tous les points, la ville était en flammes. La
journée du 6 fut une journée de triste et lugubre repos; au jour, la terre
redevint immobile. A peine quelques bâtiments restaient-ils debout de toute
cette ville, florissante la veille. Les habitants commençaient à reprendre
quelque espérance, non plus pour leurs maisons, mais pour leur vie, car ils
avaient passé la nuit éclairés par l'incendie qui courait avec acharnement
de ruines en ruines. Cependant chacun avait commencé à s'appeler, à se
reconnaître, à faire une part de joie pour les vivants et de larmes pour
les morts, lorsque le 7, vers les trois heures de l'après-midi, les
secousses diminuèrent insensiblement, et, néanmoins, il leur fallut plus
d'un an pour disparaître.
Cependant, depuis trois jours personne n'avait mangé; tous les magasins
étaient détruits; quelques bâtiments entrèrent dans le port, qui
partagèrent leurs provisions avec les plus affamés. Bientôt les villes
voisines vinrent au secours de leur soeur. La Calabre elle-même, malgré sa
vieille haine, se montra ennemie généreuse, et envoya du pain, du vin, de
l'huile. Le vice-roi expédia un officier de Palerme à Messine avec pleins
pouvoirs pour faire le bien; les chevaliers de Malte envoyèrent quatre
galères, 60 000 écus, un chargement de lits et de médicaments, quatre
chirurgiens pour panser les blessés, et sept cents esclaves d'Afrique pour
rebâtir les maisons. Le gouvernement n'accepta de tout cela que quatre
cents onces, les lits, les médicaments et les médecins, le tout pour
l'hôpital. On construisit des baraques en bois pour les bâtiments d'absolue
nécessité, et dont ne peut se passer un peuple, tels que les tribunaux, les
collèges et les églises. Tous les droits sur le savon, l'huile et la soie,
qui étaient le principal commerce de la ville, furent abolis. On distribua
des aumônes aux plus pauvres, des consolations et des promesses soutinrent
les autres. Peu à peu, la crainte diminua avec la violence des secousses,
quoique de temps en temps encore, la terre continuât de frémir comme un
être animé. Au bout de quinze jours on commença de fouiller les ruines,
afin d'en tirer tout ce qui pouvait avoir échappé au double désastre; mais
le feu avait été si violent que les métaux avaient fondu; l'or et l'argent
monnayés furent retrouvés en lingots. Les plus riches étaient pauvres.
Voilà comment rien ou presque rien des anciens monuments qu'y élevèrent
successivement les Grecs, les Sarrasins, les Normands et les Espagnols,
n'existe à Messine. Les murailles de la cathédrale résistèrent cependant,
quoique, comme nous l'avons dit, la coupole fût tombée. Le couvent
des Franciscains, bâti en 1435 par Ferdinand le Magnifique, échappa
miraculeusement au désastre. Deux fontaines aussi, l'une située sur la
place du Dôme, l'autre sur le port, restèrent debout. La première, datant
de 1547, avait été élevée en l'honneur de Zancle, le prétendu fondateur de
Messine; la deuxième, bâtie en 1558, et représentant, comme nous l'avons
dit, Neptune enchaînant Charybde et Scylla. Toutes deux étaient sculptées
par frère Giovanni Agnolo. Nous avions vu, en passant sur le port, la
fontaine de Neptune; nous nous acheminâmes vers la cathédrale.
La façade de ce monument, telle qu'on la voit aujourd'hui, est un singulier
mélange des architectures différentes qui se sont succédé depuis le XIe
siècle. La partie de la façade qui s'élève depuis le sol jusqu'à la hauteur
des bas-côtés remonte à son fondateur, Roger II; ses assises de marbre
rouge, que séparent, ainsi qu'aux mosquées du Caire et d'Alexandrie, des
lambeaux enrichis d'inscrustations en marbres de différentes couleurs,
portent l'empreinte du goût arabe modifié par le ciseau byzantin. Quant
aux trois portes exécutées en marbre blanc, leurs contours se détachent
harmonieusement sur les chaudes et riches parois qui leur servent de fond:
celle du milieu, beaucoup plus élevée que les autres, porte les armes du
roi d'Aragon, qui en fixe l'exécution à l'an 1350 à peu près.
A l'intérieur, comme presque toutes les églises de cette époque, la
cathédrale est bâtie sur le plan de la basilique romaine. Les colonnes qui
soutiennent la voûte sont de granit, inégales en hauteur, différentes en
diamètre, et réunies entre elles par des arcades qui soutiennent des murs
percés de croisées, et ensuite des combles dont les charpentes en relief
sont encore peintes et dorées en certaines parties; c'étaient les colonnes
d'un temple de Neptune, jadis placées au Phare, et transportées à Messine
lorsque la Sicile passa de la domination vagabonde des Sarrasins sous celle
des pieux aventuriers normands. On les reconnaît au premier coup d'oeil
pour antiques, à leurs élégantes proportions, quoiqu'elles soient
surmontées de chapiteaux grossiers, d'un dessin moitié mauresque, moitié
byzantin. Quelques belles parties de mosaïque brillent encore à la voûte
du choeur et dans les chapelles attenantes; le reste fut détruit dans
l'incendie de 1232.
