🕥 36-minute read

Le Speronare - 02

Total number of words is 4689
Total number of unique words is 1659
36.9 of words are in the 2000 most common words
49.6 of words are in the 5000 most common words
55.7 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  directement, ou plutôt dont elle n'était que la conséquence: c'était celui
  de harponneur. Dans les beaux temps, Giovanni attachait à la poupe du
  bâtiment une ficelle de quatre ou cinq pieds de longueur, à l'extrémité de
  laquelle pendait un os de poulet ou une croûte de pain. Cette ficelle ne
  flottait pas dix minutes dans le sillage qu'elle ne fût escortée de sept ou
  huit poissons de toute forme et de toute couleur, pour la plupart inconnus
  à nos ports, et parmi lesquels nous reconnaissions presque toujours la
  dorade à ses écailles d'or, et le loup de mer à sa voracité. Alors Giovanni
  prenait son harpon, toujours couché à bâbord ou à tribord près des avirons,
  et nous appelait. Nous passions alors avec lui sur l'arrière et, selon
  notre appétit ou notre curiosité, nous choisissions parmi les cétacés qui
  nous suivaient celui qui se trouvait le plus à notre convenance. Le choix
  fait, Giovanni levait son harpon, visait un instant l'animal désigné, puis
  le fer s'enfonçait en sifflant dans la mer; le manche disparaissait à son
  tour, mais pour remonter au bout d'une seconde à la surface de l'eau:
  Giovanni le ramenait alors à lui à l'aide d'une corde attachée à son bras;
  puis, à l'extrémité opposée, nous voyions reparaître dix fois sur douze le
  malheureux poisson percé de part en part; alors la tâche du pêcheur était
  faite, et l'office du cuisinier commençait. Comme sans être réellement
  malades nous étions cependant constamment indisposés du mal de mer, ce
  n'était pas chose facile que d'éveiller notre appétit. La discussion
  s'établissait donc aussitôt sur le mode de cuisson et d'assaisonnement
  le plus propre à l'exciter. Jamais turbot ne souleva parmi les graves
  sénateurs romains de dissertations plus savantes et plus approfondies que
  celles auxquelles nous nous livrions, Jadin et moi. Comme pour plus de
  facilité nous discutions dans notre langue, l'équipage attendait, immobile
  et muet, que la décision fût prise. Giovanni seul, devinant à l'expression
  de nos yeux le sens de nos paroles, émettait de temps en temps une opinion,
  qui, nous annonçant quelque préparation inconnue, l'emportait ordinairement
  sur les nôtres. La sauce arrêtée, il saisissait le manche du gril ou la
  queue de la poêle; Pietro grattait le poisson et allumait le feu dans
  l'entrepont; Milord, qui n'avait aucun mal de mer et qui comprenait
  qu'il allait lui revenir force arêtes, remuait la queue et se plaignait
  amoureusement. Le poisson cuisait, et bientôt Giovanni nous le servait sur
  la longue planche qui nous servait de table, car nous étions si à l'étroit
  sur notre petit bâtiment que la place manquait pour une table réelle. Sa
  mine appétissante nous donnait les plus grandes espérances; puis, à la
  troisième ou quatrième bouchée, le mal de mer réclamait obstinément ses
  droits, et l'équipage héritait du poisson, qui passait immédiatement de
  l'arrière à l'avant, suivi de Milord qui ne le perdait pas de vue depuis
  le moment où il était entré dans la poêle ou s'était couché sur le gril,
  jusqu'à celui où le mousse en avalait le dernier morceau.
