🕥 36-minute read
Le Speronare - 02
Total number of words is 4689
Total number of unique words is 1659
36.9 of words are in the 2000 most common words
49.6 of words are in the 5000 most common words
55.7 of words are in the 8000 most common words
directement, ou plutôt dont elle n'était que la conséquence: c'était celui
de harponneur. Dans les beaux temps, Giovanni attachait à la poupe du
bâtiment une ficelle de quatre ou cinq pieds de longueur, à l'extrémité de
laquelle pendait un os de poulet ou une croûte de pain. Cette ficelle ne
flottait pas dix minutes dans le sillage qu'elle ne fût escortée de sept ou
huit poissons de toute forme et de toute couleur, pour la plupart inconnus
à nos ports, et parmi lesquels nous reconnaissions presque toujours la
dorade à ses écailles d'or, et le loup de mer à sa voracité. Alors Giovanni
prenait son harpon, toujours couché à bâbord ou à tribord près des avirons,
et nous appelait. Nous passions alors avec lui sur l'arrière et, selon
notre appétit ou notre curiosité, nous choisissions parmi les cétacés qui
nous suivaient celui qui se trouvait le plus à notre convenance. Le choix
fait, Giovanni levait son harpon, visait un instant l'animal désigné, puis
le fer s'enfonçait en sifflant dans la mer; le manche disparaissait à son
tour, mais pour remonter au bout d'une seconde à la surface de l'eau:
Giovanni le ramenait alors à lui à l'aide d'une corde attachée à son bras;
puis, à l'extrémité opposée, nous voyions reparaître dix fois sur douze le
malheureux poisson percé de part en part; alors la tâche du pêcheur était
faite, et l'office du cuisinier commençait. Comme sans être réellement
malades nous étions cependant constamment indisposés du mal de mer, ce
n'était pas chose facile que d'éveiller notre appétit. La discussion
s'établissait donc aussitôt sur le mode de cuisson et d'assaisonnement
le plus propre à l'exciter. Jamais turbot ne souleva parmi les graves
sénateurs romains de dissertations plus savantes et plus approfondies que
celles auxquelles nous nous livrions, Jadin et moi. Comme pour plus de
facilité nous discutions dans notre langue, l'équipage attendait, immobile
et muet, que la décision fût prise. Giovanni seul, devinant à l'expression
de nos yeux le sens de nos paroles, émettait de temps en temps une opinion,
qui, nous annonçant quelque préparation inconnue, l'emportait ordinairement
sur les nôtres. La sauce arrêtée, il saisissait le manche du gril ou la
queue de la poêle; Pietro grattait le poisson et allumait le feu dans
l'entrepont; Milord, qui n'avait aucun mal de mer et qui comprenait
qu'il allait lui revenir force arêtes, remuait la queue et se plaignait
amoureusement. Le poisson cuisait, et bientôt Giovanni nous le servait sur
la longue planche qui nous servait de table, car nous étions si à l'étroit
sur notre petit bâtiment que la place manquait pour une table réelle. Sa
mine appétissante nous donnait les plus grandes espérances; puis, à la
troisième ou quatrième bouchée, le mal de mer réclamait obstinément ses
droits, et l'équipage héritait du poisson, qui passait immédiatement de
l'arrière à l'avant, suivi de Milord qui ne le perdait pas de vue depuis
le moment où il était entré dans la poêle ou s'était couché sur le gril,
jusqu'à celui où le mousse en avalait le dernier morceau.
Venait ensuite Filippo. Celui-là était grave comme un quaker, sérieux comme
un docteur, et silencieux comme un fakir. Nous ne le vîmes rire que deux
fois dans tout le courant du voyage, la première lorsque notre ami Cama
tomba à la mer dans le golfe d'Agrigente; la seconde fois lorsque le feu
prit au dos du capitaine, qui, d'après mes conseils et pour la guérison
d'un rhumatisme, se faisait frotter les reins avec de l'eau-de-vie
camphrée. Quant à ses paroles, je ne sais pas si nous eûmes une seule fois
l'occasion d'en connaître le son ou la couleur. Sa bonne ou sa mauvaise
disposition d'esprit se manifestait par un sifflottement triste ou gai,
dont il accompagnait ses camarades chantant, sans jamais chanter avec
eux. Je crus longtemps qu'il était muet, et ne lui adressai pas la parole
pendant près d'un mois, de peur de lui faire une nouvelle peine en lui
rappelant son infirmité. C'était du reste le plus fort plongeur que j'eusse
jamais vu. Quelquefois, nous nous amusions à lui jeter du haut du pont une
pièce de monnaie: en un tour de main il se déshabillait, pendant que la
pièce s'enfonçait, s'élançait après elle au moment où elle était prête de
disparaître, s'enfonçait avec elle dans les profondeurs de la mer, où nous
finissions par le perdre de vue malgré la transparence de l'eau; puis,
quarante, cinquante secondes, une minute après, montre à la main, nous le
voyions reparaître, remontant parfaitement calme et sans effort apparent,
comme s'il habitait son élément natal et qu'il vînt de faire la chose la
plus naturelle. Il va sans dire qu'il rapportait la pièce de monnaie et que
la pièce de monnaie était pour lui.
Antonio était le ménétrier de l'équipage. Il chantait la tarentelle avec
une perfection et un entrain qui ne manquaient jamais leur effet. Parfois
nous étions assis, les uns sur le tillac, les autres dans l'entrepont; la
conversation languissait, et nous gardions le silence: tout à coup Antonio
commençait cet air électrique qui est pour le Napolitain et le Sicilien ce
que le ranz des vaches est pour le Suisse. Filippo avançait gravement
hors de l'écoutille la moitié de son corps et accompagnait le virtuose en
sifflant. Alors Pietro commençait à battre la mesure en balançant sa tête
à droite ou à gauche, et en faisant claquer ses pouces comme des
castagnettes. Mais à la cinquième ou sixième mesure l'air magique opérait;
une agitation visible s'emparait de Pietro, tout son corps se mettait en
mouvement comme avaient fait d'abord ses mains; il se soulevait sur un
genou, puis sur les deux, puis se redressait tout à fait. Alors, et pendant
quelques instants encore, il se balançait de droite à gauche, mais sans
quitter la terre; ensuite, comme si le plancher du bâtiment se fût échauffé
graduellement, il levait un pied, puis l'autre; et enfin, jetant un de
ces petits cris que nous avons indiqués comme l'expression de sa joie, il
commençait la fameuse danse nationale par un mouvement lent et uniforme
d'abord, mais qui, s'accélérant toujours, pressé par la musique, se
terminait par une espèce de gigue effrénée. La tarentelle ne prenait
fin que lorsque le danseur épuisé tombait sans force, après un dernier
entrechat dans lequel se résumait toute la scène chorégraphique.
Enfin venaient Sieni, dont je n'ai gardé aucun souvenir, et Gaëtano, que
nous vîmes à peine, retenu qu'il fut à terre, pendant tout notre voyage,
par une ophthalmie qui se déclara le lendemain de notre arrivée dans le
détroit de Messine. Je ne parle pas du mousse; il était tout naturellement
ce qu'est partout cette estimable classe de la société, le souffre-douleur
de tout l'équipage. La seule différence qu'il y eût entre lui et les autres
individus de son espèce, c'est que, vu le bon naturel de ses compagnons, il
était de moitié moins battu que s'il se fût trouvé sur un bâtiment génois
ou breton.
Et maintenant nos lecteurs connaissent l'équipage de la _Santa Maria di Pie
di Gratta_ aussi bien que nous-même.
