🕥 36-minute read

Le Speronare - 01

Total number of words is 4631
Total number of unique words is 1561
39.2 of words are in the 2000 most common words
51.3 of words are in the 5000 most common words
57.4 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  LE SPERONARE par ALEXANDRE DUMAS
  
  
  LA SANTA-MARIA DI PIE DI GROTTA
  
  Le soir même de notre arrivée à Naples, nous courûmes sur le port, Jadin et
  moi, pour nous informer si par hasard quelque bâtiment, soit à vapeur, soit
  à voiles, ne partait pas le lendemain pour la Sicile. Comme il n'est pas
  dans les habitudes ordinaires des voyageurs d'aller à Naples pour y rester
  quelques heures seulement, disons un mot des circonstances qui nous
  forçaient de hâter notre départ.
  Nous étions partis de Paris dans l'intention de parcourir toute l'Italie,
  Sicile et Calabre comprises; et mettant religieusement ce projet à
  exécution, nous avions déjà visité Nice, Gênes, Milan, Florence et Rome,
  lorsqu'après un séjour de trois semaines dans cette dernière ville, j'eus
  l'honneur de rencontrer chez monsieur le marquis de T..., chargé des
  affaires de France, monsieur le comte de Ludorf, ambassadeur de Naples.
  Comme je devais partir dans quelques jours pour cette ville, le marquis de
  T... jugea convenable de me présenter à son honorable confrère, afin de
  me faciliter d'avance les voies diplomatiques qui devaient m'ouvrir la
  barrière de Terracine. Monsieur de Ludorf me reçut avec ce sourire vide et
  froid qui n'engage à rien, ce qui n'empêcha point que deux jours après
  je ne me crusse dans l'obligation de lui porter mes passeports moi-même.
  Monsieur de Ludorf eut la bonté de me dire de déposer nos passeports dans
  ses bureaux, et de repasser le surlendemain pour les reprendre. Comme nous
  n'étions pas autrement pressés, attendu que les mesures sanitaires en
  vigueur, à propos du choléra, prescrivaient une quarantaine de vingt-huit
  jours, et que nous avions par conséquent près d'une semaine devant nous, je
  pris congé de monsieur de Ludorf, me promettant bien de ne plus me laisser
  présenter à aucun ambassadeur que je n'eusse pris auparavant sur lui les
  renseignements les plus circonstanciés.
  Les deux jours écoulés, je me présentai au bureau des passeports. J'y
  trouvai un employé qui, avec les meilleures façons du monde, m'apprit que
  quelques difficultés s'étant élevées au sujet de mon visa, il serait bon
  que je m'adressasse à l'ambassadeur lui-même pour les faire lever. Force me
  fut donc, quelque résolution contraire que j'eusse prise, de me présenter
  de nouveau chez monsieur de Ludorf.
  Je trouvai monsieur de Ludorf plus froid et plus compassé encore que
  d'habitude; mais comme je pensai que ce serait probablement la dernière
  fois que j'aurais l'honneur de le voir, je patientai. Il me fit signe de
  m'asseoir; je pris un siège. Il y avait progrès sur la première fois: la
  première fois il m'avait laissé debout.
  --Monsieur, me dit-il avec un certain embarras, et en tirant les uns après
  les autres les plis de son jabot, je suis désolé de vous dire que vous ne
  pouvez aller à Naples,
  --Comment cela? demandai-je, bien décidé à imposer à notre dialogue le ton
  qui me plairait: est-ce que les chemins seraient mauvais, par hasard?
  --Non, monsieur, les routes sont superbes, au contraire; mais vous avez le
  malheur d'être porté sur la liste de ceux qui ne peuvent pas entrer dans le
  royaume napolitain.
