Le secrétaire intime - 07
déclarant que j'étais infiniment plus calme, j'ai affecté d'éviter avec
horreur de parler d'aucune chose qui eût rapport à l'histoire des
insectes.
--C'est pourquoi les bonnes âmes, répliqua la princesse, ont dû chercher
avec affectation tous les moyens de ramener la conversation sur ce
sujet, afin de satisfaire leur curiosité au risque de te rendre tout à
fait fou. Mais explique-moi une circonstance que je ne comprends pas
bien. Notre ami m'a raconté comment, voulant me surprendre, il t'avait
prévenu de son arrivée; comment tu l'avais reçu et caché dans ton
pavillon du parc, où tu l'avais déguisé avec soin sous ce costume de
criocère. Je conçois pourquoi, voyant que je ne faisais aucune attention
à lui, tu as débité ce grotesque monologue qui a tant diverti toute la
cour et moi-même, tandis que tu t'enorgueillissais intérieurement de
notre crédulité et de ta fourberie. Mais dis-moi pourquoi, au moment où
je courus après toi, et où le criocère, s'approchant de ton oreille,
parut te dire une parole mystérieuse, tu fis un grand cri de surprise et
te jetas à son cou comme à la nouvelle d'une joie inespérée?
--C'était, très-illustre princesse, répondit le professeur, pour fixer
encore plus votre attention sur lui; et si vous eussiez bien voulu
écouter mes paroles, vous eussiez deviné sur-le-champ quel était ce
personnage mystérieux. Je vous disais alors textuellement les paroles
que voici: «Il n'est personne qui ait assez bien observé une physionomie
d'insecte pour la reproduire ainsi; je n'aurais pu le faire moi-même, et
cependant il n'est qu'un homme au monde qui soit supérieur à moi dans
cette science...»
--Je me souviens fort bien du reste de la phrase, interrompit la
princesse; tu ajoutas: «C'est un jeune homme que j'ai connu à Paris, et
qui s'appelait...» Ici, je te pinçai le bras; car, te croyant
véritablement en délire, je craignis que tu ne vinsses à prononcer ce
nom qui ne doit jamais sortir d'aucune bouche... Le cri plaintif qui
t'échappa en recevant ce conseil de prudence fut aussitôt étouffé par
les embrassements de notre ami...
--Et j'espérais, gracieuse princesse, interrompit à son tour le
professeur, que, ramenant votre esprit vers cette personne dont j'ai eu
le bonheur de faire la connaissance à Paris, et pour laquelle j'ai conçu
tant d'estime et d'admiration, vous seriez en même temps frappée de me
voir m'élancer dans les bras du criocère, objet jusque-là de mon
épouvante. Toute cette scène était concertée entre lui et moi. Il
devait, en passant entre Votre Altesse et l'oreille de son très-humble
sujet, prononcer son propre nom assez haut pour qu'il fût entendu de
deux personnes. Mais, par malheur, Votre Altesse fut importunée en cet
instant d'une fadeur du duc de Gurck; et notre ami, qui voulait surtout
éviter les regards de ce seigneur, m'entraîna un peu plus loin,
remettant à un moment plus propice...
--Ne vous semble-t-il pas, interrompit Quintilia, que quelqu'un vient de
passer devant la fenêtre? J'ai cru voir une ombre sur le mur derrière
vous.
--Je ne le pense pas, interrompit le professeur; mais, pour plus de
prudence, fermons les portes et les fenêtres.»
En parlant ainsi, le professeur alla gravement fermer la fenêtre auprès
de laquelle le petit Galeotto, accroupi dans les jasmins, avait écouté
l'entretien précédent. C'est pourquoi il n'en put entendre davantage, et
revint au palais assez mortifié d'avoir été dérangé au moment où
peut-être il allait s'emparer du fameux secret.
Ce jour et le lendemain se passèrent sans qu'il fût possible à
Saint-Julien et au page d'approcher de la princesse autrement qu'en
public. Le premier ne s'étonnait pas d'être banni des appartements
particuliers, et tout ce qui lui passait de bizarre et d'alarmant par la
cervelle sur le compte de la princesse l'empêchait de se livrer au
chagrin qu'il éprouvait, malgré lui, d'avoir perdu sa faveur. Je ne sais
si ce fut un reste d'attachement pour elle, ou son avidité d'apprendre
ce qu'il désirait tant savoir, qui le fit céder aux conseils et aux
prières de Galeotto. Quoi qu'il en soit, il ne quitta pas la résidence.
Le page mettait tant d'activité et d'espièglerie dans ses recherches,
qu'il avait réussi à griser en quelque sorte le mélancolique et
nonchalant Julien; il lui avait communiqué un peu de sa gaieté méchante,
et le jeune homme, croyant toujours faire un rêve, se jetait
ironiquement dans un caractère fantasque et affecté.
Cependant, au bout de quarante-huit heures, le rôle qu'il jouait lui
devint insupportable. Sa gaieté tomba tout à coup. Tout ce qui se
passait autour de lui lui causa une sorte d'horreur. Il se sentit
suffoqué d'ennui et de tristesse; et comme les premiers sons du concert
de la cour commençaient à s'élever dans la brise du soir, il s'enveloppa
de son manteau, et, s'éloignant rapidement, il traversa le parc et gagna
une grille qui donnait sur la campagne. Alors il monta sur une des
collines qui entouraient la résidence, et s'égara pendant une heure
environ dans les bois dont ces collines sont revêtues.
Quand il fut las de marcher, il s'arrêta au hasard, dans le premier
endroit venu, et s'aperçut qu'il était dans un lieu découvert, beaucoup
plus près du palais qu'il ne pensait l'être d'abord. Il s'étendit sur la
bruyère et contempla, dans le vague de la nuit, le paysage incertain qui
se déployait sous ses yeux. Le parc ducal était jeté au bas des
montagnes par grandes masses noires, traversées ça et là d'une allée de
sable blanchâtre, et semées de rotondes de gazon, de temples, de
kiosques, d'autels emblématiques, et de statues de marbre qui
apparaissaient dans l'ombre comme des fantômes immobiles. Le palais
tremblait avec ses mille fenêtres illuminées dans les eaux de la Célina.
Un grand cercle de brume enveloppait la ville jetée en amphithéâtre
autour du parc; et quelques fusées silencieuses, lancées dans les airs,
partaient à intervalles réguliers des divers points de la résidence.
Le sirocco, qui jusque-là avait soufflé avec force, tomba tout à coup,
et le temps devint serein; les étoiles brillèrent, et la nuit fut assez
claire pour que Saint-Julien pût saisir davantage les détails de ce
tableau magique. À mesure que ses yeux s'en emparaient, l'air, devenant
plus sonore, lui permit d'entendre le son des instruments monter jusqu'à
lui. Il se coucha tout à fait contre terre, et remarqua que, plus on
baisse les yeux au niveau du sol, plus la campagne prend un aspect
magique et délicieux. Les plans semblent se détacher les uns des autres;
les masses se découpent plus nettement, les ombres se distribuent avec
plus d'harmonie. On est comme les spectateurs placés au parterre d'un
théâtre, pour les yeux desquels tous les effets de décorations sont
calculés, et qui jouissent mieux que ceux des loges de toutes les
illusions de la scène.
En même temps, Saint-Julien saisit distinctement toute la mélodie du
concert. Les sons lui arrivaient faibles, mais purs, et les vibrations
de certaines notes et de certains instruments étaient si aériennes et si
pénétrantes, que tous ses nerfs en furent détendus et soulagés. Il
commença à respirer plus librement, et des larmes coulèrent sur ses
joues brûlantes.
