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Le Speronare - 04
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et nous commencions par le capitaine, afin d'arriver plus tard et par
degrés jusqu'aux simples matelots.
Notre dorade ne se fit pas attendre. Du plus loin que nous l'aperçûmes,
l'odeur qu'elle répandait autour d'elle nous prévint en sa faveur; et
bientôt, à notre satisfaction, son goût justifia son parfum. Dès lors,
nous reconnûmes que le capitaine était doublement à cultiver, et nous
redoublâmes d'attentions.
Nous avions pris le soin, en partant de Naples, de faire une certaine
provision de vin de Bordeaux. Quoique le capitaine fût d'une sobriété
extrême, nous parvînmes à lui en faire boire deux ou trois verres. Le vin
de Bordeaux a, comme on le sait, des qualités essentiellement conciliantes.
A la fin du déjeuner, nous étions parvenus à lui faire à peu près oublier
la distance qu'il avait mise lui-même entre lui et nous: une dernière
attention finit par nous le livrer pieds et poings liés; Jadin lui offrit
de faire pour sa femme le portrait de son petit garçon. Le capitaine devint
fou de joie; il appela monsieur Peppino, qui se roulait à l'avant au milieu
des tonneaux et des cordages avec son ami Milord. L'enfant accourut sans se
douter de ce qui l'attendait; son père lui expliqua la chose en italien,
et, soit curiosité, soit obéissance, il s'y prêta de meilleure grâce que
nous ne nous y attendions.
J'envoyai à l'équipage, qui continuait de ramer de toute sa force, deux
bouteilles de vin de Bordeaux; nous débouchâmes le cruchon de muscat, nous
allumâmes les cigares, et Jadin se mit à la besogne.
Ce n'était pas tout, il fallait diriger la conversation du côté de la
fameuse cicatrice qui avait attiré mes regards. J'en trouvai l'occasion en
parlant de notre bain et en félicitant le capitaine sur la manière dont il
nageait.
--Oh! quant à cela, excellence, ce n'est point un grand mérite, me
répondit-il. Nous sommes de père en fils, depuis deux cents ans, de
véritables chiens de mer, et, étant jeune homme, j'ai traversé plus
d'une fois le détroit de Messine, du village Delia Pace au village de
San-Giovanni, d'où est ma femme.
--Et combien y a-t-il? demandai-je.
--Il y a cinq milles, dit le capitaine; mais cinq milles qui en valent bien
huit à cause du courant.
--Et depuis que vous êtes marié, repris-je en riant, vous ne vous hasardez
plus à faire de pareilles folies.
--Oh! ce n'est point depuis que je suis marié, répondit le capitaine;
c'est depuis que j'ai été blessé à la poitrine: comme le fer a traversé le
poumon, au bout d'une heure que je suis à l'eau, je perds mon haleine, et
je ne peux plus nager.
--En effet, j'ai remarqué que vous aviez une cicatrice. Vous vient-elle
d'un duel ou d'un accident?
--Ni de l'un ni de l'autre, excellence. Elle vient tout bonnement d'un
assassinat.
--Et un drôle d'assassinat, encore, dit Pietro, profitant de ses privilèges
et se mêlant de la conversation sans cesser de ramer.
L'exclamation, comme on le comprend bien, n'était point de nature à
diminuer ma curiosité.
--Capitaine, continuai-je, est-ce qu'il y a de l'indiscrétion à vous
demander quelques détails sur cet événement?
--Non, plus maintenant, répondit le capitaine, attendu qu'il n'y a que moi
de vivant encore des quatre personnages qui y étaient intéressés; car,
quant à la femme, elle est religieuse, et c'est comme si elle était morte.
Je vais vous raconter la chose, quoique ce ne soit pas sans un certain
remords que j'y pense.
--Un remords! Allons donc, capitaine, vous n'avez, pardieu! rien à vous
reprocher là-dedans; vous vous êtes conduit en bon et brave Sicilien.
--Je crois que j'aurais cependant mieux fait, reprit le capitaine en
soupirant, de laisser le pauvre diable tranquille.
--Tranquille! Un gaillard qui vous avait fourré trois pouces de fer dans
l'estomac. Vous avez bien fait, capitaine, vous avez bien fait!
--Capitaine, repris-je à mon tour, vous doublez notre curiosité, et
maintenant, je vous en préviens, je ne vous laisse pas de repos que vous ne
m'ayez tout raconté.
--Allons, jeune enfant, dit Jadin à Peppino, ne bouge pas. Nous en sommes
aux yeux, capitaine.
Je traduisis l'invitation à Peppino, et le capitaine reprit:
--C'était en 1825, au mois de mai, il y a de cela un peu plus de dix ans,
comme vous voyez; nous étions allés à Malte pour y conduire un Anglais qui
voyageait pour son plaisir, comme vous. C'était le deuxième ou troisième
voyage que nous faisions avec ce petit bâtiment-ci, que je venais
d'acheter. L'équipage était le même à peu près, n'est-ce pas, Pietro?
--Oui, capitaine, à l'exception de Sienni; vous savez bien que nous étions
entrés à votre service après la mort de votre oncle, de sorte que ça n'a
quasi pas changé.
--C'est bien cela, reprit le capitaine; mon pauvre oncle est mort en 1825.
--Oh! mon Dieu, oui! Le 15 septembre 1825, reprit Pietro avec une
expression de tristesse dont je n'aurais pas cru son visage joyeux
susceptible.
--Enfin, la mort de mon pauvre oncle n'a rien à faire dans tout ceci,
continua le capitaine en soupirant. Nous étions à Malte depuis deux jours;
nous devions y rester huit jours encore, de sorte qu'au lieu de me tenir
sur mon bâtiment comme je devais le faire, j'étais allé renouveler
connaissance avec de vieux amis que j'avais à la Cité Villette. Les vieux
amis m'avaient donné à dîner, et après le dîner nous étions allés prendre
une demi-tasse au café Grec. Si vous allez jamais à Malte, allez prendre
votre café là, voyez-vous; ce n'est pas le plus beau, mais c'est le
meilleur établissement de toute la ville, rue des Anglais, à cent pas de la
prison.
--Bien, capitaine, je m'en souviendrai.
--Nous venions donc de prendre notre tasse de café; il était sept heures du
soir, c'est-à-dire qu'il faisait tout grand jour. Nous causions à la porte,
quand tout à coup je vois déboucher, au coin d'une petite ruelle dont le
café fait l'angle, un jeune homme de vingt-cinq à vingt-huit ans, pâle,
effaré, sans chapeau, hors de lui-même enfin. J'allais frapper sur l'épaule
de mon voisin pour lui faire remarquer cette singulière apparition, quand
tout à coup, le jeune homme vient droit à moi, et avant que j'aie eu le
temps de me défendre, me donne un coup de couteau dans la poitrine, laisse
le couteau dans la blessure, repart comme il était venu, tourne l'angle de
la rue, et disparaît.
Tout cela fut l'affaire d'une seconde. Personne n'avait vu que j'étais
frappé, moi-même je le savais à peine. Chacun se regardait avec
stupéfaction, et répétait le nom de Gaëtano Sferra. Moi, pendant ce
temps-là, je sentais mes forces qui s'en allaient.
--Qu'est-ce qu'il t'a donc fait, ce farceur-là, Giuseppe? me dit mon
voisin; comme tu es pâle!
--Ce qu'il m'a fait? répondis-je; tiens.--Je pris le couteau par le manche,
et je le tirai de la blessure.--Tiens, voilà ce qu'il m'a fait. Puis, comme
mes forces s'en allaient tout à fait, je m'assis sur une chaise, car je
sentais que j'allais tomber de ma hauteur.