  --Quelque honorable que soit cette distinction, monsieur l'ambassadeur,
  repris-je en assortissant le ton aux paroles, comme elle briserait à la
  moitié le voyage que je compte faire, ce qui ne serait pas sans quelque
  désagrément pour moi, vous me permettrez d'insister, je l'espère, pour
  connaître la cause de cette défense. Si c'était une de ces causes légères
  comme il s'en rencontre à chaque pas en Italie, j'ai quelques amis de par
  le monde, qui, je le crois, auraient la puissance de les faire lever.
  --Ces causes sont très graves, monsieur, et je doute que vos amis, si haut
  placés qu'ils soient, aient l'influence de les faire lever.
  --Mais enfin, sans indiscrétion, monsieur, pourrait-on les connaître?
  --Oh! mon Dieu, oui, répondit négligemment monsieur de Ludorf, et je ne
  vois aucun inconvénient à vous les dire.
  --J'attends, monsieur.
  --D'abord, vous êtes le fils du général Mathieu Dumas, qui a été ministre
  de la Guerre à Naples pendant l'usurpation de Joseph.
  --Je suis désolé, monsieur l'ambassadeur, de décliner ma parenté avec
  l'illustre général que vous citez; mais vous êtes dans l'erreur, et malgré
  la ressemblance du nom, il n'y a même entre nous aucun rapport de famille.
  Mon père est, non pas le général Mathieu, mais le général Alexandre Dumas.
  --Du général Alexandre Dumas? reprit monsieur de Ludorf, en ayant l'air de
  chercher à quel propos il avait déjà entendu prononcer ce nom.
  --Oui, repris-je; le même qui, après avoir été fait prisonnier à Tarente au
  mépris du droit de l'hospitalité, fut empoisonné à Brindisi avec Mauscourt
  et Dolomieu, au mépris du droit des nations. Cela se passait en même temps
  que l'on pendait Caracciolo dans le golfe de Naples. Vous voyez, monsieur,
  que je fais tout ce que je puis pour aider vos souvenirs.
  Monsieur de Ludorf se pinça les lèvres.
  --Eh bien! monsieur, reprit-il après un moment de silence, il y a une
  seconde raison: ce sont vos opinions politiques. Vous nous êtes désigné
  comme républicain, et vous n'avez quitté, nous a-t-on dit, Paris, que pour
  affaires politiques.
  --A cela je répondrai, monsieur, en vous montrant mes lettres de
  recommandation: elles portent presque toutes le cachet des ministères et la
  signature de nos ministres. Voyez, en voici une de l'amiral Jacob, en voici
  une du maréchal Soult, et en voici une de M. Villemain; elles réclament
  pour moi l'aide et la protection des ambassadeurs français dans les cas
  pareils à celui où je me trouve.
  --Eh bien! dit monsieur de Ludorf, puisque vous aviez prévu le cas où vous
  vous trouvez, faites-y face, monsieur, par les moyens qui sont en votre
  pouvoir. Pour moi, je vous déclare que je ne viserai pas votre passeport.
  Quant à ceux de vos compagnons, comme je ne vois aucun inconvénient à
  ce qu'ils aillent où ils voudront, les voici. Ils sont en règle, et ils
  peuvent partir quand il leur plaira; mais, je suis forcé de vous le
  répéter, ils partiront sans vous.
  --Monsieur le comte de Ludorf a-t-il des commissions pour Naples?
  demandai-je en me levant.
  --Pourquoi cela, monsieur?
  --Parce que je m'en chargerais avec le plus grand plaisir.
  --Mais je vous dis que vous ne pouvez point y aller.
  --J'y serai dans trois jours.
  Je saluai monsieur de Ludorf, et je sortis le laissant stupéfait de mon
  assurance.
  Il n'y avait pas de temps à perdre si je voulais tenir ce que j'avais
  promis. Je courus chez un élève de l'école de Rome, vieil ami à moi, que
  j'avais connu dans l'atelier de monsieur Lethierre qui était, lui, un vieil
  ami de mon père.
  --Mon cher Guichard, il faut que vous me rendiez un service.
  --Lequel?
  --Il faut que vous alliez demander immédiatement à monsieur Ingres une
  permission pour voyager en Sicile et en Calabre.