  Venait ensuite Filippo. Celui-là était grave comme un quaker, sérieux comme
  un docteur, et silencieux comme un fakir. Nous ne le vîmes rire que deux
  fois dans tout le courant du voyage, la première lorsque notre ami Cama
  tomba à la mer dans le golfe d'Agrigente; la seconde fois lorsque le feu
  prit au dos du capitaine, qui, d'après mes conseils et pour la guérison
  d'un rhumatisme, se faisait frotter les reins avec de l'eau-de-vie
  camphrée. Quant à ses paroles, je ne sais pas si nous eûmes une seule fois
  l'occasion d'en connaître le son ou la couleur. Sa bonne ou sa mauvaise
  disposition d'esprit se manifestait par un sifflottement triste ou gai,
  dont il accompagnait ses camarades chantant, sans jamais chanter avec
  eux. Je crus longtemps qu'il était muet, et ne lui adressai pas la parole
  pendant près d'un mois, de peur de lui faire une nouvelle peine en lui
  rappelant son infirmité. C'était du reste le plus fort plongeur que j'eusse
  jamais vu. Quelquefois, nous nous amusions à lui jeter du haut du pont une
  pièce de monnaie: en un tour de main il se déshabillait, pendant que la
  pièce s'enfonçait, s'élançait après elle au moment où elle était prête de
  disparaître, s'enfonçait avec elle dans les profondeurs de la mer, où nous
  finissions par le perdre de vue malgré la transparence de l'eau; puis,
  quarante, cinquante secondes, une minute après, montre à la main, nous le
  voyions reparaître, remontant parfaitement calme et sans effort apparent,
  comme s'il habitait son élément natal et qu'il vînt de faire la chose la
  plus naturelle. Il va sans dire qu'il rapportait la pièce de monnaie et que
  la pièce de monnaie était pour lui.
  Antonio était le ménétrier de l'équipage. Il chantait la tarentelle avec
  une perfection et un entrain qui ne manquaient jamais leur effet. Parfois
  nous étions assis, les uns sur le tillac, les autres dans l'entrepont; la
  conversation languissait, et nous gardions le silence: tout à coup Antonio
  commençait cet air électrique qui est pour le Napolitain et le Sicilien ce
  que le ranz des vaches est pour le Suisse. Filippo avançait gravement
  hors de l'écoutille la moitié de son corps et accompagnait le virtuose en
  sifflant. Alors Pietro commençait à battre la mesure en balançant sa tête
  à droite ou à gauche, et en faisant claquer ses pouces comme des
  castagnettes. Mais à la cinquième ou sixième mesure l'air magique opérait;
  une agitation visible s'emparait de Pietro, tout son corps se mettait en
  mouvement comme avaient fait d'abord ses mains; il se soulevait sur un
  genou, puis sur les deux, puis se redressait tout à fait. Alors, et pendant
  quelques instants encore, il se balançait de droite à gauche, mais sans
  quitter la terre; ensuite, comme si le plancher du bâtiment se fût échauffé
  graduellement, il levait un pied, puis l'autre; et enfin, jetant un de
  ces petits cris que nous avons indiqués comme l'expression de sa joie, il
  commençait la fameuse danse nationale par un mouvement lent et uniforme
  d'abord, mais qui, s'accélérant toujours, pressé par la musique, se
  terminait par une espèce de gigue effrénée. La tarentelle ne prenait
  fin que lorsque le danseur épuisé tombait sans force, après un dernier
  entrechat dans lequel se résumait toute la scène chorégraphique.
  Enfin venaient Sieni, dont je n'ai gardé aucun souvenir, et Gaëtano, que
  nous vîmes à peine, retenu qu'il fut à terre, pendant tout notre voyage,
  par une ophthalmie qui se déclara le lendemain de notre arrivée dans le
  détroit de Messine. Je ne parle pas du mousse; il était tout naturellement
  ce qu'est partout cette estimable classe de la société, le souffre-douleur
  de tout l'équipage. La seule différence qu'il y eût entre lui et les autres
  individus de son espèce, c'est que, vu le bon naturel de ses compagnons, il
  était de moitié moins battu que s'il se fût trouvé sur un bâtiment génois
  ou breton.
  Et maintenant nos lecteurs connaissent l'équipage de la _Santa Maria di Pie
  di Gratta_ aussi bien que nous-même.