Comme nous l'avons dit, tout l'équipage nous attendait sur le pont, et,
amené sur son ancre, était prêt à partir. Je fis un dernier tour dans
l'entrepont et dans la cabine pour m'assurer qu'on avait embarqué toutes
nos provisions et tous nos effets. Dans l'entrepont, je trouvai Cama
joyeusement établi entre les poulets et les canards destinés à notre table,
et mettant en ordre sa batterie de cuisine. Dans la cabine, je trouvai nos
lits tout couverts, et Milord déjà installé sur celui de son maître. Tout
était donc à sa place et à son poste. Le capitaine alors s'approcha de moi
et me demanda mes ordres; je lui dis d'attendre cinq minutes.
Ces cinq minutes devaient être consacrées à donner de mes nouvelles à
monsieur le comte de Ludorf. Je pris dans mon album une feuille de mon plus
beau papier, et je lui écrivis la lettre suivante:
«Monsieur le comte,
Je suis désolé que Votre Excellence n'ait pas jugé à propos de me charger
de ses commissions pour Naples; je m'en serais acquitté avec une fidélité
qui lui eût été une certitude de la reconnaissance que j'ai gardée de ses
bons procédés envers moi.
Veuillez agréer, monsieur le comte, l'hommage des sentiments bien vifs
que je vous ai voués, et dont un jour ou l'autre j'espère vous donner une
preuve.
[Note: Cette preuve s'est fait attendre jusqu'en 1841, époque où j'ai publié
la première édition de ce livre; mais, comme on le voit, j'ai rattrapé le
temps perdu, et j'espère que M. le comte de Ludorf, qui a pu m'accuser
d'oubli, reviendra de son erreur sur mon compte, si par hasard ces lignes
ont l'honneur de passer sous ses yeux.]
ALEX. DUMAS
Naples, ce 23 août 1835.»
Pendant que j'écrivais, l'ancre avait été levée, et les rameurs s'étaient
mis à babord et à tribord, leurs avirons à la main, et se tenant prêts à
partir. Je demandai au capitaine un homme sûr pour remettre ma lettre à la
poste; il me désigna un des spectateurs que notre départ avait attirés,
et qui était de sa connaissance. Je lui fis passer, par l'entremise
d'une longue perche, ma lettre accompagnée de deux carlini, et j'eus la
satisfaction de voir aussitôt mon commissionnaire s'éloigner à toutes
jambes dans la direction de la poste.
Lorsqu'il eut disparu, je donnai le signal du départ. Les huit rames que
nos hommes tenaient en l'air retombèrent ensemble et battirent l'eau à la
fois. Dix minutes après, nous étions hors du port, et un quart d'heure plus
tard, nous ouvrions toutes nos petites voiles à un excellent vent de terre
qui promettait de nous mettre rapidement hors de la portée de tous les
agents napolitains que monsieur le comte de Ludorf pourrait lancer à nos
trousses.
Ce bon vent nous accompagna pendant quinze ou vingt milles à peu près;
mais, à la hauteur de Sorrente, il mollit, et bientôt tomba tout à fait,
de sorte que nous fûmes obligés de marcher de nouveau à la rame. Cela nous
donna le temps de nous apercevoir que la brise de mer nous avait ouvert
l'appétit. En conséquence, parfaitement disposés à apprécier les
qualités du protégé de monsieur Martin Zir, nous prîmes notre plus belle
basse-taille, et nous appelâmes Cama. Personne ne répondit. Inquiets de ce
silence, nous envoyâmes Pietro et Giovanni à sa recherche, et cinq minutes
après, nous le vîmes apparaître à l'orifice de l'écoutille, pâle comme un
spectre, et soutenu sous chaque bras par ceux que nous avions envoyés à sa
recherche, et qui l'avaient trouvé étendu sans mouvement entre ses canards
et ses poules. Il était évidemment impossible au pauvre diable de se rendre
à nos ordres. A peine s'il pouvait se soutenir sur ses jambes, et il
tournait les yeux d'une façon lamentable. Pensant que le grand air lui
ferait du bien, nous fîmes aussitôt apporter un matelas sur le pont, et on
le coucha au pied du mât; c'était très bien pour lui; mais pour nous, cela
ne nous avançait pas à grand-chose. Nous nous regardions, Jadin et moi,
d'un air assez déconcerté, lorsque Giovanni vint se mettre à nos
ordres, s'efforçant de remplacer, pour le moment du moins, notre pauvre
_appassionato_.
On juge si nous acceptâmes la proposition. Le capitaine, qui n'était pas
fier, reprit aussitôt la rame que Giovanni venait d'abandonner. Cinq
minutes ne s'étaient pas écoulées, que nous entendîmes les gémissements
d'une poule que l'on égorgeait; bientôt nous vîmes la fumée s'échapper par
l'écoutille; puis nous entendîmes l'huile qui criait sur le feu. Un quart
d'heure après, nous tirions chacun notre part d'un poulet à la provençale,
auquel il manquait peut-être bien quelque chose selon la _Cuisinière
bourgeoise_, mais que, grâce à ce susdit appétit qui s'était toujours
maintenu en progrès, nous trouvâmes excellent. Dès lors nous fûmes rassurés
sur notre avenir; Dieu nous rendait d'une main ce qu'il nous ôtait de
l'autre.
Vers les deux heures, nous nous trouvâmes à la hauteur de l'île de Caprée.
Comme en perdant notre temps nous ne perdions pas grand-chose, attendu que,
malgré le travail incessant de nos rameurs, nous ne faisions guère plus
d'une demi-lieue à l'heure, je proposai à Jadin de descendre à terre pour
visiter l'île de Tibère, et de monter jusqu'aux ruines de son palais, que
nous apercevions au tiers à peu près de la hauteur du mont Solaro. Jadin
accepta de tout coeur, pensant qu'il y aurait quelque beau point de vue à
croquer. Nous fîmes part aussitôt de nos intentions au capitaine qui mit le
cap sur l'île et, une heure après, nous entrions dans le port.
CAPRÉE
Il y a peu de points dans le monde qui offrent autant de souvenirs
historiques que Caprée. Ce n'était qu'une île comme toutes les îles, plus
riante peut-être, voilà tout, lorsqu'un jour Auguste résolut d'y faire un
voyage. Au moment où il y abordait, un vieux chêne dont la sève semblait à
tout jamais tarie releva ses branches desséchées et déjà penchées vers
la terre, et dans la même journée l'arbre se couvrit de bourgeons et de
feuilles. Auguste était l'homme aux présages; il fut si fort enchanté de
celui-ci, qu'il proposa aux Napolitains de leur abandonner l'île d'Oenarie
s'ils voulaient lui céder celle de Caprée. L'échange fut fait à cette
condition. Auguste fit de Caprée un lieu de délices, y demeura quatre ans,
et lorsqu'il mourut, légua l'île à Tibère.