  --Mais, mon très cher, je n'y vais pas.
  --Non, mais j'y vais, moi; et comme on ne veut pas m'y laisser aller avec
  mon nom, il faut que j'y aille avec le vôtre.
  --Ah! je comprends. Ceci est autre chose.
  --Avec votre permission, vous allez demander un passeport à notre chargé
  d'affaires. Suivez bien le raisonnement. Avec le passeport de notre chargé
  d'affaires, vous allez prendre le visa de l'ambassadeur de Naples, et, avec
  le visa de l'ambassadeur de Naples, je pars pour la Sicile.
  --A merveille. Et quand vous faut-il cela?
  --Tout de suite.
  --Le temps d'ôter ma blouse et de monter à l'Académie.
  --Moi, je vais faire mes paquets.
  --Où vous retrouverai-je?
  --Chez Pastrini, place d'Espagne.
  --Dans deux heures j'y serai.
  En effet, deux heures après, Guichard était à l'hôtel avec un passeport
  parfaitement en règle. Comme on n'avait pas pris la précaution de le
  présenter à monsieur de Ludorf, l'affaire avait marché toute seule.
  Le même soir, je pris la voiture d'Angrisani, et le surlendemain j'étais à
  Naples. Je me trouvais de trente-six heures en avant sur l'engagement que
  j'avais pris avec monsieur de Ludorf. Comme on voit, il n'avait pas à
  se plaindre. Mais ce n'était pas le tout d'être à Naples; d'un moment à
  l'autre je pouvais y être découvert. J'avais connu à Paris un très illustre
  personnage qui y passait pour marquis, et qui se trouvait alors à Naples,
  où il passait pour mouchard. Si je le rencontrais, j'étais perdu. Il était
  donc urgent de gagner Palerme ou Messine.
  Voilà pourquoi, le jour même de notre arrivée, nous accourions, Jadin et
  moi, sur le port de Naples pour y chercher un bâtiment à vapeur ou à voiles
  qui pût nous conduire en Sicile.
  Dans tous les pays du monde, l'arrivée et le départ des bateaux à vapeur
  sont réglés: on sait quel jour ils partent et quel jour ils arrivent.
  A Naples, point. Le capitaine est le seul juge de l'opportunité de son
  voyage. Quand il a son contingent de passagers, il allume ses fourneaux et
  fait sonner la cloche. Jusque-là il se repose, lui et son bâtiment.
  Malheureusement nous étions au 22 août, et comme personne n'était curieux
  d'aller se faire rôtir en Sicile par une chaleur de trente degrés, les
  passagers ne donnaient pas. Le second, qui par hasard était à bord, nous
  dit que le paquebot ne se mettrait certainement pas en route avant huit
  jours, et encore qu'il ne pouvait pas même pour cette époque nous garantir
  le départ.
  Nous étions sur le môle à nous désespérer de ce contretemps, tandis que
  Milord furetait partout pour voir s'il ne trouverait pas quelque chat à
  manger, lorsqu'un matelot s'approcha de nous, le chapeau à la main, et nous
  adressa la parole en patois sicilien. Si peu familiarisés que nous fussions
  avec cet idiome, il ne s'éloignait pas assez de l'italien pour que je ne
  pusse comprendre qu'il nous offrait de nous conduire où nous voudrions.
  Nous lui demandâmes alors sur quoi il comptait nous conduire, disposés
  que nous étions à partir sur quelque chose que ce fût. Aussitôt il marcha
  devant nous, et, s'arrêtant près de la lanterne, il nous montra, à
  cinquante pas en mer, et dormant sur son ancre, un charmant petit bâtiment
  de la force d'un chasse-marée, mais si coquettement peint en vert et en
  rouge, que nous nous sentîmes pris tout d'abord pour lui d'une sympathie
  qui se manifesta sans doute sur notre physionomie, car, sans attendre notre
  réponse, le matelot fit signe à une barque de venir à nous, sauta dedans,
  et nous tendit la main pour nous aider à y descendre.