--A l'assassin! à l'assassin! cria tout le monde. C'est Gaëtano Sferra.
Nous l'avons reconnu, c'est lui. A l'assassin!
--Oui, oui, murmurai-je machinalement; oui, c'est Gaëtano Sferra. A
l'assassin! à l'assas... Ma foi! c'était fini, j'avais tourné de l'oeil.
--C'est pas étonnant, dit Pietro, il avait trois pouces de fer dans la
poitrine; on tournerait de l'oeil à moins.
--Je restai deux ou trois jours sans connaissance, je ne sais pas au juste.
En revenant à moi, je trouvai Nunzio, le pilote, celui qui est là, à mon
chevet; il ne m'avait pas quitté, le vieux cormoran. Aussi, il le sait
bien, entre nous c'est à la vie, à la mort. N'est-ce pas, Nunzio?
--Oui, capitaine, répondit le pilote en levant son bonnet comme il avait
l'habitude de le faire lorsqu'il répondait à quelqu'une de nos questions.
--Tiens, lui dis-je, pilote, c'est vous?
--Oh! il me reconnaît, cria le pilote, il me reconnaît. Alors ça va bien.
--Vous le voyez, Nunzio: il n'est pas bien gai, n'est-ce pas?
--Non, le fait est qu'il n'en a pas l'air.
--Eh bien! le voilà qui se met à danser comme un fou autour de mon lit.
--C'est que j'étais content, dit le pilote.
--Oui, reprit le capitaine, tu étais content, mon vieux, ça se voyait. Mais
d'où est-ce que je reviens donc? lui demandai-je.--Ah! vous revenez de
loin, me répondit-il. En effet, je commençais à me rappeler. Oui, oui,
c'est juste, dis-je. Je me souviens, c'est un farceur qui m'a donné un coup
de couteau; eh bien! au moins est-il arrêté, l'assassin?
--Ah bien, oui, arrêté! dit le pilote: il court encore.
--Cependant on savait qui, repris-je. C'était, c'était, attends donc, ils
l'ont nommé; c'était Gaëtano Sferra, je me rappelle bien.
--Eh bien! Voilà ce qui vous trompe, capitaine, c'est que ce n'était pas
lui. Tout cela, c'est une drôle d'histoire, allez.
--Comment ce n'était pas lui?
--Ah! non, ça ne pouvait pas être lui, puisque Gaëtano Sferra avait été
condamné le matin à mort pour avoir donné un coup de couteau; qu'il était
en prison où il attendait le prêtre, et qu'il devait être exécuté le
lendemain. C'en est un autre qui lui ressemble, à ce qu'il paraît, quelque
frère jumeau, peut-être.
--Ah! dis-je. Moi, au fait, je ne sais pas si c'est lui, je ne le connais
pas.
--Comment, pas du tout?
--Pas le moins du monde.
--Ce n'est pas pour quelque petite affaire d'amour, hein?
--Non, parole d'honneur, vieux, je ne connais personne à Malte.
--Et vous ne savez pas pourquoi il vous en voulait, cet enragé-là?
--Je n'en sais rien.
--Alors n'en parlons plus.
--C'est égal, repris-je, c'est embêtant tout de même d'avoir un coup de
couteau dans la poitrine, et de ne pas savoir pourquoi on l'a reçu ni qui
vous l'a donné. Mais, si jamais je le rencontre, il aura affaire à moi,
Nunzio, je ne te dis que cela.
--Et vous aurez raison, capitaine. En ce moment Pietro ouvrit la porte de
ma chambre.
--Eh! Pilote, dit-il, c'est le juge.
--Tiens, tu es là aussi, Pietro, m'écriai-je.
--Un peu, capitaine, que je suis là, et que je n'en ai pas quitté, encore.
C'est vrai tout de même; il était dans l'antichambre pour empêcher qu'on ne
fît du bruit; et comme il entendait que nous devisions, Nunzio et moi, il
avait ouvert la porte.
--Ça va donc mieux? dit Vicenzo en passant la tête à son tour.
--Ah ça! mais, repris-je, vous y êtes donc tous?
--Non, il n'y a que nous trois, capitaine, les autres sont au speronare;
seulement, ils viennent voir deux fois par jour comment vous allez.
--Et comme je vous le disais, capitaine, reprit Pietro, c'est le juge.
--Eh bien! Fais-le entrer, le juge.
--Capitaine, c'est qu'il n'est pas seul.
--Avec qui est-il?
--Il est avec celui qu'on prenait pour votre assassin.
--Ah! ah! dis-je.
--Je vous demande pardon, monsieur le juge, dit Nunzio, c'est que le
capitaine n'est pas encore bien crâne, attendu qu'il n'y a qu'un quart
d'heure qu'il a ouvert les yeux, et qu'il n'y a que dix minutes qu'il
parle, et nous avons peur.
--Alors nous reviendrons demain, dit une voix.
--Non, non, répondis-je; puisque vous voilà, entrez tout de suite, allez.
--Entrez, puisque le capitaine le veut, reprit Pietro en ouvrant la porte.
Le juge entra; il était suivi d'un jeune homme qui avait les mains liées et
qui était conduit par des soldats; derrière le jeune homme marchaient deux
individus habillés de noir; c'étaient les greffiers.
--Capitaine Arena, dit le juge, c'est bien vous qui avez été frappé d'un
coup de couteau à la porte du café Grec?
--Pardieu! oui, c'est bien moi, et la preuve (je relevai le drap et je
montrai ma poitrine), c'est que voilà le coup.
--Reconnaissez-vous, continua-t-il en me montrant le prisonnier, ce jeune
homme pour celui qui vous a frappé?
Mes yeux se rencontrèrent en ce moment avec ceux du jeune homme, et je
reconnus son regard comme j'avais déjà reconnu son visage; seulement, comme
je savais que ma déclaration le tuait du coup, j'hésitais à la faire.
Le juge vit ce qui se passait en moi, alla au crucifix suspendu à la
muraille, le prit, et me l'apportant:--Capitaine, me dit-il, jurez sur le
Christ de dire toute la vérité, rien que la vérité.
J'hésitais.
--Faites le serment qu'on vous demande, dit le prisonnier, et parlez en
conscience.
--Eh bien! ma foi! repris-je, puisque c'est vous qui le voulez...
--Oui, je vous en prie.
--En ce cas-là, repris-je en étendant la main sur le crucifix, je jure de
dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
--Bien, dit le juge. Maintenant, répondez. Reconnaissez-vous ce jeune homme
pour être celui qui vous a frappé d'un coup de couteau?
--Parfaitement.
--Alors vous affirmez que c'est lui?
--Je l'affirme.
Il se retourna vers les deux greffiers.--Vous le voyez, dit-il, le blessé
lui-même est trompé par cette étrange ressemblance.
Quant au jeune homme, un éclair de joie passa sur son visage. Je trouvai
cela un peu étrange, attendu qu'il me semblait que ce que je venais de
déposer ne devait pas le faire rire.
--Ainsi, vous persistez, reprit le juge, à affirmer que ce jeune homme est
bien celui qui vous a frappé?
Je sentis que le sang me montait à la tête; car, vous comprenez, il avait
l'air de dire que je mentais.
--Si je persiste? je le crois pardieu bien! et à telle enseigne qu'il était
nu-tête, qu'il avait une redingote noire, un pantalon gris, et qu'il venait
par la petite ruelle qui conduit à la prison.
--Gaëtano Sferra, dit le juge, qu'avez-vous à répondre à cette déposition?
--Que cet homme se trompe, répondit le prisonnier, comme se sont trompés
tous ceux qui étaient au café.
--C'est évident, dit le juge en se retournant une seconde fois vers les
greffiers.
