Le secrétaire intime - 09
--Tout cela vous semble facile, Spark. J'ai l'âme dévorée de colère et
de jalousie.
--Vous avez tort.
--Mais enfin, ce que je vous ai raconté vous prouve bien que cette
femme...
--Ce que vous avez raconté ne me prouve rien, sinon que vous avez
contracté dans vos chagrins l'habitude d'une malveillance fâcheuse.
Otez, ôtez cela de votre cerveau; c'est une mauvaise herbe.
--Mais, mon ami, une femme qui fait de pareils discours sur la candeur
et le sentiment, et qui a pour amant d'abord un Lucioli qu'elle traîne
partout, et qui se vante partout de ses faveurs!...
--Hum! dit Spark, ce Lucioli me semble être un fat et un sot que je ne
me ferais pas faute de rosser s'il tombait sous ma main et si j'étais
ami de la princesse.
--S'il l'a décriée, c'est bien sa faute, à elle; pourquoi l'a-t-elle
affiché comme un bouquet de noces?
--Parce qu'elle est bonne et confiante, comme elle vous l'a dit. Tout ce
qu'elle vous a dit là, Saint-Julien, me paraît sincère; j'y crois.
J'aime ce caractère, j'approuve ces idées. Je ne dis pas que ce soit un
exemple à suivre pour les femmes qui ne veulent pas être calomniées et
persécutées; mais pour un homme de cœur qui se moque de l'opinion
d'autrui et qui ne s'en rapporte qu'à sa conscience, c'est une belle
maîtresse à aimer toute sa vie.
--Vraiment! Spark, votre confiance me confond; je ne sais pas si j'ai
envie de vous embrasser comme le meilleur des hommes ou de vous plaindre
comme un fou.
--Comme vous voudrez, mon cher Julien; vous m'avez demandé ma façon de
penser, je vous la dis.
--Et je donnerais un de mes bras pour la partager. Mais enfin cette
montre, ce Charles de Dortan?
--Ce Dortan est un sot qu'elle aura mis à la porte au moment le plus
hardi de la plaisanterie.
--Une femme qui se respecte fait-elle de semblables plaisanteries? Elle
se soucie donc bien peu du danger qu'elle court? Plaisante-t-elle aussi
avec la vengeance qu'un homme peut tirer? À la place de ce Dortan, je
suivrais une pareille femme au bout du monde, et je la forcerais de
tenir ses promesses, et je lui cracherais ensuite au visage.»
Le front de Spark se couvrit de rougeur, comme si l'idée d'une telle
violence de ressentiment eût révolté son âme honnête et douce. Mais il
reprit aussitôt son calme accoutumé, et dit d'un ton de certitude qui
imposa à Julien:
«Cette histoire est fausse. Ce Charles de Dortan sera quelque garçon
horloger qui aura porté une montre de sa façon à la princesse, et qui
aura bâti toute cette niaise aventure pour se moquer de vous, ou parce
qu'il y a des fats d'une rare impudence, ou parce que ce monsieur est
fou.
--Vous arrangez tout pour le mieux, et je me suis dit tout cela sans
pouvoir me le persuader radicalement. N'ai-je pas vu la joie avec
laquelle elle a appris l'arrivée de ce masque inconnu?
--Qu'est-ce que cela prouve, s'il vous plaît? Ne saute-t-on pas de joie
à l'arrivée d'un frère et même d'un ami? Les femmes sont plus
démonstratives que nous, et les Italiennes le sont entre toutes les
femmes.
--Mais ce Rosenhaïm est caché dans le pavillon. Cache-t-on ses amis?
--Souvent, surtout quand il s'agit de politique. Qu'est-ce que vous
comprenez à la politique, vous? Et puis, il n'y a peut-être pas plus de
Rosenhaïm dans le pavillon que de Max dans le tombeau.
--Vous ne croyez donc pas à la mort de Max?
--J'ai dans l'idée, au contraire, que ce prétendu cœur inhumé dans un
coffret d'or bat bien chaud et bien joyeux à l'heure qu'il est.
--Mais la princesse elle-même le fait passer pour mort.
--Le fait-elle passer pour mort? Ah! en ce cas il est mort. Mais tout le
monde peut mourir sans être aidé.»
Et Spark, reprenant sa pipe, se mit à la charger paisiblement.
«Les griefs qui vous restent contre elle, ajouta-t-il après avoir
rallumé son tabac, sont donc son air cavalier, sa gaieté juvénile, son
latin, son amour pour les papillons, ses travaux politiques, sa
soubrette Ginetta, sa camaraderie avec vous autres qu'elle traite en
amis, comme une bonne femme qu'elle est, tandis que vous ne la comprenez
pas... Et bien! à votre place, je l'aimerais de tout mon cœur, et je
passerais ma vie à son service.
--Mais si j'acceptais tout cela comme vous, si je me remettais à croire
en elle, j'en serais amoureux fou... et si elle ne m'aimait pas, je
deviendrais le plus malheureux des hommes. Je suis absolu et entier dans
tout, Spark. À la manière dont cette femme m'a bouleversé le cerveau, je
vois bien que si je ne me guéris pas par la méfiance, il faudra que je
me brûle la cervelle par désespoir.
--Non, dit Spark.
--Je deviendrai fou, vous dis-je, si elle ne m'aime pas.
--Non, vous dis-je, vous vous consolerez, vous vous guérirez. D'ailleurs
elle vous aime beaucoup; tout ce qu'elle a fait pour vous le prouve
bien.
--Oh! j'ai trop souffert de cette tranquille amitié; j'ai renfermé trop
de tourments dans mon sein! cela ne peut recommencer.
--Vous êtes un ingrat. Vous m'avez dit que ces six premiers mois avaient
été les plus beaux de votre vie. Écoutez, Julien: vous êtes aigri et
malade; vous ne jugez pas bien votre position, vous ne vous connaissez
plus vous même. Croyez-en mon conseil. Avant de savoir de quoi il
s'agissait, je ne pensais pas pouvoir trancher la question si hardiment;
à présent je me sens une grande confiance en ma raison; les choses me
semblent claires et indubitables. Voulez-vous me promettre de faire ce
que je vous dirai?
--Je vous promets de le tenter, dit Julien.
--Renfermez-vous donc en vous-même, et fermez vos poumons à l'atmosphère
empoisonnée du dehors; vivez avec Dieu et avec votre cœur, qui est bon;
fuyez la cour, les envieux, les sots, les méchants, et surtout le petit
page; restez auprès de la princesse, je veux lui servir de garant. Elle
ne vous trompe pas. Je l'ai vue passer à cheval l'autre jour; elle a une
grande bouche, un sourire franc, des yeux vifs et bons; j'aime sa figure
et ses manières. Servez-la fidèlement, et ne croyez d'elle que ce
qu'elle vous en dira. Si votre amour persiste et vous fait souffrir,
dites-le-lui, parlez-lui-en beaucoup et souvent.
--Vous croyez qu'elle m'écoutera? dit Julien, dont les yeux brillèrent
de joie.
--Sans doute elle vous écoutera, puisqu'elle vous a déjà écouté; elle
vous plaindra, elle ne vous aimera pas plus qu'elle ne fait...
--Vous croyez? dit Julien redevenant triste.
--J'en suis presque sûr. Mais n'importe, parlez-lui toujours, elle vous
consolera en redoublant de soins et d'amitié. Avec cette amitié-là,
Julien, avec l'amour du travail, avec le bon témoignage de votre
conscience et un peu de foi en la Providence, vous ne serez pas
malheureux, croyez-en ma promesse.