Un rinforzando de tous les instruments lui annonça que le concerto
arrivait au _tutti finale_, et en effet les derniers accords s'élevèrent
dans l'air et s'évanouirent. Saint-Julien écouta encore longtemps après
que la musique eut cessé; enfin, n'entendant plus que le murmure
uniforme d'un petit ruisseau qui s'échappait du taillis auprès de lui,
il se leva pour s'en aller. C'est alors seulement qu'il aperçut un homme
d'une taille élégante qui était debout à quelques pas de lui, et qui
semblait partager son extase. Lorsque Saint-Julien passa près de lui, il
s'inclina poliment pour le saluer, et le suivit à quelque distance.
Comme Saint-Julien avait pris le devant et descendait assez lestement
parmi les rochers au travers desquels passait le sentier, l'inconnu
l'appela du titre de signore et le pria de l'attendre un peu.
«Que désire Votre Seigneurie? répondit Saint-Julien.»
L'inconnu reconnut à ce peu de mots italiens l'accent français de
Saint-Julien, et, s'exprimant en français avec beaucoup de facilité,
quoiqu'il eût pour sa part l'accent allemand, il lui demanda la
permission de retourner avec lui à la ville.
«Excusez l'indiscrétion de ma demande, ajouta-t-il. Je suis étranger et
nouvellement établi dans ce pays-ci. Ce sentier, que j'ai parcouru
lorsqu'il faisait encore jour, ne m'est pas aussi familier qu'à vous,
et, de plus, j'ai la vue très-basse. Si je ne vous semble pas importun,
je marcherai derrière vous et profiterai de votre expérience.
--De tout mon cœur, répondit Saint-Julien, qui fut gagné sur-le-champ
par le son de voix et les manières de l'étranger. Je vais ralentir mon
pas, et je suis sûr que votre conversation m'empêchera d'apercevoir ce
petit retard.»
En effet, la conversation fut bientôt engagée en commençant par la
musique; elle parcourut toutes les choses générales dont peuvent
s'entretenir deux personnes qui ne se connaissent pas.
Cette conversation fut tellement agréable pour l'un et pour l'autre,
qu'une sorte de sympathie s'établit entre eux, et qu'ils éprouvèrent le
besoin de prolonger leur rencontre. L'étranger proposa à Saint-Julien
d'entrer avec lui dans une birreria. Saint-Julien accepta; et son
compagnon ayant demandé de la bière et du tabac, ils passèrent encore
une heure ensemble. Ils s'apprirent mutuellement leurs noms et leur
profession.
«Je suis de Munich, dit l'étranger, je me nomme Spark, et j'ai trente
ans; je suis étudiant et rien de plus. Je ne suis pas riche, mais je
suis assez studieux et assez économe pour me contenter de mon sort, et
trouver la vie une assez bonne chose. Je voyage depuis quelque temps
pour mon instruction, et le hasard m'a amené dans cette petite
principauté, dont j'ai trouvé l'aspect si beau et le séjour si agréable,
que j'ai résolu d'y passer quelques semaines. Je serai heureux si vous
me permettez de vous rencontrer de temps en temps à cette taverne ou de
faire un tour de promenade avec vous à vos moments perdus.»
Saint-Julien accepta avec empressement, et ils se donnèrent rendez-vous
à la même table pour le lendemain, à la même heure.
Lorsque Saint-Julien rentra au château, le concert était terminé. Minuit
sonnait, et la princesse, fatiguée des veilles précédentes, se retirait
dans ses appartements. À peine le jeune secrétaire était-il rentré dans
le sien, qu'on frappa doucement à sa porte, et la voix de Ginetta lui
dit à travers la serrure que Son Altesse le demandait.
XIII.
Quintilia était assise auprès de sa fenêtre, et contemplait la nuit,
plongée dans une douce rêverie. Son visage avait une expression de
sérénité que Saint-Julien ne lui avait pas vue depuis longtemps. Il
s'était présenté avec un sentiment de haine et d'arrogance. L'attitude
calme de la princesse lui imposa; et, obéissant à un signe qu'elle lui
fit, il s'assit sans oser dire une parole. Ginetta sortit et tira la
porte sur elle. Aussitôt qu'elle fut seule avec Julien, la princesse lui
tendit la main, et lui dit d'une voix ferme et douce: «Soyons amis.»
Saint-Julien céda plus à son trouble qu'à son penchant en touchant
respectueusement la main de la princesse; puis il resta debout et
décontenancé. Elle lui fit de nouveau signe de se rasseoir à quelques
pas d'elle, et il obéit.
«J'ai été sévère envers vous, Julien, lui dit-elle avec dignité et avec
douceur. Vous avez été injuste envers moi; vous avez voulu me traiter
comme une autre femme, et vous vous êtes trompé. Je suis depuis
longtemps dans une situation exceptionnelle; mon caractère, mon esprit
et jusqu'à mes manières ont dû porter un cachet particulier. Peut-être
l'empreinte en est-elle mauvaise. Je sais qu'elle a choqué bien des
gens, je sais que je suis souvent méconnue. Je ne dirai pas que cela
m'est indifférent, je n'ai ni cet orgueil ni cette philosophie; mais ma
destinée est arrangée d'une certaine façon qui rend inévitables et même
nécessaires toutes les choses que je fais, tous les goûts que j'ai, et
par conséquent tous les soupçons que je laisse naître. Mon rôle se borne
à conserver assez de force pour ne pas dévier d'une ligne dans la route
que je me suis tracée, et tous les efforts de ma raison tendent à voir
clair dans ma vie et dans mon cœur. Jusqu'ici j'ai repoussé avec succès
toutes les influences extérieures; je suis restée ce que Dieu m'a faite,
et, comme un métal brut, je ne me suis façonnée à la guise de personne.
«On ne s'isole pas impunément, Julien, et j'ai dû m'attendre à inspirer
la défiance et la haine. Elles ne m'ont pas fait céder un pouce de
terrain. La personne qui est aujourd'hui devant vous est la même qui
entra dans son indépendance il y a dix ans, et qui traversa toutes
choses sans y rien laisser d'elle. J'ai pris beaucoup d'autrui, je n'ai
rien donné qu'à Dieu et à une tombe.»
Ce mot de tombe se mêla à je ne sais quelle idée dans l'esprit de
Julien. Il éprouva une certaine terreur dont il ne put se rendre compte.
La princesse continua:
«Absolument insensible aux petites ambitions qui eussent pu enivrer une
autre, résolue à vivre en moi-même, et ne trouvant la vie possible
qu'avec un sentiment et une idée étrangers à tout ce qui m'environnait
socialement, je me suis arrangée pour rendre au moins supportable
l'existence que j'avais embrassée. Je me suis livrée à tous mes goûts,
j'ai cherché toutes les distractions, toutes les amitiés qui me
tentaient. J'ai aimé la chasse, la fatigue, la science, l'étude, et j'ai
rêvé l'amitié, ayant, comme je vous l'ai dit, enseveli l'amour à part.
L'amitié m'a souvent trompée, et cependant j'y crois encore. Mon âme
s'est habituée à l'espérer. Si cette espérance devient irréalisable, je
saurai encore bien vivre sans elle. Il y a quelque chose dans cette âme
qui peut se passer de vous tous; mais ma vie peut être plus belle, mon
cœur plus stoïque, ma conduite plus ferme, ma conscience plus heureuse
si l'amitié me sourit. C'est pourquoi, Julien, je fais pour vous ce que
je n'ai fait que pour bien peu de gens: je m'explique et je me justifie.
Si vous avez l'âme fière et le cœur pur, comme je n'en doute pas, vous
comprendrez quelle preuve d'amitié je vous donne ici.»