--Je me trompe! m'écriai-je en me soulevant malgré ma faiblesse; ah bien!
par exemple, en voilà une sévère! Ah! je me trompe!
--Capitaine! s'écria Nunzio, capitaine! Oh mon Dieu! mon Dieu!
--Ah! je me trompe! repris-je. Eh bien! je vous dis, moi, que je ne me
trompe pas.
--Le médecin, le médecin! cria Pietro.
En effet, l'effort que j'avais fait en me levant avait dérangé l'appareil,
et ma blessure s'était rouverte, de sorte qu'elle saignait de plus belle.
Je sentis que je m'en allais de nouveau; toute la chambre valsait autour de
moi, et, au milieu de tout cela, je voyais les yeux du prisonnier fixés sur
moi avec une expression de joie si étrange, que je fis un dernier mouvement
pour lui sauter au cou et l'étrangler. Ce mouvement épuisa ce qu'il me
restait de force; un nuage sanglant passa devant mes yeux; je sentis que
j'étouffais, je me renversai en arrière, puis je ne sentis plus rien:
j'étais retombé dans mon évanouissement.
Celui-là ne dura que sept ou huit heures, et j'en revins comme du premier.
Cette fois le médecin était auprès de moi: Pietro l'avait amené, et Nunzio
n'avait pas voulu le laisser partir. J'essayai de parler, mais il me mit un
doigt sur la bouche en me faisant signe de me taire. J'étais si faible, que
j'obéis comme un enfant.
--Allons, ça va mieux, dit le médecin. Du silence, la diète la plus
absolue, et humectez-lui de temps en temps la blessure avec de l'eau de
guimauve. Tout ira bien. Surtout ne lui laissez voir personne.
--Ah! quant à cela, vous pouvez être tranquille. Quand ce serait le Père
éternel lui-même qui frapperait à la porte, je lui répondrais: Vous
demandez le capitaine?--Oui.--Eh bien! Père éternel, il n'y est pas.
--Et puis, d'ailleurs, dit Pietro, nous étions là, nous autres, pour
veiller à la porte et envoyer promener les juges et les greffiers, s'ils se
représentaient.
--Si bien, pour en finir, reprit le capitaine, que personne ne vint que le
médecin, que je ne parlai que quand il m'en donna la permission, et que
tout alla bien, comme il l'avait dit. Au bout d'un mois je fus sur mes
jambes; au bout de six semaines je pus regagner le bâtiment. Quant à
l'Anglais, il était parti; mais c'était un brave homme tout de même. Il
avait payé à Nunzio le prix convenu, comme s'il avait fait tout le voyage,
et il avait encore laissé une gratification à l'équipage.
--Oui, oui, dit Pietro, qui n'était pas fâché sans doute de me donner la
mesure de la générosité de l'Anglais, trois piastres par homme. Aussi nous
avons joliment bu à sa santé, n'est-ce pas les autres?
--Dame! il l'avait bien mérité, répondit en choeur l'équipage.
--Et vous, capitaine, que fîtes-vous?
--Moi? eh bien! la mer me remit. Je respirais à pleine poitrine, j'ouvrais
la bouche que l'on aurait cru que je voulais avaler tout le vent qui venait
de la Grèce; un fameux vent, allez. Si nous l'avions seulement pour nous
conduire à Palerme, nous y serions bientôt; mais nous ne l'avons pas.
--Peut-être bien que nous ne tarderons pas à en avoir un autre, dit le
pilote; mais celui-là ce ne sera pas la même chose.
--Un peu de sirocco, hein? n'est-ce pas, vieux? demanda le capitaine.
Nunzio fit un signe de tête affirmatif.
--Et puis? repris-je, voulant la suite de mon histoire.
--Eh bien! je revins au village Della Pace, où ma femme, que j'avais
laissée grosse de Peppino, avait eu une si grande peur, qu'elle en était
accouchée avant terme. Heureusement que ça n'avait fait de mal ni à la mère
ni à l'enfant; et depuis ce temps-là je me porte bien, à l'exception, comme
je vous le disais, que quand je nage trop longtemps, la respiration me
manque.
--Mais ce n'est pas tout, dis-je au capitaine, et vous avez fini par avoir
l'explication de ce singulier quiproquo?
--Attendez donc, reprit-il, nous ne sommes qu'à la moitié de l'histoire, et
encore c'est le plus beau qui me reste à vous raconter. Malheureusement je
crois que c'est là que j'ai eu tort!
--Mais non, mais non, dit Pietro; mais je vous dis que non.
--Heu! heu! dit le capitaine.
--Je vous écoute, repris-je.
--Il y avait déjà un an que l'aventure était arrivée, lorsque je retrouvai
l'occasion de retourner à Malte. Ma femme ne voulait pas m'y laisser aller;
pauvre femme! elle croyait que cette fois-là j'y laisserais mes os; mais
je la rassurai de mon mieux. D'ailleurs c'était justement une raison,
puisqu'il m'était arrivé du mal à un premier voyage, pour qu'il m'arrivât
du bien au second; tant il y a que j'acceptai le chargement. Cette fois il
n'était pas question de voyageurs, mais de marchandises.
En effet, la traversée fut excellente; c'était de bon augure. Cependant, je
l'avoue, je n'avais pas grand plaisir à rentrer à Malte; aussi, mes petites
affaires faites, je revenais bien vite sur le speronare. Bref, j'allais
partir le lendemain, et j'étais en train de faire un somme dans la cabine,
quand Pietro entra.
--Capitaine, me dit-il, pardon de vous réveiller; mais c'est une femme qui
dit qu'elle a besoin de vous parler pour affaires.
--Une femme! et où est-elle, cette femme? demandai-je en me frottant les
yeux.
--Elle est en bas, dans un petit canot.
--Toute seule?
--Avec un rameur.
--Et quelle est cette femme?
--Je lui ai demandé son nom; mais elle m'a répondu que cela ne me regardait
pas, qu'elle avait affaire à vous, et non pas à moi.
--Est-elle jeune? est-elle jolie?
--Ah! ceci, c'est autre chose: je ne peux pas dire, car elle a un voile, et
il est impossible de rien voir au travers.
--C'est vrai ça, elle avait l'air d'une religieuse, interrompit Pietro.
--Alors, fais-la monter, repris-je.
Pietro sortit. Je me mis derrière une table, et j'ouvris tout doucement mon
couteau. J'étais devenu défiant en diable depuis mon aventure; et comme je
ne connaissais pas de femmes, je pensais que ça pourrait bien être un homme
déguisé. Mais, une fois prévenu, c'est bon. Un homme prévenu, comme on dit,
en vaut deux. Puis, sans me vanter, je manie assez proprement le couteau
moi aussi.
--Je crois bien, dit Pietro: vous êtes modeste, capitaine. Voyez-vous,
excellence, le capitaine, c'est le plus fort que je connaisse. A un pouce,
à deux pouces, à toute la lame, il se bat comme on veut; cela lui est égal,
à lui.
--Mais au premier coup d'oeil, continua le capitaine, je vis bien que je
m'étais trompé, et que c'était bien une femme; et une pauvre petite femme
qui avait grand peur encore, car on voyait sous son voile qu'elle tremblait
de tous ses membres. Je remis mon couteau dans ma poche, et je m'approchai
d'elle.
--Qu'y a-t-il pour votre service, madame? lui demandai-je.
--Vous êtes le capitaine de ce petit bâtiment? répondit-elle.
--Oui, madame.
--Avez-vous quelque affaire qui vous retienne dans le port?
--Je comptais partir demain matin.
--Avez-vous des passagers maltais?
--Aucun.