--Et si avec tout cela je suis joué, reprit Julien, si au bout de dix
ans d'une pareille vie je m'aperçois que j'ai bercé une chimère sur mon
cœur?
--Vous aurez eu dix ans de bonheur, et vous serez en droit de dire à
Dieu quand vous paraîtrez devant lui: «Seigneur, on m'a trompé, et je
n'ai pas haï; on m'a fait du mal, et je ne me suis pas vengé!» Et vous
verrez ce que Dieu vous répondra. Allez, on ne se repent jamais d être
bon, même dès cette vie. Quand on s'en repent, on cesse de l'être.
--Honnête et excellent ami! s'écria Saint-Julien en serrant vivement la
main de Spark, je suivrai vos conseils, et je viendrai souvent chercher
auprès de vous le baume céleste qui guérit les plaies de l'âme.»
Julien rentra au palais la poitrine soulagée d'une montagne d'ennuis,
et, pour la première fois depuis bien des jours, il pria Dieu.
XVI.
Quintilia le fit appeler le lendemain matin. Elle avait l'air si heureux
et si bon, que Saint-Julien se sentit tout disposé à suivre les conseils
de Spark.
«J'ai des lettres à te dicter, lui dit-elle en lui tapant doucement
l'épaule d'un air familier. Assieds-toi là et prends ta meilleure
plume.»
Julien s'assit. La montre fatale était toujours sur le bureau; il se
sentit un mouvement de rage contre ce fâcheux accusateur, et feignant de
la pousser gauchement avec son coude, il la jeta par terre.
La princesse s'en aperçut à peine; et quand il la ramassa en s'excusant
de l'avoir brisée, elle parut fort indifférente à cet accident.
«Ginetta, dit-elle, emporte ma montre, que ce maladroit de Julien vient
de casser. Il est décidé que je ne puis pas la garder, et qu'il lui
arrivera toujours malheur. Fais-la raccommoder et garde-la pour toi.»
Julien regarda la princesse attentivement. Elle était aussi parfaitement
calme que le jour où elle avait regardé en face M. Dortan sans paraître
le reconnaître. Mais il lui sembla que la Ginetta rougissait un peu.
Était-ce de plaisir d'avoir la montre, ou perdait-elle contenance devant
tant d'audace?
Julien sentit la sienne augmenter, comme il lui arrivait toujours dans
ses moments d'émotion; et regardant alternativement la princesse et sa
suivante:
«La signora Gina, dit-il, connaît peut-être à Paris un horloger habile à
qui elle pourra confier la réparation de cette montre!
--Pourquoi à Paris? dit la princesse; nous avons d'excellents horlogers
à Venise.»
Elle n'avait pas changé de visage, et la Gina semblait être redevenue
impénétrable. Saint-Julien insista obstinément.
«Si la signora Gina veut bien le permettre, c'est moi qui me chargerai
de la réparation, puisque c'est moi qui ai causé le dommage.
--Arrangez-vous ensemble, dit la princesse, cela ne me regarde plus. La
montre appartient à Gina.
--Et je l'enverrai, continua Saint-Julien, à un de mes amis qui habite
Paris, et qui s'appelle Charles de Dortan.»
Gina se troubla visiblement. La princesse n'y prit pas garde, et répéta
le nom de Charles de Dortan.
«Je crois qu'en effet son nom est sur cette montre, dit-elle en
s'adressant à Ginetta. N'est-ce pas l'ouvrier à qui tu l'as confiée à
Paris, après l'avoir jetée par terre comme Julien vient de faire?
--Oui, Madame, répondit Ginetta remise de son trouble, c'est un horloger
qu'on m'a désigné comme très-habile, et qui, selon l'usage, a gravé son
nom sur la boîte.»
Julien, frappé de tant d'assurance, et ne sachant plus que penser, tenta
un dernier effort.
«Le hasard, dit-il, me l'a fait rencontrer à Avignon précisément le
jour...»
Ginetta l'interrompit, et s'adressant à Quintilia:
«Votre Altesse ne se souvient-elle plus de cet homme qui voulait
absolument lui parler?
--Non, dit la princesse avec un sang-froid imperturbable. Que
voulait-il? ne l'avais-tu pas payé?
--Il m'avait beaucoup priée de le recommander à Votre Altesse, à
laquelle il voulait vendre une pendule à musique, mais elle était laide
et de mauvais goût.
--Ah! dit la princesse d'un ton d'indifférence et de distraction; en ce
cas, Julien, mets-toi à écrire; et toi, Gina, laisse-nous.»
Elle semblait n'avoir pas pris le moindre intérêt à cette délicate
explication, et pourtant Saint-Julien se disait: «Il y a quelque chose
là-dessous. Spark lui-même aurait été frappé de la rougeur de Ginetta.»
Il prit sa plume et commença sous la dictée de la princesse.
* * *
«Monsieur le duc,
«Votre personne est charmante, votre esprit supérieur et votre emploi
magnifique. Je compte écrire directement à votre auguste souverain, et
le remercier de vous avoir choisi pour remplir cette importante et
agréable mission auprès de moi. Il m'est impossible de vous voir
aujourd'hui; et d'ailleurs j'ai besoin, pour répondre aux propositions
de Votre Excellence, du plus grand calme et de la plus austère
réflexion. Je craindrais de subir l'influence expansive de votre esprit
en traitant de vive voix une question si grave. Après mûre délibération,
je me crois donc autorisée, par ma conscience et ma volonté, à refuser
positivement l'alliance qui m'est offerte. Mes opinions sont invariables
sur ce point, et vous les connaissez. La liberté de fait établie par
moi, souverain absolu en vertu de pouvoirs absolus, etc., etc....»
* * *
Saint-Julien écrivit sous sa dictée plusieurs lignes qu'il aurait pu
tracer de lui-même, tant il était au fait des systèmes du potentat
femelle de Monteregale.
Quand il eut terminé la partie politique de cette lettre (et nous en
ferons grâce au lecteur, comme d'une chose étrangère à cette histoire),
il continua sous la dictée de la princesse:
«Quant à la question que Votre Excellence m'a dit tenir en réserve en
cas de refus définitif de ma part, je demande en grâce qu'elle me soit
exposée sur-le-champ; car des occupations du plus grand intérêt pour moi
vont me forcer à faire un petit voyage en Italie. Ce sera pour moi un
grand regret que de voir abréger le séjour de Votre Excellence dans mes
États, et j'aurais vivement désiré qu'il me fût permis d'en jouir plus
longtemps.»
* * *
--Ajoutez les formules d'usage, dit la princesse à Saint-Julien, et puis
donnez-moi votre plume.»
Quand elle eut signé et fait mettre le nom du duc de Gurck sur
l'adresse, elle sonna, et le page se présenta.
«Portez cette lettre à M. de Gurck, lui dit-elle, et rapportez-moi la
réponse. S'il demande à me voir, dites que c'est impossible.»
Galeotto fut frappé de l'air froid et absolu de la princesse. Il eut
besoin de rassembler tout son courage pour lui faire entendre qu'il
avait un message secret pour elle.
«Je n'ai pas de secrets où vous puissiez être pour quelque chose,
reprit-elle sèchement. Parlez devant M. de Saint-Julien, je vous le
permets.»
Le page hésita; elle ajouta: «Je vous l'ordonne.»
Galeotto, banni des appartements particuliers depuis plusieurs jours
sans en savoir la cause, avait beaucoup compté sur le moment où il lui
serait permis d'approcher de la princesse. Il avait fait part a Julien
de l'intention où il était de nuire au comte de Steinach, tout en
feignant de le servir et tout en travaillant pour son propre compte.