  Comme nous l'avons dit, tout l'équipage nous attendait sur le pont, et,
  amené sur son ancre, était prêt à partir. Je fis un dernier tour dans
  l'entrepont et dans la cabine pour m'assurer qu'on avait embarqué toutes
  nos provisions et tous nos effets. Dans l'entrepont, je trouvai Cama
  joyeusement établi entre les poulets et les canards destinés à notre table,
  et mettant en ordre sa batterie de cuisine. Dans la cabine, je trouvai nos
  lits tout couverts, et Milord déjà installé sur celui de son maître. Tout
  était donc à sa place et à son poste. Le capitaine alors s'approcha de moi
  et me demanda mes ordres; je lui dis d'attendre cinq minutes.
  Ces cinq minutes devaient être consacrées à donner de mes nouvelles à
  monsieur le comte de Ludorf. Je pris dans mon album une feuille de mon plus
  beau papier, et je lui écrivis la lettre suivante:
  «Monsieur le comte,
  Je suis désolé que Votre Excellence n'ait pas jugé à propos de me charger
  de ses commissions pour Naples; je m'en serais acquitté avec une fidélité
  qui lui eût été une certitude de la reconnaissance que j'ai gardée de ses
  bons procédés envers moi.
  Veuillez agréer, monsieur le comte, l'hommage des sentiments bien vifs
  que je vous ai voués, et dont un jour ou l'autre j'espère vous donner une
  preuve.
  [Note: Cette preuve s'est fait attendre jusqu'en 1841, époque où j'ai publié
  la première édition de ce livre; mais, comme on le voit, j'ai rattrapé le
  temps perdu, et j'espère que M. le comte de Ludorf, qui a pu m'accuser
  d'oubli, reviendra de son erreur sur mon compte, si par hasard ces lignes
  ont l'honneur de passer sous ses yeux.]
  ALEX. DUMAS
  Naples, ce 23 août 1835.»
  
  Pendant que j'écrivais, l'ancre avait été levée, et les rameurs s'étaient
  mis à babord et à tribord, leurs avirons à la main, et se tenant prêts à
  partir. Je demandai au capitaine un homme sûr pour remettre ma lettre à la
  poste; il me désigna un des spectateurs que notre départ avait attirés,
  et qui était de sa connaissance. Je lui fis passer, par l'entremise
  d'une longue perche, ma lettre accompagnée de deux carlini, et j'eus la
  satisfaction de voir aussitôt mon commissionnaire s'éloigner à toutes
  jambes dans la direction de la poste.
  Lorsqu'il eut disparu, je donnai le signal du départ. Les huit rames que
  nos hommes tenaient en l'air retombèrent ensemble et battirent l'eau à la
  fois. Dix minutes après, nous étions hors du port, et un quart d'heure plus
  tard, nous ouvrions toutes nos petites voiles à un excellent vent de terre
  qui promettait de nous mettre rapidement hors de la portée de tous les
  agents napolitains que monsieur le comte de Ludorf pourrait lancer à nos
  trousses.
  Ce bon vent nous accompagna pendant quinze ou vingt milles à peu près;
  mais, à la hauteur de Sorrente, il mollit, et bientôt tomba tout à fait,
  de sorte que nous fûmes obligés de marcher de nouveau à la rame. Cela nous
  donna le temps de nous apercevoir que la brise de mer nous avait ouvert
  l'appétit. En conséquence, parfaitement disposés à apprécier les
  qualités du protégé de monsieur Martin Zir, nous prîmes notre plus belle
  basse-taille, et nous appelâmes Cama. Personne ne répondit. Inquiets de ce
  silence, nous envoyâmes Pietro et Giovanni à sa recherche, et cinq minutes
  après, nous le vîmes apparaître à l'orifice de l'écoutille, pâle comme un
  spectre, et soutenu sous chaque bras par ceux que nous avions envoyés à sa
  recherche, et qui l'avaient trouvé étendu sans mouvement entre ses canards
  et ses poules. Il était évidemment impossible au pauvre diable de se rendre
  à nos ordres. A peine s'il pouvait se soutenir sur ses jambes, et il
  tournait les yeux d'une façon lamentable. Pensant que le grand air lui
  ferait du bien, nous fîmes aussitôt apporter un matelas sur le pont, et on
  le coucha au pied du mât; c'était très bien pour lui; mais pour nous, cela
  ne nous avançait pas à grand-chose. Nous nous regardions, Jadin et moi,
  d'un air assez déconcerté, lorsque Giovanni vint se mettre à nos
  ordres, s'efforçant de remplacer, pour le moment du moins, notre pauvre
  _appassionato_.