Saint-Julien, subjugué, s'inclina profondément. Elle lui fit signe
qu'elle avait encore à lui parler, et elle continua:
«Rester fidèle à un serment, à un souvenir, à un nom, ce n'est pas un
rôle possible à proclamer pour une femme riche et adulée; ce serait
chercher la raillerie, porter un défi à tous les désirs, s'exposer à des
dangers qui ne sont pas dans la vie ordinaire. Je gardai mon secret
aussi religieusement que mon cœur; et, repoussant toute explication,
toute proclamation de sentiment, je marchai dans une voie cachée sans
dire où je prétendais aller. J'y marchai sans affectation, sans
hypocrisie, sans plaintes, sans forfanterie; j'y marchai le front levé,
la main ouverte, l'esprit libre, l'œil clairvoyant et l'oreille fermée à
la flatterie. Voyez-vous que j'aie fait beaucoup de mal autour de moi?
--Non, Madame. Je sais que vous êtes un bon prince, dit Julien attendri.
Hélas! pourquoi ne voulez-vous être que cela?
--Ne me plains pas et ne m'admire pas, répondit-elle. D'abord ma
souffrance fut amère; mais Dieu fit un miracle, et je devins heureuse.
Ceci est un secret que je ne puis te révéler maintenant, mais que je te
dirai, j'espère, quelque jour. Sache bien seulement que j'ai eu dès lors
peu de mérite à garder ma résolution, et que les avantages de mon sort
l'ont emporté de beaucoup sur ses inconvénients. Ces inconvénients ont
été graves pourtant, Julien, et vous me les avez fait sentir plus
cruellement qu'un autre. Vous m'avez jugée sur les apparences, comme
vous faites tous, et vous avez dit: Cela n'est pas, parce que cela n'est
pas probable. Avec un tel raisonnement on évite cent déceptions et on
manque une amitié. Manquer une amitié, Julien, c'est faire une grande
perte, car, si l'on rencontrait une seule amitié parfaite dans toute sa
vie, on pourrait presque se passer d'amour. Honneur aux âmes courageuses
qui se livrent, et qui n'ont pas peur des trahisons! celles-là boivent
la coupe d'Alexandre et risquent leur vie pour conquérir un ami. Eh
bien! moi, j'ai cherché des amis, et pour les trouver j'ai joué plus que
ma vie: j'ai exposé ma réputation, et Dieu sait si elle a dû être salie
et insultée par ceux qui ne m'ont pas comprise, et qui m'ont prise pour
le but de leurs viles ambitions. En les détrompant, je suis devenue leur
ennemie, et il n'est point de calomnie si noire qu'ils n'aient inventée.
Vous avez cru peut-être, en me voyant continuer ma route, que je
n'entendais pas les cris et les huées dont on me poursuivait? Vous
pensez que j'accueille imprudemment un homme comme confident, comme
serviteur ou comme ami, sans savoir qu'on le fera passer pour mon amant,
et que peut-être lui-même ira s'en vanter. Je sais ou je prévois tous
les dangers de mes hardiesses; mais j'ose toujours: je puise mon courage
à une source inépuisable, ma loyauté. Le monde ne m'en tient pas compte;
mais je marche toujours, et j'arriverai peut-être à le convaincre. Un
jour il me connaîtra sans doute, et si ce jour n'arrive pas, peu
m'importe, j'aurai ouvert la voie à d'autres femmes. D'autres femmes
réussiront, d'autres femmes oseront être franches; et sans dépouiller la
douceur de leur sexe, elles prendront peut-être la fermeté du vôtre.
Elles oseront se confier à leur propre force, fouler aux pieds
l'hypocrite prudence, ce rempart du vice, et dire à leur amant:
«Celui-ci n'est que mon ami,» sans que l'amant les soupçonne ou les
épie...
--Rêve doré, répondit Julien, espoir d'une âme enthousiaste!
--Non, je ne suis pas enthousiaste, reprit-elle; mais je me connais, je
me sens, et quand je porte mes regards sur le passé, je vois toute ma
vie faite d'une seule pièce, et je me dis que certes je ne suis pas la
seule au monde qui n'ait jamais menti. Ne me prenez pas pour une femme
vertueuse, Julien. Je ne sais pas ce que c'est que la vertu; j'y crois,
comme on croit à la Providence, sans la définir, sans la comprendre. Je
ne sais pas ce que c'est que de combattre avec soi-même; je n'en ai
jamais eu l'occasion. Je ne me suis jamais imposé de principes, je n'en
ai jamais senti le besoin; je n'ai jamais été entraînée où je ne voulais
pas aller: je me suis livrée à toutes mes fantaisies sans jamais être en
danger. Un homme qui n'a pas en son âme de plaie honteuse à cacher peut
boire jusqu'à perdre la raison et montrer à nu tous les replis de sa
conscience. Une femme qui n'aime pas le vice peut ne pas le craindre;
elle peut traverser cette fange sans faire une seule tache à sa robe;
elle peut toucher aux souillures de l'âme d'autrui comme la sœur de
charité touche à la lèpre des hôpitaux, elle a le droit de tolérance et
de pardon, et si elle n'en use pas, c'est qu'elle est méchante. Être
méchante et chaste, c'est être froide; être chaste et bonne, c'est être
honnête. Je n'ai jamais cru que cela fût difficile pour les âmes bien
dirigées; mais combien peu le sont en effet! Je plains celles que la
fatalité a flétries, et je ne les outrage pas. C'est le grand tort qu'on
me reproche, Julien, je le sais; je sais le blâme que m'ont attiré
certaines amitiés; je sais avec quelle ironie on a accueilli mes efforts
quand j'ai voulu soutenir et consoler ceux que la foule accablait. C'est
ici que j'ai fait usage de la force que Dieu m'avait donnée et que j'ai
permis à mon orgueil de se lever pour faire face à l'injustice. C'est à
cause de cela que j'ai livré mon front aux outrages des Juifs et couvert
mon cœur d'une cuirasse d'airain pour y protéger la pitié. Ceux qui se
sont réfugiés sous mon égide n'ont pas été livrés, et la populace s'est
enrouée à crier après moi.
--Je le sais, Madame, dit Julien; depuis deux ou trois jours seulement
je regarde autour de moi, et je sais ce que pensent de vous-même ceux
qui vous craignent et qui n'osent pas le dire. Je sais qu'en vous voyant
accueillir des femmes décriées et protéger des hommes persécutés, on
vous accuse de partager leurs égarements passés. Et j'admirerais le
courage avec lequel vous les relevez, si je ne prévoyais, si je ne
savais qu'il vous faudra les rabaisser et les rejeter où vous les avez
pris...
--Vous pensez, Julien, qu'il n'y a pas de cure complète pour mes
malades? Moi, je ne désespère jamais de personne. Nous avons raison tous
deux: vous, si vous me donnez un conseil de prudence; moi, si je
m'impose un devoir de miséricorde. Toute la question est de savoir si
j'ai assez de force pour accepter les conséquences fâcheuses de mes
dévouements: si je l'ai, qu'a-t-on à me reprocher? n'ai-je pas le droit
de me nuire?
--Quel étrange caractère! dit Julien. Je ne sais si j'en suis ravi ou
épouvanté.
--Vous me dites ce qu'on m'a souvent dit, reprit-elle. Moi, je m'étonne
de sembler étrange; et quand je commençai, je m'attendais à ne
rencontrer que des auxiliaires et des amis. Quelle fut ma surprise quand
on me fit entendre que j'étais folle! Folle! mais je m'étonne toujours
de le paraître! C'est vous, c'est vous tous qui êtes fous, et non pas
moi qui suis folle!