  Notre _speronare_, c'est le nom que l'on donne à ces sortes de bâtiments,
  n'avait rien à perdre à l'examen, et plus nous nous approchions du navire,
  plus nous voyions se développer ses formes élégantes et ressortir la
  vivacité de ses couleurs. Il en résulta qu'avant de mettre le pied à bord,
  nous étions déjà à moitié décidés.
  Nous y trouvâmes le capitaine. C'était un beau jeune homme de vingt-huit à
  trente ans, à la figure ouverte et décidée. Il parlait un peu mieux italien
  que son matelot. Nous pûmes donc nous entendre, ou à peu près. Un quart
  d'heure plus tard, nous avions fait marché à huit ducats par jour.
  Moyennant huit ducats par jour, le bâtiment et l'équipage nous
  appartenaient corps et âme, planches et toiles. Nous pouvions le garder
  tant que nous voudrions, le mener où nous voudrions, le quitter où nous
  voudrions: nous étions libres; seulement tant tenu, tant payé. C'était trop
  juste.
  Je descendis dans la cale; le bâtiment n'était chargé que de son lest.
  J'exigeai du capitaine qu'il s'engageât positivement à ne prendre ni
  marchandises ni passagers; il me donna sa parole. Il avait l'air si franc,
  que je ne lui demandai pas d'autre garantie.
  Nous remontâmes sur le pont, et je visitai notre cabine. C'était tout
  bonnement une espèce de tente circulaire en bois, établie à la poupe, et
  assez solidement amarrée à la membrure du bâtiment pour n'avoir rien à
  craindre d'une rafale de vent ou d'un coup de mer. Derrière cette tente
  était un espace libre pour la manoeuvre du gouvernail. C'était le
  département du pilote. Cette tente était parfaitement vide. C'était à nous
  de nous procurer les meubles nécessaires, le capitaine de la _Santa-Maria
  di Pie di Grotta_ ne logeant point en garni. Au reste, vu le peu d'espace,
  ces meubles devaient se borner à deux matelas, à deux oreillers et à quatre
  paires de draps. Le plancher servait de couchette. Quant aux matelots, le
  capitaine compris, ils dormaient ordinairement pêle-mêle dans l'entrepont.
  Nous convînmes d'envoyer les deux matelas, les deux oreillers et les
  quatre paires de draps dans la soirée, et le moment du départ fut fixé au
  lendemain huit heures du matin.
  Nous avions déjà fait une centaine de pas, en nous félicitant, Jadin et
  moi, de notre résolution, lorsque le capitaine courut après nous. Il venait
  nous recommander par-dessus tout de ne pas oublier de nous munir d'un
  cuisinier. La recommandation me parut assez étrange pour que je voulusse
  en avoir l'explication. J'appris alors que, dans l'intérieur de la Sicile,
  pays sauvage et désolé, où les auberges, quand il y en a, ne sont que des
  lieux de halte, un cuisinier est une chose de première nécessité. Nous
  promîmes au capitaine de lui en envoyer un en même temps que notre _roba_.