Mais, quoique ces projets ne fussent point un secret pour lui, il était
vivement contrarié de l'avoir pour témoin de sa conduite. Rien ne
paralyse la ruse comme l'œil d'un juge prêt à censurer notre maladresse
ou à s'effrayer de notre perfidie.
Néanmoins il fallait parler. Il donna quelques mots d'une explication
moitié plaisante, moitié mystérieuse, et finit en tirant de son sein une
lettre renfermée sous trois enveloppes.
Mais Quintilia, devant qui le page avait mis un genou en terre, n'avança
point la main pour recevoir la lettre, et lui ordonna de la décacheter
et de la lire tout haut.
Galeotto se troubla. «M'avez-vous entendue? répéta la princesse.»
Alors, prenant courage, Galeotto imagina de lire hardiment la lettre
d'un ton pathétique et en feignant un trouble toujours croissant.
C'était une déclaration d'amour du comte de Steinach, rédigée dans des
termes aussi passionnés que son rang avait pu le lui permettre.
Le malin page la déclama d'une voix tremblante et comme s'il eût été
frappé de l'application qu'il pouvait se faire des expressions timides
et brûlantes de la lettre. Il affecta plusieurs fois de manquer de force
pour achever une phrase et de tenir le papier d'une main tremblante.
Enfin il joua si bien la comédie, que Saint-Julien en eût été dupe
complètement sans le dernier entretien qu'ils avaient eu ensemble.
Mais la princesse ne parut émue ni de l'amour de Steinach, ni de celui
que Galeotto feignait d'abriter timidement sous les ailes de la
diplomatie sentimentale.
«Cela est pitoyable,» dit-elle, quand le page eut fini. Et, lui
arrachant la lettre des mains, elle la jeta dans une corbeille de bambou
qui était sous le bureau et dans laquelle elle avait coutume d'entasser
pêle-mêle tous les papiers inutiles.
«Mais, tout mauvais que soit cet italien, ajouta-t-elle, le comte de
Steinach, qui ne sait aucune langue, pas même la sienne, n'aurait jamais
été capable de l'écrire. C'est vous qui avez composé ce pathos,
Galeotto.» Et, sans attendre sa réponse, elle se tourna vers Julien.
--Écris sous ma dictée une autre lettre, lui dit-elle. Galeotto
attendra, et les portera toutes deux à leur adresse.»
Elle lui dicta une formule de renvoi moqueuse et impertinente pour
Steinach comme celle destinée à Gurck; elle la signa de même, la cacheta
et la remit en silence à Galeotto. Le page voulut faire une question;
elle lui ferma la bouche d'un regard et lui montra la porte d'un geste.
En attendant qu'il fût de retour, elle s'entretint amicalement avec
Saint-Julien. Elle lui parut si franche et si bonne, qu'il céda au
mouvement de son propre cœur et se sentit plus que jamais dominé par
elle. Les souffrances qu'il avait éprouvées lui rendirent plus vives les
joies qu'il retrouvait. Il bénit intérieurement les conseils de son ami
et reprit confiance dans la vie.
Au bout d'une heure, Galeotto revint. Il s'était composé un maintien
grave et froid; mais il cachait mal le dépit qu'il éprouvait d'avoir été
si rudement traité par Quintilia. Elle était naturellement brusque et
emportée; mais ordinairement elle oubliait en moins d'une heure ses
ressentiments et jusqu'à la cause qui les avait produits. Cette fois
pourtant, elle reçut le page aussi mal qu'elle l'avait congédié. Il
voulut transmettre une réponse verbale du comte de Steinach; elle lui
dit: «Vous répondrez quand je vous interrogerai.» Puis, prenant la
lettre de M. de Gurck, elle la décacheta et la passa à Julien.
«Lisez tout haut, lui dit-elle; et vous, monsieur Galeotto de
Stratigopoli, asseyez-vous au bout de la chambre et attendez mes
ordres.»
Saint-Julien lut:
«Madame,
«La réponse de Votre Altesse est tellement décisive, que je croirais
manquer au respect que je lui dois en insistant davantage. J'obéis à
l'ordre qu'elle me donne en lui soumettant textuellement la réclamation
de mon souverain.
«Un envoyé de notre cabinet, portant le titre de chevalier et le nom de
Max, chargé, il y a quinze ans, de représenter le prince de Monteregale
au mariage de Votre Altesse, s'est établi auprès d'elle avec le
consentement de ses protecteurs. Mais ayant été rappelé au bout de
quatre ans, il n'a point répondu aux ordres de sa cour, et jamais il n'a
reparu. Il est sommé aujourd'hui de rendre compte de sa conduite durant
cette longue absence et de se présenter devant moi, duc de Gurck, fondé
de pouvoir, etc., pour me remettre certains papiers et répondre à
certaines questions qui doivent décider de son identité. À défaut de cet
acte de soumission de la part du chevalier Max, Votre Altesse serait
sommée de donner les preuves de son décès ou de désigner le lieu de sa
retraite; et, à défaut de cette satisfaction, elle serait reconnue en
état d'hostilité contre notre gouvernement, etc.»
* * *
--Fort bien, dit Quintilia. Reprenez votre plume et écrivez:
«Je ne reconnais à aucun souverain de la terre le droit de me faire une
demande arbitraire ou une question absurde. Je n'ai aucun compte à
rendre des actions d'autrui; et jamais prince, petit ou grand, n'a été
le gardien des étrangers résidant sur ses terres. Tout ce que je puis
faire pour seconder les vœux de votre cour, c'est de vous permettre de
publier et d'afficher dans mes États un ordre directement adressé au
chevalier Max de la part de son souverain. S'il se rend à cet ordre, je
serai charmée de voir cesser vos inquiétudes à son égard.»
* * *
Quintilia signa, cacheta, et, s'adressant au page: «Maintenant,
Monsieur, lui dit-elle, qu'avez-vous à dire de la part de M. de
Steinach?
--Le comte, au désespoir..., répondit Galeotto.
--Faites-moi grâce des phrases de M. le comte, interrompit Quintilia; à
quoi se décide-t-il?
--Il se soumet à vos ordres.
--Quels ordres? je lui ai donné le choix: partir ou se taire.
--Il se taira.
--À la bonne heure. Celui-là n'est que sot, et je ne veux pas l'offenser
s'il ne m'y contraint pas. L'autre est un insolent. Allez porter ma
lettre, et revenez.»
La princesse se remit à causer avec Julien de choses étrangères à ce qui
venait de se passer. Elle avait tant de calme et de lucidité d'esprit,
que Saint-Julien se déclara absurde dans ses soupçons.
Galeotto revint. Il demandait, de la part du duc de Gurck, la faveur
d'un entretien particulier avant son départ.
«Nous verrons, répondit Quintilia; c'est assez s'occuper de ces
messieurs pour aujourd'hui. C'est à vous que j'ai affaire, monsieur de
Stratigopoli. Voici un billet que vous porterez à mon trésorier. Il vous
comptera une somme qui vous mettra en état de voyager durant quelques
années. C'est, je crois, l'objet de vos désirs. Vous trouverez bon que
d'ici à quelques heures je dispose pour votre remplaçant de
l'appartement que vous occupez dans le palais. Pour faciliter votre
départ, j'ai commandé des chevaux de poste qui viendront vous prendre ce
soir, et qui vous conduiront jusqu'à la frontière. Je vous prie de
garder la voiture pour continuer votre voyage. Vous désignerez vous-même
la route qu'il vous plaira de prendre. Je fais des vœux pour votre
avenir, et j'ai l'honneur de vous saluer.»