En sortant de la cathédrale, nous nous trouvâmes en face de la fontaine du
Dôme. Celle-ci, que je préfère infiniment à celle du port, est une de ces
charmantes créations du VIe siècle, qui réunissent le sentiment gothique à
la suavité grecque; sur sa pointe la plus élevée est Zancle, fondateur de
la ville, contemporain d'Orion et de tous les héros des époques fabuleuses.
Derrière lui, un chien, symbole de la fidélité, lève la tête et le regarde;
cette figure est soutenue par un groupe de trois amours adossés les uns aux
autres, dont les pieds trempent dans une barque supportée elle-même par
quatre femmes ravissantes de _morbidezza_, entre lesquelles des têtes de
dauphins lancent des jets d'eau qui retombent dans une barque plus grande
encore, et de là enfin, dans un bassin gardé par des lions, entouré par des
dieux marins, et orné de sculptures représentant les principales scènes de
la mythologie.
Les points principaux examinés, nous nous lançâmes au hasard dans la ville:
si modernes que soient les constructions et si médiocres architectes que
soient les constructeurs, ils n'ont pu ôter à la situation ce qu'elle
offrait d'accidenté et de grandiose. Deux choses qui me frappèrent entre
toutes furent: la première, un escalier gigantesque qui conduit tout
bonnement d'une rue à une autre, et qui semble un fragment de la Babel
antique; la seconde, le caractère étrange que donnent à toutes les maisons
leurs balcons de fer uniformes, bombés, et chargés de plantes grimpantes
qui en dissimulent les barreaux, et retombent le long des murs en longs
festons que le vent fait gracieusement flotter. Pardon, j'en oublie une. A
la porte d'un corps de garde de gendarmerie, je vis un brigadier qui, en
chemise et le bonnet de police sur la tête, confectionnait une robe de
tulle rose à volants. Je m'arrêtai un instant devant lui, et émerveillé de
la manière dont il jouait de l'aiguille, je pris des informations sur ce
brave militaire. J'appris alors qu'à Messine l'état de couturière était en
général exercé par des hommes; mon brigadier cumulait: il était en même
temps gendarme et tailleur pour femmes.
Il n'y a à Messine ni parc royal ni jardin public; de sorte que chacun, le
soir venu, se porte vers le quai de la Palazzata, plus vulgairement
appelé la Marine, afin d'y respirer l'air de la mer. Le port est donc le
rendez-vous de toute l'aristocratie messinoise, qui se promène à cheval ou
en voiture depuis une porte jusqu'à l'autre, c'est-à-dire sur une longueur
d'un quart de lieue.
Peut-être, si l'on pouvait franchir d'un seul bond la Méditerranée, et
sauter du boulevard des Italiens sur le port de Messine, peut-être, dis-je,
trouverait-on quelque différence notable entre les personnages qui peuplent
ces deux promenades; mais, en sortant de Naples, la transition est trop
douce pour être sensible. La seule chose qui donne à la Marine un air
particulier, ce sont ses charmants abbés galants, coquets, pomponnés,
portant des chaînes d'or comme des chevaliers, et montés sur de magnifiques
ânes venant de Pantellerie, ayant leur généalogie comme des coursiers
arabes, et des harnais qui le disputent en élégance à ceux des plus
magnifiques chevaux.
En rentrant à l'hôtel, nous trouvâmes notre capitaine qui nous attendait.
Nous lui demandâmes des nouvelles de Cama. Le pauvre diable était en prison
et se réclamait de nous. Malheureusement il était trop tard pour faire des
démarches le soir même, les autorités napolitaines étant de toutes les
autorités que je connaisse celles qu'il est le plus imprudent de déranger
hors des heures qu'elles daignent employer à la vexation des voyageurs.
Force nous fut, en conséquence, de remettre la chose au lendemain.
D'ailleurs, j'avais pour le moment une préoccupation bien autrement
sérieuse. Jadin, qui s'était trouvé souffrant dans la journée, et qui
m'avait quitté au milieu de mes courses à travers la ville pour rentrer à
l'hôtel, était réellement indisposé. J'appelai le maître de l'hôtel, je lui
demandai l'adresse du meilleur médecin de la ville, et le capitaine courut
le chercher.
Un quart d'heure après, le capitaine revint avec le docteur: c'était un de
ces bons médecins comme je croyais qu'il n'en existait plus que dans les
comédies de Dorat et de Marivaux, avec une perruque toute tirebouchonnée,
et un jonc à pomme d'or. Notre Esculape reconnut immédiatement tous les
symptômes d'une fièvre cérébrale parfaitement constituée, et ordonna une
saignée. Je fis aussitôt apporter linge et cuvette, et voyant qu'il
se levait pour se retirer, je lui demandai s'il ne pratiquerait pas
l'opération lui-même; mais il me répondit, avec un air plein de majesté,
qu'il était médecin et non barbier, et que je n'avais qu'à aller chercher
un _saigneur_ pour exécuter son ordonnance. Heureux pays où il y a encore
des Figaro autre part qu'au théâtre!