--Mais, Madame, quel bien fait-on aux méchants en protégeant leur
insolence?
--Je hais l'insolence et ne la protège pas. Je n'accueille que le
repentir et la souffrance.
--Ou l'hypocrisie qui en prend le masque?
--Il est vrai que j'ai été dupe, Julien; ce sont les épines du chemin.
On se pique les pieds et l'on saigne. Mais faut-il donc retourner en
arrière quand on entend plus loin des larmes et des cris qui vous
appellent? La crainte d'être trompé! pour les esprits qui sentent le
besoin de bien faire, c'est une lâcheté qu'il faut vaincre. Ou ne fait
l'aumône qu'à ses dépens.
--Hélas! Madame, vous étiez née pour être reine d'un grand peuple et
faire de grandes choses.
--Ou bien, répondit-elle en souriant, pour être sœur de la Miséricorde;
c'était là le plus beau rôle, et je l'ai manqué.
--Mais quel bien avez-vous donc réussi à faire? dit Julien tristement.
Vos prisons sont élargies, vos hôpitaux sont plus sains, et votre bonté
est un refuge pour tous ceux qui l'invoquent. Mais, pour avoir amélioré
le sort des misérables, vous avez ennobli leurs âmes anéanties, leurs
mauvais penchants, ou leur lâche fainéantise? Nous en avons souvent
parlé, Madame, et vous m'avez avoué que vos vœux à cet égard n'avaient
pas été souvent exaucés. Prenons un exemple auprès de nous et dans une
classe plus élevée, ajouta-t-il, poussé par un reste d'intention
insidieuse et méfiante. Lucioli passait pour un fourbe et un ambitieux.
Votre tolérance a fermé les yeux longtemps, et vous l'avez élevé jusqu'à
votre confiance; et pourtant il vous a fallu ensuite voir clair et le
repousser.
--C'est encore une épine qui m'est entrée au talon, répondit-elle. Le
jour où cet humble serviteur est devenu insolent, je l'ai repoussé, en
effet; et si j'avais profité de la leçon, Julien, je ne vous aurais pas
attiré auprès de moi; je ne vous aurais pas donné ma confiance, dans la
crainte que vous ne fussiez un second Lucioli. Vous voyez bien, mon ami,
que les fous ont leur sagesse qui en vaut bien une autre.»
Cette réponse attendrit Julien.
«Vous êtes bonne et grande, lui dit-il, et je ne mérite peut-être pas
votre amitié.
--Attendez, Julien, lui dit-elle en souriant, nous ne sommes pas encore
réconciliés. Je vous ai expliqué mon caractère et mes idées; vous m'avez
comprise. Il vous reste à me croire, et je ne vous ai donné aucune
preuve de ma sincérité.»
Julien tressaillit de joie, croyant toucher à la solution de tous ses
doutes. Dans son âme rigide, le besoin d'estimer était bien plus grand
que le besoin d'aimer; aussi cette parole de Quintilia lui fut-elle plus
douce qu'une parole d'amour.
«Oh! Oui, s'écria-t-il ingénument, donnez-les-moi ces preuves, afin que
je pleure de repentir à vos genoux, afin que je vous respecte et vous
bénisse à jamais. Oui, oui, prouvez-moi que vous êtes vraie, et je ferai
tout ce que vous voudrez. Je resterai toute ma vie à votre service;
j'étoufferai mon amour dans mon sein plutôt que de vous en importuner
jamais.»
Il s'arrêta, car il vit le regard de Quintilia s'attacher à lui avec
froideur et une sorte de dédain. Il y eut un instant de silence si
pénible à Julien, qu'il se mit à marcher avec agitation dans la chambre.
La princesse reprit sa marche calme et lui dit, en lui montrant une
grande cassette de bois de santal incrustée de nacre:
«Je puis ouvrir le coffre que voici et vous donner des preuves
irrécusables de la loyauté de toute ma vie. Je pourrais vous montrer en
moins de cinq minutes sur quoi se fondent toutes les calomnies débitées
contre moi, et à quel point les secrètes vanteries de Lucioli, et celles
de bien d'autres avant lui, ont été vaines et odieuses. Mais en
sommes-nous là, Julien, et votre amitié est-elle à ce prix?»
Julien n'osa répondre; il pâlit et resta immobile.
«M'avez-vous jamais vue faire quelque chose de mal?
--Non, Madame, je n'ai rien vu de tel, répondit-il.
--Ai-je jamais exprimé une idée basse? ai-je montré un sentiment vil
durant six mois que nous avons passés tête à tête dans mon cabinet?
--Non, Madame.
--Avez-vous eu parfois une entière confiance en moi?
--Oui, Madame, presque toujours.
--Qu'est-ce qui vous l'a donc ôtée?
--Ne me condamnez pas à vous le dire, Madame; des apparences, des récits
ridicules, la présence de Ginetta auprès de vous, votre air et vos
manières par moments, et, plus que tout cela, vos bizarreries, vos goûts
si opposés entre eux et qui se succèdent sans s'exclure; tout ce que je
ne comprends pas m'effraie... Mais qu'avez-vous à faire de mon estime?
--Je ne vous la demande pas, Monsieur, répondit la princesse, j'espérais
pouvoir la réclamer.»
Ils gardèrent de nouveau le silence, et la princesse, faisant un visible
effort pour dompter sa propre fierté, reprit la parole.
«Vous êtes brutal, lui dit-elle, et nul homme de votre âge n'a osé me
parler comme vous faites. C'est cela qui fait que je vous estime et que
je voudrais être estimée de vous. Voyez pourtant ce que c'est que la
confiance, Julien! ne tiendrait-il pas à moi de penser en cet instant
que vous êtes le plus rusé et le plus habile des ambitieux qui se soient
cachés sous une écorce rude et franche? Pourtant je sais que vous ne me
trompez pas, et que bien réellement vous me mettez le marché à la main.
Votre départ ou ma justification. Ma justification! ajouta-t-elle avec
une expression de dépit, tenez, voici la clé de ce coffre;» et elle la
jeta avec colère aux pieds de Julien.
--Je ne la ramasserai point, dit-il avec dépit à son tour; vous me
regardez comme un insolent; je l'ai mérité et je m'en vais.
--Adieu donc! lui dit-elle en lui tendant la main; il est malheureux que
nous n'ayons pu rester amis comme nous l'avons été.»
Il s'approcha pour prendre sa main, et il vit qu'elle pleurait. Toute sa
colère tomba, et, s'arrêtant devant elle avec la gaucherie d'un enfant
qui n'ose pas demander pardon, il se mit à pleurer aussi.
«Ah! Julien, lui dit-elle, est-il possible que mes amis me fassent tant
souffrir! Pourquoi ne sont-ils pas comme moi, pourquoi ne croient-ils
pas en moi comme je crois en eux? Qu'est-ce qui brise donc ainsi mes
affections? pourquoi toutes les sympathies que j'inspire sont-elles
étouffées en naissant? pourquoi suis-je méprisée par les uns, méconnue
par les autres? Qu'ai-je fait pour cela? Quand toute ma vie a été un
éternel sacrifice à l'amitié, faudra-t-il que j'achète la confiance de
ceux à qui je donne la mienne. Quand je vous ai ramassé dans un fossé,
un jour que vous étiez blessé, haletant, couvert de poussière et assez
mal vêtu, pourquoi ne vous ai-je pas pris pour un vagabond et un
aventurier de bas étage? pourquoi ai-je cru à la candeur de votre regard
et à la noblesse de vos paroles? J'ai donc l'air faux et l'expression
ambiguë, moi? Eh quoi! vous demandez aux autres ce que vous devez penser
horreur de parler d'aucune chose qui eût rapport à l'histoire des
insectes.