Tibère s'y retira à son tour, comme se retire dans son antre un vieux tigre
qui se sent mourir. Là seulement, entouré de vaisseaux qui nuit et jour le
gardaient, il se crut à l'abri du poignard et du poison. Sur ces roches où
il n'y a plus aujourd'hui que des ruines, s'élevaient alors douze villas
impériales, portant les noms des douze grandes divinités de l'Olympe; dans
ces villas, dont chacune servait durant un mois de l'année de forteresse à
l'empereur, et qui étaient soutenues par des colonnes de marbre dont les
chapiteaux dorés soutenaient des frises d'agate, il y avait des bassins
de porphyre où étincelaient les poissons argentés du Gange, des pavés de
mosaïque dont les dessins étaient formés d'opale, d'émeraudes et de rubis;
des bains secrets et profonds, où des peintures lascives éveillaient des
désirs terribles en retraçant des voluptés inouïes. Autour de ces villas,
aux flancs de ces montagnes nues aujourd'hui, s'élevaient alors deux forêts
de cèdres et des bosquets d'orangers où se cachaient de beaux adolescents
et de belles jeunes filles, qui, déguisés en faunes et en dryades, en
satyres et en bacchantes, chantaient des hymnes à Vénus, tandis que
d'invisibles instruments accompagnaient leurs voix amoureuses; et quand le
soir était venu, quand une de ces nuits transparentes et étoilées comme
l'Orient seul en sait faire pour l'amour, s'était abaissée sur la mer
endormie; quand une brise embaumée, soufflant de Sorrente ou de Pompeïa,
venait se mêler aux parfums que des enfants, vêtus en amours, brûlaient
incessamment sur des trépieds d'or; quand des cris voluptueux, des
harmonies mystérieuses, des soupirs étouffés, frémissaient vagues et confus
comme si l'île amoureuse tressaillait de plaisir entre les bras d'un dieu
marin, un phare immense s'allumait, qui semblait un soleil nocturne.
Bientôt, à sa lueur, on voyait sortir de quelque grotte et marcher le long
de la grève, entre son astrologue Thrasylle et son médecin Chariclès, un
vieillard vêtu de pourpre, au cou raide et penché, au visage silencieux
et morne, secouant de temps en temps une forêt de cheveux argentés qui
retombaient sur ses larges épaules, ondulant comme la crinière d'un lion.
Le vieillard laissait tomber de ses lèvres quelques mots rares et tardifs,
tandis que sa main aux gestes efféminés caressait la tête d'un serpent
privé qui dormait sur sa poitrine. Ces mots, c'étaient quelques vers grecs
qu'il venait de composer, quelques ordres pour des débauches secrètes
dans la villa de Jupiter ou de Gérés, quelque sentence de mort qui, le
lendemain, allait, sur les ailes d'une galère latine, aborder à Ostie et
épouvanter Rome: car ce vieillard, c'était le divin Tibère, le troisième
César, l'empereur aux grands yeux fauves, qui, pareils à ceux du chat, du
loup et de la hyène, voyaient clair dans l'obscurité.
Aujourd'hui, de toutes ces magnificences, il ne reste plus que des ruines;
mais, plus vivace que la pierre et le marbre, la mémoire du vieil empereur
est demeurée tout entière. On dirait, tant son nom est encore dans toutes
les bouches, que c'est d'hier qu'il s'est couché dans la tombe parricide
que lui avait préparée Caligula, et où le poussa Macron. On dirait qu'à
défaut de son corps, on tremble encore devant son ombre, et les habitants
de Capri et d'Anacapri, les deux cités de l'île, montrent encore les restes
de son palais avec la même terreur qu'ils montreraient un volcan éteint,
mais qui, à chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, peut se ranimer
plus mortel et plus dévorant que jamais.
Ces deux cités sont situées, Capri, en amphithéâtre en face du port, et
Anacapri au haut du mont Solara. Un escalier de cinq ou six cents marches,
rude et creusé dans le roc, conduit de la première à la seconde de ces deux
villes; mais la fatigue de cette rapide ascension est largement rachetée,
il faut le dire, par le panorama splendide que l'oeil embrasse une fois
arrivé au sommet de la montagne. En effet, le voyageur, en faisant face à
Naples, a d'abord à sa droite Paestum, cette fille voluptueuse de la Grèce,
dont les rosés, qui fleurissaient deux fois l'an dans un air mortel à la
virginité, allaient se faner au front d'Horace et s'effeuiller sur la table
de Mécène; puis Sorrente, où le vent qui passe emporte avec lui la fleur
des orangers qu'il disperse au loin sur la mer, puis Pompeia, endormie dans
sa cendre, et qu'on réveille comme une vieille ruine d'Egypte, avec ses
peintures ardentes, ses urnes lacrymales et ses bandelettes mortuaires;
enfin Herculanum, qui surprise un jour par la lave, cria, se tordit et
mourut comme Laocoon étouffé aux noeuds de ses serpents. Alors commence
Naples, car Torre di Greco, Resina et Portici ne sont, à vrai dire, que des
faubourgs; Naples, la ville paresseuse, couchée sur son amphithéâtre de
montagnes, et allongeant ses petits pieds jusqu'aux flots tièdes et lascifs
de son golfe; Naples, dont Rome, la reine du monde, avait fait sa maison de
plaisance, tant alors comme aujourd'hui la nature avait versé autour d'elle
tous ses enchantements. Puis, après Naples, l'oeil découvre Pouzzoles
et son temple de Sérapis à moitié caché dans l'eau; Cumes et son antre
sibyllin, où descendit le pieux Énée; puis le golfe où Caligula jeta, pour
surpasser Xerxès, un pont d'une lieue, dont on aperçoit encore les ruines;
puis Bauli, d'où partit la galère impériale préparée par Néron et qui
devait s'ouvrir sous les pieds d'Agrippine; puis Baïa, si mortelle aux
chastes amants; puis enfin Misène, où est enterré le clairon d'Énée, et
d'où Pline l'ancien alla mourir, étouffé dans sa litière par les cendres de
Stabia.
Figurez-vous le tableau que nous venons de décrire éclairé par ce phare
immense qu'on appelle le Vésuve, et dites-moi s'il y a dans le monde entier
quelque chose qui puisse se comparer à un pareil spectacle.
Au milieu de ces souvenirs antiques surgit sous les pieds un souvenir tout
moderne. C'est un épisode de cette épopée gigantesque qui commença en 1789
et qui finit en 1815. Depuis deux ans déjà les Français étaient maîtres du
royaume de Naples, depuis quinze jours Murat en était roi, et cependant
Caprée appartenait encore aux Anglais. Deux fois son prédécesseur Joseph en
avait tenté la conquête, et deux fois la tempête, cette éternelle alliée de
l'Angleterre, avait dispersé ses vaisseaux.
C'était une vue terrible pour Murat que celle de cette île qui lui fermait
sa rade comme avec une chaîne de fer; aussi le matin, lorsque le soleil se
levait derrière Sorrente, c'était cette île qui attirait tout d'abord ses
yeux; et le soir, lorsque le soleil se couchait derrière Procida, c'était
encore cette île qui fixait son dernier regard.
A chaque heure de la journée, Murât interrogeait ceux qui l'entouraient
à l'endroit de cette île, et il apprenait sur les précautions prises par
Hudson Lowe, son commandant, des choses presque fabuleuses. En effet,
Hudson Lowe ne s'était point fié à cette ceinture inabordable de rochers à
pic qui l'entoure, et qui suffisait à Tibère; quatre forts nouveaux avaient
été ajoutés par lui aux forts qui existaient déjà; il avait fait effacer
par la pioche et rompre par la mine les sentiers qui serpentaient autour
des précipices, et où les chevriers eux-mêmes n'osaient passer que
pieds nus; enfin il accordait une prime d'une guinée à chaque homme qui
parvenait, malgré la surveillance des sentinelles, à s'introduire dans
l'île par quelque voie qui n'eût point été ouverte encore à d'autres qu'à
lui.
Quant aux forces matérielles de l'île, Hudson Lowe avait à sa disposition
deux mille soldats et quarante bouches à feu, qui, en s'enflammant,
allaient porter l'alarme dans l'île de Ponza, où les Anglais avaient à
l'ancre cinq frégates toujours prêtes à courir où le canon les appelait.
De pareilles difficultés eussent rebuté tout autre que Murat, mais Murat
était l'homme des choses impossibles. Murat avait juré qu'il prendrait
Caprée, et quoiqu'il n'eût fait ce serment que depuis trois jours, il
croyait déjà avoir manqué à sa parole, lorsque le général Lamarque arriva.