Je ne tardai point à trouver ce que je cherchais. Outre les deux plats à
barbe pendus au-dessus de la porte, et le _consilio manuque_ qui devait
guider le comte Almaviva, le frater messinois avait une enseigne spéciale
représentant un homme saigné aux quatre membres, dont le sang rejaillissait
symétriquement dans une énorme cuvette, et qui se renversait sur sa chaise
en s'évanouissant. Le prospectus n'était pas attrayant; et si c'eût été
Jadin lui-même qui eût été en quête de l'honorable industriel que réclamait
sa position, je doute qu'il eût donné la préférence à celui-là; mais comme
--Sans doute; il y a tout ce qu'il faut à bord pour cela.
--Eh bien! Deux piastres de bonne main à partager entre le harponneur et
les rameurs.
--Giovanni! Filippo! Ohé! les autres, voilà du macaroni qui nous tombe du
ciel.
Les deux matelots accoururent. Giovanni, comme on se le rappelle, était le
harponneur en titre. Lorsque Pietro leur eut dit ce dont il s'agissait, il
cria deux ou trois paroles explicatives à sa maîtresse, et disparut sous le
pont.
En effet, à mesure que les barques se rapprochaient de nous, nous
commencions à distinguer, tout couvert d'un reflet rougeâtre, et pareil
à un forgeron près d'une forge, le harponneur, son arme à la main, et
derrière lui, dans l'ombre, les rameurs pressant ou ralentissant le
mouvement de leurs avirons, selon le commandement qu'ils recevaient.
Presque toutes ces barques étaient montées par des jeunes gens et des
jeunes femmes de Messine; et, pendant les mois d'août et de septembre, le
détroit illuminé _a giorno_, comme on dit en Italie, est tous les soirs
témoin de ce singulier spectacle. De son côté, Reggio ouvre quotidiennement
aussi son port à de pareilles expéditions, de sorte que, des côtes de la
Sicile aux côtes de la Calabre, la mer est littéralement couverte de feux
follets qui, vus du haut des montagnes bordant chaque rive, doivent former
les évolutions les plus bizarres et les dessins les plus fantastiques qu'il
soit possible d'imaginer.
Au bout de dix minutes, la chaloupe était prête et portait fièrement à sa
proue un grand réchaud de fer dans lequel brûlaient des morceaux de bois
résineux. Giovanni nous attendait armé de son harpon, et Pietro et Filippo
leurs rames à la main. Nous descendîmes, et nous prîmes place le plus près
possible de l'avant. Quant à Milord, comme nous nous rappelions la scène
qu'en pareille circonstance il nous avait faite à Marseille, nous le
laissâmes à bord.
Il n'y avait au reste aucune variété dans la manière de faire cette pêche.
Les poissons, attirés par la lueur de notre feu, comme à la chasse des
alouettes par le reflet du miroir, montaient du fond de la mer et venaient
à la surface regarder avec une curiosité stupide cette flamme inaccoutumée.
C'était ce moment de badauderie que saisissait Giovanni avec une admirable
agilité et une adresse parfaite. Nous avions déjà cinq ou six pièces
magnifiques, lorsque nous nous joignîmes à la flotte messinoise, et que
nous nous perdîmes au milieu d'elle.
La merveilleuse chose que cette mer, qui, la veille, avait voulu nous
engloutir dans des gouffres sans fond; qui, à cette heure, nous berçait
mollement sur son miroir uni; qui, après un danger, nous offrait un
plaisir, et qui feignait elle-même l'oubli, pour nous ôter, à nous, le
souvenir! Aussi, comme l'on comprend bien que les marins ne puissent
se séparer longtemps de cette capricieuse maîtresse, qui finit presque
toujours par les dévorer!
Nous errions depuis une demi-heure à peu près au milieu de ces cris de
joie, de ces chants, de ces éclats de rire, de ces démonstrations bruyantes
que prodiguent si volontiers les Italiens méridionaux, lorsque d'une barque
sans foyer, sans harponneur, et qui venait à nous voilée et mystérieuse,
nous entendîmes sortir une harmonie douce et tendre, et qui n'avait rien de
commun avec les sons qui nous entouraient. Une voix de femme chantait en
s'accompagnant d'une guitare, non plus la mélodieuse chanson sicilienne
mais la naïve ballade allemande. Pour la première fois peut-être depuis la
chute de la maison de Souabe, le pays habitué aux refrains vifs et gracieux
du midi entendait le chant poétique du nord. Je reconnus les stances
de Marguerite attendant Faust. D'une main, je fis signe aux rameurs de
s'arrêter; de l'autre, à Giovanni de suspendre son exercice, et nous
écoutâmes. La barque s'approchait doucement de nous, nous apportant plus
distincte, à chaque coup d'aviron, cette ballade allemande si célèbre par
sa simplicité:
Rien ne console
De son adieu:
Je deviens folle,
Mon Dieu! mon Dieu!
Mon âme est vide,
Mon coeur est sourd;
J'ai l'oeil livide
Et le front lourd.
Ma pauvre tête
Est à l'envers:
Adieu la fête
De l'Univers!
En sa présence
Le monde est beau,
En son absence
C'est un tombeau.
A la fenêtre
Son oeil distrait
Me voit paraître
Dès qu'il paraît.
Sa voix m'emporte
Dedans, dehors;
Qu'il entre ou sorte,
J'entre ou je sors.
