Le secrétaire intime - 06
qu'en effet je n'ai pas trop l'air d'un homme? Vous commencez à avoir de
la barbe au menton, vous! Dieu sait si j'en aurai jamais... Et cependant
vous n'êtes pas un roué. Allons, décidément je vous crois: vous n'êtes
pas son amant, mais vous voulez l'être.
--J'y renoncerais aisément si vous me disiez tout ce que vous savez.
--Le reste de l'histoire de Max?
--Qu'est-ce donc que le reste de cette histoire?
--C'est, comme tout ce que je sais, un bruit mystérieux, un soupçon
vague, rien de plus.
--Mais encore? est-ce que cela aurait rapport aux affreuses idées de
meurtre et de poison qui m'ont passé par la tête tout à l'heure en vous
écoutant?
--Oui, Julien; ce fut dit-on, une disgrâce un peu plus sérieuse que
celle de Lucioli. Mais permettez que je remette ces trois mots à demain;
et puisque nous sommes dans la même position à peu près l'un et l'autre,
unissons-nous et donnons-nous la main.
--Contre qui? dit Julien.
--Contre l'hypocrisie féminine, répondit Galeotto. Vous êtes amoureux et
maltraité; moi, j'étais prétendant, et j'ai été oublié. Il faut que nous
sachions si nous sommes sacrifiés à ces butors d'officiers autrichiens
qui dansent là-bas tout bottés, ou à ces Parisiens crottés, pour
lesquels Son Altesse quitte une fois tous les ans son _vaste empire_ et
notre beau climat. Il faut que nous sachions si nous avons affaire à
Minerve, la pâle et pédante déesse, ou à l'impure Vénus. Pour moi, je
suis outré de tourner en vain depuis des années autour d'un cercle
mystérieux que je n'entame jamais d'une ligne sans être aussitôt rejeté
d'une ligne en dehors. Je suis furieux de savoir tous les secrets de
toilette de la Ginetta, et de n'avoir pu tirer de sa bouche scellée un
mot qui apaise ma curiosité. Mais quel rôle est-ce donc que je joue ici?
Voilà un joli page! qui ne sait rien, qui ne découvre rien, qui ne se
glisse pas par le trou de la serrure comme un lutin, qui ne surprend pas
les paroles confiées à l'oreiller, qui ne prélève pas ses droits sur la
beauté avant d'introduire l'amant dans le boudoir couleur de rose! Un
brillant page, ma foi! qui remet des lettres comme un simple valet, sans
savoir si ce sont des ordonnances de police ou des billets doux. Ô
siècle! ô abrutissement! Allons, allons, il faut savoir. Jure-moi de me
dire tout ce qui t'arrivera. Je te jure de te dire tout ce que je
découvrirai.»
Julien, étourdi de son babillage, épuisé de conjectures et ne sachant
plus à qui se vouer, jura tout ce que voulut Galeotto et retourna au
bal.
X.
Il eut soin de ne pas se montrer devant la princesse, et se contenta de
rôder autour de la salle où elle se tenait, tantôt la regardant valser
au travers des guirlandes enlacées aux colonnades, tantôt s'enfonçant
sous les galeries où les lumières commençaient à s'éteindre, à la suite
de quelques groupes mystérieux qui semblaient s'occuper d'affaires plus
graves que la danse et la musique. Saint-Julien, transformé
volontairement en espion, était triste et mal à l'aise. C'était la
première fois qu'il voulait arriver à la connaissance de la vérité par
des moyens que sa conscience désavouait. En même temps il trouvait dans
l'agitation de la curiosité quelque chose d'aiguillonnant et d'inconnu
qui n'était pas sans plaisir.
Il se sentait un peu blessé d'avoir été traité comme un enfant, d'avoir
vécu six mois enfermé dans un coin de ce palais, où lui seul peut-être
ignorait ce qu'il avait intérêt à savoir. Maintenant il croyait
travailler à une belle vengeance, il croyait presque remplir un devoir
envers lui-même, en repoussant de toute sa force des convictions qui
l'avaient rendu heureux, mais qui peut-être l'avaient trompé.
Saint-Julien avait à un degré éminent cette morgue brutale que nous
avons tous à l'égard des femmes. Nous ne voulons les estimer qu'autant
que le monde les estime, et nous rougirions d'être seuls à leur rendre
justice. Chez Julien, la méfiance, propre aux caractères timides et
concentrés, et cet orgueil presque monastique qui est comme un revers de
médaille chez les hommes austères, ajoutaient une nouvelle force à sa
résolution. Sombre, honteux et palpitant, il croyait sortir d'un rêve,
et regardait comme autant de choses nouvelles tout ce qui se passait
autour de lui. Il ne pouvait entendre murmurer à son oreille une phrase
insignifiante sans y chercher un sens profond et une lumière inconnue.