Galeotto, frappé de la foudre, pâlit et balbutia; mais il vit dans les
yeux de la princesse que l'arrêt était irrévocable. Il crut que Julien
l'avait trahi. Incertain du parti qu'il prendrait, mais forcé d'obéir,
et résolu à se venger, il s'inclina profondément et sortit sans dire un
seul mot.
Saint-Julien voulut intercéder en sa faveur; mais la princesse lui
imposa silence avec douceur, et lui permit d'aller faire ses adieux au
page.
Il le trouva au bas du grand escalier, et témoigna sa surprise et son
chagrin avec tant de candeur, que le page en fut ébranlé.
«Si vous n'êtes pas sincère en ce moment, lui dit-il, vous êtes le
premier des fourbes et le dernier des hommes. Après tout, je n'en sais
rien, je ne pense pas, je crois rêver. Je ne sais ni ce qui m'arrive, ni
ce que j'éprouve, ni ce que j'ai à faire.
--Il faut faire semblant d'obéir, lui dit Julien, et attendre à la
frontière l'ordre de votre rappel. Il est impossible que la princesse
ait des griefs sérieux contre vous. Elle se sera doutée de votre liaison
avec Steinach, et elle aura voulu vous effrayer. Mais je vous
justifierai de mon mieux; Gina pleurera à ses pieds, et vous lui
écrirez; elle se laissera fléchir.
--Je ne sais pas, je ne sais pas, dit le page d'un air méfiant. Je ne
sais pas si vous ne me trahissez pas; je ne sais pas si la Gina ne me
donne pas ce soir pour successeur le page de Steinach ou le chasseur de
Gurck, tandis que la princesse recevra dans le pavillon mystérieux
Rosenhaïm, qu'elle embrassait si tendrement cette nuit sur le seuil en
l'appelant son _seul_ amour, ou bien le duc de Gurck qui saura peut-être
se faire craindre, ou le Steinach qu'elle fait semblant de rudoyer, ou
le tendre Julien qui a su cacher son indignation dévote, ou qui s'est
fait tolérant... Je ne sais pas ce qui se passe dans la tête des autres;
j'aviserai à voir clair dans la mienne. Si vous me trompez, monsieur le
secrétaire intime, ne chantez pas encore victoire. Je ne me tiens pas
pour battu, et souvent les choses qui semblent m'échapper sont celles
dont je suis sûr, parce qu'alors il me prend envie de m'en emparer...
Attendez... Venez avec moi chez le trésorier; je vous permets de répéter
à la princesse tout ce que vous me verrez faire et dire.»
Ils entrèrent ensemble chez le trésorier, et Galeotto présenta le billet
qui lui avait été remis cacheté. Lorsque le trésorier énonça la somme
qu'il allait compter au jeune page, celui-ci eut un moment d'émotion.
C'était beaucoup plus qu'il n'avait espéré dans sa petite ambition, et
pendant un instant il abandonna l'idée singulière qui venait de le
préoccuper. Mais tandis que le trésorier comptait l'argent, il se mit à
marcher dans la salle avec anxiété. Cette petite fortune le mettait à
même de satisfaire son goût pour les voyages, et d'aller se présenter
d'une manière brillante dans quelque autre cour plus importante que
celle de Monteregale. Mais, en même temps qu'il arrivait à
l'accomplissement d'un vœu de plusieurs années, il renonçait à une
entreprise conçue depuis quelques jours. Dans son amour pour l'intrigue,
il avait caressé l'espoir de lutter avec l'expérience et ce qu'il
appelait l'habileté de Quintilia. Il s'était proposé pour but de ses
premières armes en ce genre d'écarter, ne fût-ce que pendant quelques
jours, des rivaux plus hauts et plus arrogants que lui. L'emporter sur
eux lui paraissait une satisfaction nécessaire à son amour-propre
froissé. Enfin, tandis qu'une vanité cupide l'engageait à prendre
l'argent et à chercher ailleurs un autre genre de succès, une vanité
raffinée, un véritable dépit d'homme de cour, l'engageaient à sacrifier
sa petite fortune à l'espoir incertain d'un frivole triomphe.
Ce dépit l'emporta, et au moment où le trésorier lui présenta une partie
de sa fortune en or, et le reste en billets sur diverses banques
étrangères qu'il avait désignées d'abord, il demanda du papier pour
écrire un reçu, fit une déclaration d'amour à la princesse, et lui
annonça qu'il n'avait besoin de rien au monde, puisqu'il allait mourir
de chagrin; puis il redemanda le bon signé d'elle qu'il venait de
remettre au trésorier; il le déchira, en mit les morceaux dans sa
lettre, chargea le trésorier de la faire porter à Quintilia, jeta
dédaigneusement les billets de banque sur la table, donna un coup de
poing théâtral dans les piles d'or, et, tournant le dos au trésorier
stupéfait, sortit sans emporter un écu.
Julien, qui ne vit dans cette conduite qu'un acte de fierté, trouva le
mouvement très-beau et l'approuva. En même temps il mit tout ce qu'il
possédait à la disposition du page.
«Je ne sais pas, je ne sais pas, répéta celui-ci, toujours sur ses
gardes. Il est possible que vous soyez de bonne foi, il est possible
aussi que vous me fassiez cette offre sans grand mérite. Quoi qu'il en
soit, je n'ai besoin de rien; je ne vais pas loin, et vous ne serez pas
longtemps sans entendre parler de moi. Vous pouvez dire cela à Son
Altesse. La frontière est à trois lieues d'ici. On peut avoir un pied
sur les terres du voisin et un œil dans la résidence... Adieu, adieu.
Merci de votre amitié si elle est vraie; si elle est feinte, on saura
s'en passer.
Il monta en voiture en tenant le même langage, et laissa Julien
très-offensé et très-affligé de ses doutes. Il demanda à voir la
princesse, et lui rapporta la conduite magnanime du page, en la
suppliant de le rappeler. Mais Quintilia, qui avait déjà reçu la lettre
de Galeotto par son trésorier, ne parut point touchée de cette
forfanterie. «Je ne puis pas lui faire grâce, dit-elle; cesse de me
parler de lui, ce serait me déplaire en pure perte. Il t'accuse de lui
avoir nui auprès de moi, mon pauvre Julien. Accepte cette injustice en
châtiment de celles que tu as commises, et apprends, mon cher enfant,
combien il est cruel d'être accusé quand on n'est pas coupable.»
XVII.
Saint-Julien, forcé d'abandonner la cause de Galeotto, alla passer la
soirée avec Spark à la taverne du Soleil d'Or. Il lui raconta ce qui
était arrivé; et Spark, avec son optimisme habituel, déclara que le
renvoi du page était une mesure fort sage de la part de la princesse et
un événement fort heureux pour Saint-Julien. Il tâcha aussi de le
consoler des soupçons injurieux de Galeotto, en lui disant que l'estime
d'un pareil homme était presque une flétrissure.
Pendant que Spark parlait de la sorte, Saint-Julien crut voir derrière
le rideau de coutil de la tente sous laquelle ils étaient assis l'ombre
flottante d'un individu de petite taille qui semblait les écouter. Ils
parlèrent tout à fait bas, et l'ombre disparut. Mais lorsque, onze
heures ayant sonné, Spark, selon sa coutume, eut pris congé de son ami,
Saint-Julien, au détour de la rue, qui était fort sombre en cet endroit,
se sentit frapper sur l'épaule. Il se retourna vivement et vit un petit
homme, enveloppé dans un manteau, qui lui dit à voix basse: «Tais-toi,
je suis Galeotto.» Ils prirent une rue déserte et s'entretinrent à
demi-voix.
de jalousie.