Joyeuse ou sombre,
Selon sa loi
Je suis son ombre
Et non plus moi.
Et dans ma fièvre
Je crois parfois
Sentir sa lèvre,
Ouïr sa voix.
Et murmurante,
De mots d'amour,
Pâle et mourante.
J'attends qu'un jour
Sa bouche en flamme
Vienne épuiser
Toute mon âme
Dans un baiser!
Rien ne console
De son adieu:
Oh! je suis folle
Mon Dieu! mon Dieu!
La barque passa près de nous, nous jetant cette suave émanation germanique.
Je fermai les yeux, et je crus descendre encore le cours rapide du Rhin;
puis la mélodie s'éloigna. On avait fait silence pour la laisser passer;
une fois perdue dans le lointain, la bruyante hilarité italienne se ranima.
Je rouvris les yeux, et je me retrouvai en Sicile, croyant avoir fait,
comme Hoffmann, quelque songe fantastique. Le lendemain, le songe me fut
expliqué lorsque je vis sur l'affiche du théâtre de l'Opéra le nom de
mademoiselle Schulz.
Cependant la nuit s'avançait, les barques devenaient de plus en plus rares.
A chaque instant il en disparaissait quelques-unes derrière l'angle de la
citadelle; les lumières éparses sur la rive s'éteignaient elles-mêmes comme
s'étaient éteintes les lumières errantes sur la mer. Nous commencions
à sentir nous-mêmes toute la fatigue de la nuit et de la journée de la
veille: nous reprîmes donc la route de notre bâtiment, et, lorsque nous y
arrivâmes, nous pûmes voir, du haut du pont, le détroit entier rentré
dans l'obscurité, depuis Reggio jusqu'à Messine, et tout s'éteindre, à
l'exception du phare qui, pareil au bon génie de ces parages, veille
incessamment jusqu'au jour, une flamme au front.
Le lendemain, nous nous éveillâmes avec le jour: ses premiers rayons nous
montrèrent la reine du détroit, la seconde capitale de la Sicile, Messine
la Noble, que sa situation merveilleuse, ses sept portes, ses cinq places,
ses six fontaines, ses vingt-huit palais, ses quatre bibliothèques, ses
deux théâtres, son port et son commerce, qui impriment le mouvement à une
population de soixante-dix mille âmes, rendent, malgré la peste de 1742 et
le terrible tremblement de terre de 1783, une des plus florissantes et des
plus gracieuses cités du monde. Cependant, de l'endroit où nous étions,
c'est-à-dire à vingt-cinq ou trente pas du rivage, en face du village Della
Pace, nous ne pouvions avoir de cette vue qu'une idée imparfaite; mais, dès
que nous eûmes levé l'ancre et gagné le milieu du détroit, Messine nous
apparut dans toute sa majesté.
Peu de situations sont pareilles à celle de Messine, porte puissante de
deux mers, par laquelle on ne peut passer de l'une à l'autre que sous son
bon plaisir royal. Adossée à des coteaux merveilleusement accidentés,
couverts de figues d'Inde, de grenadiers et de lauriers rosés, elle a en
face d'elle la Calabre. Derrière la ville se levait le soleil qui, à mesure
qu'il montait sur l'horizon, colorait le panorama qu'il éclairait des plus
capricieuses couleurs. A la droite de Messine, s'étend la mer d'Ionie, à sa
gauche la mer Tyrrhénienne.
Nous continuions toujours d'avancer, sans plus de mouvement que si nous
voguions sur un large fleuve; et à mesure que nous avancions. Messine
s'offrait à nous dans ses moindres détails, développant à nos yeux son quai
magnifique, qui se recourbe comme une faux jusqu'au milieu du détroit, et
forme un port presque fermé. Cependant, au milieu de cette splendeur, une
chose singulière donnait un aspect étrange à la ville: toutes les maisons
de la Marine, c'est ainsi que l'on nomme le quai qui sert en même temps de
promenade, étaient uniformes de hauteur et, comme les maisons de la rue
de Rivoli, bâties sur un même modèle, mais inachevées et élevées de deux
étages seulement. Les colonnes, coupées à moitié, sont veuves du troisième,
qui semble avoir été d'un bout à l'autre de la ville enlevé par un coup de
sabre. J'interrogeai alors Pietro, notre cicerone maritime. Il m'apprit que
le tremblement de terre de 1783 ayant abattu toute la ville, les familles
ruinées par cet accident ne faisaient rebâtir que ce qui leur était
strictement nécessaire, et que peu à peu, d'ici à cinquante autres années,
la rue s'achèverait. Je me contentai de cette réponse, qui me parut au
reste assez plausible.
Notre bâtiment jeta l'ancre en face d'une fontaine d'un rococo magnifique,
et représentant Neptune enchaînant Charybde et Scylla. En Sicile, tout
est encore mythologique, et Ovide et Théocrite y sont regardés comme des
novateurs.