Il croyait voir sur tous les visages qui le regardaient une expression
de sarcasme ou de mépris. Il fallait qu'il fût étrangement troublé; car
rien n'était plus compassé, plus prudent et plus grave que toute cette
petite cour imbue de principes d'obéissance passive, et pénétrée des
avantages positifs de sa dépendance. Saint-Julien, bien convaincu qu'il
ne tirerait aucun éclaircissement de tous ces valets, se mit à observer
de près les figures étrangères. Celles-là n'étaient pas moins composées
devant la princesse; mais peut-être ces vassaux des autres maîtres se
permettaient-ils _in petto_ une manière de voir quelconque sur madame de
Cavalcanti.
Saint-Julien avait remarqué, dès le commencement du bal, les assiduités
du duc de Gurck, jeune et beau Carinthien qui était arrivé la veille à
la résidence, et en l'honneur de qui, se disait-on tout bas, la superbe
fête avait été ordonnée. Il remarqua depuis, que la faveur du duc
pâlissait sensiblement, que sa conversation s'appauvrissait, que ses
bons mots baissaient de plus en plus, que sa valse se ralentissait;
enfin que dans le cercle étincelant où, comme un radieux soleil,
Quintilia entraînait ses dociles planètes, l'astre du charmant comte de
Steinach brillait d'un éclat plus vif, et l'étoile pâlie du duc allait
toujours s'éloignant du centre d'attraction comme un monde abandonné du
céleste foyer de vie et de lumière. En deux mots, le comte de Steinach
était entré dans l'orbe de Mercure, et le duc de Gurck accomplissait
péniblement la vaste et froide rotation de Saturne.
Saint-Julien vit le duc frapper doucement l'épaule de Shrabb, son
conseiller privé; et, un instant après, tous deux, s'esquivant par un
côté différent, avaient disparu de la salle.
Saint-Julien suivit avec précaution Gurck, qui était sorti le dernier,
il le vit rejoindre son compagnon au bord de la pièce d'eau, et protégé
par les sombres bosquets du parc, il entendit la conversation des deux
Autrichiens.
«Eh bien, dit Shrabb, je crois que notre mission est terminée et que
Steinach l'emporte sur nous.
--Je pourrais désespérer comme vous, dit le duc d'un ton piqué, si je ne
m'intéressais dans cette affaire qu'aux projets de notre maître; mais il
s'agit pour moi d'une ambition plus personnelle. La princesse est
éblouissante, et après m'être chargé par soumission d'un rôle dont
j'ignorais les avantages, je soutiendrai désormais ce rôle pour mon
comte.
--J'entends: pour votre gloire! dit Shrabb.
--Et pour mon plaisir, dit Gurck.
--Et si elle se moque de Steinach et de vous? reprit Shrabb.
--Nous avons toujours un moyen, répliqua Gurck, c'est de redemander
l'_homme anéanti_.
--Mais elle dira qu'elle n'a pas de comptes à nous rendre, qu'elle ne
sait ce qu'il est devenu...
--Je la sommerai, au nom de mon souverain, de représenter la personne de
Max, ou les preuves de sa mort...
--Mais, enfin, c'est une exigence absurde et injuste; elle répondra
que...»
Ici la voix de Shrabb fut affaiblie par un coup de vent qui passa au
bord de l'eau; et, comme les deux interlocuteurs s'éloignaient de
Saint-Julien, il n'entendit plus que cette phrase de Gurck, commencée
d'une voix brève, mais dont le vent emporta le reste...
«Trois cents cavaliers qui sauront bien réduire...»
Ils gagnèrent en marchant un endroit découvert où la lune commençait à
donner. Saint-Julien n'osa les suivre et prit le parti de retourner au
bal. Comme il montait le grand escalier, il rencontra Galeotto, qui le
cherchait. Celui-ci l'emmena au fond de la galerie, et lui dit d'un air
triomphant:
«Vivat! je viens de découvrir un secret d'État...
--Et moi, dit Julien, je viens d'entrevoir un mystère d'iniquité, et je
reste glacé d'horreur au bord du précipice, n'osant me pencher pour y
regarder.
--Oh! oh! reprit Galeotto, ton histoire me paraît plus grave que la
mienne. Qu'est-ce? qu'as-tu appris? Raconte le premier.»