--C'est pourquoi les bonnes âmes, répliqua la princesse, ont dû chercher
avec affectation tous les moyens de ramener la conversation sur ce
sujet, afin de satisfaire leur curiosité au risque de te rendre tout à
fait fou. Mais explique-moi une circonstance que je ne comprends pas
bien. Notre ami m'a raconté comment, voulant me surprendre, il t'avait
prévenu de son arrivée; comment tu l'avais reçu et caché dans ton
pavillon du parc, où tu l'avais déguisé avec soin sous ce costume de
criocère. Je conçois pourquoi, voyant que je ne faisais aucune attention
à lui, tu as débité ce grotesque monologue qui a tant diverti toute la
cour et moi-même, tandis que tu t'enorgueillissais intérieurement de
notre crédulité et de ta fourberie. Mais dis-moi pourquoi, au moment où
je courus après toi, et où le criocère, s'approchant de ton oreille,
parut te dire une parole mystérieuse, tu fis un grand cri de surprise et
te jetas à son cou comme à la nouvelle d'une joie inespérée?
--C'était, très-illustre princesse, répondit le professeur, pour fixer
encore plus votre attention sur lui; et si vous eussiez bien voulu
écouter mes paroles, vous eussiez deviné sur-le-champ quel était ce
personnage mystérieux. Je vous disais alors textuellement les paroles
que voici: «Il n'est personne qui ait assez bien observé une physionomie
d'insecte pour la reproduire ainsi; je n'aurais pu le faire moi-même, et
cependant il n'est qu'un homme au monde qui soit supérieur à moi dans
cette science...»
--Je me souviens fort bien du reste de la phrase, interrompit la
princesse; tu ajoutas: «C'est un jeune homme que j'ai connu à Paris, et
qui s'appelait...» Ici, je te pinçai le bras; car, te croyant
véritablement en délire, je craignis que tu ne vinsses à prononcer ce
nom qui ne doit jamais sortir d'aucune bouche... Le cri plaintif qui
t'échappa en recevant ce conseil de prudence fut aussitôt étouffé par
les embrassements de notre ami...
--Et j'espérais, gracieuse princesse, interrompit à son tour le
professeur, que, ramenant votre esprit vers cette personne dont j'ai eu
le bonheur de faire la connaissance à Paris, et pour laquelle j'ai conçu
tant d'estime et d'admiration, vous seriez en même temps frappée de me
voir m'élancer dans les bras du criocère, objet jusque-là de mon
épouvante. Toute cette scène était concertée entre lui et moi. Il
devait, en passant entre Votre Altesse et l'oreille de son très-humble
sujet, prononcer son propre nom assez haut pour qu'il fût entendu de
deux personnes. Mais, par malheur, Votre Altesse fut importunée en cet
instant d'une fadeur du duc de Gurck; et notre ami, qui voulait surtout
éviter les regards de ce seigneur, m'entraîna un peu plus loin,
remettant à un moment plus propice...
--Ne vous semble-t-il pas, interrompit Quintilia, que quelqu'un vient de
passer devant la fenêtre? J'ai cru voir une ombre sur le mur derrière
vous.
--Je ne le pense pas, interrompit le professeur; mais, pour plus de
prudence, fermons les portes et les fenêtres.»
En parlant ainsi, le professeur alla gravement fermer la fenêtre auprès
de laquelle le petit Galeotto, accroupi dans les jasmins, avait écouté
l'entretien précédent. C'est pourquoi il n'en put entendre davantage, et
revint au palais assez mortifié d'avoir été dérangé au moment où
peut-être il allait s'emparer du fameux secret.
Ce jour et le lendemain se passèrent sans qu'il fût possible à
Saint-Julien et au page d'approcher de la princesse autrement qu'en
public. Le premier ne s'étonnait pas d'être banni des appartements
particuliers, et tout ce qui lui passait de bizarre et d'alarmant par la
cervelle sur le compte de la princesse l'empêchait de se livrer au
chagrin qu'il éprouvait, malgré lui, d'avoir perdu sa faveur. Je ne sais
si ce fut un reste d'attachement pour elle, ou son avidité d'apprendre
ce qu'il désirait tant savoir, qui le fit céder aux conseils et aux
prières de Galeotto. Quoi qu'il en soit, il ne quitta pas la résidence.
Le page mettait tant d'activité et d'espièglerie dans ses recherches,
qu'il avait réussi à griser en quelque sorte le mélancolique et
nonchalant Julien; il lui avait communiqué un peu de sa gaieté méchante,
et le jeune homme, croyant toujours faire un rêve, se jetait
ironiquement dans un caractère fantasque et affecté.
Cependant, au bout de quarante-huit heures, le rôle qu'il jouait lui
devint insupportable. Sa gaieté tomba tout à coup. Tout ce qui se
passait autour de lui lui causa une sorte d'horreur. Il se sentit
suffoqué d'ennui et de tristesse; et comme les premiers sons du concert
de la cour commençaient à s'élever dans la brise du soir, il s'enveloppa
de son manteau, et, s'éloignant rapidement, il traversa le parc et gagna
une grille qui donnait sur la campagne. Alors il monta sur une des
collines qui entouraient la résidence, et s'égara pendant une heure
environ dans les bois dont ces collines sont revêtues.
Quand il fut las de marcher, il s'arrêta au hasard, dans le premier
endroit venu, et s'aperçut qu'il était dans un lieu découvert, beaucoup
plus près du palais qu'il ne pensait l'être d'abord. Il s'étendit sur la
bruyère et contempla, dans le vague de la nuit, le paysage incertain qui
se déployait sous ses yeux. Le parc ducal était jeté au bas des
montagnes par grandes masses noires, traversées ça et là d'une allée de
sable blanchâtre, et semées de rotondes de gazon, de temples, de
kiosques, d'autels emblématiques, et de statues de marbre qui
apparaissaient dans l'ombre comme des fantômes immobiles. Le palais
tremblait avec ses mille fenêtres illuminées dans les eaux de la Célina.
Un grand cercle de brume enveloppait la ville jetée en amphithéâtre
autour du parc; et quelques fusées silencieuses, lancées dans les airs,
partaient à intervalles réguliers des divers points de la résidence.
Le sirocco, qui jusque-là avait soufflé avec force, tomba tout à coup,
et le temps devint serein; les étoiles brillèrent, et la nuit fut assez
claire pour que Saint-Julien pût saisir davantage les détails de ce
tableau magique. À mesure que ses yeux s'en emparaient, l'air, devenant
plus sonore, lui permit d'entendre le son des instruments monter jusqu'à
lui. Il se coucha tout à fait contre terre, et remarqua que, plus on
baisse les yeux au niveau du sol, plus la campagne prend un aspect
magique et délicieux. Les plans semblent se détacher les uns des autres;
les masses se découpent plus nettement, les ombres se distribuent avec
plus d'harmonie. On est comme les spectateurs placés au parterre d'un
théâtre, pour les yeux desquels tous les effets de décorations sont
calculés, et qui jouissent mieux que ceux des loges de toutes les
illusions de la scène.
En même temps, Saint-Julien saisit distinctement toute la mélodie du
concert. Les sons lui arrivaient faibles, mais purs, et les vibrations
de certaines notes et de certains instruments étaient si aériennes et si
pénétrantes, que tous ses nerfs en furent détendus et soulagés. Il
commença à respirer plus librement, et des larmes coulèrent sur ses
joues brûlantes.