--Vous avez tort.
--Mais enfin, ce que je vous ai raconté vous prouve bien que cette
femme...
--Ce que vous avez raconté ne me prouve rien, sinon que vous avez
contracté dans vos chagrins l'habitude d'une malveillance fâcheuse.
Otez, ôtez cela de votre cerveau; c'est une mauvaise herbe.
--Mais, mon ami, une femme qui fait de pareils discours sur la candeur
et le sentiment, et qui a pour amant d'abord un Lucioli qu'elle traîne
partout, et qui se vante partout de ses faveurs!...
--Hum! dit Spark, ce Lucioli me semble être un fat et un sot que je ne
me ferais pas faute de rosser s'il tombait sous ma main et si j'étais
ami de la princesse.
--S'il l'a décriée, c'est bien sa faute, à elle; pourquoi l'a-t-elle
affiché comme un bouquet de noces?
--Parce qu'elle est bonne et confiante, comme elle vous l'a dit. Tout ce
qu'elle vous a dit là, Saint-Julien, me paraît sincère; j'y crois.
J'aime ce caractère, j'approuve ces idées. Je ne dis pas que ce soit un
exemple à suivre pour les femmes qui ne veulent pas être calomniées et
persécutées; mais pour un homme de cœur qui se moque de l'opinion
d'autrui et qui ne s'en rapporte qu'à sa conscience, c'est une belle
maîtresse à aimer toute sa vie.
--Vraiment! Spark, votre confiance me confond; je ne sais pas si j'ai
envie de vous embrasser comme le meilleur des hommes ou de vous plaindre
comme un fou.
--Comme vous voudrez, mon cher Julien; vous m'avez demandé ma façon de
penser, je vous la dis.
--Et je donnerais un de mes bras pour la partager. Mais enfin cette
montre, ce Charles de Dortan?
--Ce Dortan est un sot qu'elle aura mis à la porte au moment le plus
hardi de la plaisanterie.
--Une femme qui se respecte fait-elle de semblables plaisanteries? Elle
se soucie donc bien peu du danger qu'elle court? Plaisante-t-elle aussi
avec la vengeance qu'un homme peut tirer? À la place de ce Dortan, je
suivrais une pareille femme au bout du monde, et je la forcerais de
tenir ses promesses, et je lui cracherais ensuite au visage.»
Le front de Spark se couvrit de rougeur, comme si l'idée d'une telle
violence de ressentiment eût révolté son âme honnête et douce. Mais il
reprit aussitôt son calme accoutumé, et dit d'un ton de certitude qui
imposa à Julien:
«Cette histoire est fausse. Ce Charles de Dortan sera quelque garçon
horloger qui aura porté une montre de sa façon à la princesse, et qui
aura bâti toute cette niaise aventure pour se moquer de vous, ou parce
qu'il y a des fats d'une rare impudence, ou parce que ce monsieur est
fou.
--Vous arrangez tout pour le mieux, et je me suis dit tout cela sans
pouvoir me le persuader radicalement. N'ai-je pas vu la joie avec
laquelle elle a appris l'arrivée de ce masque inconnu?
--Qu'est-ce que cela prouve, s'il vous plaît? Ne saute-t-on pas de joie
à l'arrivée d'un frère et même d'un ami? Les femmes sont plus
démonstratives que nous, et les Italiennes le sont entre toutes les
femmes.
--Mais ce Rosenhaïm est caché dans le pavillon. Cache-t-on ses amis?
--Souvent, surtout quand il s'agit de politique. Qu'est-ce que vous
comprenez à la politique, vous? Et puis, il n'y a peut-être pas plus de
Rosenhaïm dans le pavillon que de Max dans le tombeau.
--Vous ne croyez donc pas à la mort de Max?
--J'ai dans l'idée, au contraire, que ce prétendu cœur inhumé dans un
coffret d'or bat bien chaud et bien joyeux à l'heure qu'il est.
--Mais la princesse elle-même le fait passer pour mort.
--Le fait-elle passer pour mort? Ah! en ce cas il est mort. Mais tout le
monde peut mourir sans être aidé.»
Et Spark, reprenant sa pipe, se mit à la charger paisiblement.
«Les griefs qui vous restent contre elle, ajouta-t-il après avoir
rallumé son tabac, sont donc son air cavalier, sa gaieté juvénile, son
latin, son amour pour les papillons, ses travaux politiques, sa
soubrette Ginetta, sa camaraderie avec vous autres qu'elle traite en
amis, comme une bonne femme qu'elle est, tandis que vous ne la comprenez
pas... Et bien! à votre place, je l'aimerais de tout mon cœur, et je
passerais ma vie à son service.
--Mais si j'acceptais tout cela comme vous, si je me remettais à croire
en elle, j'en serais amoureux fou... et si elle ne m'aimait pas, je
deviendrais le plus malheureux des hommes. Je suis absolu et entier dans
tout, Spark. À la manière dont cette femme m'a bouleversé le cerveau, je
vois bien que si je ne me guéris pas par la méfiance, il faudra que je
me brûle la cervelle par désespoir.
--Non, dit Spark.
--Je deviendrai fou, vous dis-je, si elle ne m'aime pas.
--Non, vous dis-je, vous vous consolerez, vous vous guérirez. D'ailleurs
elle vous aime beaucoup; tout ce qu'elle a fait pour vous le prouve
bien.
--Oh! j'ai trop souffert de cette tranquille amitié; j'ai renfermé trop
de tourments dans mon sein! cela ne peut recommencer.
--Vous êtes un ingrat. Vous m'avez dit que ces six premiers mois avaient
été les plus beaux de votre vie. Écoutez, Julien: vous êtes aigri et
malade; vous ne jugez pas bien votre position, vous ne vous connaissez
plus vous même. Croyez-en mon conseil. Avant de savoir de quoi il
s'agissait, je ne pensais pas pouvoir trancher la question si hardiment;
à présent je me sens une grande confiance en ma raison; les choses me
semblent claires et indubitables. Voulez-vous me promettre de faire ce
que je vous dirai?
--Je vous promets de le tenter, dit Julien.
--Renfermez-vous donc en vous-même, et fermez vos poumons à l'atmosphère
empoisonnée du dehors; vivez avec Dieu et avec votre cœur, qui est bon;
fuyez la cour, les envieux, les sots, les méchants, et surtout le petit
page; restez auprès de la princesse, je veux lui servir de garant. Elle
ne vous trompe pas. Je l'ai vue passer à cheval l'autre jour; elle a une
grande bouche, un sourire franc, des yeux vifs et bons; j'aime sa figure
et ses manières. Servez-la fidèlement, et ne croyez d'elle que ce
qu'elle vous en dira. Si votre amour persiste et vous fait souffrir,
dites-le-lui, parlez-lui-en beaucoup et souvent.
--Vous croyez qu'elle m'écoutera? dit Julien, dont les yeux brillèrent
de joie.
--Sans doute elle vous écoutera, puisqu'elle vous a déjà écouté; elle
vous plaindra, elle ne vous aimera pas plus qu'elle ne fait...
--Vous croyez? dit Julien redevenant triste.
--J'en suis presque sûr. Mais n'importe, parlez-lui toujours, elle vous
consolera en redoublant de soins et d'amitié. Avec cette amitié-là,
Julien, avec l'amour du travail, avec le bon témoignage de votre
conscience et un peu de foi en la Providence, vous ne serez pas
malheureux, croyez-en ma promesse.