Saint-Julien rapporta mot pour mot ce qu'il avait entendu. «Ceci ne
m'apprend rien, dit le page. Je sais tout ce qu'on pense de la
disparition de Max, et ces gens-là ne sont pas mieux informés que nous.
Quant aux projets de M. de Gurck et de son très-gracieux souverain, je
vais te les expliquer. La petite principauté de Monteregale, que nous
avons le bonheur d'occuper sous les lois augustes de notre adorable
princesse...
--Fais-moi grâce de tes phrases, et vas au fait.
--Je viens d'entendre parler diplomatie, je ne peux m'exprimer
autrement. Cette charmante principauté, quoique enfouie comme un diamant
dans les sables du littoral, a eu l'honneur d'attirer les regards d'un
voisin puissant qui n'en a que faire, mais qui, étant sans doute
embarrassé de récompenser toutes ses créatures, a pensé naturellement à
en coiffer quelqu'une avec ce joyau. À cet effet on a envoyé ici le
comte de Steinach, homme irrésistible de profession, qui doit subjuguer
la princesse, l'épouser, et devenir notre très-gracieux seigneur. D'un
autre côté, un autre voisin non moins puissant voudrait faire entrer
dans je ne sais quelle prétendue ligne d'alliance tous les principicules
des États illyriens. Sachant que notre Quintilia est, après tout, une
femme volontaire et opiniâtre qui ne manque pas d'influence sur ses
petits voisins, il a employé, pour déjouer les projets du comte de
Steinach, dont les opinions lui seraient contraires, l'inimitable duc de
Gurck et son auxiliaire le profond Shrabb. Ces deux héros doivent, l'un
par son encolure magnifique, l'autre par son éloquence entraînante,
détourner la princesse d'une autre alliance que celle de leur maître.
Or, pour résumer cette importante complication, je t'annonce que la
princesse, objet de ces entreprises gigantesques et de ces graves
combinaisons, est placée entre deux feux, le comte de Steinach et le duc
de Gurck, qui tous deux aspirent au bonheur d'être ses amis intimes. Ce
qui prouve que tu n'as pas pris absolument le temps convenable pour lui
faire ta déclaration, et qu'après six mois passés dans un respectueux
tête-à-tête dans le cabinet particulier de Son Altesse, monsieur le
secrétaire intime n'aurait pas dû attendre précisément le jour où madame
prend ses habits roses, et jette par-dessus les toits sa plume et la
clef de son cabinet pour aller danser déguisée en phalène avec deux
princes étrangers parfaitement brodés et admirablement impertinents...
--Mais comment, dit Julien cherchant à arracher le dépit de son cœur,
as-tu fait pour découvrir toutes ces choses?
--J'ai été séduit.
--Comment cela?
--Je me suis vendu.
--Juste ciel! qu'est-ce à dire?
--C'est-à-dire que j'ai fait semblant de me vendre. J'ai bavardé à tort
et à travers avec le page du comte de Steinach; je lui ai inspiré de la
confiance, je lui ai fait dire ce qu'il me fallait savoir pour deviner
le reste. Et puis j'ai fait semblant d'être pénétré d'admiration pour la
chevelure et les manchettes du comte, d'avoir conçu la plus haute estime
pour son jabot, enfin d'être fasciné par lui, de le désirer ardemment
pour souverain, de lui être tout dévoué, etc.; si bien que le page,
enchanté de me voir dans les intérêts de son maître et s'exagérant
beaucoup mon crédit auprès de la princesse, doit me présenter au comte
dès demain et lui faire agréer mes services. Enfin, je vais donc remplir
mon rôle de page tel qu'il est tracé dans toutes les chroniques, drames,
ballades et romans! Je vais donc remettre les billets d'un galant
chevalier, chanter ses romances aux pieds de ma souveraine, et faire
l'éloge de sa valeur dans les combats! Comme je vais m'en donner et
m'amuser d'eux tous! _à l'opra_! Julien, tâche de devenir l'auxiliaire
du duc, et ce sera une comédie à en mourir de rire.
--Je ne suis pas assez spirituel pour feindre, dit Julien; d'ailleurs tu
me dis que tu t'es vendu...
--Oh! doucement, je te prie. Le page m'a promis monts et merveilles de
la part du comte. J'ai fait semblant d'accepter; mais je ne suis pas
Italien à ce point-là. Je dois déjà recevoir demain un très-joli cheval
dont j'ai paru prendre envie; je le rendrai certes au comte quand
j'aurai réussi à faire manquer son mariage; mais je me servirai si bien
du palefroi qu'il aura à peine la force, quand je le rendrai, d'aller
des écuries de monsieur le comte à l'abattoir.