Un rinforzando de tous les instruments lui annonça que le concerto
arrivait au _tutti finale_, et en effet les derniers accords s'élevèrent
dans l'air et s'évanouirent. Saint-Julien écouta encore longtemps après
que la musique eut cessé; enfin, n'entendant plus que le murmure
uniforme d'un petit ruisseau qui s'échappait du taillis auprès de lui,
il se leva pour s'en aller. C'est alors seulement qu'il aperçut un homme
d'une taille élégante qui était debout à quelques pas de lui, et qui
semblait partager son extase. Lorsque Saint-Julien passa près de lui, il
s'inclina poliment pour le saluer, et le suivit à quelque distance.
Comme Saint-Julien avait pris le devant et descendait assez lestement
parmi les rochers au travers desquels passait le sentier, l'inconnu
l'appela du titre de signore et le pria de l'attendre un peu.
«Que désire Votre Seigneurie? répondit Saint-Julien.»
L'inconnu reconnut à ce peu de mots italiens l'accent français de
Saint-Julien, et, s'exprimant en français avec beaucoup de facilité,
quoiqu'il eût pour sa part l'accent allemand, il lui demanda la
permission de retourner avec lui à la ville.
«Excusez l'indiscrétion de ma demande, ajouta-t-il. Je suis étranger et
nouvellement établi dans ce pays-ci. Ce sentier, que j'ai parcouru
lorsqu'il faisait encore jour, ne m'est pas aussi familier qu'à vous,
et, de plus, j'ai la vue très-basse. Si je ne vous semble pas importun,
je marcherai derrière vous et profiterai de votre expérience.
--De tout mon cœur, répondit Saint-Julien, qui fut gagné sur-le-champ
par le son de voix et les manières de l'étranger. Je vais ralentir mon
pas, et je suis sûr que votre conversation m'empêchera d'apercevoir ce
petit retard.»
En effet, la conversation fut bientôt engagée en commençant par la
musique; elle parcourut toutes les choses générales dont peuvent
s'entretenir deux personnes qui ne se connaissent pas.
Cette conversation fut tellement agréable pour l'un et pour l'autre,
qu'une sorte de sympathie s'établit entre eux, et qu'ils éprouvèrent le
besoin de prolonger leur rencontre. L'étranger proposa à Saint-Julien
d'entrer avec lui dans une birreria. Saint-Julien accepta; et son
compagnon ayant demandé de la bière et du tabac, ils passèrent encore
une heure ensemble. Ils s'apprirent mutuellement leurs noms et leur
profession.
«Je suis de Munich, dit l'étranger, je me nomme Spark, et j'ai trente
ans; je suis étudiant et rien de plus. Je ne suis pas riche, mais je
suis assez studieux et assez économe pour me contenter de mon sort, et
trouver la vie une assez bonne chose. Je voyage depuis quelque temps
pour mon instruction, et le hasard m'a amené dans cette petite
principauté, dont j'ai trouvé l'aspect si beau et le séjour si agréable,
que j'ai résolu d'y passer quelques semaines. Je serai heureux si vous
me permettez de vous rencontrer de temps en temps à cette taverne ou de
faire un tour de promenade avec vous à vos moments perdus.»
Saint-Julien accepta avec empressement, et ils se donnèrent rendez-vous
à la même table pour le lendemain, à la même heure.
Lorsque Saint-Julien rentra au château, le concert était terminé. Minuit
sonnait, et la princesse, fatiguée des veilles précédentes, se retirait
dans ses appartements. À peine le jeune secrétaire était-il rentré dans
le sien, qu'on frappa doucement à sa porte, et la voix de Ginetta lui
dit à travers la serrure que Son Altesse le demandait.
XIII.
Quintilia était assise auprès de sa fenêtre, et contemplait la nuit,
plongée dans une douce rêverie. Son visage avait une expression de
sérénité que Saint-Julien ne lui avait pas vue depuis longtemps. Il
s'était présenté avec un sentiment de haine et d'arrogance. L'attitude
calme de la princesse lui imposa; et, obéissant à un signe qu'elle lui
fit, il s'assit sans oser dire une parole. Ginetta sortit et tira la
porte sur elle. Aussitôt qu'elle fut seule avec Julien, la princesse lui
tendit la main, et lui dit d'une voix ferme et douce: «Soyons amis.»
Saint-Julien céda plus à son trouble qu'à son penchant en touchant
respectueusement la main de la princesse; puis il resta debout et
décontenancé. Elle lui fit de nouveau signe de se rasseoir à quelques
pas d'elle, et il obéit.
«J'ai été sévère envers vous, Julien, lui dit-elle avec dignité et avec
douceur. Vous avez été injuste envers moi; vous avez voulu me traiter
comme une autre femme, et vous vous êtes trompé. Je suis depuis
longtemps dans une situation exceptionnelle; mon caractère, mon esprit
et jusqu'à mes manières ont dû porter un cachet particulier. Peut-être
l'empreinte en est-elle mauvaise. Je sais qu'elle a choqué bien des
gens, je sais que je suis souvent méconnue. Je ne dirai pas que cela
m'est indifférent, je n'ai ni cet orgueil ni cette philosophie; mais ma
destinée est arrangée d'une certaine façon qui rend inévitables et même
nécessaires toutes les choses que je fais, tous les goûts que j'ai, et
par conséquent tous les soupçons que je laisse naître. Mon rôle se borne
à conserver assez de force pour ne pas dévier d'une ligne dans la route
que je me suis tracée, et tous les efforts de ma raison tendent à voir
clair dans ma vie et dans mon cœur. Jusqu'ici j'ai repoussé avec succès
toutes les influences extérieures; je suis restée ce que Dieu m'a faite,
et, comme un métal brut, je ne me suis façonnée à la guise de personne.
«On ne s'isole pas impunément, Julien, et j'ai dû m'attendre à inspirer
la défiance et la haine. Elles ne m'ont pas fait céder un pouce de
terrain. La personne qui est aujourd'hui devant vous est la même qui
entra dans son indépendance il y a dix ans, et qui traversa toutes
choses sans y rien laisser d'elle. J'ai pris beaucoup d'autrui, je n'ai
rien donné qu'à Dieu et à une tombe.»
Ce mot de tombe se mêla à je ne sais quelle idée dans l'esprit de
Julien. Il éprouva une certaine terreur dont il ne put se rendre compte.
La princesse continua:
«Absolument insensible aux petites ambitions qui eussent pu enivrer une
autre, résolue à vivre en moi-même, et ne trouvant la vie possible
qu'avec un sentiment et une idée étrangers à tout ce qui m'environnait
socialement, je me suis arrangée pour rendre au moins supportable
l'existence que j'avais embrassée. Je me suis livrée à tous mes goûts,
j'ai cherché toutes les distractions, toutes les amitiés qui me
tentaient. J'ai aimé la chasse, la fatigue, la science, l'étude, et j'ai
rêvé l'amitié, ayant, comme je vous l'ai dit, enseveli l'amour à part.
L'amitié m'a souvent trompée, et cependant j'y crois encore. Mon âme
s'est habituée à l'espérer. Si cette espérance devient irréalisable, je
saurai encore bien vivre sans elle. Il y a quelque chose dans cette âme
qui peut se passer de vous tous; mais ma vie peut être plus belle, mon
cœur plus stoïque, ma conduite plus ferme, ma conscience plus heureuse
si l'amitié me sourit. C'est pourquoi, Julien, je fais pour vous ce que
je n'ai fait que pour bien peu de gens: je m'explique et je me justifie.
Si vous avez l'âme fière et le cœur pur, comme je n'en doute pas, vous
comprendrez quelle preuve d'amitié je vous donne ici.»