--Et si avec tout cela je suis joué, reprit Julien, si au bout de dix
ans d'une pareille vie je m'aperçois que j'ai bercé une chimère sur mon
cœur?
--Vous aurez eu dix ans de bonheur, et vous serez en droit de dire à
Dieu quand vous paraîtrez devant lui: «Seigneur, on m'a trompé, et je
n'ai pas haï; on m'a fait du mal, et je ne me suis pas vengé!» Et vous
verrez ce que Dieu vous répondra. Allez, on ne se repent jamais d être
bon, même dès cette vie. Quand on s'en repent, on cesse de l'être.
--Honnête et excellent ami! s'écria Saint-Julien en serrant vivement la
main de Spark, je suivrai vos conseils, et je viendrai souvent chercher
auprès de vous le baume céleste qui guérit les plaies de l'âme.»
Julien rentra au palais la poitrine soulagée d'une montagne d'ennuis,
et, pour la première fois depuis bien des jours, il pria Dieu.
XVI.
Quintilia le fit appeler le lendemain matin. Elle avait l'air si heureux
et si bon, que Saint-Julien se sentit tout disposé à suivre les conseils
de Spark.
«J'ai des lettres à te dicter, lui dit-elle en lui tapant doucement
l'épaule d'un air familier. Assieds-toi là et prends ta meilleure
plume.»
Julien s'assit. La montre fatale était toujours sur le bureau; il se
sentit un mouvement de rage contre ce fâcheux accusateur, et feignant de
la pousser gauchement avec son coude, il la jeta par terre.
La princesse s'en aperçut à peine; et quand il la ramassa en s'excusant
de l'avoir brisée, elle parut fort indifférente à cet accident.
«Ginetta, dit-elle, emporte ma montre, que ce maladroit de Julien vient
de casser. Il est décidé que je ne puis pas la garder, et qu'il lui
arrivera toujours malheur. Fais-la raccommoder et garde-la pour toi.»
Julien regarda la princesse attentivement. Elle était aussi parfaitement
calme que le jour où elle avait regardé en face M. Dortan sans paraître
le reconnaître. Mais il lui sembla que la Ginetta rougissait un peu.
Était-ce de plaisir d'avoir la montre, ou perdait-elle contenance devant
tant d'audace?
Julien sentit la sienne augmenter, comme il lui arrivait toujours dans
ses moments d'émotion; et regardant alternativement la princesse et sa
suivante:
«La signora Gina, dit-il, connaît peut-être à Paris un horloger habile à
qui elle pourra confier la réparation de cette montre!
--Pourquoi à Paris? dit la princesse; nous avons d'excellents horlogers
à Venise.»
Elle n'avait pas changé de visage, et la Gina semblait être redevenue
impénétrable. Saint-Julien insista obstinément.
«Si la signora Gina veut bien le permettre, c'est moi qui me chargerai
de la réparation, puisque c'est moi qui ai causé le dommage.
--Arrangez-vous ensemble, dit la princesse, cela ne me regarde plus. La
montre appartient à Gina.
--Et je l'enverrai, continua Saint-Julien, à un de mes amis qui habite
Paris, et qui s'appelle Charles de Dortan.»
Gina se troubla visiblement. La princesse n'y prit pas garde, et répéta
le nom de Charles de Dortan.
«Je crois qu'en effet son nom est sur cette montre, dit-elle en
s'adressant à Ginetta. N'est-ce pas l'ouvrier à qui tu l'as confiée à
Paris, après l'avoir jetée par terre comme Julien vient de faire?
--Oui, Madame, répondit Ginetta remise de son trouble, c'est un horloger
qu'on m'a désigné comme très-habile, et qui, selon l'usage, a gravé son
nom sur la boîte.»
Julien, frappé de tant d'assurance, et ne sachant plus que penser, tenta
un dernier effort.
«Le hasard, dit-il, me l'a fait rencontrer à Avignon précisément le
jour...»
Ginetta l'interrompit, et s'adressant à Quintilia:
«Votre Altesse ne se souvient-elle plus de cet homme qui voulait
absolument lui parler?
--Non, dit la princesse avec un sang-froid imperturbable. Que
voulait-il? ne l'avais-tu pas payé?
--Il m'avait beaucoup priée de le recommander à Votre Altesse, à
laquelle il voulait vendre une pendule à musique, mais elle était laide
et de mauvais goût.
--Ah! dit la princesse d'un ton d'indifférence et de distraction; en ce
cas, Julien, mets-toi à écrire; et toi, Gina, laisse-nous.»
Elle semblait n'avoir pas pris le moindre intérêt à cette délicate
explication, et pourtant Saint-Julien se disait: «Il y a quelque chose
là-dessous. Spark lui-même aurait été frappé de la rougeur de Ginetta.»
Il prit sa plume et commença sous la dictée de la princesse.
* * *
«Monsieur le duc,
«Votre personne est charmante, votre esprit supérieur et votre emploi
magnifique. Je compte écrire directement à votre auguste souverain, et
le remercier de vous avoir choisi pour remplir cette importante et
agréable mission auprès de moi. Il m'est impossible de vous voir
aujourd'hui; et d'ailleurs j'ai besoin, pour répondre aux propositions
de Votre Excellence, du plus grand calme et de la plus austère
réflexion. Je craindrais de subir l'influence expansive de votre esprit
en traitant de vive voix une question si grave. Après mûre délibération,
je me crois donc autorisée, par ma conscience et ma volonté, à refuser
positivement l'alliance qui m'est offerte. Mes opinions sont invariables
sur ce point, et vous les connaissez. La liberté de fait établie par
moi, souverain absolu en vertu de pouvoirs absolus, etc., etc....»
* * *
Saint-Julien écrivit sous sa dictée plusieurs lignes qu'il aurait pu
tracer de lui-même, tant il était au fait des systèmes du potentat
femelle de Monteregale.
Quand il eut terminé la partie politique de cette lettre (et nous en
ferons grâce au lecteur, comme d'une chose étrangère à cette histoire),
il continua sous la dictée de la princesse:
«Quant à la question que Votre Excellence m'a dit tenir en réserve en
cas de refus définitif de ma part, je demande en grâce qu'elle me soit
exposée sur-le-champ; car des occupations du plus grand intérêt pour moi
vont me forcer à faire un petit voyage en Italie. Ce sera pour moi un
grand regret que de voir abréger le séjour de Votre Excellence dans mes
États, et j'aurais vivement désiré qu'il me fût permis d'en jouir plus
longtemps.»
* * *
--Ajoutez les formules d'usage, dit la princesse à Saint-Julien, et puis
donnez-moi votre plume.»
Quand elle eut signé et fait mettre le nom du duc de Gurck sur
l'adresse, elle sonna, et le page se présenta.
«Portez cette lettre à M. de Gurck, lui dit-elle, et rapportez-moi la
réponse. S'il demande à me voir, dites que c'est impossible.»
Galeotto fut frappé de l'air froid et absolu de la princesse. Il eut
besoin de rassembler tout son courage pour lui faire entendre qu'il
avait un message secret pour elle.
«Je n'ai pas de secrets où vous puissiez être pour quelque chose,
reprit-elle sèchement. Parlez devant M. de Saint-Julien, je vous le
permets.»
Le page hésita; elle ajouta: «Je vous l'ordonne.»
Galeotto, banni des appartements particuliers depuis plusieurs jours
sans en savoir la cause, avait beaucoup compté sur le moment où il lui
serait permis d'approcher de la princesse. Il avait fait part a Julien
de l'intention où il était de nuire au comte de Steinach, tout en
feignant de le servir et tout en travaillant pour son propre compte.