A peine l'ancre avait-elle mordu, et les voiles étaient-elles abaissées,
que nous reçûmes l'invitation de nous rendre à la douane, c'est-à-dire à la
police. Je mettais déjà le pied sur l'échelle, afin de nous rendre dans la
barque, lorsque je fus retenu par un cri lamentable; c'était mon cuisinier
napolitain, que j'avais complètement perdu de vue depuis son apparition
pendant la tempête, qui commençait à se dégourdir, comme une marmotte qui
se réveille après l'hiver. Il sortait de l'écoutille tout chancelant,
soutenu par deux de nos matelots, et regardant tout autour de lui d'un
air hébété. Le pauvre garçon, quoique n'ayant ni bu ni mangé depuis notre
départ, était parfaitement bouffi, et avait les yeux gonflés comme des
oeufs, et les lèvres grosses comme des saucisses. Cependant, malgré l'état
déplorable où il était réduit, l'immobilité du bâtiment, qui déjà la veille
avait amené un mieux sensible, venait de le rendre peu à peu à lui-même,
de sorte qu'il se tenait debout ou à peu près, lorsque le bateau vint nous
prendre pour nous conduire à terre. Voyant que j'allais y descendre sans
lui, il avait compris alors que je l'oubliais, et avait rassemblé toutes
ses forces pour jeter le cri lamentable qui m'avait fait retourner. J'avais
trop de pitié dans le coeur pour abandonner le pauvre Cama dans une
pareille situation, aussi je fis signe à la barque de l'attendre; on l'y
descendit en le soutenant par-dessous les épaules; enfin il y prit pied,
mais ne pouvait encore supporter le mouvement de la mer, si calme et si
inoffensif qu'il fût, il tomba à l'arrière, affaissé sur lui-même.
Arrivé à la douane, et au moment de paraître devant les autorités
messinoises, une autre épreuve attendait le pauvre Cama. Il s'était
tant pressé de partir en apprenant qu'il allait avoir pour maître un
appréciateur de Roland, qu'il n'avait oublié qu'une chose, c'était de
se munir d'un passeport. Je crus d'abord que j'allais sur ce point tout
arranger à sa satisfaction. En effet, lorsque Guichard avait été prendre à
l'ambassade de France le passeport avec lequel je voyageais, sachant que
je comptais emmener un domestique en Sicile, il avait fait mettre sur son
passeport: _Monsieur Guichard et son domestique_; puis il était allé
porter le susdit papier au visa napolitain. Là, par mesure de sûreté
gouvernementale, on lui avait demandé le nom de ce domestique; il avait dit
alors le premier qui lui était venu à l'esprit, de sorte qu'on avait ajouté
à ces cinq mots: _Monsieur Guichard et son domestique_, ces deux autres
mots: _nommé Bajocco_. J'offris donc à Cama de s'appeler momentanément
Bajocco, ce qui me paraissait un nom tout aussi respectable que le sien;
mais, à mon grand étonnement, il refusa avec indignation, disant qu'il
n'avait jamais rougi de s'appeler comme son père, et que pour rien au
monde, il ne ferait l'affront à sa famille de voyager sous un nom supposé,
et surtout sous un nom aussi hétéroclite que celui de Bajocco. J'insistai,
il tint bon; malheureusement, en touchant la terre ferme, ses forces lui
étaient revenues comme à Antée, et avec ses forces son entêtement habituel.
Nous étions donc au plus fort de la discussion, lorsqu'on vint nous
prévenir qu'on nous attendait dans la chambre des visas. Peu sûr moi-même
de la validité de mon passeport, je n'avais nullement envie encore de
compliquer ma situation de celle de Cama; je l'envoyai donc à tous les
diables, et j'entrai.
Contre mon attente, l'examen, pour notre part, se passa sans encombre; on
me fit seulement observer que mon passeport ne portait pas de signalement:
c'était une précaution qu'avait prise Guichard, son signalement s'accordant
médiocrement avec le mien. Je répondis courtoisement à l'employé qu'il
était libre de combler cette lacune; ce qu'il fit effectivement. Puis cette
formalité, qui mettait mon passeport parfaitement en règle, remplie à notre
satisfaction à tous les deux, il nous donna à haute voix, à Jadin et à moi,
l'autorisation de passer à terre. J'aurais bien voulu attendre encore un
instant Cama, pour savoir comment il s'en tirerait; mais comme, aux yeux de
l'aimable gouvernement auquel nous avions affaire, tout est suspect, hâte
et retard, je me contentai de le recommander au capitaine, et je sautai
avec Jadin dans la barque, qui nous conduisit enfin sur le quai. Nous
entrâmes aussitôt dans la ville par une porte percée dans les bâtiments du
port.