  Mon premier soin, en rentrant, fut de m'informer à monsieur Martin Zir,
  maître de l'hôtel de la _Vittoria_, où je pourrais trouver le cordon-bleu
  demandé. Monsieur Martin Zir me répondit que cela tombait à merveille, et
  qu'il avait justement mon affaire sous la main. Au premier abord, cette
  réponse me satisfit si complètement, que je montai à ma chambre sans
  insister davantage; mais, arrivé là, je pensai qu'il n'y avait pas de mal
  à prendre quelques renseignements préalables sur les qualités morales de
  notre futur compagnon de voyage. En conséquence, j'interrogeai un des
  serviteurs de l'hôtel, qui me répondit que je pouvais être d'autant plus
  tranquille sous ce rapport, que c'était son propre cuisinier que me donnait
  monsieur Martin. Malheureusement cette abnégation, loin de me rassurer de
  la part de mon hôte, ne fit qu'augmenter mes craintes. Si monsieur Martin
  était content de son cuisinier, comment s'en défaisait-il en faveur du
  premier étranger venu? S'il n'en était pas content, si peu difficile que je
  sois, j'en aimais autant un autre. Je descendis donc chez monsieur Martin,
  et je lui demandai si je pouvais réellement compter sur la probité et la
  science de son protégé. Monsieur Martin me répondit en me faisant un éloge
  pompeux des qualités de Giovanni Cama. C'était, à l'entendre, l'honnêteté
  en personne, et, ce qui était bien de quelque importance aussi pour
  l'emploi que je comptais lui confier, l'habileté la plus parfaite. Il avait
  surtout la réputation du meilleur _friteur_, qu'on me passe le mot, je
  n'en connais pas d'autre pour traduire _fritatore_, non seulement de la
  capitale, mais du royaume. Plus monsieur Martin enchérissait sur ses
  éloges, plus mon inquiétude augmentait. Enfin, je me hasardai à lui
  demander comment, possédant un tel trésor, il consentait à s'en séparer.
  --Hélas! me répondit en soupirant monsieur Martin, c'est qu'il a,
  malheureusement pour moi qui reste à Naples, un défaut qui devient sans
  importance pour vous qui allez en Sicile.
  --Et lequel? m'informai-je avec inquiétude.
  --Il est _appassionato_, me répondit monsieur Martin. J'éclatai de rire.
  C'est qu'en passant devant la cuisine, monsieur Martin m'avait fait voir
  Cama à son fourneau, et Cama, dans toute sa personne, depuis le haut de sa
  grosse tête jusqu'à l'extrémité de ses longs pieds, était bien l'homme
  du monde auquel me paraissait convenir le moins une pareille épithète;
  d'ailleurs, un cuisinier _passione_, cela me paraissait mythologique au
  premier degré. Cependant, voyant que mon hôte me parlait avec le plus grand
  sérieux, je continuai mes questions.
  --Et passionné de quoi? demandai-je.
  --De Roland, me répondit monsieur Martin.
  --De Roland? répétai-je, croyant avoir mal entendu.
  --De Roland, reprit monsieur Martin avec une consternation profonde.
  --Ah ça! dis-je, commençant à croire que mon hôte se moquait de moi, il me
  semble, mon cher monsieur Martin, que nous parlons sans nous entendre. Cama
  est passionné de Roland: qu'est-ce que cela veut dire?
  --Avez-vous jamais été au Môle? me demanda monsieur Martin.
  --A l'instant où je suis rentré, je venais de la lanterne même.
  --Oh! mais ce n'est pas l'heure.
  --Comment, ce n'est pas l'heure?
  --Non. Pour que vous comprissiez ce que je veux dire, il faudrait que vous
  y eussiez été le soir quand les improvisateurs chantent. Y avez-vous jamais
  été le soir?
  --Comment voulez-vous que j'y aie été le soir? Je suis arrivé ici depuis ce
  matin seulement, et il est deux heures de l'après-midi.
  --C'est juste. Eh bien! Vous avez quelquefois, parmi les proverbes
  traditionnels sur Naples, entendu dire que, lorsque le lazzarone a gagné
  deux sous, sa journée est faite?
  --Oui.
  --Mais savez-vous comment il divise ses deux sous?
  --Non. Y a-t-il indiscrétion à vous le demander?
  --Pas le moins du monde.
  --Contez-moi cela, alors.
  --Eh bien! Il y a un sou pour le macaroni, deux liards pour le cocomero, un
  liard pour le _sambuco_, et un liard pour l'improvisateur. L'improvisateur
  est, après la pâte qu'il mange, l'eau qu'il boit et l'air qu'il respire,
  la chose la plus nécessaire au lazzarone. Or, que chante presque toujours
  l'improvisateur? Il chante le poème du divin Arioste, _l'Orlando Furioso_.