Lamarque venait de prendre Gaëte et Maratea, Lamarque venait de livrer onze
combats et de soumettre trois provinces, Lamarque était bien l'homme
qu'il fallait à Murat; aussi, sans lui rien dire, Murat le conduisit à la
fenêtre, lui remit une lunette entre les mains et lui montra l'île.
Lamarque regarda un instant, vit le drapeau anglais qui flottait sur les
forts de San-Salvador et de Saint-Michel, renfonça avec la paume de sa main
les quatre tubes de la lunette les uns dans les autres et dit: Oui, je
comprends; il faudrait la prendre.
--Eh bien? reprit Murat.
--Eh bien! répondit Lamarque, on la prendra. Voilà tout.
--Et quand cela? demanda Murat.
--Demain, si Votre Majesté le veut.
--A la bonne heure, dit le roi, voilà une de ces réponses comme je les
aime. Et combien d'hommes veux-tu?
--Combien sont-ils? demanda Lamarque.
--Deux mille, à peu près.
--Eh bien! Que Votre Majesté me donne quinze ou dix-huit cents hommes;
qu'elle me permette de les choisir parmi ceux que je lui amène: ils me
connaissent; je les connais. Nous nous ferons tous tuer jusqu'au dernier,
ou nous prendrons l'île.
Murat, pour toute réponse, tendit la main à Lamarque. C'était ce qu'il
aurait dit étant général; c'était ce qu'il était prêt à faire étant roi.
Puis tous deux se séparèrent, Lamarque pour choisir ses hommes, Murat pour
réunir les embarcations.
Dès le lendemain tout était prêt, soldats et vaisseaux. Dans la soirée,
l'expédition sortit de la rade. Quelques précautions qu'on eût prises pour
garder le secret, le secret s'était répandu: toute la ville était sur le
port, saluant de la voix cette petite flotte, qui partait gaiement et
pleine d'insoucieuse confiance pour une chose que l'on regardait comme
impossible.
Bientôt le vent, favorable d'abord, commença de faiblir: la petite flotte
n'avait pas fait dix milles qu'il tomba tout à fait. On marcha à la rame;
mais la rame est lente, et le jour parut que l'on était encore à deux
lieues de Caprée. Alors, comme s'il avait fallu lutter contre toutes les
impossibilités, vint la tempête. Les flots se brisèrent avec tant de
violence contre les rochers à pic qui entourent l'île, qu'il n'y eut pas
moyen pendant toute la matinée, de s'en approcher. A deux heures la mer se
calma. A trois heures les premiers coups de canon furent échangés entre les
bombardes napolitaines et les batteries du port; les cris de quatre cent
mille âmes, répandues depuis Margellina jusqu'à Portici, leur répondirent.
En effet, c'était un merveilleux spectacle que le nouveau roi donnait à sa
nouvelle capitale: lui-même, avec une longue-vue, se tenait sur la terrasse
du palais. Des embarcations on voyait toute cette foule étagée aux
différents gradins de l'immense cirque dont la mer était l'arène. César,
Auguste, Néron n'avaient donné à leurs sujets que des chasses, des luttes
de gladiateurs ou des naumachies; Murat donnait aux siens une véritable
bataille.
La mer était redevenue tranquille comme un lac. Lamarque laissa ses
bombardes et ses chaloupes canonnières aux prises avec les batteries du
fort, et avec ses embarcations de soldats il longea l'île: partout des
rochers à pic baignaient dans l'eau leurs murailles gigantesques;
nulle part un point où aborder. La flottille fit le tour de l'île sans
reconnaître un endroit où mettre le pied. Un corps de douze cents Anglais,
suivant des yeux tous ses mouvements, faisait le tour en même temps
qu'elle.
Un moment on crut que tout était fini et qu'il faudrait retourner à Naples
sans rien entreprendre. Les soldats offraient d'attaquer le fort; mais
Lamarque secoua la tête: c'était une tentative insensée. En conséquence, il
donna l'ordre de faire une seconde fois le tour de l'île, pour voir si l'on
ne trouverait pas quelque point abordable, et qui eût échappé au premier
regard.
Il y avait dans un rentrant, au pied du fort Sainte-Barbe, un endroit où le
rempart granitique n'avait que quarante à quarante-cinq pieds d'élévation.
Au-dessus de cette muraille, lisse comme un marbre poli, s'étendait un
talus si rapide, qu'à la première vue, on n'eût certes pas cru que des
hommes pussent l'escalader. Au-dessus de ce talus, à cinq cents pieds du
roc, était une espèce de ravin, et douze cents pieds plus haut encore,
le fort Sainte-Barbe, dont les batteries battaient le talus en passant
par-dessus le ravin dans lequel les boulets ne pouvaient plonger.
Lamarque s'arrêta en face du rentrant, appela à lui l'adjudant général
Thomas et le chef d'escadron Livron. Tous trois tinrent conseil un instant;
puis ils demandèrent les échelles.
On dressa la première échelle contre le rocher: elle atteignait à peine
au tiers de sa hauteur; on ajouta une seconde échelle à la première, on
l'assura avec des cordes, et on les dressa de nouveau toutes deux: il s'en
fallait de douze ou quinze pieds, quoique réunies, qu'elles atteignissent
le talus; on en ajouta une troisième; on l'assujettit aux deux autres avec
la même précaution qu'on avait prise pour la seconde, puis on mesura de
nouveau la hauteur: cette fois les derniers échelons touchaient à la crête
de la muraille. Les Anglais regardaient faire tous ces préparatifs d'un air
de stupéfaction qui indiquait clairement qu'une pareille tentative leur
semblait insensée. Quant aux soldats, ils échangeaient entre eux un sourire
qui signifiait: «Bon, il va faire chaud tout à l'heure.»
Un soldat mit le pied sur l'échelle.
«Tu es bien pressé!» lui dit le général Lamarque en le tirant en arrière,
et il prit sa place. La flottille tout entière battit des mains. Le
général Lamarque monta le premier, et tous ceux qui étaient dans la même
embarcation le suivirent. Six hommes tenaient le pied de l'échelle, qui
vacillait à chaque flot que la mer venait briser contre le roc. On eût dit
un immense serpent qui dressait ses anneaux onduleux contre la muraille.