Ce fut le 5 février 1783, une demi-heure environ après midi, que, par un
jour sombre et sous un ciel chargé de nuages épais et de formes bizarres,
les premiers signes du désastre dont Messine porte encore les traces se
firent sentir. Les animaux, à qui tous les cataclysmes se révèlent par
l'instinct avant d'arriver à l'homme, furent les premiers à donner les
marques d'une frayeur dont on cherchait encore vainement les causes
apparentes. Les oiseaux s'envolèrent des arbres où ils étaient perchés
et des toits où ils s'abritaient, et commencèrent à décrire des cercles
immenses, sans oser se reposer sur la terre; les chiens furent pris d'un
tremblement convulsif et hurlèrent tristement; les boeufs, répandus dans
la campagne, mugissants et effrayés, se dispersèrent çà et là et comme
poursuivis par un danger invisible. Dans ce moment, on entendit une
détonation profonde, pareille à un tonnerre souterrain, et qui dura trois
minutes: c'était la grande voix de la nature qui criait à ses enfants de
songer à la fuite ou de se préparer à la mort. Au même moment, les maisons
commencèrent à trember comme prises de fièvre, quelques-unes s'affaissèrent
sur elles-mêmes, et de tous les points de la ville un nuage de poussière
et de fumée monta vers le ciel, qu'il rendit plus sombre et plus menaçant
encore; puis un frémissement courut par toute la terre, pareil à celui
d'une table chargée que l'on secouerait par les pieds, et une partie de la
ville s'abîma. Toutes les maisons restées debout vomirent à l'instant même
leurs habitants par les portes et les fenêtres, tout ce qui n'avait pas été
tué par la première secousse se sauva vers la grande place; mais, avant
que cette foule épouvantée y parvînt, un autre tremblement de terre se
fit sentir, la poursuivant dans les rues, l'écrasant sous les débris des
maisons, qui formèrent à l'instant même d'immenses barricades de décombres
et de ruines, au haut desquelles on vit bientôt apparaître comme des
spectres ceux qui, pour fuir, foulaient aux pieds ceux qui avaient été
ensevelis. Les deux tiers de la ville étaient déjà abattus.
La grande place était couverte d'une foule immense, qui tout éloignée
qu'elle était des bâtiments, était loin cependant de se trouver à l'abri de
tout danger. De seconde en seconde, des crevasses s'ouvraient, dévorant une
maison, un palais, une rue, puis refermaient leurs gueules fumantes, comme
des monstres rassasiés. Un de ces abîmes pouvait s'ouvrir sous les pieds
des citoyens, et, comme ils engloutissaient les maisons, engloutir leurs
habitants. Enfin, la terre parut se calmer, comme fatiguée de son propre
effort; une pluie orageuse et pressée tomba de ce ciel épais et lourd;
la torpeur de la nature gagna les hommes; tout parut s'engourdir dans
l'extrême douleur: la nuit vint, nuit terrible, tempétueuse, obscure, et
pendant laquelle nul n'osa rentrer dans le peu de maisons qui restaient
debout; ceux qui avaient une voiture s'y couchèrent, les autres attendirent
le jour dans les rues ou dans la campagne. A minuit, la terre, qui s'était
momentanément calmée, recommença à frémir, puis à trembler, mais cette fois
sans direction aucune; si bien qu'il eût été difficile de dire laquelle
était la plus agitée, d'elle ou de la mer. En ce moment, on vit un clocher
détaché de sa base et emporté dans l'air, tandis que la coupole du dôme
s'affaissait, et que le palais royal, les maisons de la Marine, douze
couvents et cinq églises, étaient comme sapés à leurs bases et s'abîmaient
du faîte aux fondements. La durée des deux premiers tremblements de terre
avait été de quatre et de six secondes, la dernière fut de quinze.
Au milieu de cette désolation nocturne et obscure, certaines parties de la
ville s'éclairèrent insensiblement, des sifflements se firent entendre.
Bientôt, au sommet des débris, on vit briller des flammes pareilles au dard
d'un serpent enseveli qui tenterait de se tirer d'un monceau de ruines.
Comme le cataclysme avait eu lieu à l'heure du dîner, dans presque toutes
les maisons il y avait du feu dans les cheminées ou dans les cuisines;
c'était ce feu couvert de débris qui avait mordu aux poutres et aux
lambris, avait d'abord couvé comme dans un fourneau souterrain, et qui
demandait à sortir, trop comprimé dans sa fournaise. Vers les deux heures
du matin, sur presque tous les points, la ville était en flammes. La
journée du 6 fut une journée de triste et lugubre repos; au jour, la terre
redevint immobile. A peine quelques bâtiments restaient-ils debout de toute
cette ville, florissante la veille. Les habitants commençaient à reprendre
quelque espérance, non plus pour leurs maisons, mais pour leur vie, car ils
avaient passé la nuit éclairés par l'incendie qui courait avec acharnement
de ruines en ruines. Cependant chacun avait commencé à s'appeler, à se
reconnaître, à faire une part de joie pour les vivants et de larmes pour
les morts, lorsque le 7, vers les trois heures de l'après-midi, les
secousses diminuèrent insensiblement, et, néanmoins, il leur fallut plus
d'un an pour disparaître.