  On juge si nous acceptâmes la proposition. Le capitaine, qui n'était pas
  fier, reprit aussitôt la rame que Giovanni venait d'abandonner. Cinq
  minutes ne s'étaient pas écoulées, que nous entendîmes les gémissements
  d'une poule que l'on égorgeait; bientôt nous vîmes la fumée s'échapper par
  l'écoutille; puis nous entendîmes l'huile qui criait sur le feu. Un quart
  d'heure après, nous tirions chacun notre part d'un poulet à la provençale,
  auquel il manquait peut-être bien quelque chose selon la _Cuisinière
  bourgeoise_, mais que, grâce à ce susdit appétit qui s'était toujours
  maintenu en progrès, nous trouvâmes excellent. Dès lors nous fûmes rassurés
  sur notre avenir; Dieu nous rendait d'une main ce qu'il nous ôtait de
  l'autre.
  Vers les deux heures, nous nous trouvâmes à la hauteur de l'île de Caprée.
  Comme en perdant notre temps nous ne perdions pas grand-chose, attendu que,
  malgré le travail incessant de nos rameurs, nous ne faisions guère plus
  d'une demi-lieue à l'heure, je proposai à Jadin de descendre à terre pour
  visiter l'île de Tibère, et de monter jusqu'aux ruines de son palais, que
  nous apercevions au tiers à peu près de la hauteur du mont Solaro. Jadin
  accepta de tout coeur, pensant qu'il y aurait quelque beau point de vue à
  croquer. Nous fîmes part aussitôt de nos intentions au capitaine qui mit le
  cap sur l'île et, une heure après, nous entrions dans le port.
  
  
  CAPRÉE
  
  Il y a peu de points dans le monde qui offrent autant de souvenirs
  historiques que Caprée. Ce n'était qu'une île comme toutes les îles, plus
  riante peut-être, voilà tout, lorsqu'un jour Auguste résolut d'y faire un
  voyage. Au moment où il y abordait, un vieux chêne dont la sève semblait à
  tout jamais tarie releva ses branches desséchées et déjà penchées vers
  la terre, et dans la même journée l'arbre se couvrit de bourgeons et de
  feuilles. Auguste était l'homme aux présages; il fut si fort enchanté de
  celui-ci, qu'il proposa aux Napolitains de leur abandonner l'île d'Oenarie
  s'ils voulaient lui céder celle de Caprée. L'échange fut fait à cette
  condition. Auguste fit de Caprée un lieu de délices, y demeura quatre ans,
  et lorsqu'il mourut, légua l'île à Tibère.