Mais, quoique ces projets ne fussent point un secret pour lui, il était
vivement contrarié de l'avoir pour témoin de sa conduite. Rien ne
paralyse la ruse comme l'œil d'un juge prêt à censurer notre maladresse
ou à s'effrayer de notre perfidie.
Néanmoins il fallait parler. Il donna quelques mots d'une explication
moitié plaisante, moitié mystérieuse, et finit en tirant de son sein une
lettre renfermée sous trois enveloppes.
Mais Quintilia, devant qui le page avait mis un genou en terre, n'avança
point la main pour recevoir la lettre, et lui ordonna de la décacheter
et de la lire tout haut.
Galeotto se troubla. «M'avez-vous entendue? répéta la princesse.»
Alors, prenant courage, Galeotto imagina de lire hardiment la lettre
d'un ton pathétique et en feignant un trouble toujours croissant.
C'était une déclaration d'amour du comte de Steinach, rédigée dans des
termes aussi passionnés que son rang avait pu le lui permettre.
Le malin page la déclama d'une voix tremblante et comme s'il eût été
frappé de l'application qu'il pouvait se faire des expressions timides
et brûlantes de la lettre. Il affecta plusieurs fois de manquer de force
pour achever une phrase et de tenir le papier d'une main tremblante.
Enfin il joua si bien la comédie, que Saint-Julien en eût été dupe
complètement sans le dernier entretien qu'ils avaient eu ensemble.
Mais la princesse ne parut émue ni de l'amour de Steinach, ni de celui
que Galeotto feignait d'abriter timidement sous les ailes de la
diplomatie sentimentale.
«Cela est pitoyable,» dit-elle, quand le page eut fini. Et, lui
arrachant la lettre des mains, elle la jeta dans une corbeille de bambou
qui était sous le bureau et dans laquelle elle avait coutume d'entasser
pêle-mêle tous les papiers inutiles.
«Mais, tout mauvais que soit cet italien, ajouta-t-elle, le comte de
Steinach, qui ne sait aucune langue, pas même la sienne, n'aurait jamais
été capable de l'écrire. C'est vous qui avez composé ce pathos,
Galeotto.» Et, sans attendre sa réponse, elle se tourna vers Julien.
--Écris sous ma dictée une autre lettre, lui dit-elle. Galeotto
attendra, et les portera toutes deux à leur adresse.»
Elle lui dicta une formule de renvoi moqueuse et impertinente pour
Steinach comme celle destinée à Gurck; elle la signa de même, la cacheta
et la remit en silence à Galeotto. Le page voulut faire une question;
elle lui ferma la bouche d'un regard et lui montra la porte d'un geste.
En attendant qu'il fût de retour, elle s'entretint amicalement avec
Saint-Julien. Elle lui parut si franche et si bonne, qu'il céda au
mouvement de son propre cœur et se sentit plus que jamais dominé par
elle. Les souffrances qu'il avait éprouvées lui rendirent plus vives les
joies qu'il retrouvait. Il bénit intérieurement les conseils de son ami
et reprit confiance dans la vie.
Au bout d'une heure, Galeotto revint. Il s'était composé un maintien
grave et froid; mais il cachait mal le dépit qu'il éprouvait d'avoir été
si rudement traité par Quintilia. Elle était naturellement brusque et
emportée; mais ordinairement elle oubliait en moins d'une heure ses
ressentiments et jusqu'à la cause qui les avait produits. Cette fois
pourtant, elle reçut le page aussi mal qu'elle l'avait congédié. Il
voulut transmettre une réponse verbale du comte de Steinach; elle lui
dit: «Vous répondrez quand je vous interrogerai.» Puis, prenant la
lettre de M. de Gurck, elle la décacheta et la passa à Julien.
«Lisez tout haut, lui dit-elle; et vous, monsieur Galeotto de
Stratigopoli, asseyez-vous au bout de la chambre et attendez mes
ordres.»
Saint-Julien lut:
«Madame,
«La réponse de Votre Altesse est tellement décisive, que je croirais
manquer au respect que je lui dois en insistant davantage. J'obéis à
l'ordre qu'elle me donne en lui soumettant textuellement la réclamation
de mon souverain.
«Un envoyé de notre cabinet, portant le titre de chevalier et le nom de
Max, chargé, il y a quinze ans, de représenter le prince de Monteregale
au mariage de Votre Altesse, s'est établi auprès d'elle avec le
consentement de ses protecteurs. Mais ayant été rappelé au bout de
quatre ans, il n'a point répondu aux ordres de sa cour, et jamais il n'a
reparu. Il est sommé aujourd'hui de rendre compte de sa conduite durant
cette longue absence et de se présenter devant moi, duc de Gurck, fondé
de pouvoir, etc., pour me remettre certains papiers et répondre à
certaines questions qui doivent décider de son identité. À défaut de cet
acte de soumission de la part du chevalier Max, Votre Altesse serait
sommée de donner les preuves de son décès ou de désigner le lieu de sa
retraite; et, à défaut de cette satisfaction, elle serait reconnue en
état d'hostilité contre notre gouvernement, etc.»
* * *
--Fort bien, dit Quintilia. Reprenez votre plume et écrivez:
«Je ne reconnais à aucun souverain de la terre le droit de me faire une
demande arbitraire ou une question absurde. Je n'ai aucun compte à
rendre des actions d'autrui; et jamais prince, petit ou grand, n'a été
le gardien des étrangers résidant sur ses terres. Tout ce que je puis
faire pour seconder les vœux de votre cour, c'est de vous permettre de
publier et d'afficher dans mes États un ordre directement adressé au
chevalier Max de la part de son souverain. S'il se rend à cet ordre, je
serai charmée de voir cesser vos inquiétudes à son égard.»
* * *
Quintilia signa, cacheta, et, s'adressant au page: «Maintenant,
Monsieur, lui dit-elle, qu'avez-vous à dire de la part de M. de
Steinach?
--Le comte, au désespoir..., répondit Galeotto.
--Faites-moi grâce des phrases de M. le comte, interrompit Quintilia; à
quoi se décide-t-il?
--Il se soumet à vos ordres.
--Quels ordres? je lui ai donné le choix: partir ou se taire.
--Il se taira.
--À la bonne heure. Celui-là n'est que sot, et je ne veux pas l'offenser
s'il ne m'y contraint pas. L'autre est un insolent. Allez porter ma
lettre, et revenez.»
La princesse se remit à causer avec Julien de choses étrangères à ce qui
venait de se passer. Elle avait tant de calme et de lucidité d'esprit,
que Saint-Julien se déclara absurde dans ses soupçons.
Galeotto revint. Il demandait, de la part du duc de Gurck, la faveur
d'un entretien particulier avant son départ.
«Nous verrons, répondit Quintilia; c'est assez s'occuper de ces
messieurs pour aujourd'hui. C'est à vous que j'ai affaire, monsieur de
Stratigopoli. Voici un billet que vous porterez à mon trésorier. Il vous
comptera une somme qui vous mettra en état de voyager durant quelques
années. C'est, je crois, l'objet de vos désirs. Vous trouverez bon que
d'ici à quelques heures je dispose pour votre remplaçant de
l'appartement que vous occupez dans le palais. Pour faciliter votre
départ, j'ai commandé des chevaux de poste qui viendront vous prendre ce
soir, et qui vous conduiront jusqu'à la frontière. Je vous prie de
garder la voiture pour continuer votre voyage. Vous désignerez vous-même
la route qu'il vous plaira de prendre. Je fais des vœux pour votre
avenir, et j'ai l'honneur de vous saluer.»