Tant que ces étranges escaladeurs n'eurent point atteint le talus, ils se
trouvèrent protégés contre le feu des Anglais par la régularité même de
la muraille qu'ils gravissaient; mais à peine le général Lamarque eut-il
atteint la crête du rocher, que la fusillade et le canon éclatèrent en
même temps: sur les quinze premiers hommes qui abordèrent, dix retombèrent
précipités. A ces quinze hommes, vingt autres succédèrent, suivis de
quarante, suivis de cent. Les Anglais avaient bien fait un mouvement
pour les repousser à la baïonnette, mais le talus que les assaillants
gravissaient était si rapide qu'ils n'osèrent point s'y hasarder. Il en
résulta que le général Lamarque et une centaine d'hommes, au milieu d'une
pluie de mitraille et de balles, gagnèrent le ravin, et là, à l'abri
comme derrière un épaulement, se formèrent en peloton. Alors les Anglais
chargèrent sur eux pour les débusquer; mais ils furent reçus par une
telle fusillade qu'ils se retirèrent en désordre. Pendant ce mouvement,
de harponneur. Dans les beaux temps, Giovanni attachait à la poupe du
bâtiment une ficelle de quatre ou cinq pieds de longueur, à l'extrémité de
laquelle pendait un os de poulet ou une croûte de pain. Cette ficelle ne
flottait pas dix minutes dans le sillage qu'elle ne fût escortée de sept ou
huit poissons de toute forme et de toute couleur, pour la plupart inconnus
à nos ports, et parmi lesquels nous reconnaissions presque toujours la
dorade à ses écailles d'or, et le loup de mer à sa voracité. Alors Giovanni
prenait son harpon, toujours couché à bâbord ou à tribord près des avirons,
et nous appelait. Nous passions alors avec lui sur l'arrière et, selon
notre appétit ou notre curiosité, nous choisissions parmi les cétacés qui
nous suivaient celui qui se trouvait le plus à notre convenance. Le choix
fait, Giovanni levait son harpon, visait un instant l'animal désigné, puis
le fer s'enfonçait en sifflant dans la mer; le manche disparaissait à son
tour, mais pour remonter au bout d'une seconde à la surface de l'eau:
Giovanni le ramenait alors à lui à l'aide d'une corde attachée à son bras;
puis, à l'extrémité opposée, nous voyions reparaître dix fois sur douze le
malheureux poisson percé de part en part; alors la tâche du pêcheur était
faite, et l'office du cuisinier commençait. Comme sans être réellement
malades nous étions cependant constamment indisposés du mal de mer, ce
n'était pas chose facile que d'éveiller notre appétit. La discussion
s'établissait donc aussitôt sur le mode de cuisson et d'assaisonnement
le plus propre à l'exciter. Jamais turbot ne souleva parmi les graves
sénateurs romains de dissertations plus savantes et plus approfondies que
celles auxquelles nous nous livrions, Jadin et moi. Comme pour plus de
facilité nous discutions dans notre langue, l'équipage attendait, immobile
et muet, que la décision fût prise. Giovanni seul, devinant à l'expression
de nos yeux le sens de nos paroles, émettait de temps en temps une opinion,
qui, nous annonçant quelque préparation inconnue, l'emportait ordinairement
sur les nôtres. La sauce arrêtée, il saisissait le manche du gril ou la
queue de la poêle; Pietro grattait le poisson et allumait le feu dans
l'entrepont; Milord, qui n'avait aucun mal de mer et qui comprenait
qu'il allait lui revenir force arêtes, remuait la queue et se plaignait
amoureusement. Le poisson cuisait, et bientôt Giovanni nous le servait sur
la longue planche qui nous servait de table, car nous étions si à l'étroit
sur notre petit bâtiment que la place manquait pour une table réelle. Sa
mine appétissante nous donnait les plus grandes espérances; puis, à la
troisième ou quatrième bouchée, le mal de mer réclamait obstinément ses
droits, et l'équipage héritait du poisson, qui passait immédiatement de
l'arrière à l'avant, suivi de Milord qui ne le perdait pas de vue depuis
le moment où il était entré dans la poêle ou s'était couché sur le gril,
jusqu'à celui où le mousse en avalait le dernier morceau.
Venait ensuite Filippo. Celui-là était grave comme un quaker, sérieux comme
un docteur, et silencieux comme un fakir. Nous ne le vîmes rire que deux
fois dans tout le courant du voyage, la première lorsque notre ami Cama
tomba à la mer dans le golfe d'Agrigente; la seconde fois lorsque le feu
prit au dos du capitaine, qui, d'après mes conseils et pour la guérison
d'un rhumatisme, se faisait frotter les reins avec de l'eau-de-vie
camphrée. Quant à ses paroles, je ne sais pas si nous eûmes une seule fois
l'occasion d'en connaître le son ou la couleur. Sa bonne ou sa mauvaise
disposition d'esprit se manifestait par un sifflottement triste ou gai,
dont il accompagnait ses camarades chantant, sans jamais chanter avec
eux. Je crus longtemps qu'il était muet, et ne lui adressai pas la parole
pendant près d'un mois, de peur de lui faire une nouvelle peine en lui
rappelant son infirmité. C'était du reste le plus fort plongeur que j'eusse
jamais vu. Quelquefois, nous nous amusions à lui jeter du haut du pont une
pièce de monnaie: en un tour de main il se déshabillait, pendant que la
pièce s'enfonçait, s'élançait après elle au moment où elle était prête de
disparaître, s'enfonçait avec elle dans les profondeurs de la mer, où nous
finissions par le perdre de vue malgré la transparence de l'eau; puis,
quarante, cinquante secondes, une minute après, montre à la main, nous le
voyions reparaître, remontant parfaitement calme et sans effort apparent,
comme s'il habitait son élément natal et qu'il vînt de faire la chose la
plus naturelle. Il va sans dire qu'il rapportait la pièce de monnaie et que
la pièce de monnaie était pour lui.
Antonio était le ménétrier de l'équipage. Il chantait la tarentelle avec
une perfection et un entrain qui ne manquaient jamais leur effet. Parfois
nous étions assis, les uns sur le tillac, les autres dans l'entrepont; la
conversation languissait, et nous gardions le silence: tout à coup Antonio
commençait cet air électrique qui est pour le Napolitain et le Sicilien ce
que le ranz des vaches est pour le Suisse. Filippo avançait gravement
hors de l'écoutille la moitié de son corps et accompagnait le virtuose en
sifflant. Alors Pietro commençait à battre la mesure en balançant sa tête
à droite ou à gauche, et en faisant claquer ses pouces comme des
castagnettes. Mais à la cinquième ou sixième mesure l'air magique opérait;
une agitation visible s'emparait de Pietro, tout son corps se mettait en
mouvement comme avaient fait d'abord ses mains; il se soulevait sur un
genou, puis sur les deux, puis se redressait tout à fait. Alors, et pendant
quelques instants encore, il se balançait de droite à gauche, mais sans
quitter la terre; ensuite, comme si le plancher du bâtiment se fût échauffé
graduellement, il levait un pied, puis l'autre; et enfin, jetant un de
ces petits cris que nous avons indiqués comme l'expression de sa joie, il
commençait la fameuse danse nationale par un mouvement lent et uniforme
d'abord, mais qui, s'accélérant toujours, pressé par la musique, se
terminait par une espèce de gigue effrénée. La tarentelle ne prenait
fin que lorsque le danseur épuisé tombait sans force, après un dernier
entrechat dans lequel se résumait toute la scène chorégraphique.
Enfin venaient Sieni, dont je n'ai gardé aucun souvenir, et Gaëtano, que
nous vîmes à peine, retenu qu'il fut à terre, pendant tout notre voyage,
par une ophthalmie qui se déclara le lendemain de notre arrivée dans le
détroit de Messine. Je ne parle pas du mousse; il était tout naturellement
ce qu'est partout cette estimable classe de la société, le souffre-douleur
de tout l'équipage. La seule différence qu'il y eût entre lui et les autres
individus de son espèce, c'est que, vu le bon naturel de ses compagnons, il
était de moitié moins battu que s'il se fût trouvé sur un bâtiment génois
ou breton.
Et maintenant nos lecteurs connaissent l'équipage de la _Santa Maria di Pie
di Gratta_ aussi bien que nous-même.
Comme nous l'avons dit, tout l'équipage nous attendait sur le pont, et,
amené sur son ancre, était prêt à partir. Je fis un dernier tour dans
l'entrepont et dans la cabine pour m'assurer qu'on avait embarqué toutes
nos provisions et tous nos effets. Dans l'entrepont, je trouvai Cama
joyeusement établi entre les poulets et les canards destinés à notre table,
et mettant en ordre sa batterie de cuisine. Dans la cabine, je trouvai nos
lits tout couverts, et Milord déjà installé sur celui de son maître. Tout
était donc à sa place et à son poste. Le capitaine alors s'approcha de moi
et me demanda mes ordres; je lui dis d'attendre cinq minutes.