--Faites-vous voile plus particulièrement pour un point de la Sicile que
pour l'autre?
--Je comptais rentrer dans le port de Messine.
--Voulez-vous gagner quatre cents ducats?
--Belle demande! Je crois pardieu bien que je le veux! si toutefois, vous
le comprendrez bien, la chose ne peut pas me compromettre.
--En aucune façon.
--Que faut-il faire?
--Il faut venir cette nuit avec votre speronare à la pointe Saint-Jean, à
une heure du matin. Vous enverrez votre canot à terre. Un passager attendra
sur le rivage; il vous dira _Sicile_, vous lui répondrez _Malte_. Vous le
ramènerez à bord, et vous le déposerez dans l'endroit de la Sicile qui vous
conviendra le mieux. Voilà tout.
--Dame! c'est faisable, répondis-je; et vous dites que pour cela...
--Il y a une prime de quatre cents ducats, deux cents ducats comptant: les
voilà (l'inconnue tira une bourse et la jeta sur la table); deux cents
ducats qui vous seront remis par le passager lui-même en touchant la terre.
--Eh! mais, dites donc, repris-je, il faut au moins que je vous fasse une
obligation moi, une reconnaissance, quelque chose, un petit papier enfin.
--A quoi bon? Vous êtes honnête homme ou vous ne l'êtes pas. Si vous êtes
honnête homme, votre parole suffit; si vous ne l'êtes pas, vous comprenez,
aux précautions que je prends, au secret que je vous demande, que votre
papier ne peut me servir à rien, et que je ne suis pas en mesure de le
faire valoir devant les tribunaux.
--Par quel hasard vous êtes-vous adressée à moi, alors?
--Je me promenais aujourd'hui sur le port, ne sachant à qui m'adresser
pour le service que je réclame de vous. Je vous ai vu passer, votre figure
ouverte m'a plu, vous avez monté dans votre canot, vous êtes venu droit au
petit bâtiment où nous sommes, j'ai deviné que vous en étiez le capitaine;
j'ai attendu la nuit: la nuit venue, je m'y suis fait conduire à mon tour,
j'ai demandé à vous parler, et me voilà.
--Oh! quant à ce qui est d'être franc et honnête, répondis-je, vous ne
pouviez pas mieux vous adresser.
--Eh bien! c'est tout ce qu'il me faut, répondit l'inconnue en me tendant
la main; une jolie petite main, ma foi! que j'avais même grande envie de la
prendre et de la baiser; c'est chose convenue.
--Vous avez ma parole.
--Vous n'oublierez pas le mot d'ordre?
--Sicile et Malte.
--C'est bien: à une heure, à la pointe Saint-Jean.
--A une heure.
L'inconnue redescendit dans le bateau et regagna la terre; à dix heures
nous levâmes l'ancre. La pointe Saint-Jean est une espèce de cap qui
s'avance dans la mer vers la partie méridionale de Malte, à une lieue et
demie de la ville, ce qui, par mer, faisait une distance de cinq ou six
milles à peu près. Mais comme le vent était mauvais, il fallait franchir
cette distance à la rame; comme vous comprenez, il n'y avait pas de temps à
perdre.
A minuit et demi, nous étions à un demi-mille de la porte Saint-Jean. Ne
voulant pas m'approcher davantage, de peur d'être vu, je mis en panne,
et j'envoyai Pietro à terre avec le canot. Je le vis s'enfoncer dans
l'obscurité, se confondre avec la côte et disparaître; un quart d'heure
après il reparut. Le passager était assis à l'arrière du canot, tout
s'était donc bien passé.
J'avais fait préparer la cabine de mon mieux: j'y avais fait transporter
mon propre matelas; d'ailleurs, comme avec le vent qui soufflait nous
devions être le lendemain à Messine, je pensais que, si difficile que fût
notre hôte, une nuit est bientôt passée. Puis, il y a des circonstances où
les gens les plus délicats passent volontiers sur certaines choses, et,
il faut le dire, notre passager me paraissait être dans une de ces
circonstances-là.
Ces réflexions firent que, par délicatesse, et pour ne point paraître trop
curieux, je descendis dans l'entrepont, tandis qu'il montait à bord. De son
côté, le passager alla droit à la cabine sans regarder personne et sans
dire une seule parole; seulement il laissa deux onces [Note: L'once est une
monnaie sicilienne qui vaut 12 F.] dans la main que Pietro lui tendit pour
l'aider à monter l'escalier. Au bout de cinq minutes, quand le canot fut
amarré, Pietro vint me rejoindre.
--Tenez, capitaine, me dit-il, voici deux onces à ajouter à la masse.
--Ils n'ont, voyez-vous, interrompit le capitaine, qu'une bourse pour eux
tous; seulement je suis le caissier: à la fin du voyage je fais les comptes
de chacun et tout est dit.
--Eh bien! demandai-je à Pietro, comment cela s'est-il passé?
--Mais à merveille, répondit-il; il était là qui attendait avec la femme
voilée qui était venue à bord, et il paraît même qu'il était impatient de
me voir; car, à peine m'eut-il aperçu, qu'il embrassa l'autre, et qu'il
vint au-devant de moi, ayant de l'eau jusqu'aux genoux; alors nous avons
échangé le mot d'ordre, et il est monté à bord. Tant que la femme a pu
le voir, elle est restée sur la côte à nous regarder et à nous faire des
signes avec son mouchoir. Puis, quand nous avons été trop loin, nous avons
entendu une voix qui nous criait bon voyage; c'était encore elle, la pauvre
femme!
--Et as-tu vu notre passager?
--Non, il s'est caché la figure dans son manteau, seulement, à sa voix et
à sa tournure, ça m'a l'air d'un jeune homme, l'amant de l'autre
probablement.
--C'est bien: va dire aux camarades de déployer la voile, et à Nunzio de
gouverner sur Messine.
Pietro remonta sur le pont, transmit l'ordre que j'avais donné, et dix
minutes après nous marchions que c'était plaisir. Je ne tardai pas à le
suivre sur le pont: je ne sais pourquoi je ne pouvais dormir. D'ailleurs,
le temps était si beau, il ventait un si bon vent, il faisait un si
magnifique clair de lune, que c'était péché que de s'enfermer dans un
entrepont avec une pareille nuit.
Je trouvai le pont solitaire; tous les camarades étaient rentrés dans leur
écoutille et dormaient à qui mieux mieux; il n'y avait que Nunzio qui
veillait comme d'habitude; mais, attendu qu'il était caché derrière la
cabine, on ne le voyait pas, si bien qu'on aurait cru que le bâtiment
marchait tout seul.
Il était deux heures et demie du matin à peu près, nous avions déjà laissé
Malte bien loin derrière nous, et je me promenais de long en large sur le
pont, pensant à ma petite femme et aux amis que nous allions retrouver,
quand tout à coup je vis s'ouvrir la cabine et paraître le passager. Son
premier coup d'oeil fut pour s'assurer de l'endroit où nous étions. Il vit
Malte, qui ne paraissait plus que comme un point noir, et il me sembla qu'à
cette vue il respirait plus librement. Cela me rappela les précautions
qu'il avait prises en montant à bord; et craignant de le contrarier en
restant sur le pont, je m'acheminai vers l'écoutille de l'avant pour
pénétrer dans l'entrepont, lorsque, faisant deux ou trois pas de mon côté:
--Capitaine, me dit-il.
Je tressaillis: il me sembla que j'avais déjà entendu cette voix quelque
part comme dans un rêve. Je me retournai vivement.
--Capitaine, reprit-il en continuant de s'avancer vers moi, pensez-vous, si
ce vent-là continue, que nous soyons demain soir à Messine?