Cependant, depuis trois jours personne n'avait mangé; tous les magasins
étaient détruits; quelques bâtiments entrèrent dans le port, qui
partagèrent leurs provisions avec les plus affamés. Bientôt les villes
voisines vinrent au secours de leur soeur. La Calabre elle-même, malgré sa
vieille haine, se montra ennemie généreuse, et envoya du pain, du vin, de
l'huile. Le vice-roi expédia un officier de Palerme à Messine avec pleins
pouvoirs pour faire le bien; les chevaliers de Malte envoyèrent quatre
galères, 60 000 écus, un chargement de lits et de médicaments, quatre
chirurgiens pour panser les blessés, et sept cents esclaves d'Afrique pour
rebâtir les maisons. Le gouvernement n'accepta de tout cela que quatre
cents onces, les lits, les médicaments et les médecins, le tout pour
l'hôpital. On construisit des baraques en bois pour les bâtiments d'absolue
nécessité, et dont ne peut se passer un peuple, tels que les tribunaux, les
collèges et les églises. Tous les droits sur le savon, l'huile et la soie,
qui étaient le principal commerce de la ville, furent abolis. On distribua
des aumônes aux plus pauvres, des consolations et des promesses soutinrent
les autres. Peu à peu, la crainte diminua avec la violence des secousses,
quoique de temps en temps encore, la terre continuât de frémir comme un
être animé. Au bout de quinze jours on commença de fouiller les ruines,
afin d'en tirer tout ce qui pouvait avoir échappé au double désastre; mais
le feu avait été si violent que les métaux avaient fondu; l'or et l'argent
monnayés furent retrouvés en lingots. Les plus riches étaient pauvres.
Voilà comment rien ou presque rien des anciens monuments qu'y élevèrent
successivement les Grecs, les Sarrasins, les Normands et les Espagnols,
n'existe à Messine. Les murailles de la cathédrale résistèrent cependant,
quoique, comme nous l'avons dit, la coupole fût tombée. Le couvent
des Franciscains, bâti en 1435 par Ferdinand le Magnifique, échappa
miraculeusement au désastre. Deux fontaines aussi, l'une située sur la
place du Dôme, l'autre sur le port, restèrent debout. La première, datant
de 1547, avait été élevée en l'honneur de Zancle, le prétendu fondateur de
Messine; la deuxième, bâtie en 1558, et représentant, comme nous l'avons
dit, Neptune enchaînant Charybde et Scylla. Toutes deux étaient sculptées
par frère Giovanni Agnolo. Nous avions vu, en passant sur le port, la
fontaine de Neptune; nous nous acheminâmes vers la cathédrale.
La façade de ce monument, telle qu'on la voit aujourd'hui, est un singulier
mélange des architectures différentes qui se sont succédé depuis le XIe
siècle. La partie de la façade qui s'élève depuis le sol jusqu'à la hauteur
des bas-côtés remonte à son fondateur, Roger II; ses assises de marbre
rouge, que séparent, ainsi qu'aux mosquées du Caire et d'Alexandrie, des
lambeaux enrichis d'inscrustations en marbres de différentes couleurs,
portent l'empreinte du goût arabe modifié par le ciseau byzantin. Quant
aux trois portes exécutées en marbre blanc, leurs contours se détachent
harmonieusement sur les chaudes et riches parois qui leur servent de fond:
celle du milieu, beaucoup plus élevée que les autres, porte les armes du
roi d'Aragon, qui en fixe l'exécution à l'an 1350 à peu près.
A l'intérieur, comme presque toutes les églises de cette époque, la
cathédrale est bâtie sur le plan de la basilique romaine. Les colonnes qui
soutiennent la voûte sont de granit, inégales en hauteur, différentes en
diamètre, et réunies entre elles par des arcades qui soutiennent des murs
percés de croisées, et ensuite des combles dont les charpentes en relief
sont encore peintes et dorées en certaines parties; c'étaient les colonnes
d'un temple de Neptune, jadis placées au Phare, et transportées à Messine
lorsque la Sicile passa de la domination vagabonde des Sarrasins sous celle
des pieux aventuriers normands. On les reconnaît au premier coup d'oeil
pour antiques, à leurs élégantes proportions, quoiqu'elles soient
surmontées de chapiteaux grossiers, d'un dessin moitié mauresque, moitié
byzantin. Quelques belles parties de mosaïque brillent encore à la voûte
du choeur et dans les chapelles attenantes; le reste fut détruit dans
l'incendie de 1232.
En sortant de la cathédrale, nous nous trouvâmes en face de la fontaine du
Dôme. Celle-ci, que je préfère infiniment à celle du port, est une de ces
charmantes créations du VIe siècle, qui réunissent le sentiment gothique à
la suavité grecque; sur sa pointe la plus élevée est Zancle, fondateur de
la ville, contemporain d'Orion et de tous les héros des époques fabuleuses.
Derrière lui, un chien, symbole de la fidélité, lève la tête et le regarde;
cette figure est soutenue par un groupe de trois amours adossés les uns aux
autres, dont les pieds trempent dans une barque supportée elle-même par
quatre femmes ravissantes de _morbidezza_, entre lesquelles des têtes de
dauphins lancent des jets d'eau qui retombent dans une barque plus grande
encore, et de là enfin, dans un bassin gardé par des lions, entouré par des
dieux marins, et orné de sculptures représentant les principales scènes de
la mythologie.
Les points principaux examinés, nous nous lançâmes au hasard dans la ville:
si modernes que soient les constructions et si médiocres architectes que
soient les constructeurs, ils n'ont pu ôter à la situation ce qu'elle
offrait d'accidenté et de grandiose. Deux choses qui me frappèrent entre
toutes furent: la première, un escalier gigantesque qui conduit tout
bonnement d'une rue à une autre, et qui semble un fragment de la Babel
antique; la seconde, le caractère étrange que donnent à toutes les maisons
leurs balcons de fer uniformes, bombés, et chargés de plantes grimpantes
qui en dissimulent les barreaux, et retombent le long des murs en longs
festons que le vent fait gracieusement flotter. Pardon, j'en oublie une. A
la porte d'un corps de garde de gendarmerie, je vis un brigadier qui, en
chemise et le bonnet de police sur la tête, confectionnait une robe de
tulle rose à volants. Je m'arrêtai un instant devant lui, et émerveillé de
la manière dont il jouait de l'aiguille, je pris des informations sur ce
brave militaire. J'appris alors qu'à Messine l'état de couturière était en
général exercé par des hommes; mon brigadier cumulait: il était en même
temps gendarme et tailleur pour femmes.