  Tibère s'y retira à son tour, comme se retire dans son antre un vieux tigre
  qui se sent mourir. Là seulement, entouré de vaisseaux qui nuit et jour le
  gardaient, il se crut à l'abri du poignard et du poison. Sur ces roches où
  il n'y a plus aujourd'hui que des ruines, s'élevaient alors douze villas
  impériales, portant les noms des douze grandes divinités de l'Olympe; dans
  ces villas, dont chacune servait durant un mois de l'année de forteresse à
  l'empereur, et qui étaient soutenues par des colonnes de marbre dont les
  chapiteaux dorés soutenaient des frises d'agate, il y avait des bassins
  de porphyre où étincelaient les poissons argentés du Gange, des pavés de
  mosaïque dont les dessins étaient formés d'opale, d'émeraudes et de rubis;
  des bains secrets et profonds, où des peintures lascives éveillaient des
  désirs terribles en retraçant des voluptés inouïes. Autour de ces villas,
  aux flancs de ces montagnes nues aujourd'hui, s'élevaient alors deux forêts
  de cèdres et des bosquets d'orangers où se cachaient de beaux adolescents
  et de belles jeunes filles, qui, déguisés en faunes et en dryades, en
  satyres et en bacchantes, chantaient des hymnes à Vénus, tandis que
  d'invisibles instruments accompagnaient leurs voix amoureuses; et quand le
  soir était venu, quand une de ces nuits transparentes et étoilées comme
  l'Orient seul en sait faire pour l'amour, s'était abaissée sur la mer
  endormie; quand une brise embaumée, soufflant de Sorrente ou de Pompeïa,
  venait se mêler aux parfums que des enfants, vêtus en amours, brûlaient
  incessamment sur des trépieds d'or; quand des cris voluptueux, des
  harmonies mystérieuses, des soupirs étouffés, frémissaient vagues et confus
  comme si l'île amoureuse tressaillait de plaisir entre les bras d'un dieu
  marin, un phare immense s'allumait, qui semblait un soleil nocturne.
  Bientôt, à sa lueur, on voyait sortir de quelque grotte et marcher le long
  de la grève, entre son astrologue Thrasylle et son médecin Chariclès, un
  vieillard vêtu de pourpre, au cou raide et penché, au visage silencieux
  et morne, secouant de temps en temps une forêt de cheveux argentés qui
  retombaient sur ses larges épaules, ondulant comme la crinière d'un lion.
  Le vieillard laissait tomber de ses lèvres quelques mots rares et tardifs,
  tandis que sa main aux gestes efféminés caressait la tête d'un serpent
  privé qui dormait sur sa poitrine. Ces mots, c'étaient quelques vers grecs
  qu'il venait de composer, quelques ordres pour des débauches secrètes
  dans la villa de Jupiter ou de Gérés, quelque sentence de mort qui, le
  lendemain, allait, sur les ailes d'une galère latine, aborder à Ostie et
  épouvanter Rome: car ce vieillard, c'était le divin Tibère, le troisième
  César, l'empereur aux grands yeux fauves, qui, pareils à ceux du chat, du
  loup et de la hyène, voyaient clair dans l'obscurité.
  Aujourd'hui, de toutes ces magnificences, il ne reste plus que des ruines;
  mais, plus vivace que la pierre et le marbre, la mémoire du vieil empereur
  est demeurée tout entière. On dirait, tant son nom est encore dans toutes
  les bouches, que c'est d'hier qu'il s'est couché dans la tombe parricide
  que lui avait préparée Caligula, et où le poussa Macron. On dirait qu'à
  défaut de son corps, on tremble encore devant son ombre, et les habitants
  de Capri et d'Anacapri, les deux cités de l'île, montrent encore les restes
  de son palais avec la même terreur qu'ils montreraient un volcan éteint,
  mais qui, à chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, peut se ranimer
  plus mortel et plus dévorant que jamais.