Et à mesure qu'il s'approchait, je croyais reconnaître son visage, comme
degrés jusqu'aux simples matelots.
Notre dorade ne se fit pas attendre. Du plus loin que nous l'aperçûmes,
l'odeur qu'elle répandait autour d'elle nous prévint en sa faveur; et
bientôt, à notre satisfaction, son goût justifia son parfum. Dès lors,
nous reconnûmes que le capitaine était doublement à cultiver, et nous
redoublâmes d'attentions.
Nous avions pris le soin, en partant de Naples, de faire une certaine
provision de vin de Bordeaux. Quoique le capitaine fût d'une sobriété
extrême, nous parvînmes à lui en faire boire deux ou trois verres. Le vin
de Bordeaux a, comme on le sait, des qualités essentiellement conciliantes.
A la fin du déjeuner, nous étions parvenus à lui faire à peu près oublier
la distance qu'il avait mise lui-même entre lui et nous: une dernière
attention finit par nous le livrer pieds et poings liés; Jadin lui offrit
de faire pour sa femme le portrait de son petit garçon. Le capitaine devint
fou de joie; il appela monsieur Peppino, qui se roulait à l'avant au milieu
des tonneaux et des cordages avec son ami Milord. L'enfant accourut sans se
douter de ce qui l'attendait; son père lui expliqua la chose en italien,
et, soit curiosité, soit obéissance, il s'y prêta de meilleure grâce que
nous ne nous y attendions.
J'envoyai à l'équipage, qui continuait de ramer de toute sa force, deux
bouteilles de vin de Bordeaux; nous débouchâmes le cruchon de muscat, nous
allumâmes les cigares, et Jadin se mit à la besogne.
Ce n'était pas tout, il fallait diriger la conversation du côté de la
fameuse cicatrice qui avait attiré mes regards. J'en trouvai l'occasion en
parlant de notre bain et en félicitant le capitaine sur la manière dont il
nageait.
--Oh! quant à cela, excellence, ce n'est point un grand mérite, me
répondit-il. Nous sommes de père en fils, depuis deux cents ans, de
véritables chiens de mer, et, étant jeune homme, j'ai traversé plus
d'une fois le détroit de Messine, du village Delia Pace au village de
San-Giovanni, d'où est ma femme.
--Et combien y a-t-il? demandai-je.
--Il y a cinq milles, dit le capitaine; mais cinq milles qui en valent bien
huit à cause du courant.
--Et depuis que vous êtes marié, repris-je en riant, vous ne vous hasardez
plus à faire de pareilles folies.
--Oh! ce n'est point depuis que je suis marié, répondit le capitaine;
c'est depuis que j'ai été blessé à la poitrine: comme le fer a traversé le
poumon, au bout d'une heure que je suis à l'eau, je perds mon haleine, et
je ne peux plus nager.
--En effet, j'ai remarqué que vous aviez une cicatrice. Vous vient-elle
d'un duel ou d'un accident?
--Ni de l'un ni de l'autre, excellence. Elle vient tout bonnement d'un
assassinat.
--Et un drôle d'assassinat, encore, dit Pietro, profitant de ses privilèges
et se mêlant de la conversation sans cesser de ramer.
L'exclamation, comme on le comprend bien, n'était point de nature à
diminuer ma curiosité.
--Capitaine, continuai-je, est-ce qu'il y a de l'indiscrétion à vous
demander quelques détails sur cet événement?
--Non, plus maintenant, répondit le capitaine, attendu qu'il n'y a que moi
de vivant encore des quatre personnages qui y étaient intéressés; car,
quant à la femme, elle est religieuse, et c'est comme si elle était morte.
Je vais vous raconter la chose, quoique ce ne soit pas sans un certain
remords que j'y pense.
--Un remords! Allons donc, capitaine, vous n'avez, pardieu! rien à vous
reprocher là-dedans; vous vous êtes conduit en bon et brave Sicilien.
--Je crois que j'aurais cependant mieux fait, reprit le capitaine en
soupirant, de laisser le pauvre diable tranquille.
--Tranquille! Un gaillard qui vous avait fourré trois pouces de fer dans
l'estomac. Vous avez bien fait, capitaine, vous avez bien fait!
--Capitaine, repris-je à mon tour, vous doublez notre curiosité, et
maintenant, je vous en préviens, je ne vous laisse pas de repos que vous ne
m'ayez tout raconté.
--Allons, jeune enfant, dit Jadin à Peppino, ne bouge pas. Nous en sommes
aux yeux, capitaine.
Je traduisis l'invitation à Peppino, et le capitaine reprit:
--C'était en 1825, au mois de mai, il y a de cela un peu plus de dix ans,
comme vous voyez; nous étions allés à Malte pour y conduire un Anglais qui
voyageait pour son plaisir, comme vous. C'était le deuxième ou troisième
voyage que nous faisions avec ce petit bâtiment-ci, que je venais
d'acheter. L'équipage était le même à peu près, n'est-ce pas, Pietro?
--Oui, capitaine, à l'exception de Sienni; vous savez bien que nous étions
entrés à votre service après la mort de votre oncle, de sorte que ça n'a
quasi pas changé.
--C'est bien cela, reprit le capitaine; mon pauvre oncle est mort en 1825.
--Oh! mon Dieu, oui! Le 15 septembre 1825, reprit Pietro avec une
expression de tristesse dont je n'aurais pas cru son visage joyeux
susceptible.
--Enfin, la mort de mon pauvre oncle n'a rien à faire dans tout ceci,
continua le capitaine en soupirant. Nous étions à Malte depuis deux jours;
nous devions y rester huit jours encore, de sorte qu'au lieu de me tenir
sur mon bâtiment comme je devais le faire, j'étais allé renouveler
connaissance avec de vieux amis que j'avais à la Cité Villette. Les vieux
amis m'avaient donné à dîner, et après le dîner nous étions allés prendre
une demi-tasse au café Grec. Si vous allez jamais à Malte, allez prendre
votre café là, voyez-vous; ce n'est pas le plus beau, mais c'est le
meilleur établissement de toute la ville, rue des Anglais, à cent pas de la
prison.
--Bien, capitaine, je m'en souviendrai.
--Nous venions donc de prendre notre tasse de café; il était sept heures du
soir, c'est-à-dire qu'il faisait tout grand jour. Nous causions à la porte,
quand tout à coup je vois déboucher, au coin d'une petite ruelle dont le
café fait l'angle, un jeune homme de vingt-cinq à vingt-huit ans, pâle,
effaré, sans chapeau, hors de lui-même enfin. J'allais frapper sur l'épaule
de mon voisin pour lui faire remarquer cette singulière apparition, quand
tout à coup, le jeune homme vient droit à moi, et avant que j'aie eu le
temps de me défendre, me donne un coup de couteau dans la poitrine, laisse
le couteau dans la blessure, repart comme il était venu, tourne l'angle de
la rue, et disparaît.
Tout cela fut l'affaire d'une seconde. Personne n'avait vu que j'étais
frappé, moi-même je le savais à peine. Chacun se regardait avec
stupéfaction, et répétait le nom de Gaëtano Sferra. Moi, pendant ce
temps-là, je sentais mes forces qui s'en allaient.
--Qu'est-ce qu'il t'a donc fait, ce farceur-là, Giuseppe? me dit mon
voisin; comme tu es pâle!
--Ce qu'il m'a fait? répondis-je; tiens.--Je pris le couteau par le manche,
et je le tirai de la blessure.--Tiens, voilà ce qu'il m'a fait. Puis, comme
mes forces s'en allaient tout à fait, je m'assis sur une chaise, car je
sentais que j'allais tomber de ma hauteur.