Il n'y a à Messine ni parc royal ni jardin public; de sorte que chacun, le
soir venu, se porte vers le quai de la Palazzata, plus vulgairement
appelé la Marine, afin d'y respirer l'air de la mer. Le port est donc le
rendez-vous de toute l'aristocratie messinoise, qui se promène à cheval ou
en voiture depuis une porte jusqu'à l'autre, c'est-à-dire sur une longueur
d'un quart de lieue.
Peut-être, si l'on pouvait franchir d'un seul bond la Méditerranée, et
sauter du boulevard des Italiens sur le port de Messine, peut-être, dis-je,
trouverait-on quelque différence notable entre les personnages qui peuplent
ces deux promenades; mais, en sortant de Naples, la transition est trop
douce pour être sensible. La seule chose qui donne à la Marine un air
particulier, ce sont ses charmants abbés galants, coquets, pomponnés,
portant des chaînes d'or comme des chevaliers, et montés sur de magnifiques
ânes venant de Pantellerie, ayant leur généalogie comme des coursiers
arabes, et des harnais qui le disputent en élégance à ceux des plus
magnifiques chevaux.
En rentrant à l'hôtel, nous trouvâmes notre capitaine qui nous attendait.
Nous lui demandâmes des nouvelles de Cama. Le pauvre diable était en prison
et se réclamait de nous. Malheureusement il était trop tard pour faire des
démarches le soir même, les autorités napolitaines étant de toutes les
autorités que je connaisse celles qu'il est le plus imprudent de déranger
hors des heures qu'elles daignent employer à la vexation des voyageurs.
Force nous fut, en conséquence, de remettre la chose au lendemain.
D'ailleurs, j'avais pour le moment une préoccupation bien autrement
sérieuse. Jadin, qui s'était trouvé souffrant dans la journée, et qui
m'avait quitté au milieu de mes courses à travers la ville pour rentrer à
l'hôtel, était réellement indisposé. J'appelai le maître de l'hôtel, je lui
demandai l'adresse du meilleur médecin de la ville, et le capitaine courut
le chercher.
Un quart d'heure après, le capitaine revint avec le docteur: c'était un de
ces bons médecins comme je croyais qu'il n'en existait plus que dans les
comédies de Dorat et de Marivaux, avec une perruque toute tirebouchonnée,
et un jonc à pomme d'or. Notre Esculape reconnut immédiatement tous les
symptômes d'une fièvre cérébrale parfaitement constituée, et ordonna une
saignée. Je fis aussitôt apporter linge et cuvette, et voyant qu'il
se levait pour se retirer, je lui demandai s'il ne pratiquerait pas
l'opération lui-même; mais il me répondit, avec un air plein de majesté,
qu'il était médecin et non barbier, et que je n'avais qu'à aller chercher
un _saigneur_ pour exécuter son ordonnance. Heureux pays où il y a encore
des Figaro autre part qu'au théâtre!
Je ne tardai point à trouver ce que je cherchais. Outre les deux plats à
barbe pendus au-dessus de la porte, et le _consilio manuque_ qui devait
guider le comte Almaviva, le frater messinois avait une enseigne spéciale
représentant un homme saigné aux quatre membres, dont le sang rejaillissait
symétriquement dans une énorme cuvette, et qui se renversait sur sa chaise
en s'évanouissant. Le prospectus n'était pas attrayant; et si c'eût été
Jadin lui-même qui eût été en quête de l'honorable industriel que réclamait
sa position, je doute qu'il eût donné la préférence à celui-là; mais comme
You have read 1 text from French literature.
Next - Le Speronare - 09
- Parts
- Le Speronare - 01
- Le Speronare - 02
- Le Speronare - 03
- Le Speronare - 04
- Le Speronare - 05
- Le Speronare - 06
- Le Speronare - 07
- Le Speronare - 08
- Le Speronare - 09
- Le Speronare - 10
- Le Speronare - 11
- Le Speronare - 12
- Le Speronare - 13
- Le Speronare - 14
- Le Speronare - 15
- Le Speronare - 16
- Le Speronare - 17
- Le Speronare - 18
- Le Speronare - 19
- Le Speronare - 20
- Le Speronare - 21
- Le Speronare - 22
- Le Speronare - 23
- Le Speronare - 24
- Le Speronare - 25
- Le Speronare - 26
- Le Speronare - 27
- Le Speronare - 28
- Le Speronare - 29
- Le Speronare - 30
- Le Speronare - 31
- Le Speronare - 32
- Le Speronare - 33
- Le Speronare - 34
- Le Speronare - 35
- Le Speronare - 36
- Le Speronare - 37
- Le Speronare - 38