[Illustration: Ils gagnèrent en marchant un endroit découvert...! (Page
23.)]
--Mais cette histoire de Max? dit Julien préoccupé.
--Ah! tu n'as en tête que des idées lugubres; amusons-nous aujourd'hui,
sauf à nous envoler comme lui par les airs demain matin!...»
XI.
Lorsque Julien rentra dans le bal, il remarqua un personnage qu'il
n'avait pas encore vu. C'était un très-joli scarabée appelé par les
entomologistes _criocère du lis_. Il est d'un beau rouge luisant, avec
une face très-effilée et fort spirituelle. Les personnes qui l'ont
examiné au microscope lui ont reconnu plusieurs protubérances
avantageuses et un regard plein d'affabilité. Ce scarabée produisait
dans le bal une très-grande sensation, non pas tant à cause de son
corselet, dont la perfection effaçait tous les autres, qu'à cause de son
visage, qui était miraculeusement imité. Il portait un masque si
semblable à la nature, que le professeur d'histoire naturelle de la cour
se frotta l'œil gauche et se demanda s'il n'avait pas devant la pupille
le verre de son excellentissime microscope, garni d'un véritable
criocère. S'étant bien convaincu que ce gigantesque scarabée était
vraiment devant lui dans des proportions réelles et palpables, il tomba
dans une sorte de délire, et, se redressant sur son fauteuil, il s'écria
en pâlissant et en levant ses mains jointes au-dessus de sa tête:
«Pardonne-moi, ô maître de la nature, pardonne-moi, puissant Créateur,
la mort de tant d'insectes inoffensifs! Oui, j'en conviens, j'ai
massacré les plus innocents papillons! j'ai percé d'une épingle et
condamné à un épouvantable supplice les plus irréprochables coléoptères!
mais je ne l'ai fait ni par haine ni par vengeance; j'en prends à témoin
la lumière du soleil, ou, pour mieux dire, celle de la lune, qui doit
être levée, car il est deux heures trente-cinq minutes dix-sept
secondes; et dans cette saison.....
[Illustration: Ô phytophage gigantesque! fantôme menaçant!... (Page
25.)]
--Pour l'amour du ciel!» remettez-vous, mon cher maître Cantharide!
s'écria la princesse en avalant son mouchoir pour ne pas éclater de
rire; car les princes ne rient point impunément, et ils n'ont pas même
la liberté de sourire sans voir autour d'eux assez de figures épanouies
pour les faire mourir du spleen. La princesse, qui aimait beaucoup le
digne maître Cantharide, ne voulut point donner à la cour, rassemblée
avec stupeur autour de lui, l'exemple d'une gaieté qui fût devenue
insultante. Mais le criocère s'étant approché, comme les autres, pour
savoir la cause de la défaillance dans laquelle maître Cantharide venait
de tomber, l'infortuné savant, voyant de plus près cette face de
criocère si bien imitée, eut un véritable accès de frénésie. «Ô spectre!
spectre effrayant! s'écria-t-il, non, il n'y a pas un costumier sur la
terre qui, même en suivant les instructions des plus grands savants de
l'univers, soit capable d'exécuter une pareille tête de criocère. Ô
phytophage gigantesque! fantôme menaçant! éloigne-toi, épargne-moi,
pardonne-moi. Hélas! il est bien vrai que, la nuit dernière, je t'ai
ramassé dans le calice d'un beau lis penché sur la pièce d'eau; il est
vrai que je t'ai arraché sans pitié de ton palais embaumé, et que je
t'ai inhumainement saisi dans la poussière d'or où tu te réfugiais! Oui,
j'ai mis fin à ton innocente vie, à une vie toute d'amour, de liberté,
de zéphire et de bonheur. Je t'ai dépecé membre par membre, viscère par
viscère; j'ai enfoncé dans tes flancs une pince cruelle et des aiguilles
acérées; je t'ai vu mourir dans les convulsions d'une lente agonie. Oh!
que Dieu me le pardonne! j'en ai d'épouvantables remords. Malgré les
crimes énormes que j'ai accumulés sur ma tête, jamais je n'en ai commis
d'aussi atroce que celui de ta mort. Modeste et gracieuse créature,
hélas! hélas! quand je te vis étendue par morceaux sur le talc de mon
microscope, je fus saisi d'horreur, et je me demandai de quel droit...