--A l'assassin! à l'assassin! cria tout le monde. C'est Gaëtano Sferra.
Nous l'avons reconnu, c'est lui. A l'assassin!
--Oui, oui, murmurai-je machinalement; oui, c'est Gaëtano Sferra. A
l'assassin! à l'assas... Ma foi! c'était fini, j'avais tourné de l'oeil.
--C'est pas étonnant, dit Pietro, il avait trois pouces de fer dans la
poitrine; on tournerait de l'oeil à moins.
--Je restai deux ou trois jours sans connaissance, je ne sais pas au juste.
En revenant à moi, je trouvai Nunzio, le pilote, celui qui est là, à mon
chevet; il ne m'avait pas quitté, le vieux cormoran. Aussi, il le sait
bien, entre nous c'est à la vie, à la mort. N'est-ce pas, Nunzio?
--Oui, capitaine, répondit le pilote en levant son bonnet comme il avait
l'habitude de le faire lorsqu'il répondait à quelqu'une de nos questions.
--Tiens, lui dis-je, pilote, c'est vous?
--Oh! il me reconnaît, cria le pilote, il me reconnaît. Alors ça va bien.
--Vous le voyez, Nunzio: il n'est pas bien gai, n'est-ce pas?
--Non, le fait est qu'il n'en a pas l'air.
--Eh bien! le voilà qui se met à danser comme un fou autour de mon lit.
--C'est que j'étais content, dit le pilote.
--Oui, reprit le capitaine, tu étais content, mon vieux, ça se voyait. Mais
d'où est-ce que je reviens donc? lui demandai-je.--Ah! vous revenez de
loin, me répondit-il. En effet, je commençais à me rappeler. Oui, oui,
c'est juste, dis-je. Je me souviens, c'est un farceur qui m'a donné un coup
de couteau; eh bien! au moins est-il arrêté, l'assassin?
--Ah bien, oui, arrêté! dit le pilote: il court encore.
--Cependant on savait qui, repris-je. C'était, c'était, attends donc, ils
l'ont nommé; c'était Gaëtano Sferra, je me rappelle bien.
--Eh bien! Voilà ce qui vous trompe, capitaine, c'est que ce n'était pas
lui. Tout cela, c'est une drôle d'histoire, allez.
--Comment ce n'était pas lui?
--Ah! non, ça ne pouvait pas être lui, puisque Gaëtano Sferra avait été
condamné le matin à mort pour avoir donné un coup de couteau; qu'il était
en prison où il attendait le prêtre, et qu'il devait être exécuté le
lendemain. C'en est un autre qui lui ressemble, à ce qu'il paraît, quelque
frère jumeau, peut-être.
--Ah! dis-je. Moi, au fait, je ne sais pas si c'est lui, je ne le connais
pas.
--Comment, pas du tout?
--Pas le moins du monde.
--Ce n'est pas pour quelque petite affaire d'amour, hein?
--Non, parole d'honneur, vieux, je ne connais personne à Malte.
--Et vous ne savez pas pourquoi il vous en voulait, cet enragé-là?
--Je n'en sais rien.
--Alors n'en parlons plus.
--C'est égal, repris-je, c'est embêtant tout de même d'avoir un coup de
couteau dans la poitrine, et de ne pas savoir pourquoi on l'a reçu ni qui
vous l'a donné. Mais, si jamais je le rencontre, il aura affaire à moi,
Nunzio, je ne te dis que cela.
--Et vous aurez raison, capitaine. En ce moment Pietro ouvrit la porte de
ma chambre.
--Eh! Pilote, dit-il, c'est le juge.
--Tiens, tu es là aussi, Pietro, m'écriai-je.
--Un peu, capitaine, que je suis là, et que je n'en ai pas quitté, encore.
C'est vrai tout de même; il était dans l'antichambre pour empêcher qu'on ne
fît du bruit; et comme il entendait que nous devisions, Nunzio et moi, il
avait ouvert la porte.
--Ça va donc mieux? dit Vicenzo en passant la tête à son tour.
--Ah ça! mais, repris-je, vous y êtes donc tous?
--Non, il n'y a que nous trois, capitaine, les autres sont au speronare;
seulement, ils viennent voir deux fois par jour comment vous allez.
--Et comme je vous le disais, capitaine, reprit Pietro, c'est le juge.
--Eh bien! Fais-le entrer, le juge.
--Capitaine, c'est qu'il n'est pas seul.
--Avec qui est-il?
--Il est avec celui qu'on prenait pour votre assassin.
--Ah! ah! dis-je.
--Je vous demande pardon, monsieur le juge, dit Nunzio, c'est que le
capitaine n'est pas encore bien crâne, attendu qu'il n'y a qu'un quart
d'heure qu'il a ouvert les yeux, et qu'il n'y a que dix minutes qu'il
parle, et nous avons peur.
--Alors nous reviendrons demain, dit une voix.
--Non, non, répondis-je; puisque vous voilà, entrez tout de suite, allez.
--Entrez, puisque le capitaine le veut, reprit Pietro en ouvrant la porte.
Le juge entra; il était suivi d'un jeune homme qui avait les mains liées et
qui était conduit par des soldats; derrière le jeune homme marchaient deux
individus habillés de noir; c'étaient les greffiers.
--Capitaine Arena, dit le juge, c'est bien vous qui avez été frappé d'un
coup de couteau à la porte du café Grec?
--Pardieu! oui, c'est bien moi, et la preuve (je relevai le drap et je
montrai ma poitrine), c'est que voilà le coup.
--Reconnaissez-vous, continua-t-il en me montrant le prisonnier, ce jeune
homme pour celui qui vous a frappé?
Mes yeux se rencontrèrent en ce moment avec ceux du jeune homme, et je
reconnus son regard comme j'avais déjà reconnu son visage; seulement, comme
je savais que ma déclaration le tuait du coup, j'hésitais à la faire.
Le juge vit ce qui se passait en moi, alla au crucifix suspendu à la
muraille, le prit, et me l'apportant:--Capitaine, me dit-il, jurez sur le
Christ de dire toute la vérité, rien que la vérité.
J'hésitais.
--Faites le serment qu'on vous demande, dit le prisonnier, et parlez en
conscience.
--Eh bien! ma foi! repris-je, puisque c'est vous qui le voulez...
--Oui, je vous en prie.
--En ce cas-là, repris-je en étendant la main sur le crucifix, je jure de
dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
--Bien, dit le juge. Maintenant, répondez. Reconnaissez-vous ce jeune homme
pour être celui qui vous a frappé d'un coup de couteau?
--Parfaitement.
--Alors vous affirmez que c'est lui?
--Je l'affirme.
Il se retourna vers les deux greffiers.--Vous le voyez, dit-il, le blessé
lui-même est trompé par cette étrange ressemblance.
Quant au jeune homme, un éclair de joie passa sur son visage. Je trouvai
cela un peu étrange, attendu qu'il me semblait que ce que je venais de
déposer ne devait pas le faire rire.
--Ainsi, vous persistez, reprit le juge, à affirmer que ce jeune homme est
bien celui qui vous a frappé?
Je sentis que le sang me montait à la tête; car, vous comprenez, il avait
l'air de dire que je mentais.
--Si je persiste? je le crois pardieu bien! et à telle enseigne qu'il était
nu-tête, qu'il avait une redingote noire, un pantalon gris, et qu'il venait
par la petite ruelle qui conduit à la prison.
--Gaëtano Sferra, dit le juge, qu'avez-vous à répondre à cette déposition?
--Que cet homme se trompe, répondit le prisonnier, comme se sont trompés
tous ceux qui étaient au café.
--C'est évident, dit le juge en se retournant une seconde fois vers les
greffiers.