  Il en résulte que, pour ce peuple primitif aux passions exaltées et à la
  tête ardente, la fiction devient réalité; les combats des paladins, les
  félonies des géants, les malheurs des châtelaines, ne sont plus de la
  poésie, mais de l'histoire; il en faut bien une au pauvre peuple qui ne
  sait pas la sienne. Aussi s'éprend-il de celle-là. Chacun choisit son héros
  et se passionne pour lui: ceux-ci pour Renaud, ce sont les jeunes têtes;
  ceux-là pour Roland, ce sont les coeurs amoureux; quelques-uns pour
  Charlemagne, ce sont les gens raisonnables. Il n'y a pas jusqu'à
  l'enchanteur Merlin qui n'ait ses prosélytes. Eh bien! Comprenez-vous
  maintenant? Cet animal de Cama est passionné de Roland.
  --Parole d'honneur?
  --C'est comme je vous le dis.
  --Eh bien! Qu'est-ce que cela fait?
  --Ce que cela fait?
  --Oui.
  --Cela fait que, lorsque vient l'heure de l'improvisation, il n'y a
  pas moyen de le retenir à la cuisine, ce qui est assez gênant, vous en
  conviendrez, dans une maison comme la nôtre, où il descend des voyageurs à
  toute heure du jour ou de la nuit. Enfin, cela ne serait rien encore; mais
  attendez donc, c'est qu'il y a ici un valet de chambre qui est renaudiste,
  et que si, sans y penser, j'ai le malheur de l'envoyer à la cuisine au
  moment du dîner, alors tout est perdu. La discussion s'engage sur l'un ou
  sur l'autre de ces deux braves paladins, les gros mots arrivent, chacun
  exalte son héros et rabaisse celui de son adversaire; il n'est plus
  question que de coups d'épée, de géants occis, de châtelaines délivrées. De
  la cuisine, plus un mot; de sorte que le pot-au-feu se consume, les broches
  s'arrêtent, le rôti brûle, les sauces tournent, le dîner est mauvais, les
  voyageurs se plaignent, l'hôtel se vide, et tout cela parce qu'un gredin
  de cuisinier s'est mis en tête d'être fanatique de Roland! Comprenez-vous
  maintenant?
  --Tiens, c'est drôle.
  --Mais non, c'est que ce n'est pas drôle du tout, surtout pour moi; mais,
  quant à vous, cela doit vous être parfaitement égal. Une fois en Sicile, il
  n'aura plus là son damné improvisateur et son enragé valet de chambre qui
  lui font tourner la tête. Il rôtira, il fricassera à merveille, et de plus,
  il fera tout pour vous, si vous lui dites seulement une fois tous les huit
  jours qu'Angélique est une drôlesse et Médor un polisson.
  --Je le lui dirai.
  --Vous le prenez donc?
  --Sans doute, puisque vous m'en répondez.
  On fit monter Cama. Cama fit quelques objections sur le peu de temps qu'il
  avait pour se préparer à un pareil voyage, et sur les dangers qu'il pouvait
  y courir; mais, dans la conversation, je trouvai moyen de placer un mot
  gracieux pour Roland. Aussitôt Cama écarquilla ses gros yeux, fendit sa
  bouche jusqu'aux oreilles, se mit à rire stupidement, et, séduit par notre
  communauté d'opinion sur le neveu de Charlemagne, se mit entièrement à ma
  disposition.
  Il en résulta que, comme je l'avais promis au capitaine, j'envoyai Cama le
  même soir coucher à bord, avec les malles, les matelas et les oreillers,
  que nous allâmes rejoindre le lendemain à l'heure convenue.
  Nous trouvâmes tous nos matelots sur le pont et nous attendant. Sans doute
  ils avaient aussi grande impatience de nous connaître que nous de les voir.