  Ces deux cités sont situées, Capri, en amphithéâtre en face du port, et
  Anacapri au haut du mont Solara. Un escalier de cinq ou six cents marches,
  rude et creusé dans le roc, conduit de la première à la seconde de ces deux
  villes; mais la fatigue de cette rapide ascension est largement rachetée,
  il faut le dire, par le panorama splendide que l'oeil embrasse une fois
  arrivé au sommet de la montagne. En effet, le voyageur, en faisant face à
  Naples, a d'abord à sa droite Paestum, cette fille voluptueuse de la Grèce,
  dont les rosés, qui fleurissaient deux fois l'an dans un air mortel à la
  virginité, allaient se faner au front d'Horace et s'effeuiller sur la table
  de Mécène; puis Sorrente, où le vent qui passe emporte avec lui la fleur
  des orangers qu'il disperse au loin sur la mer, puis Pompeia, endormie dans
  sa cendre, et qu'on réveille comme une vieille ruine d'Egypte, avec ses
  peintures ardentes, ses urnes lacrymales et ses bandelettes mortuaires;
  enfin Herculanum, qui surprise un jour par la lave, cria, se tordit et
  mourut comme Laocoon étouffé aux noeuds de ses serpents. Alors commence
  Naples, car Torre di Greco, Resina et Portici ne sont, à vrai dire, que des
  faubourgs; Naples, la ville paresseuse, couchée sur son amphithéâtre de
  montagnes, et allongeant ses petits pieds jusqu'aux flots tièdes et lascifs
  de son golfe; Naples, dont Rome, la reine du monde, avait fait sa maison de
  plaisance, tant alors comme aujourd'hui la nature avait versé autour d'elle
  tous ses enchantements. Puis, après Naples, l'oeil découvre Pouzzoles
  et son temple de Sérapis à moitié caché dans l'eau; Cumes et son antre
  sibyllin, où descendit le pieux Énée; puis le golfe où Caligula jeta, pour
  surpasser Xerxès, un pont d'une lieue, dont on aperçoit encore les ruines;
  puis Bauli, d'où partit la galère impériale préparée par Néron et qui
  devait s'ouvrir sous les pieds d'Agrippine; puis Baïa, si mortelle aux
  chastes amants; puis enfin Misène, où est enterré le clairon d'Énée, et
  d'où Pline l'ancien alla mourir, étouffé dans sa litière par les cendres de
  Stabia.
  Figurez-vous le tableau que nous venons de décrire éclairé par ce phare
  immense qu'on appelle le Vésuve, et dites-moi s'il y a dans le monde entier
  quelque chose qui puisse se comparer à un pareil spectacle.
  Au milieu de ces souvenirs antiques surgit sous les pieds un souvenir tout
  moderne. C'est un épisode de cette épopée gigantesque qui commença en 1789
  et qui finit en 1815. Depuis deux ans déjà les Français étaient maîtres du
  royaume de Naples, depuis quinze jours Murat en était roi, et cependant
  Caprée appartenait encore aux Anglais. Deux fois son prédécesseur Joseph en
  avait tenté la conquête, et deux fois la tempête, cette éternelle alliée de
  l'Angleterre, avait dispersé ses vaisseaux.
  C'était une vue terrible pour Murat que celle de cette île qui lui fermait
  sa rade comme avec une chaîne de fer; aussi le matin, lorsque le soleil se
  levait derrière Sorrente, c'était cette île qui attirait tout d'abord ses
  yeux; et le soir, lorsque le soleil se couchait derrière Procida, c'était
  encore cette île qui fixait son dernier regard.
  A chaque heure de la journée, Murât interrogeait ceux qui l'entouraient
  à l'endroit de cette île, et il apprenait sur les précautions prises par
  Hudson Lowe, son commandant, des choses presque fabuleuses. En effet,
  Hudson Lowe ne s'était point fié à cette ceinture inabordable de rochers à
  pic qui l'entoure, et qui suffisait à Tibère; quatre forts nouveaux avaient
  été ajoutés par lui aux forts qui existaient déjà; il avait fait effacer
  par la pioche et rompre par la mine les sentiers qui serpentaient autour
  des précipices, et où les chevriers eux-mêmes n'osaient passer que
  pieds nus; enfin il accordait une prime d'une guinée à chaque homme qui
  parvenait, malgré la surveillance des sentinelles, à s'introduire dans
  l'île par quelque voie qui n'eût point été ouverte encore à d'autres qu'à
  lui.
  Quant aux forces matérielles de l'île, Hudson Lowe avait à sa disposition
  deux mille soldats et quarante bouches à feu, qui, en s'enflammant,
  allaient porter l'alarme dans l'île de Ponza, où les Anglais avaient à
  l'ancre cinq frégates toujours prêtes à courir où le canon les appelait.