--Je me trompe! m'écriai-je en me soulevant malgré ma faiblesse; ah bien!
par exemple, en voilà une sévère! Ah! je me trompe!
--Capitaine! s'écria Nunzio, capitaine! Oh mon Dieu! mon Dieu!
--Ah! je me trompe! repris-je. Eh bien! je vous dis, moi, que je ne me
trompe pas.
--Le médecin, le médecin! cria Pietro.
En effet, l'effort que j'avais fait en me levant avait dérangé l'appareil,
et ma blessure s'était rouverte, de sorte qu'elle saignait de plus belle.
Je sentis que je m'en allais de nouveau; toute la chambre valsait autour de
moi, et, au milieu de tout cela, je voyais les yeux du prisonnier fixés sur
moi avec une expression de joie si étrange, que je fis un dernier mouvement
pour lui sauter au cou et l'étrangler. Ce mouvement épuisa ce qu'il me
restait de force; un nuage sanglant passa devant mes yeux; je sentis que
j'étouffais, je me renversai en arrière, puis je ne sentis plus rien:
j'étais retombé dans mon évanouissement.
Celui-là ne dura que sept ou huit heures, et j'en revins comme du premier.
Cette fois le médecin était auprès de moi: Pietro l'avait amené, et Nunzio
n'avait pas voulu le laisser partir. J'essayai de parler, mais il me mit un
doigt sur la bouche en me faisant signe de me taire. J'étais si faible, que
j'obéis comme un enfant.
--Allons, ça va mieux, dit le médecin. Du silence, la diète la plus
absolue, et humectez-lui de temps en temps la blessure avec de l'eau de
guimauve. Tout ira bien. Surtout ne lui laissez voir personne.
--Ah! quant à cela, vous pouvez être tranquille. Quand ce serait le Père
éternel lui-même qui frapperait à la porte, je lui répondrais: Vous
demandez le capitaine?--Oui.--Eh bien! Père éternel, il n'y est pas.
--Et puis, d'ailleurs, dit Pietro, nous étions là, nous autres, pour
veiller à la porte et envoyer promener les juges et les greffiers, s'ils se
représentaient.
--Si bien, pour en finir, reprit le capitaine, que personne ne vint que le
médecin, que je ne parlai que quand il m'en donna la permission, et que
tout alla bien, comme il l'avait dit. Au bout d'un mois je fus sur mes
jambes; au bout de six semaines je pus regagner le bâtiment. Quant à
l'Anglais, il était parti; mais c'était un brave homme tout de même. Il
avait payé à Nunzio le prix convenu, comme s'il avait fait tout le voyage,
et il avait encore laissé une gratification à l'équipage.
--Oui, oui, dit Pietro, qui n'était pas fâché sans doute de me donner la
mesure de la générosité de l'Anglais, trois piastres par homme. Aussi nous
avons joliment bu à sa santé, n'est-ce pas les autres?
--Dame! il l'avait bien mérité, répondit en choeur l'équipage.
--Et vous, capitaine, que fîtes-vous?
--Moi? eh bien! la mer me remit. Je respirais à pleine poitrine, j'ouvrais
la bouche que l'on aurait cru que je voulais avaler tout le vent qui venait
de la Grèce; un fameux vent, allez. Si nous l'avions seulement pour nous
conduire à Palerme, nous y serions bientôt; mais nous ne l'avons pas.
--Peut-être bien que nous ne tarderons pas à en avoir un autre, dit le
pilote; mais celui-là ce ne sera pas la même chose.
--Un peu de sirocco, hein? n'est-ce pas, vieux? demanda le capitaine.
Nunzio fit un signe de tête affirmatif.
--Et puis? repris-je, voulant la suite de mon histoire.
--Eh bien! je revins au village Della Pace, où ma femme, que j'avais
laissée grosse de Peppino, avait eu une si grande peur, qu'elle en était
accouchée avant terme. Heureusement que ça n'avait fait de mal ni à la mère
ni à l'enfant; et depuis ce temps-là je me porte bien, à l'exception, comme
je vous le disais, que quand je nage trop longtemps, la respiration me
manque.
--Mais ce n'est pas tout, dis-je au capitaine, et vous avez fini par avoir
l'explication de ce singulier quiproquo?
--Attendez donc, reprit-il, nous ne sommes qu'à la moitié de l'histoire, et
encore c'est le plus beau qui me reste à vous raconter. Malheureusement je
crois que c'est là que j'ai eu tort!
--Mais non, mais non, dit Pietro; mais je vous dis que non.
--Heu! heu! dit le capitaine.
--Je vous écoute, repris-je.
--Il y avait déjà un an que l'aventure était arrivée, lorsque je retrouvai
l'occasion de retourner à Malte. Ma femme ne voulait pas m'y laisser aller;
pauvre femme! elle croyait que cette fois-là j'y laisserais mes os; mais
je la rassurai de mon mieux. D'ailleurs c'était justement une raison,
puisqu'il m'était arrivé du mal à un premier voyage, pour qu'il m'arrivât
du bien au second; tant il y a que j'acceptai le chargement. Cette fois il
n'était pas question de voyageurs, mais de marchandises.
En effet, la traversée fut excellente; c'était de bon augure. Cependant, je
l'avoue, je n'avais pas grand plaisir à rentrer à Malte; aussi, mes petites
affaires faites, je revenais bien vite sur le speronare. Bref, j'allais
partir le lendemain, et j'étais en train de faire un somme dans la cabine,
quand Pietro entra.
--Capitaine, me dit-il, pardon de vous réveiller; mais c'est une femme qui
dit qu'elle a besoin de vous parler pour affaires.
--Une femme! et où est-elle, cette femme? demandai-je en me frottant les
yeux.
--Elle est en bas, dans un petit canot.
--Toute seule?
--Avec un rameur.
--Et quelle est cette femme?
--Je lui ai demandé son nom; mais elle m'a répondu que cela ne me regardait
pas, qu'elle avait affaire à vous, et non pas à moi.
--Est-elle jeune? est-elle jolie?
--Ah! ceci, c'est autre chose: je ne peux pas dire, car elle a un voile, et
il est impossible de rien voir au travers.
--C'est vrai ça, elle avait l'air d'une religieuse, interrompit Pietro.
--Alors, fais-la monter, repris-je.
Pietro sortit. Je me mis derrière une table, et j'ouvris tout doucement mon
couteau. J'étais devenu défiant en diable depuis mon aventure; et comme je
ne connaissais pas de femmes, je pensais que ça pourrait bien être un homme
déguisé. Mais, une fois prévenu, c'est bon. Un homme prévenu, comme on dit,
en vaut deux. Puis, sans me vanter, je manie assez proprement le couteau
moi aussi.
--Je crois bien, dit Pietro: vous êtes modeste, capitaine. Voyez-vous,
excellence, le capitaine, c'est le plus fort que je connaisse. A un pouce,
à deux pouces, à toute la lame, il se bat comme on veut; cela lui est égal,
à lui.
--Mais au premier coup d'oeil, continua le capitaine, je vis bien que je
m'étais trompé, et que c'était bien une femme; et une pauvre petite femme
qui avait grand peur encore, car on voyait sous son voile qu'elle tremblait
de tous ses membres. Je remis mon couteau dans ma poche, et je m'approchai
d'elle.
--Qu'y a-t-il pour votre service, madame? lui demandai-je.
--Vous êtes le capitaine de ce petit bâtiment? répondit-elle.
--Oui, madame.
--Avez-vous quelque affaire qui vous retienne dans le port?
--Je comptais partir demain matin.
--Avez-vous des passagers maltais?
--Aucun.
--Faites-vous voile plus particulièrement pour un point de la Sicile que
pour l'autre?