  Ce n'était pas une question moindre pour eux que pour nous, que celle de
  savoir si nos caractères sympathiseraient avec les leurs; il y allait pour
  nous de presque tout le plaisir que nous nous promettions du voyage; il y
  allait pour eux de leur bien-être et de leur tranquillité pendant deux ou
  trois mois.
  L'équipage se composait de neuf hommes, d'un mousse et d'un enfant, tous
  nés ou du moins domiciliés au village _della Pace_, près de Messine.
  C'étaient de braves Siciliens dans toute la force du terme, à la taille
  courte, aux membres robustes, au teint basané, aux yeux arabes, détestant
  les Calabrais, leurs voisins, et exécrant les Napolitains, leurs maîtres;
  parlant ce doux idiome de Méli qui semble un chant, et comprenant à peine
  la langue florentine si fière de la suprématie que lui accorde son académie
  de la Crusca; toujours complaisants, jamais serviles, nous appelant
  excellence et nous baisant la main, parce que cette formule et cette
  action, qui chez nous ont un caractère de bassesse, ne sont chez eux que
  l'expression de la politesse et du dévouement. A la fin du voyage, ils
  arrivèrent à nous aimer comme des frères tout en continuant à nous
  respecter comme des supérieurs, distinction subtile où l'affection et le
  devoir avaient gardé leur place; et ils nous rendaient juste ce que nous
  avions le droit d'attendre en échange de notre argent et de nos bons
  procédés.
  Leurs noms étaient: Giuseppe Arena, capitaine; Nunzio, premier pilote;
  Vicenzo, second pilote; Pietro, frère de Nunzio; Giovanni, Filippo,
  Antonio, Sieni, Gaëtano. Le mousse et le fils du capitaine, gamin âgé de
  six ou sept ans, complétaient l'équipage.
  Maintenant, que nos lecteurs nous permettent, après avoir embrassé avec
  nous du regard l'équipage en masse, de jeter un coup d'oeil particulier sur
  ceux de ces braves qui se distinguent par un caractère ou une spécialité
  quelconques: nous avons à faire avec eux un assez long voyage; et pour
  qu'ils prennent intérêt à notre récit, il faut qu'ils connaissent nos
  compagnons de route. Nous allons donc les faire apparaître tout à coup à
  leurs yeux tels qu'ils se découvriront à nous successivement.
  Le capitaine Giuseppe Arena était, comme nous l'avons dit, un bel homme
  de vingt-huit ou trente ans, à la figure franche et ouverte dans les
  circonstances habituelles, à la figure calme et impassible dans les moments
  de danger. Il n'avait que très peu de connaissances en navigation; mais
  comme il possédait quelque fortune, il avait acheté son bâtiment, et cet
  achat lui avait naturellement valu le titre de capitaine. Quant au droit ou
  au pouvoir que ce titre lui donnait sur ses hommes, nous ne le vîmes pas
  une seule fois en faire usage. A part une légère nuance de respect qu'on
  lui accordait sans qu'il l'exigeât, et qu'il fallait les yeux de l'habitude
  pour bien distinguer, l'équipage vivait avec lui sur un pied d'égalité tout
  à fait patriarcale.
  Nunzio le pilote était après le capitaine le personnage le plus important
  du bord: c'était un homme de cinquante ans, court et robuste, au teint de
  bistre, aux cheveux grisonnants, au visage rude, et qui naviguait depuis
  son enfance. Il était vêtu d'un pantalon de toile bleue et d'une chemise de
  bure; dans les temps froids ou pluvieux, il ajoutait à ce strict nécessaire
  une espèce de manteau à capuchon qui tenait à la fois du paletot de
  l'occident et du burnous méridional. Ce manteau, qui était de couleur
  brune, brodé de fil rouge et bleu aux poches et aux ouvertures des manches,
  tombait raide et droit, et donnait à sa physionomie un admirable caractère.