Mais épargne-moi ta vue; ton fantôme exagéré jusqu'aux proportions
humaines me glace d'effroi. Que deviendrais-je, ô ciel! si tous les
insectes que j'ai mutilés, écartelés, empalés, m'apparaissaient, à cette
heure, armés de leurs cornes, de leurs dents, de leurs scies, de leurs
griffes, de leurs aiguillons...»
La gravité de la princesse ne put tenir plus longtemps à ce discours
extraordinaire; elle eut le malheur de rencontrer le regard de la
Ginetta, et aussitôt, comme un élan sympathique, leur gaieté déborda en
un double éclat de rire. Aussitôt tous les courtisans, même ceux qui
n'avaient pas entendu un mot du discours de maître Cantharide, se
livrèrent aux transports d'une gaieté convulsive. Ils se tordirent les
bras, se fendirent la bouche jusqu'aux oreilles, et quelques-uns qui
étaient sous les yeux de la princesse espérèrent obtenir son attention
en se laissant choir sur le parquet. Au bruit de tous ces rires, à la
vue de toutes ces contorsions, le pauvre Cantharide crut être arrivé à
sa dernière heure, et rendre ses comptes en enfer, au milieu d'un sabbat
de fantômes et de démons métamorphosés en insectes. Il se leva saisi
d'épouvante, et s'enfuit en renversant tout ce qui se trouva sur son
passage, et en s'écriant d'une voix étouffée: «Scaraboni! Scarafaggj...»
La princesse, craignant pour sa santé, imposa d'un geste le silence et
l'immobilité; et, s'élançant sur ses traces, elle le saisit par une de
ses ailes de cantharide; car le professeur avait choisi le costume du
beau scarabée dont la princesse lui avait donné le surnom.
«Mon cher maître, lui dit-elle, mon excellent ami, veuillez vous calmer
et être bien certain que tout ceci n'est qu'une illusion de votre
cerveau malade. Vous vous livrez à de trop graves études depuis quelque
temps, cher Cantharide, et votre âme sensible vous crée des souffrances
et des remords que le plus pur et le plus austère des chrétiens vous
envierait. De grâce, revenez prendre part à nos plaisirs et admirer avec
nous le costume admirable de ce criocère.
--Ah! gracieuse princesse! s'écria Cantharide en jetant autour de lui un
regard effaré, si vous tenez un peu à la vie de votre humble serviteur,
faites que cet effroyable criocère ne se présente jamais devant mes
yeux. Non, ce n'est pas avec du carton et du verre qu'on a pu imiter le
globe de ces yeux à mille millions de facettes qui rendent l'existence
intellectuelle et physique des insectes si supérieure à la nôtre. Il n'y
a pas de cristal assez limpide pour rendre l'éclat diamantin d'un œil de
scarabée; non, il n'y en a point, et il n'est personne qui ait assez
bien observé une physionomie d'insecte pour la reproduire ainsi. Je
n'aurais pas pu le faire moi-même; et cependant il n'est au monde qu'un
homme qui soit supérieur à moi-même dans cette connaissance: c'est un
jeune homme que j'ai connu à Paris, et qui s'appelait...»
En ce moment le criocère, qui était immédiatement derrière maître
Cantharide, se pencha à son oreille, et lui dit un mot qui fil
tressaillir le savant de la tête aux pieds. «Juste ciel! s'écria-t-il,
en croirai-je le témoignage de l'ouïe?» Et s'élançant dans les bras du
criocère, il le serra si étroitement contre son sein, qu'il se cassa une
aile et trois pattes.
La princesse, voyant cette scène ridicule se terminer d'une manière
aussi touchante, laissa les deux scarabées se retirer à l'écart et
causer d'une manière fort animée. Elle retournait à la danse lorsque
l'abbé Scipione, qui ce jour-là était chargé, par une faveur toute
spéciale, des fonctions de grand maître des cérémonies, s'approcha
d'elle humblement et lui demanda la faveur de quelques instants
d'entretien. Quintilia l'appela sur un balcon auprès duquel elle se
trouvait; et Saint-Julien, qui ne la perdait pas de vue, sortant par une
autre porte vitrée, se trouva sur le balcon tout auprès d'elle, mais
caché dans un bosquet touffu de géraniums et de clématites odorantes.
«Très-illustre et gracieuse souveraine, dit l'abbé, il se présente un
incident de haute importance, mais sur lequel il m'est absolument
impossible de prendre un parti sans la volonté de Votre Altesse.