Galeotto, frappé de la foudre, pâlit et balbutia; mais il vit dans les
yeux de la princesse que l'arrêt était irrévocable. Il crut que Julien
l'avait trahi. Incertain du parti qu'il prendrait, mais forcé d'obéir,
et résolu à se venger, il s'inclina profondément et sortit sans dire un
seul mot.
Saint-Julien voulut intercéder en sa faveur; mais la princesse lui
imposa silence avec douceur, et lui permit d'aller faire ses adieux au
page.
Il le trouva au bas du grand escalier, et témoigna sa surprise et son
chagrin avec tant de candeur, que le page en fut ébranlé.
«Si vous n'êtes pas sincère en ce moment, lui dit-il, vous êtes le
premier des fourbes et le dernier des hommes. Après tout, je n'en sais
rien, je ne pense pas, je crois rêver. Je ne sais ni ce qui m'arrive, ni
ce que j'éprouve, ni ce que j'ai à faire.
--Il faut faire semblant d'obéir, lui dit Julien, et attendre à la
frontière l'ordre de votre rappel. Il est impossible que la princesse
ait des griefs sérieux contre vous. Elle se sera doutée de votre liaison
avec Steinach, et elle aura voulu vous effrayer. Mais je vous
justifierai de mon mieux; Gina pleurera à ses pieds, et vous lui
écrirez; elle se laissera fléchir.
--Je ne sais pas, je ne sais pas, dit le page d'un air méfiant. Je ne
sais pas si vous ne me trahissez pas; je ne sais pas si la Gina ne me
donne pas ce soir pour successeur le page de Steinach ou le chasseur de
Gurck, tandis que la princesse recevra dans le pavillon mystérieux
Rosenhaïm, qu'elle embrassait si tendrement cette nuit sur le seuil en
l'appelant son _seul_ amour, ou bien le duc de Gurck qui saura peut-être
se faire craindre, ou le Steinach qu'elle fait semblant de rudoyer, ou
le tendre Julien qui a su cacher son indignation dévote, ou qui s'est
fait tolérant... Je ne sais pas ce qui se passe dans la tête des autres;
j'aviserai à voir clair dans la mienne. Si vous me trompez, monsieur le
secrétaire intime, ne chantez pas encore victoire. Je ne me tiens pas
pour battu, et souvent les choses qui semblent m'échapper sont celles
dont je suis sûr, parce qu'alors il me prend envie de m'en emparer...
Attendez... Venez avec moi chez le trésorier; je vous permets de répéter
à la princesse tout ce que vous me verrez faire et dire.»
Ils entrèrent ensemble chez le trésorier, et Galeotto présenta le billet
qui lui avait été remis cacheté. Lorsque le trésorier énonça la somme
qu'il allait compter au jeune page, celui-ci eut un moment d'émotion.
C'était beaucoup plus qu'il n'avait espéré dans sa petite ambition, et
pendant un instant il abandonna l'idée singulière qui venait de le
préoccuper. Mais tandis que le trésorier comptait l'argent, il se mit à
marcher dans la salle avec anxiété. Cette petite fortune le mettait à
même de satisfaire son goût pour les voyages, et d'aller se présenter
d'une manière brillante dans quelque autre cour plus importante que
celle de Monteregale. Mais, en même temps qu'il arrivait à
l'accomplissement d'un vœu de plusieurs années, il renonçait à une
entreprise conçue depuis quelques jours. Dans son amour pour l'intrigue,
il avait caressé l'espoir de lutter avec l'expérience et ce qu'il
appelait l'habileté de Quintilia. Il s'était proposé pour but de ses
premières armes en ce genre d'écarter, ne fût-ce que pendant quelques
jours, des rivaux plus hauts et plus arrogants que lui. L'emporter sur
eux lui paraissait une satisfaction nécessaire à son amour-propre
froissé. Enfin, tandis qu'une vanité cupide l'engageait à prendre
l'argent et à chercher ailleurs un autre genre de succès, une vanité
raffinée, un véritable dépit d'homme de cour, l'engageaient à sacrifier
sa petite fortune à l'espoir incertain d'un frivole triomphe.
Ce dépit l'emporta, et au moment où le trésorier lui présenta une partie
de sa fortune en or, et le reste en billets sur diverses banques
étrangères qu'il avait désignées d'abord, il demanda du papier pour
écrire un reçu, fit une déclaration d'amour à la princesse, et lui
annonça qu'il n'avait besoin de rien au monde, puisqu'il allait mourir
de chagrin; puis il redemanda le bon signé d'elle qu'il venait de
remettre au trésorier; il le déchira, en mit les morceaux dans sa
lettre, chargea le trésorier de la faire porter à Quintilia, jeta
dédaigneusement les billets de banque sur la table, donna un coup de
poing théâtral dans les piles d'or, et, tournant le dos au trésorier
stupéfait, sortit sans emporter un écu.
Julien, qui ne vit dans cette conduite qu'un acte de fierté, trouva le
mouvement très-beau et l'approuva. En même temps il mit tout ce qu'il
possédait à la disposition du page.
«Je ne sais pas, je ne sais pas, répéta celui-ci, toujours sur ses
gardes. Il est possible que vous soyez de bonne foi, il est possible
aussi que vous me fassiez cette offre sans grand mérite. Quoi qu'il en
soit, je n'ai besoin de rien; je ne vais pas loin, et vous ne serez pas
longtemps sans entendre parler de moi. Vous pouvez dire cela à Son
Altesse. La frontière est à trois lieues d'ici. On peut avoir un pied
sur les terres du voisin et un œil dans la résidence... Adieu, adieu.
Merci de votre amitié si elle est vraie; si elle est feinte, on saura
s'en passer.
Il monta en voiture en tenant le même langage, et laissa Julien
très-offensé et très-affligé de ses doutes. Il demanda à voir la
princesse, et lui rapporta la conduite magnanime du page, en la
suppliant de le rappeler. Mais Quintilia, qui avait déjà reçu la lettre
de Galeotto par son trésorier, ne parut point touchée de cette
forfanterie. «Je ne puis pas lui faire grâce, dit-elle; cesse de me
parler de lui, ce serait me déplaire en pure perte. Il t'accuse de lui
avoir nui auprès de moi, mon pauvre Julien. Accepte cette injustice en
châtiment de celles que tu as commises, et apprends, mon cher enfant,
combien il est cruel d'être accusé quand on n'est pas coupable.»
XVII.
Saint-Julien, forcé d'abandonner la cause de Galeotto, alla passer la
soirée avec Spark à la taverne du Soleil d'Or. Il lui raconta ce qui
était arrivé; et Spark, avec son optimisme habituel, déclara que le
renvoi du page était une mesure fort sage de la part de la princesse et
un événement fort heureux pour Saint-Julien. Il tâcha aussi de le
consoler des soupçons injurieux de Galeotto, en lui disant que l'estime
d'un pareil homme était presque une flétrissure.
Pendant que Spark parlait de la sorte, Saint-Julien crut voir derrière
le rideau de coutil de la tente sous laquelle ils étaient assis l'ombre
flottante d'un individu de petite taille qui semblait les écouter. Ils
parlèrent tout à fait bas, et l'ombre disparut. Mais lorsque, onze
heures ayant sonné, Spark, selon sa coutume, eut pris congé de son ami,
Saint-Julien, au détour de la rue, qui était fort sombre en cet endroit,
se sentit frapper sur l'épaule. Il se retourna vivement et vit un petit
homme, enveloppé dans un manteau, qui lui dit à voix basse: «Tais-toi,
je suis Galeotto.» Ils prirent une rue déserte et s'entretinrent à
demi-voix.
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