Saint-Julien, subjugué, s'inclina profondément. Elle lui fit signe
qu'elle avait encore à lui parler, et elle continua:
«Rester fidèle à un serment, à un souvenir, à un nom, ce n'est pas un
rôle possible à proclamer pour une femme riche et adulée; ce serait
chercher la raillerie, porter un défi à tous les désirs, s'exposer à des
dangers qui ne sont pas dans la vie ordinaire. Je gardai mon secret
aussi religieusement que mon cœur; et, repoussant toute explication,
toute proclamation de sentiment, je marchai dans une voie cachée sans
dire où je prétendais aller. J'y marchai sans affectation, sans
hypocrisie, sans plaintes, sans forfanterie; j'y marchai le front levé,
la main ouverte, l'esprit libre, l'œil clairvoyant et l'oreille fermée à
la flatterie. Voyez-vous que j'aie fait beaucoup de mal autour de moi?
--Non, Madame. Je sais que vous êtes un bon prince, dit Julien attendri.
Hélas! pourquoi ne voulez-vous être que cela?
--Ne me plains pas et ne m'admire pas, répondit-elle. D'abord ma
souffrance fut amère; mais Dieu fit un miracle, et je devins heureuse.
Ceci est un secret que je ne puis te révéler maintenant, mais que je te
dirai, j'espère, quelque jour. Sache bien seulement que j'ai eu dès lors
peu de mérite à garder ma résolution, et que les avantages de mon sort
l'ont emporté de beaucoup sur ses inconvénients. Ces inconvénients ont
été graves pourtant, Julien, et vous me les avez fait sentir plus
cruellement qu'un autre. Vous m'avez jugée sur les apparences, comme
vous faites tous, et vous avez dit: Cela n'est pas, parce que cela n'est
pas probable. Avec un tel raisonnement on évite cent déceptions et on
manque une amitié. Manquer une amitié, Julien, c'est faire une grande
perte, car, si l'on rencontrait une seule amitié parfaite dans toute sa
vie, on pourrait presque se passer d'amour. Honneur aux âmes courageuses
qui se livrent, et qui n'ont pas peur des trahisons! celles-là boivent
la coupe d'Alexandre et risquent leur vie pour conquérir un ami. Eh
bien! moi, j'ai cherché des amis, et pour les trouver j'ai joué plus que
ma vie: j'ai exposé ma réputation, et Dieu sait si elle a dû être salie
et insultée par ceux qui ne m'ont pas comprise, et qui m'ont prise pour
le but de leurs viles ambitions. En les détrompant, je suis devenue leur
ennemie, et il n'est point de calomnie si noire qu'ils n'aient inventée.
Vous avez cru peut-être, en me voyant continuer ma route, que je
n'entendais pas les cris et les huées dont on me poursuivait? Vous
pensez que j'accueille imprudemment un homme comme confident, comme
serviteur ou comme ami, sans savoir qu'on le fera passer pour mon amant,
et que peut-être lui-même ira s'en vanter. Je sais ou je prévois tous
les dangers de mes hardiesses; mais j'ose toujours: je puise mon courage
à une source inépuisable, ma loyauté. Le monde ne m'en tient pas compte;
mais je marche toujours, et j'arriverai peut-être à le convaincre. Un
jour il me connaîtra sans doute, et si ce jour n'arrive pas, peu
m'importe, j'aurai ouvert la voie à d'autres femmes. D'autres femmes
réussiront, d'autres femmes oseront être franches; et sans dépouiller la
douceur de leur sexe, elles prendront peut-être la fermeté du vôtre.
Elles oseront se confier à leur propre force, fouler aux pieds
l'hypocrite prudence, ce rempart du vice, et dire à leur amant:
«Celui-ci n'est que mon ami,» sans que l'amant les soupçonne ou les
épie...
--Rêve doré, répondit Julien, espoir d'une âme enthousiaste!
--Non, je ne suis pas enthousiaste, reprit-elle; mais je me connais, je
me sens, et quand je porte mes regards sur le passé, je vois toute ma
vie faite d'une seule pièce, et je me dis que certes je ne suis pas la
seule au monde qui n'ait jamais menti. Ne me prenez pas pour une femme
vertueuse, Julien. Je ne sais pas ce que c'est que la vertu; j'y crois,
comme on croit à la Providence, sans la définir, sans la comprendre. Je
ne sais pas ce que c'est que de combattre avec soi-même; je n'en ai
jamais eu l'occasion. Je ne me suis jamais imposé de principes, je n'en
ai jamais senti le besoin; je n'ai jamais été entraînée où je ne voulais
pas aller: je me suis livrée à toutes mes fantaisies sans jamais être en
danger. Un homme qui n'a pas en son âme de plaie honteuse à cacher peut
boire jusqu'à perdre la raison et montrer à nu tous les replis de sa
conscience. Une femme qui n'aime pas le vice peut ne pas le craindre;
elle peut traverser cette fange sans faire une seule tache à sa robe;
elle peut toucher aux souillures de l'âme d'autrui comme la sœur de
charité touche à la lèpre des hôpitaux, elle a le droit de tolérance et
de pardon, et si elle n'en use pas, c'est qu'elle est méchante. Être
méchante et chaste, c'est être froide; être chaste et bonne, c'est être
honnête. Je n'ai jamais cru que cela fût difficile pour les âmes bien
dirigées; mais combien peu le sont en effet! Je plains celles que la
fatalité a flétries, et je ne les outrage pas. C'est le grand tort qu'on
me reproche, Julien, je le sais; je sais le blâme que m'ont attiré
certaines amitiés; je sais avec quelle ironie on a accueilli mes efforts
quand j'ai voulu soutenir et consoler ceux que la foule accablait. C'est
ici que j'ai fait usage de la force que Dieu m'avait donnée et que j'ai
permis à mon orgueil de se lever pour faire face à l'injustice. C'est à
cause de cela que j'ai livré mon front aux outrages des Juifs et couvert
mon cœur d'une cuirasse d'airain pour y protéger la pitié. Ceux qui se
sont réfugiés sous mon égide n'ont pas été livrés, et la populace s'est
enrouée à crier après moi.
--Je le sais, Madame, dit Julien; depuis deux ou trois jours seulement
je regarde autour de moi, et je sais ce que pensent de vous-même ceux
qui vous craignent et qui n'osent pas le dire. Je sais qu'en vous voyant
accueillir des femmes décriées et protéger des hommes persécutés, on
vous accuse de partager leurs égarements passés. Et j'admirerais le
courage avec lequel vous les relevez, si je ne prévoyais, si je ne
savais qu'il vous faudra les rabaisser et les rejeter où vous les avez
pris...
--Vous pensez, Julien, qu'il n'y a pas de cure complète pour mes
malades? Moi, je ne désespère jamais de personne. Nous avons raison tous
deux: vous, si vous me donnez un conseil de prudence; moi, si je
m'impose un devoir de miséricorde. Toute la question est de savoir si
j'ai assez de force pour accepter les conséquences fâcheuses de mes
dévouements: si je l'ai, qu'a-t-on à me reprocher? n'ai-je pas le droit
de me nuire?
--Quel étrange caractère! dit Julien. Je ne sais si j'en suis ravi ou
épouvanté.
--Vous me dites ce qu'on m'a souvent dit, reprit-elle. Moi, je m'étonne
de sembler étrange; et quand je commençai, je m'attendais à ne
rencontrer que des auxiliaires et des amis. Quelle fut ma surprise quand
on me fit entendre que j'étais folle! Folle! mais je m'étonne toujours
de le paraître! C'est vous, c'est vous tous qui êtes fous, et non pas
moi qui suis folle!