--Parle, Scipione, répondit Quintilia, et dis-moi quelle est cette grave
circonstance.
--Votre Altesse, dit l'abbé, m'a donné pour consigne de ne laisser
entrer aucune personne masquée dans le bal; elle a daigné seulement
permettre que chacun pût ajouter à sa coiffure ou adapter à son visage
un trait distinctif de l'insecte qu'il s'est chargé de représenter.
Les uns ont donc été autorisés à prendre des nez postiches, les autres
des fronts métalliques, d'autres des dards, d'autres des yeux de verre,
etc.; mais ici le cas est tout différent...
--Eh bien! quoi? dit la princesse impatientée.
--Pardon si j'abuse des précieux instants de Votre Altesse, reprit
l'abbé; mais je dois signaler une infraction notable aux lois qu'elle a
établies: le criocère du lis, comme l'appelle, je crois, notre cher
maître Cantarella...
--Eh bien! le criocère du lis, n'en finirons-nous pas d'aujourd'hui avec
lui?
--Oserai-je faire observer à Votre Altesse que le criocère du lis porte
un masque complet qui ne laisse voir aucune des parties de son visage!
Cette circonstance n'a pu échapper à la sagacité de Son Altesse, et sans
doute il ne me convient pas...»
Quintilia fit un geste d'impatience; le pauvre abbé s'arrêta effrayé,
puis il reprit en tremblant:
«J'ai cru qu'il était de mon devoir de soumettre à Votre Altesse cette
difficulté. Si elle approuve l'exception en faveur du criocère...
--Non, pas du tout, répliqua brusquement la princesse. Qui s'est permis
de manquer ainsi à mes ordres? Comment s'appelle-t-il?
--Juste ciel! dit l'abbé, j'ai cru, en voyant la bonne et charmante
humeur de Votre Altesse, qu'elle savait fort bien le nom de ce
personnage; pour moi, je l'ignore absolument.
--Comment, l'abbé! s'écria Quintilia avec colère, il y a ici, dans mon
palais, dans mes salons, une personne dont vous ne savez pas le nom! Un
inconnu, un insolent, un espion peut-être! Et vous appelez cela remplir
les fonctions dont je vous charge! Par le nom de mon père! je vous
chasserai.
--Très-gracieuse souveraine... s'écria le pauvre abbé en se jetant à
genoux.
--Allez, allez, Monsieur, reprit Quintilia d'un ton impérieux, allez
savoir le nom de celui qui me désobéit et me brave de la sorte. Toute
cette scène absurde que maître Cantharide nous a faite m'a empêchée de
faire attention à ce masque. Je croyais que c'était un des nôtres; je
croyais n'être entourée que d'amis; je me reposais sur vous de ce soin.
Ne me répondez rien, vous êtes inexcusable. Allez, et rapportez-moi une
réponse sur-le-champ. Je vous attends ici. Je ne remettrai pas le pied
dans un salon où un inconnu masqué ose se montrer devant moi. Cours; et
si ce n'est point une personne invitée, qu'elle soit chassée à
l'instant.
Le pauvre abbé, pâle et inondé d'une sueur froide, s'élança dans le bal
en murmurant d'une voix sourde: _Maschera! ah! maschera maladetta!_
«Monsieur, dit-il à l'étranger avec une arrogance qu'il déployait pour
la première fois de sa vie, qui êtes-vous? Son Altesse veut le savoir.»
L'étranger se pencha à l'oreille du grand maître des cérémonies et lui
dit son nom; mais il ne fit point sur lui le même effet que sur maître
Cantharide. «Je ne vous connais pas, dit l'abbé; et comme vous n'êtes
pas invité, j'ai ordre de vous faire sortir.
--Allez dire d'abord mon nom à la princesse, répondit l'étranger, et si
elle m'ordonne de sortir...»
Une contestation allait s'élever sans l'intercession de maître
Cantharide.
«Lui! s'écria-t-il, faire sortir un homme comme lui, le premier
entomologiste du monde, l'homme le plus aimable que j'aie jamais
rencontré!... Restez ici, mon ami, je prends tout sur moi, et
j'accompagne l'abbé pour dire à la princesse qui vous êtes.
--Cela est inutile, répondit l'étranger, la princesse me connaît. Que
monsieur consente seulement à lui dire mon nom.»
L'abbé céda à contre-cœur et retourna vers la princesse, qui l'attendait
toujours sur le balcon. Les jambes lui flageolaient, et il eut de la
peine à articuler le nom qu'on lui avait transmis.