Ces cinq minutes devaient être consacrées à donner de mes nouvelles à
monsieur le comte de Ludorf. Je pris dans mon album une feuille de mon plus
beau papier, et je lui écrivis la lettre suivante:
«Monsieur le comte,
Je suis désolé que Votre Excellence n'ait pas jugé à propos de me charger
de ses commissions pour Naples; je m'en serais acquitté avec une fidélité
qui lui eût été une certitude de la reconnaissance que j'ai gardée de ses
bons procédés envers moi.
Veuillez agréer, monsieur le comte, l'hommage des sentiments bien vifs
que je vous ai voués, et dont un jour ou l'autre j'espère vous donner une
preuve.
[Note: Cette preuve s'est fait attendre jusqu'en 1841, époque où j'ai publié
la première édition de ce livre; mais, comme on le voit, j'ai rattrapé le
temps perdu, et j'espère que M. le comte de Ludorf, qui a pu m'accuser
d'oubli, reviendra de son erreur sur mon compte, si par hasard ces lignes
ont l'honneur de passer sous ses yeux.]
ALEX. DUMAS
Naples, ce 23 août 1835.»
Pendant que j'écrivais, l'ancre avait été levée, et les rameurs s'étaient
mis à babord et à tribord, leurs avirons à la main, et se tenant prêts à
partir. Je demandai au capitaine un homme sûr pour remettre ma lettre à la
poste; il me désigna un des spectateurs que notre départ avait attirés,
et qui était de sa connaissance. Je lui fis passer, par l'entremise
d'une longue perche, ma lettre accompagnée de deux carlini, et j'eus la
satisfaction de voir aussitôt mon commissionnaire s'éloigner à toutes
jambes dans la direction de la poste.
Lorsqu'il eut disparu, je donnai le signal du départ. Les huit rames que
nos hommes tenaient en l'air retombèrent ensemble et battirent l'eau à la
fois. Dix minutes après, nous étions hors du port, et un quart d'heure plus
tard, nous ouvrions toutes nos petites voiles à un excellent vent de terre
qui promettait de nous mettre rapidement hors de la portée de tous les
agents napolitains que monsieur le comte de Ludorf pourrait lancer à nos
trousses.
Ce bon vent nous accompagna pendant quinze ou vingt milles à peu près;
mais, à la hauteur de Sorrente, il mollit, et bientôt tomba tout à fait,
de sorte que nous fûmes obligés de marcher de nouveau à la rame. Cela nous
donna le temps de nous apercevoir que la brise de mer nous avait ouvert
l'appétit. En conséquence, parfaitement disposés à apprécier les
qualités du protégé de monsieur Martin Zir, nous prîmes notre plus belle
basse-taille, et nous appelâmes Cama. Personne ne répondit. Inquiets de ce
silence, nous envoyâmes Pietro et Giovanni à sa recherche, et cinq minutes
après, nous le vîmes apparaître à l'orifice de l'écoutille, pâle comme un
spectre, et soutenu sous chaque bras par ceux que nous avions envoyés à sa
recherche, et qui l'avaient trouvé étendu sans mouvement entre ses canards
et ses poules. Il était évidemment impossible au pauvre diable de se rendre
à nos ordres. A peine s'il pouvait se soutenir sur ses jambes, et il
tournait les yeux d'une façon lamentable. Pensant que le grand air lui
ferait du bien, nous fîmes aussitôt apporter un matelas sur le pont, et on
le coucha au pied du mât; c'était très bien pour lui; mais pour nous, cela
ne nous avançait pas à grand-chose. Nous nous regardions, Jadin et moi,
d'un air assez déconcerté, lorsque Giovanni vint se mettre à nos
ordres, s'efforçant de remplacer, pour le moment du moins, notre pauvre
_appassionato_.
On juge si nous acceptâmes la proposition. Le capitaine, qui n'était pas
fier, reprit aussitôt la rame que Giovanni venait d'abandonner. Cinq
minutes ne s'étaient pas écoulées, que nous entendîmes les gémissements
d'une poule que l'on égorgeait; bientôt nous vîmes la fumée s'échapper par
l'écoutille; puis nous entendîmes l'huile qui criait sur le feu. Un quart
d'heure après, nous tirions chacun notre part d'un poulet à la provençale,
auquel il manquait peut-être bien quelque chose selon la _Cuisinière
bourgeoise_, mais que, grâce à ce susdit appétit qui s'était toujours
maintenu en progrès, nous trouvâmes excellent. Dès lors nous fûmes rassurés
sur notre avenir; Dieu nous rendait d'une main ce qu'il nous ôtait de
l'autre.
Vers les deux heures, nous nous trouvâmes à la hauteur de l'île de Caprée.
Comme en perdant notre temps nous ne perdions pas grand-chose, attendu que,
malgré le travail incessant de nos rameurs, nous ne faisions guère plus
d'une demi-lieue à l'heure, je proposai à Jadin de descendre à terre pour
visiter l'île de Tibère, et de monter jusqu'aux ruines de son palais, que
nous apercevions au tiers à peu près de la hauteur du mont Solaro. Jadin
accepta de tout coeur, pensant qu'il y aurait quelque beau point de vue à
croquer. Nous fîmes part aussitôt de nos intentions au capitaine qui mit le
cap sur l'île et, une heure après, nous entrions dans le port.
CAPRÉE
Il y a peu de points dans le monde qui offrent autant de souvenirs
historiques que Caprée. Ce n'était qu'une île comme toutes les îles, plus
riante peut-être, voilà tout, lorsqu'un jour Auguste résolut d'y faire un
voyage. Au moment où il y abordait, un vieux chêne dont la sève semblait à
tout jamais tarie releva ses branches desséchées et déjà penchées vers
la terre, et dans la même journée l'arbre se couvrit de bourgeons et de
feuilles. Auguste était l'homme aux présages; il fut si fort enchanté de
celui-ci, qu'il proposa aux Napolitains de leur abandonner l'île d'Oenarie
s'ils voulaient lui céder celle de Caprée. L'échange fut fait à cette
condition. Auguste fit de Caprée un lieu de délices, y demeura quatre ans,
et lorsqu'il mourut, légua l'île à Tibère.
Tibère s'y retira à son tour, comme se retire dans son antre un vieux tigre
qui se sent mourir. Là seulement, entouré de vaisseaux qui nuit et jour le
gardaient, il se crut à l'abri du poignard et du poison. Sur ces roches où
il n'y a plus aujourd'hui que des ruines, s'élevaient alors douze villas
impériales, portant les noms des douze grandes divinités de l'Olympe; dans
ces villas, dont chacune servait durant un mois de l'année de forteresse à
l'empereur, et qui étaient soutenues par des colonnes de marbre dont les
chapiteaux dorés soutenaient des frises d'agate, il y avait des bassins
de porphyre où étincelaient les poissons argentés du Gange, des pavés de
mosaïque dont les dessins étaient formés d'opale, d'émeraudes et de rubis;
des bains secrets et profonds, où des peintures lascives éveillaient des
désirs terribles en retraçant des voluptés inouïes. Autour de ces villas,
aux flancs de ces montagnes nues aujourd'hui, s'élevaient alors deux forêts
de cèdres et des bosquets d'orangers où se cachaient de beaux adolescents
et de belles jeunes filles, qui, déguisés en faunes et en dryades, en
satyres et en bacchantes, chantaient des hymnes à Vénus, tandis que
d'invisibles instruments accompagnaient leurs voix amoureuses; et quand le
soir était venu, quand une de ces nuits transparentes et étoilées comme
l'Orient seul en sait faire pour l'amour, s'était abaissée sur la mer
endormie; quand une brise embaumée, soufflant de Sorrente ou de Pompeïa,
venait se mêler aux parfums que des enfants, vêtus en amours, brûlaient
incessamment sur des trépieds d'or; quand des cris voluptueux, des
harmonies mystérieuses, des soupirs étouffés, frémissaient vagues et confus
comme si l'île amoureuse tressaillait de plaisir entre les bras d'un dieu
marin, un phare immense s'allumait, qui semblait un soleil nocturne.