--Mais, Madame, quel bien fait-on aux méchants en protégeant leur
insolence?
--Je hais l'insolence et ne la protège pas. Je n'accueille que le
repentir et la souffrance.
--Ou l'hypocrisie qui en prend le masque?
--Il est vrai que j'ai été dupe, Julien; ce sont les épines du chemin.
On se pique les pieds et l'on saigne. Mais faut-il donc retourner en
arrière quand on entend plus loin des larmes et des cris qui vous
appellent? La crainte d'être trompé! pour les esprits qui sentent le
besoin de bien faire, c'est une lâcheté qu'il faut vaincre. Ou ne fait
l'aumône qu'à ses dépens.
--Hélas! Madame, vous étiez née pour être reine d'un grand peuple et
faire de grandes choses.
--Ou bien, répondit-elle en souriant, pour être sœur de la Miséricorde;
c'était là le plus beau rôle, et je l'ai manqué.
--Mais quel bien avez-vous donc réussi à faire? dit Julien tristement.
Vos prisons sont élargies, vos hôpitaux sont plus sains, et votre bonté
est un refuge pour tous ceux qui l'invoquent. Mais, pour avoir amélioré
le sort des misérables, vous avez ennobli leurs âmes anéanties, leurs
mauvais penchants, ou leur lâche fainéantise? Nous en avons souvent
parlé, Madame, et vous m'avez avoué que vos vœux à cet égard n'avaient
pas été souvent exaucés. Prenons un exemple auprès de nous et dans une
classe plus élevée, ajouta-t-il, poussé par un reste d'intention
insidieuse et méfiante. Lucioli passait pour un fourbe et un ambitieux.
Votre tolérance a fermé les yeux longtemps, et vous l'avez élevé jusqu'à
votre confiance; et pourtant il vous a fallu ensuite voir clair et le
repousser.
--C'est encore une épine qui m'est entrée au talon, répondit-elle. Le
jour où cet humble serviteur est devenu insolent, je l'ai repoussé, en
effet; et si j'avais profité de la leçon, Julien, je ne vous aurais pas
attiré auprès de moi; je ne vous aurais pas donné ma confiance, dans la
crainte que vous ne fussiez un second Lucioli. Vous voyez bien, mon ami,
que les fous ont leur sagesse qui en vaut bien une autre.»
Cette réponse attendrit Julien.
«Vous êtes bonne et grande, lui dit-il, et je ne mérite peut-être pas
votre amitié.
--Attendez, Julien, lui dit-elle en souriant, nous ne sommes pas encore
réconciliés. Je vous ai expliqué mon caractère et mes idées; vous m'avez
comprise. Il vous reste à me croire, et je ne vous ai donné aucune
preuve de ma sincérité.»
Julien tressaillit de joie, croyant toucher à la solution de tous ses
doutes. Dans son âme rigide, le besoin d'estimer était bien plus grand
que le besoin d'aimer; aussi cette parole de Quintilia lui fut-elle plus
douce qu'une parole d'amour.
«Oh! Oui, s'écria-t-il ingénument, donnez-les-moi ces preuves, afin que
je pleure de repentir à vos genoux, afin que je vous respecte et vous
bénisse à jamais. Oui, oui, prouvez-moi que vous êtes vraie, et je ferai
tout ce que vous voudrez. Je resterai toute ma vie à votre service;
j'étoufferai mon amour dans mon sein plutôt que de vous en importuner
jamais.»
Il s'arrêta, car il vit le regard de Quintilia s'attacher à lui avec
froideur et une sorte de dédain. Il y eut un instant de silence si
pénible à Julien, qu'il se mit à marcher avec agitation dans la chambre.
La princesse reprit sa marche calme et lui dit, en lui montrant une
grande cassette de bois de santal incrustée de nacre:
«Je puis ouvrir le coffre que voici et vous donner des preuves
irrécusables de la loyauté de toute ma vie. Je pourrais vous montrer en
moins de cinq minutes sur quoi se fondent toutes les calomnies débitées
contre moi, et à quel point les secrètes vanteries de Lucioli, et celles
de bien d'autres avant lui, ont été vaines et odieuses. Mais en
sommes-nous là, Julien, et votre amitié est-elle à ce prix?»
Julien n'osa répondre; il pâlit et resta immobile.
«M'avez-vous jamais vue faire quelque chose de mal?
--Non, Madame, je n'ai rien vu de tel, répondit-il.
--Ai-je jamais exprimé une idée basse? ai-je montré un sentiment vil
durant six mois que nous avons passés tête à tête dans mon cabinet?
--Non, Madame.
--Avez-vous eu parfois une entière confiance en moi?
--Oui, Madame, presque toujours.
--Qu'est-ce qui vous l'a donc ôtée?
--Ne me condamnez pas à vous le dire, Madame; des apparences, des récits
ridicules, la présence de Ginetta auprès de vous, votre air et vos
manières par moments, et, plus que tout cela, vos bizarreries, vos goûts
si opposés entre eux et qui se succèdent sans s'exclure; tout ce que je
ne comprends pas m'effraie... Mais qu'avez-vous à faire de mon estime?
--Je ne vous la demande pas, Monsieur, répondit la princesse, j'espérais
pouvoir la réclamer.»
Ils gardèrent de nouveau le silence, et la princesse, faisant un visible
effort pour dompter sa propre fierté, reprit la parole.
«Vous êtes brutal, lui dit-elle, et nul homme de votre âge n'a osé me
parler comme vous faites. C'est cela qui fait que je vous estime et que
je voudrais être estimée de vous. Voyez pourtant ce que c'est que la
confiance, Julien! ne tiendrait-il pas à moi de penser en cet instant
que vous êtes le plus rusé et le plus habile des ambitieux qui se soient
cachés sous une écorce rude et franche? Pourtant je sais que vous ne me
trompez pas, et que bien réellement vous me mettez le marché à la main.
Votre départ ou ma justification. Ma justification! ajouta-t-elle avec
une expression de dépit, tenez, voici la clé de ce coffre;» et elle la
jeta avec colère aux pieds de Julien.
--Je ne la ramasserai point, dit-il avec dépit à son tour; vous me
regardez comme un insolent; je l'ai mérité et je m'en vais.
--Adieu donc! lui dit-elle en lui tendant la main; il est malheureux que
nous n'ayons pu rester amis comme nous l'avons été.»
Il s'approcha pour prendre sa main, et il vit qu'elle pleurait. Toute sa
colère tomba, et, s'arrêtant devant elle avec la gaucherie d'un enfant
qui n'ose pas demander pardon, il se mit à pleurer aussi.
«Ah! Julien, lui dit-elle, est-il possible que mes amis me fassent tant
souffrir! Pourquoi ne sont-ils pas comme moi, pourquoi ne croient-ils
pas en moi comme je crois en eux? Qu'est-ce qui brise donc ainsi mes
affections? pourquoi toutes les sympathies que j'inspire sont-elles
étouffées en naissant? pourquoi suis-je méprisée par les uns, méconnue
par les autres? Qu'ai-je fait pour cela? Quand toute ma vie a été un
éternel sacrifice à l'amitié, faudra-t-il que j'achète la confiance de
ceux à qui je donne la mienne. Quand je vous ai ramassé dans un fossé,
un jour que vous étiez blessé, haletant, couvert de poussière et assez
mal vêtu, pourquoi ne vous ai-je pas pris pour un vagabond et un
aventurier de bas étage? pourquoi ai-je cru à la candeur de votre regard
et à la noblesse de vos paroles? J'ai donc l'air faux et l'expression
ambiguë, moi? Eh quoi! vous demandez aux autres ce que vous devez penser
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