«Rosenhaïm! s'écria-t-elle violemment; l'ai-je bien entendu? Parlez
plus haut; ou plutôt non! parlez plus bas. Rosenhaïm!»
--Rosenhaïm, répéta l'abbé prêt à s'évanouir.
Mais la princesse, au lieu de l'accabler de sa colère, fit un grand cri,
et s'élançant à son cou, elle l'embrassa avec force en s'écriant: «Ah!
l'abbé! mon cher abbé!» L'abbé crut d'abord qu'elle avait dessein de
l'étrangler; mais quand il vit la joie briller sur ses traits, et qu'il
sentit sur ses vieilles joues desséchées l'étreinte d'une bouche
sérénissime, il se précipita à genoux, et n'exprima sa surprise et sa
reconnaissance que par un torrent de larmes. Alors la princesse,
craignant d'avoir été entendue, regarda autour d'elle, puis lui parla à
l'oreille si bas, que Saint-Julien ne put entendre que les derniers
mots: «Et sois muet comme si tu étais mort.»
«Pour le coup, pensa Saint-Julien, je touche à une grande crise; je vais
découvrir quelque chose d'infernal.»
La princesse resta immobile sur le balcon pendant cinq minutes. Elle
avait l'air d'une statue éclairée par la lune; puis elle leva tout à
coup ses deux bras vers le ciel étoilé, fit un grand soupir, mit sa main
sur son cœur, et rentra dans le bal avec un visage parfaitement calme.
Saint-Julien chercha du regard le mystérieux étranger; il avait disparu.
La princesse se retira peu après et ne reparut plus. Saint-Julien passa
le reste de la nuit à errer dans le palais sans pouvoir découvrir autre
chose. Il se trouva de nouveau face à face avec Galeotto, qui remontait
l'escalier d'un air préoccupé.
«Où vas tu? lui dit-il.
--Je cherche le criocère, répondit le page; mais il faut qu'il ait pris
sa volée dans les airs, et que ce soit un scarabée véritable, comme l'a
cru maître Cantharide...
--Je crois que nous ne découvrirons plus rien aujourd'hui, dit
Saint-Julien. Je suis accablé de fatigue, je vais me coucher.
--Je fais serment de ne pas me coucher, reprit le page, avant de savoir
quel est cet étranger.
--Sais-tu ce que c'est que Rosenhaïm? demanda Saint-Julien.
--Pas le moins du monde, dit le page.
--En ce cas nous ne savons rien, reprit Saint-Julien, et il quitta la
fête.»
XII.
«Comment! mon cher Cantharide, disait le lendemain Quintilia à son
savant bibliothécaire, toute cette scène tragique n'était qu'une
moquerie?
--Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, très-illustre princesse.
--Mais sais-tu, mon cher maître, que je pourrais bien m'en fâcher, et
trouver ta comédie un peu impertinente?
--Elle a pu être de mauvais goût; mais Votre Altesse doit m'excuser en
faveur du dénouement.
--Sans doute, sans doute, mon ami, reprit la princesse; mais garde-toi
de jamais te vanter devant qui que ce soit de cette mauvaise
plaisanterie. Tout le monde en a été dupe comme moi, et personne n'a les
mêmes raisons pour te la pardonner. À l'heure qu'il est, je suis sûre
qu'il n'est question d'autre chose dans toute la résidence que de la
manie singulière dont, par suite de trop graves études, ta pauvre
cervelle a été atteinte hier au milieu de la fête.
--Déjà, répondit le savant, plus de trente personnes sont venues ce
matin s'informer de ma santé; et pour ne pas me trahir, tout en
la barbe au menton, vous! Dieu sait si j'en aurai jamais... Et cependant
vous n'êtes pas un roué. Allons, décidément je vous crois: vous n'êtes
pas son amant, mais vous voulez l'être.
--J'y renoncerais aisément si vous me disiez tout ce que vous savez.
--Le reste de l'histoire de Max?
--Qu'est-ce donc que le reste de cette histoire?
--C'est, comme tout ce que je sais, un bruit mystérieux, un soupçon
vague, rien de plus.
--Mais encore? est-ce que cela aurait rapport aux affreuses idées de
meurtre et de poison qui m'ont passé par la tête tout à l'heure en vous
écoutant?
--Oui, Julien; ce fut dit-on, une disgrâce un peu plus sérieuse que
celle de Lucioli. Mais permettez que je remette ces trois mots à demain;
et puisque nous sommes dans la même position à peu près l'un et l'autre,
unissons-nous et donnons-nous la main.