Bientôt, à sa lueur, on voyait sortir de quelque grotte et marcher le long
de la grève, entre son astrologue Thrasylle et son médecin Chariclès, un
vieillard vêtu de pourpre, au cou raide et penché, au visage silencieux
et morne, secouant de temps en temps une forêt de cheveux argentés qui
retombaient sur ses larges épaules, ondulant comme la crinière d'un lion.
Le vieillard laissait tomber de ses lèvres quelques mots rares et tardifs,
tandis que sa main aux gestes efféminés caressait la tête d'un serpent
privé qui dormait sur sa poitrine. Ces mots, c'étaient quelques vers grecs
qu'il venait de composer, quelques ordres pour des débauches secrètes
dans la villa de Jupiter ou de Gérés, quelque sentence de mort qui, le
lendemain, allait, sur les ailes d'une galère latine, aborder à Ostie et
épouvanter Rome: car ce vieillard, c'était le divin Tibère, le troisième
César, l'empereur aux grands yeux fauves, qui, pareils à ceux du chat, du
loup et de la hyène, voyaient clair dans l'obscurité.
Aujourd'hui, de toutes ces magnificences, il ne reste plus que des ruines;
mais, plus vivace que la pierre et le marbre, la mémoire du vieil empereur
est demeurée tout entière. On dirait, tant son nom est encore dans toutes
les bouches, que c'est d'hier qu'il s'est couché dans la tombe parricide
que lui avait préparée Caligula, et où le poussa Macron. On dirait qu'à
défaut de son corps, on tremble encore devant son ombre, et les habitants
de Capri et d'Anacapri, les deux cités de l'île, montrent encore les restes
de son palais avec la même terreur qu'ils montreraient un volcan éteint,
mais qui, à chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, peut se ranimer
plus mortel et plus dévorant que jamais.
Ces deux cités sont situées, Capri, en amphithéâtre en face du port, et
Anacapri au haut du mont Solara. Un escalier de cinq ou six cents marches,
rude et creusé dans le roc, conduit de la première à la seconde de ces deux
villes; mais la fatigue de cette rapide ascension est largement rachetée,
il faut le dire, par le panorama splendide que l'oeil embrasse une fois
arrivé au sommet de la montagne. En effet, le voyageur, en faisant face à
Naples, a d'abord à sa droite Paestum, cette fille voluptueuse de la Grèce,
dont les rosés, qui fleurissaient deux fois l'an dans un air mortel à la
virginité, allaient se faner au front d'Horace et s'effeuiller sur la table
de Mécène; puis Sorrente, où le vent qui passe emporte avec lui la fleur
des orangers qu'il disperse au loin sur la mer, puis Pompeia, endormie dans
sa cendre, et qu'on réveille comme une vieille ruine d'Egypte, avec ses
peintures ardentes, ses urnes lacrymales et ses bandelettes mortuaires;
enfin Herculanum, qui surprise un jour par la lave, cria, se tordit et
mourut comme Laocoon étouffé aux noeuds de ses serpents. Alors commence
Naples, car Torre di Greco, Resina et Portici ne sont, à vrai dire, que des
faubourgs; Naples, la ville paresseuse, couchée sur son amphithéâtre de
montagnes, et allongeant ses petits pieds jusqu'aux flots tièdes et lascifs
de son golfe; Naples, dont Rome, la reine du monde, avait fait sa maison de
plaisance, tant alors comme aujourd'hui la nature avait versé autour d'elle
tous ses enchantements. Puis, après Naples, l'oeil découvre Pouzzoles
et son temple de Sérapis à moitié caché dans l'eau; Cumes et son antre
sibyllin, où descendit le pieux Énée; puis le golfe où Caligula jeta, pour
surpasser Xerxès, un pont d'une lieue, dont on aperçoit encore les ruines;
puis Bauli, d'où partit la galère impériale préparée par Néron et qui
devait s'ouvrir sous les pieds d'Agrippine; puis Baïa, si mortelle aux
chastes amants; puis enfin Misène, où est enterré le clairon d'Énée, et
d'où Pline l'ancien alla mourir, étouffé dans sa litière par les cendres de
Stabia.
Figurez-vous le tableau que nous venons de décrire éclairé par ce phare
immense qu'on appelle le Vésuve, et dites-moi s'il y a dans le monde entier
quelque chose qui puisse se comparer à un pareil spectacle.
Au milieu de ces souvenirs antiques surgit sous les pieds un souvenir tout
moderne. C'est un épisode de cette épopée gigantesque qui commença en 1789
et qui finit en 1815. Depuis deux ans déjà les Français étaient maîtres du
royaume de Naples, depuis quinze jours Murat en était roi, et cependant
Caprée appartenait encore aux Anglais. Deux fois son prédécesseur Joseph en
avait tenté la conquête, et deux fois la tempête, cette éternelle alliée de
l'Angleterre, avait dispersé ses vaisseaux.
C'était une vue terrible pour Murat que celle de cette île qui lui fermait
sa rade comme avec une chaîne de fer; aussi le matin, lorsque le soleil se
levait derrière Sorrente, c'était cette île qui attirait tout d'abord ses
yeux; et le soir, lorsque le soleil se couchait derrière Procida, c'était
encore cette île qui fixait son dernier regard.
A chaque heure de la journée, Murât interrogeait ceux qui l'entouraient
à l'endroit de cette île, et il apprenait sur les précautions prises par
Hudson Lowe, son commandant, des choses presque fabuleuses. En effet,
Hudson Lowe ne s'était point fié à cette ceinture inabordable de rochers à
pic qui l'entoure, et qui suffisait à Tibère; quatre forts nouveaux avaient
été ajoutés par lui aux forts qui existaient déjà; il avait fait effacer
par la pioche et rompre par la mine les sentiers qui serpentaient autour
des précipices, et où les chevriers eux-mêmes n'osaient passer que
pieds nus; enfin il accordait une prime d'une guinée à chaque homme qui
parvenait, malgré la surveillance des sentinelles, à s'introduire dans
l'île par quelque voie qui n'eût point été ouverte encore à d'autres qu'à
lui.
Quant aux forces matérielles de l'île, Hudson Lowe avait à sa disposition
deux mille soldats et quarante bouches à feu, qui, en s'enflammant,
allaient porter l'alarme dans l'île de Ponza, où les Anglais avaient à
l'ancre cinq frégates toujours prêtes à courir où le canon les appelait.
De pareilles difficultés eussent rebuté tout autre que Murat, mais Murat
était l'homme des choses impossibles. Murat avait juré qu'il prendrait
Caprée, et quoiqu'il n'eût fait ce serment que depuis trois jours, il
croyait déjà avoir manqué à sa parole, lorsque le général Lamarque arriva.
Lamarque venait de prendre Gaëte et Maratea, Lamarque venait de livrer onze
combats et de soumettre trois provinces, Lamarque était bien l'homme
qu'il fallait à Murat; aussi, sans lui rien dire, Murat le conduisit à la
fenêtre, lui remit une lunette entre les mains et lui montra l'île.
Lamarque regarda un instant, vit le drapeau anglais qui flottait sur les
forts de San-Salvador et de Saint-Michel, renfonça avec la paume de sa main
les quatre tubes de la lunette les uns dans les autres et dit: Oui, je
comprends; il faudrait la prendre.
--Eh bien? reprit Murat.
--Eh bien! répondit Lamarque, on la prendra. Voilà tout.