  Au reste, Nunzio était l'homme essentiel ou plutôt indispensable: c'était
  l'oeil qui veillait sur les rochers, l'oreille qui écoutait le vent, la
  main qui guidait le navire. Dans les gros temps, le capitaine redevenait
  simple matelot et lui remettait tout le pouvoir. Alors du gouvernail, que
  d'ailleurs quelque temps qu'il fît il ne quittait jamais que pour la prière
  du soir, il donnait ses ordres avec une fermeté et une précision telles,
  que l'équipage obéissait comme un seul homme. Son autorité avait la durée
  de la tempête. Lorsqu'il avait sauvé le navire et la vie de ceux qui le
  montaient, il se rasseyait simple et calme à l'arrière du bâtiment, et
  redevenait Nunzio le pilote; mais, quoiqu'il eût abandonné son autorité, il
  conservait son influence: car Nunzio, religieux comme un vrai marin, était
  considéré à l'égal d'un prophète. Ses prédictions, à l'endroit du temps
  qu'il prévoyait d'avance à des signes imperceptibles à tous les autres
  yeux, n'avaient jamais été démenties par les événements, de sorte que
  l'affection que lui portait l'équipage était mêlée d'un certain respect
  religieux qui nous étonna d'abord, mais que nous finîmes bientôt par
  partager, tant est grande sur l'homme, quelle que soit sa condition,
  l'influence d'une supériorité quelconque.
  Vicenzo, que nous plaçons le troisième plutôt pour suivre la hiérarchie des
  rangs qu'à cause de son importance réelle, avait titre de second pilote;
  c'était lui qui remplaçait Nunzio dans les rares et courts moments
  où celui-ci abandonnait le gouvernail. Pendant les nuits calmes, ils
  veillaient chacun à son tour. Presque toujours au reste, même dans les
  moments où son aide était inutile à la direction du navire, Vicenzo était
  assis près de notre vieux prophète, échangeant avec lui des paroles rares,
  et le plus souvent à voix basse. Cette habitude l'avait isolé du reste de
  l'équipage et rendu silencieux: aussi paraissait-il rarement parmi nous et
  ne répondait-il que lorsque nous l'interrogions; il accomplissait alors cet
  acte comme un devoir, avec toutes les formules de politesse usitées parmi
  les matelots. Au reste, brave et excellent homme, et après Nunzio, qui
  était un prodige sous ce rapport, résistant d'une manière merveilleuse à
  l'insomnie et à la fatigue.
  Après ces trois autorités venait Pietro: Pietro était un joyeux compagnon
  qui remplissait parmi l'équipage l'emploi d'un loustic de régiment:
  toujours gai, sans cesse chantant, dansant et grimaçant; parleur éternel,
  danseur enragé, nageur fanatique, adroit comme un singe dont il avait les
  mouvements, entremêlant toutes les manoeuvres d'entrechats grotesques et de
  petits cris bouffons qu'il jetait à la manière d'Auriol; toujours prêt
  à tout, se mêlant à tout, comprenant tout; plein de bon vouloir et de
  familiarité; le plus privé avec nous de tous ses compagnons. Pietro s'était
  lié tout d'abord avec notre bouledogue. Celui-ci, d'un caractère moins
  facile et moins sociable, fut longtemps à ne répondre à ses avances que par
  un grognement sourd, qui finit par se changer à la longue en un murmure
  amical, et finalement en une amitié durable et solide, quoique Pietro, gêné
  dans sa prononciation par l'accent italien, n'ait jamais pu l'appeler
  que Melor au lieu de Milord; changement qui parut blesser d'abord son
  amour-propre, mais auquel il finit cependant par s'habituer au point de
  répondre à Pietro comme si ce dernier prononçait son véritable nom.
  Giovanni, garçon gros et gras, homme du Midi avec le teint blanc et le
  visage joufflu d'un homme du Nord, s'était constitué notre cuisinier du
  moment où notre ami Cama s'était senti pris du mal de mer, ce qui lui était
  arrivé dix minutes après que le speronare s'était mis en mouvement; il
  joignait au reste à la science culinaire un talent qui s'y rattachait
  
You have read 1 text from French literature.