--Je comptais rentrer dans le port de Messine.
--Voulez-vous gagner quatre cents ducats?
--Belle demande! Je crois pardieu bien que je le veux! si toutefois, vous
le comprendrez bien, la chose ne peut pas me compromettre.
--En aucune façon.
--Que faut-il faire?
--Il faut venir cette nuit avec votre speronare à la pointe Saint-Jean, à
une heure du matin. Vous enverrez votre canot à terre. Un passager attendra
sur le rivage; il vous dira _Sicile_, vous lui répondrez _Malte_. Vous le
ramènerez à bord, et vous le déposerez dans l'endroit de la Sicile qui vous
conviendra le mieux. Voilà tout.
--Dame! c'est faisable, répondis-je; et vous dites que pour cela...
--Il y a une prime de quatre cents ducats, deux cents ducats comptant: les
voilà (l'inconnue tira une bourse et la jeta sur la table); deux cents
ducats qui vous seront remis par le passager lui-même en touchant la terre.
--Eh! mais, dites donc, repris-je, il faut au moins que je vous fasse une
obligation moi, une reconnaissance, quelque chose, un petit papier enfin.
--A quoi bon? Vous êtes honnête homme ou vous ne l'êtes pas. Si vous êtes
honnête homme, votre parole suffit; si vous ne l'êtes pas, vous comprenez,
aux précautions que je prends, au secret que je vous demande, que votre
papier ne peut me servir à rien, et que je ne suis pas en mesure de le
faire valoir devant les tribunaux.
--Par quel hasard vous êtes-vous adressée à moi, alors?
--Je me promenais aujourd'hui sur le port, ne sachant à qui m'adresser
pour le service que je réclame de vous. Je vous ai vu passer, votre figure
ouverte m'a plu, vous avez monté dans votre canot, vous êtes venu droit au
petit bâtiment où nous sommes, j'ai deviné que vous en étiez le capitaine;
j'ai attendu la nuit: la nuit venue, je m'y suis fait conduire à mon tour,
j'ai demandé à vous parler, et me voilà.
--Oh! quant à ce qui est d'être franc et honnête, répondis-je, vous ne
pouviez pas mieux vous adresser.
--Eh bien! c'est tout ce qu'il me faut, répondit l'inconnue en me tendant
la main; une jolie petite main, ma foi! que j'avais même grande envie de la
prendre et de la baiser; c'est chose convenue.
--Vous avez ma parole.
--Vous n'oublierez pas le mot d'ordre?
--Sicile et Malte.
--C'est bien: à une heure, à la pointe Saint-Jean.
--A une heure.
L'inconnue redescendit dans le bateau et regagna la terre; à dix heures
nous levâmes l'ancre. La pointe Saint-Jean est une espèce de cap qui
s'avance dans la mer vers la partie méridionale de Malte, à une lieue et
demie de la ville, ce qui, par mer, faisait une distance de cinq ou six
milles à peu près. Mais comme le vent était mauvais, il fallait franchir
cette distance à la rame; comme vous comprenez, il n'y avait pas de temps à
perdre.
A minuit et demi, nous étions à un demi-mille de la porte Saint-Jean. Ne
voulant pas m'approcher davantage, de peur d'être vu, je mis en panne,
et j'envoyai Pietro à terre avec le canot. Je le vis s'enfoncer dans
l'obscurité, se confondre avec la côte et disparaître; un quart d'heure
après il reparut. Le passager était assis à l'arrière du canot, tout
s'était donc bien passé.
J'avais fait préparer la cabine de mon mieux: j'y avais fait transporter
mon propre matelas; d'ailleurs, comme avec le vent qui soufflait nous
devions être le lendemain à Messine, je pensais que, si difficile que fût
notre hôte, une nuit est bientôt passée. Puis, il y a des circonstances où
les gens les plus délicats passent volontiers sur certaines choses, et,
il faut le dire, notre passager me paraissait être dans une de ces
circonstances-là.
Ces réflexions firent que, par délicatesse, et pour ne point paraître trop
curieux, je descendis dans l'entrepont, tandis qu'il montait à bord. De son
côté, le passager alla droit à la cabine sans regarder personne et sans
dire une seule parole; seulement il laissa deux onces [Note: L'once est une
monnaie sicilienne qui vaut 12 F.] dans la main que Pietro lui tendit pour
l'aider à monter l'escalier. Au bout de cinq minutes, quand le canot fut
amarré, Pietro vint me rejoindre.
--Tenez, capitaine, me dit-il, voici deux onces à ajouter à la masse.
--Ils n'ont, voyez-vous, interrompit le capitaine, qu'une bourse pour eux
tous; seulement je suis le caissier: à la fin du voyage je fais les comptes
de chacun et tout est dit.
--Eh bien! demandai-je à Pietro, comment cela s'est-il passé?
--Mais à merveille, répondit-il; il était là qui attendait avec la femme
voilée qui était venue à bord, et il paraît même qu'il était impatient de
me voir; car, à peine m'eut-il aperçu, qu'il embrassa l'autre, et qu'il
vint au-devant de moi, ayant de l'eau jusqu'aux genoux; alors nous avons
échangé le mot d'ordre, et il est monté à bord. Tant que la femme a pu
le voir, elle est restée sur la côte à nous regarder et à nous faire des
signes avec son mouchoir. Puis, quand nous avons été trop loin, nous avons
entendu une voix qui nous criait bon voyage; c'était encore elle, la pauvre
femme!
--Et as-tu vu notre passager?
--Non, il s'est caché la figure dans son manteau, seulement, à sa voix et
à sa tournure, ça m'a l'air d'un jeune homme, l'amant de l'autre
probablement.
--C'est bien: va dire aux camarades de déployer la voile, et à Nunzio de
gouverner sur Messine.
Pietro remonta sur le pont, transmit l'ordre que j'avais donné, et dix
minutes après nous marchions que c'était plaisir. Je ne tardai pas à le
suivre sur le pont: je ne sais pourquoi je ne pouvais dormir. D'ailleurs,
le temps était si beau, il ventait un si bon vent, il faisait un si
magnifique clair de lune, que c'était péché que de s'enfermer dans un
entrepont avec une pareille nuit.
Je trouvai le pont solitaire; tous les camarades étaient rentrés dans leur
écoutille et dormaient à qui mieux mieux; il n'y avait que Nunzio qui
veillait comme d'habitude; mais, attendu qu'il était caché derrière la
cabine, on ne le voyait pas, si bien qu'on aurait cru que le bâtiment
marchait tout seul.
Il était deux heures et demie du matin à peu près, nous avions déjà laissé
Malte bien loin derrière nous, et je me promenais de long en large sur le
pont, pensant à ma petite femme et aux amis que nous allions retrouver,
quand tout à coup je vis s'ouvrir la cabine et paraître le passager. Son
premier coup d'oeil fut pour s'assurer de l'endroit où nous étions. Il vit
Malte, qui ne paraissait plus que comme un point noir, et il me sembla qu'à
cette vue il respirait plus librement. Cela me rappela les précautions
qu'il avait prises en montant à bord; et craignant de le contrarier en
restant sur le pont, je m'acheminai vers l'écoutille de l'avant pour
pénétrer dans l'entrepont, lorsque, faisant deux ou trois pas de mon côté:
--Capitaine, me dit-il.
Je tressaillis: il me sembla que j'avais déjà entendu cette voix quelque
part comme dans un rêve. Je me retournai vivement.
--Capitaine, reprit-il en continuant de s'avancer vers moi, pensez-vous, si
ce vent-là continue, que nous soyons demain soir à Messine?
Et à mesure qu'il s'approchait, je croyais reconnaître son visage, comme
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