  De pareilles difficultés eussent rebuté tout autre que Murat, mais Murat
  était l'homme des choses impossibles. Murat avait juré qu'il prendrait
  Caprée, et quoiqu'il n'eût fait ce serment que depuis trois jours, il
  croyait déjà avoir manqué à sa parole, lorsque le général Lamarque arriva.
  Lamarque venait de prendre Gaëte et Maratea, Lamarque venait de livrer onze
  combats et de soumettre trois provinces, Lamarque était bien l'homme
  qu'il fallait à Murat; aussi, sans lui rien dire, Murat le conduisit à la
  fenêtre, lui remit une lunette entre les mains et lui montra l'île.
  Lamarque regarda un instant, vit le drapeau anglais qui flottait sur les
  forts de San-Salvador et de Saint-Michel, renfonça avec la paume de sa main
  les quatre tubes de la lunette les uns dans les autres et dit: Oui, je
  comprends; il faudrait la prendre.
  --Eh bien? reprit Murat.
  --Eh bien! répondit Lamarque, on la prendra. Voilà tout.
  --Et quand cela? demanda Murat.
  --Demain, si Votre Majesté le veut.
  --A la bonne heure, dit le roi, voilà une de ces réponses comme je les
  aime. Et combien d'hommes veux-tu?
  --Combien sont-ils? demanda Lamarque.
  --Deux mille, à peu près.
  --Eh bien! Que Votre Majesté me donne quinze ou dix-huit cents hommes;
  qu'elle me permette de les choisir parmi ceux que je lui amène: ils me
  connaissent; je les connais. Nous nous ferons tous tuer jusqu'au dernier,
  ou nous prendrons l'île.
  Murat, pour toute réponse, tendit la main à Lamarque. C'était ce qu'il
  aurait dit étant général; c'était ce qu'il était prêt à faire étant roi.
  Puis tous deux se séparèrent, Lamarque pour choisir ses hommes, Murat pour
  réunir les embarcations.
  Dès le lendemain tout était prêt, soldats et vaisseaux. Dans la soirée,
  l'expédition sortit de la rade. Quelques précautions qu'on eût prises pour
  garder le secret, le secret s'était répandu: toute la ville était sur le
  port, saluant de la voix cette petite flotte, qui partait gaiement et
  pleine d'insoucieuse confiance pour une chose que l'on regardait comme
  impossible.
  Bientôt le vent, favorable d'abord, commença de faiblir: la petite flotte
  n'avait pas fait dix milles qu'il tomba tout à fait. On marcha à la rame;
  mais la rame est lente, et le jour parut que l'on était encore à deux
  lieues de Caprée. Alors, comme s'il avait fallu lutter contre toutes les
  impossibilités, vint la tempête. Les flots se brisèrent avec tant de
  violence contre les rochers à pic qui entourent l'île, qu'il n'y eut pas
  moyen pendant toute la matinée, de s'en approcher. A deux heures la mer se
  calma. A trois heures les premiers coups de canon furent échangés entre les
  bombardes napolitaines et les batteries du port; les cris de quatre cent
  mille âmes, répandues depuis Margellina jusqu'à Portici, leur répondirent.
  En effet, c'était un merveilleux spectacle que le nouveau roi donnait à sa
  nouvelle capitale: lui-même, avec une longue-vue, se tenait sur la terrasse
  du palais. Des embarcations on voyait toute cette foule étagée aux
  différents gradins de l'immense cirque dont la mer était l'arène. César,
  Auguste, Néron n'avaient donné à leurs sujets que des chasses, des luttes
  de gladiateurs ou des naumachies; Murat donnait aux siens une véritable
  bataille.
  La mer était redevenue tranquille comme un lac. Lamarque laissa ses
  bombardes et ses chaloupes canonnières aux prises avec les batteries du
  fort, et avec ses embarcations de soldats il longea l'île: partout des
  rochers à pic baignaient dans l'eau leurs murailles gigantesques;
  nulle part un point où aborder. La flottille fit le tour de l'île sans
  reconnaître un endroit où mettre le pied. Un corps de douze cents Anglais,
  suivant des yeux tous ses mouvements, faisait le tour en même temps
  qu'elle.