--Et quand cela? demanda Murat.
--Demain, si Votre Majesté le veut.
--A la bonne heure, dit le roi, voilà une de ces réponses comme je les
aime. Et combien d'hommes veux-tu?
--Combien sont-ils? demanda Lamarque.
--Deux mille, à peu près.
--Eh bien! Que Votre Majesté me donne quinze ou dix-huit cents hommes;
qu'elle me permette de les choisir parmi ceux que je lui amène: ils me
connaissent; je les connais. Nous nous ferons tous tuer jusqu'au dernier,
ou nous prendrons l'île.
Murat, pour toute réponse, tendit la main à Lamarque. C'était ce qu'il
aurait dit étant général; c'était ce qu'il était prêt à faire étant roi.
Puis tous deux se séparèrent, Lamarque pour choisir ses hommes, Murat pour
réunir les embarcations.
Dès le lendemain tout était prêt, soldats et vaisseaux. Dans la soirée,
l'expédition sortit de la rade. Quelques précautions qu'on eût prises pour
garder le secret, le secret s'était répandu: toute la ville était sur le
port, saluant de la voix cette petite flotte, qui partait gaiement et
pleine d'insoucieuse confiance pour une chose que l'on regardait comme
impossible.
Bientôt le vent, favorable d'abord, commença de faiblir: la petite flotte
n'avait pas fait dix milles qu'il tomba tout à fait. On marcha à la rame;
mais la rame est lente, et le jour parut que l'on était encore à deux
lieues de Caprée. Alors, comme s'il avait fallu lutter contre toutes les
impossibilités, vint la tempête. Les flots se brisèrent avec tant de
violence contre les rochers à pic qui entourent l'île, qu'il n'y eut pas
moyen pendant toute la matinée, de s'en approcher. A deux heures la mer se
calma. A trois heures les premiers coups de canon furent échangés entre les
bombardes napolitaines et les batteries du port; les cris de quatre cent
mille âmes, répandues depuis Margellina jusqu'à Portici, leur répondirent.
En effet, c'était un merveilleux spectacle que le nouveau roi donnait à sa
nouvelle capitale: lui-même, avec une longue-vue, se tenait sur la terrasse
du palais. Des embarcations on voyait toute cette foule étagée aux
différents gradins de l'immense cirque dont la mer était l'arène. César,
Auguste, Néron n'avaient donné à leurs sujets que des chasses, des luttes
de gladiateurs ou des naumachies; Murat donnait aux siens une véritable
bataille.
La mer était redevenue tranquille comme un lac. Lamarque laissa ses
bombardes et ses chaloupes canonnières aux prises avec les batteries du
fort, et avec ses embarcations de soldats il longea l'île: partout des
rochers à pic baignaient dans l'eau leurs murailles gigantesques;
nulle part un point où aborder. La flottille fit le tour de l'île sans
reconnaître un endroit où mettre le pied. Un corps de douze cents Anglais,
suivant des yeux tous ses mouvements, faisait le tour en même temps
qu'elle.
Un moment on crut que tout était fini et qu'il faudrait retourner à Naples
sans rien entreprendre. Les soldats offraient d'attaquer le fort; mais
Lamarque secoua la tête: c'était une tentative insensée. En conséquence, il
donna l'ordre de faire une seconde fois le tour de l'île, pour voir si l'on
ne trouverait pas quelque point abordable, et qui eût échappé au premier
regard.
Il y avait dans un rentrant, au pied du fort Sainte-Barbe, un endroit où le
rempart granitique n'avait que quarante à quarante-cinq pieds d'élévation.
Au-dessus de cette muraille, lisse comme un marbre poli, s'étendait un
talus si rapide, qu'à la première vue, on n'eût certes pas cru que des
hommes pussent l'escalader. Au-dessus de ce talus, à cinq cents pieds du
roc, était une espèce de ravin, et douze cents pieds plus haut encore,
le fort Sainte-Barbe, dont les batteries battaient le talus en passant
par-dessus le ravin dans lequel les boulets ne pouvaient plonger.
Lamarque s'arrêta en face du rentrant, appela à lui l'adjudant général
Thomas et le chef d'escadron Livron. Tous trois tinrent conseil un instant;
puis ils demandèrent les échelles.
On dressa la première échelle contre le rocher: elle atteignait à peine
au tiers de sa hauteur; on ajouta une seconde échelle à la première, on
l'assura avec des cordes, et on les dressa de nouveau toutes deux: il s'en
fallait de douze ou quinze pieds, quoique réunies, qu'elles atteignissent
le talus; on en ajouta une troisième; on l'assujettit aux deux autres avec
la même précaution qu'on avait prise pour la seconde, puis on mesura de
nouveau la hauteur: cette fois les derniers échelons touchaient à la crête
de la muraille. Les Anglais regardaient faire tous ces préparatifs d'un air
de stupéfaction qui indiquait clairement qu'une pareille tentative leur
semblait insensée. Quant aux soldats, ils échangeaient entre eux un sourire
qui signifiait: «Bon, il va faire chaud tout à l'heure.»
Un soldat mit le pied sur l'échelle.
«Tu es bien pressé!» lui dit le général Lamarque en le tirant en arrière,
et il prit sa place. La flottille tout entière battit des mains. Le
général Lamarque monta le premier, et tous ceux qui étaient dans la même
embarcation le suivirent. Six hommes tenaient le pied de l'échelle, qui
vacillait à chaque flot que la mer venait briser contre le roc. On eût dit
un immense serpent qui dressait ses anneaux onduleux contre la muraille.
Tant que ces étranges escaladeurs n'eurent point atteint le talus, ils se
trouvèrent protégés contre le feu des Anglais par la régularité même de
la muraille qu'ils gravissaient; mais à peine le général Lamarque eut-il
atteint la crête du rocher, que la fusillade et le canon éclatèrent en
même temps: sur les quinze premiers hommes qui abordèrent, dix retombèrent
précipités. A ces quinze hommes, vingt autres succédèrent, suivis de
quarante, suivis de cent. Les Anglais avaient bien fait un mouvement
pour les repousser à la baïonnette, mais le talus que les assaillants
gravissaient était si rapide qu'ils n'osèrent point s'y hasarder. Il en
résulta que le général Lamarque et une centaine d'hommes, au milieu d'une
pluie de mitraille et de balles, gagnèrent le ravin, et là, à l'abri
comme derrière un épaulement, se formèrent en peloton. Alors les Anglais
chargèrent sur eux pour les débusquer; mais ils furent reçus par une
telle fusillade qu'ils se retirèrent en désordre. Pendant ce mouvement,
You have read 1 text from French literature.
Next - Le Speronare - 03
- Parts
- Le Speronare - 01
- Le Speronare - 02
- Le Speronare - 03
- Le Speronare - 04
- Le Speronare - 05
- Le Speronare - 06
- Le Speronare - 07
- Le Speronare - 08
- Le Speronare - 09
- Le Speronare - 10
- Le Speronare - 11
- Le Speronare - 12
- Le Speronare - 13
- Le Speronare - 14
- Le Speronare - 15
- Le Speronare - 16
- Le Speronare - 17
- Le Speronare - 18
- Le Speronare - 19
- Le Speronare - 20
- Le Speronare - 21
- Le Speronare - 22
- Le Speronare - 23
- Le Speronare - 24
- Le Speronare - 25
- Le Speronare - 26
- Le Speronare - 27
- Le Speronare - 28
- Le Speronare - 29
- Le Speronare - 30
- Le Speronare - 31
- Le Speronare - 32
- Le Speronare - 33
- Le Speronare - 34
- Le Speronare - 35
- Le Speronare - 36
- Le Speronare - 37
- Le Speronare - 38