  Un moment on crut que tout était fini et qu'il faudrait retourner à Naples
  sans rien entreprendre. Les soldats offraient d'attaquer le fort; mais
  Lamarque secoua la tête: c'était une tentative insensée. En conséquence, il
  donna l'ordre de faire une seconde fois le tour de l'île, pour voir si l'on
  ne trouverait pas quelque point abordable, et qui eût échappé au premier
  regard.
  Il y avait dans un rentrant, au pied du fort Sainte-Barbe, un endroit où le
  rempart granitique n'avait que quarante à quarante-cinq pieds d'élévation.
  Au-dessus de cette muraille, lisse comme un marbre poli, s'étendait un
  talus si rapide, qu'à la première vue, on n'eût certes pas cru que des
  hommes pussent l'escalader. Au-dessus de ce talus, à cinq cents pieds du
  roc, était une espèce de ravin, et douze cents pieds plus haut encore,
  le fort Sainte-Barbe, dont les batteries battaient le talus en passant
  par-dessus le ravin dans lequel les boulets ne pouvaient plonger.
  Lamarque s'arrêta en face du rentrant, appela à lui l'adjudant général
  Thomas et le chef d'escadron Livron. Tous trois tinrent conseil un instant;
  puis ils demandèrent les échelles.
  On dressa la première échelle contre le rocher: elle atteignait à peine
  au tiers de sa hauteur; on ajouta une seconde échelle à la première, on
  l'assura avec des cordes, et on les dressa de nouveau toutes deux: il s'en
  fallait de douze ou quinze pieds, quoique réunies, qu'elles atteignissent
  le talus; on en ajouta une troisième; on l'assujettit aux deux autres avec
  la même précaution qu'on avait prise pour la seconde, puis on mesura de
  nouveau la hauteur: cette fois les derniers échelons touchaient à la crête
  de la muraille. Les Anglais regardaient faire tous ces préparatifs d'un air
  de stupéfaction qui indiquait clairement qu'une pareille tentative leur
  semblait insensée. Quant aux soldats, ils échangeaient entre eux un sourire
  qui signifiait: «Bon, il va faire chaud tout à l'heure.»
  Un soldat mit le pied sur l'échelle.
  «Tu es bien pressé!» lui dit le général Lamarque en le tirant en arrière,
  et il prit sa place. La flottille tout entière battit des mains. Le
  général Lamarque monta le premier, et tous ceux qui étaient dans la même
  embarcation le suivirent. Six hommes tenaient le pied de l'échelle, qui
  vacillait à chaque flot que la mer venait briser contre le roc. On eût dit
  un immense serpent qui dressait ses anneaux onduleux contre la muraille.
  Tant que ces étranges escaladeurs n'eurent point atteint le talus, ils se
  trouvèrent protégés contre le feu des Anglais par la régularité même de
  la muraille qu'ils gravissaient; mais à peine le général Lamarque eut-il
  atteint la crête du rocher, que la fusillade et le canon éclatèrent en
  même temps: sur les quinze premiers hommes qui abordèrent, dix retombèrent
  précipités. A ces quinze hommes, vingt autres succédèrent, suivis de
  quarante, suivis de cent. Les Anglais avaient bien fait un mouvement
  pour les repousser à la baïonnette, mais le talus que les assaillants
  gravissaient était si rapide qu'ils n'osèrent point s'y hasarder. Il en
  résulta que le général Lamarque et une centaine d'hommes, au milieu d'une
  pluie de mitraille et de balles, gagnèrent le ravin, et là, à l'abri
  comme derrière un épaulement, se formèrent en peloton. Alors les Anglais
  chargèrent sur eux pour les débusquer; mais ils furent reçus par une
  telle fusillade qu'ils se retirèrent en désordre. Pendant ce mouvement,
  
You have read 1 text from French literature.