--Contre qui? dit Julien.
--Contre l'hypocrisie féminine, répondit Galeotto. Vous êtes amoureux et
maltraité; moi, j'étais prétendant, et j'ai été oublié. Il faut que nous
sachions si nous sommes sacrifiés à ces butors d'officiers autrichiens
qui dansent là-bas tout bottés, ou à ces Parisiens crottés, pour
lesquels Son Altesse quitte une fois tous les ans son _vaste empire_ et
notre beau climat. Il faut que nous sachions si nous avons affaire à
Minerve, la pâle et pédante déesse, ou à l'impure Vénus. Pour moi, je
suis outré de tourner en vain depuis des années autour d'un cercle
mystérieux que je n'entame jamais d'une ligne sans être aussitôt rejeté
d'une ligne en dehors. Je suis furieux de savoir tous les secrets de
toilette de la Ginetta, et de n'avoir pu tirer de sa bouche scellée un
mot qui apaise ma curiosité. Mais quel rôle est-ce donc que je joue ici?
Voilà un joli page! qui ne sait rien, qui ne découvre rien, qui ne se
glisse pas par le trou de la serrure comme un lutin, qui ne surprend pas
les paroles confiées à l'oreiller, qui ne prélève pas ses droits sur la
beauté avant d'introduire l'amant dans le boudoir couleur de rose! Un
brillant page, ma foi! qui remet des lettres comme un simple valet, sans
savoir si ce sont des ordonnances de police ou des billets doux. Ô
siècle! ô abrutissement! Allons, allons, il faut savoir. Jure-moi de me
dire tout ce qui t'arrivera. Je te jure de te dire tout ce que je
découvrirai.»
Julien, étourdi de son babillage, épuisé de conjectures et ne sachant
plus à qui se vouer, jura tout ce que voulut Galeotto et retourna au
bal.
X.
Il eut soin de ne pas se montrer devant la princesse, et se contenta de
rôder autour de la salle où elle se tenait, tantôt la regardant valser
au travers des guirlandes enlacées aux colonnades, tantôt s'enfonçant
sous les galeries où les lumières commençaient à s'éteindre, à la suite
de quelques groupes mystérieux qui semblaient s'occuper d'affaires plus
graves que la danse et la musique. Saint-Julien, transformé
volontairement en espion, était triste et mal à l'aise. C'était la
première fois qu'il voulait arriver à la connaissance de la vérité par
des moyens que sa conscience désavouait. En même temps il trouvait dans
l'agitation de la curiosité quelque chose d'aiguillonnant et d'inconnu
qui n'était pas sans plaisir.
Il se sentait un peu blessé d'avoir été traité comme un enfant, d'avoir
vécu six mois enfermé dans un coin de ce palais, où lui seul peut-être
ignorait ce qu'il avait intérêt à savoir. Maintenant il croyait
travailler à une belle vengeance, il croyait presque remplir un devoir
envers lui-même, en repoussant de toute sa force des convictions qui
l'avaient rendu heureux, mais qui peut-être l'avaient trompé.
Saint-Julien avait à un degré éminent cette morgue brutale que nous
avons tous à l'égard des femmes. Nous ne voulons les estimer qu'autant
que le monde les estime, et nous rougirions d'être seuls à leur rendre
justice. Chez Julien, la méfiance, propre aux caractères timides et
concentrés, et cet orgueil presque monastique qui est comme un revers de
médaille chez les hommes austères, ajoutaient une nouvelle force à sa
résolution. Sombre, honteux et palpitant, il croyait sortir d'un rêve,
et regardait comme autant de choses nouvelles tout ce qui se passait
autour de lui. Il ne pouvait entendre murmurer à son oreille une phrase
insignifiante sans y chercher un sens profond et une lumière inconnue.
Il croyait voir sur tous les visages qui le regardaient une expression
de sarcasme ou de mépris. Il fallait qu'il fût étrangement troublé; car
rien n'était plus compassé, plus prudent et plus grave que toute cette
petite cour imbue de principes d'obéissance passive, et pénétrée des
avantages positifs de sa dépendance. Saint-Julien, bien convaincu qu'il
ne tirerait aucun éclaircissement de tous ces valets, se mit à observer
de près les figures étrangères. Celles-là n'étaient pas moins composées
devant la princesse; mais peut-être ces vassaux des autres maîtres se
permettaient-ils _in petto_ une manière de voir quelconque sur madame de
Cavalcanti.
Saint-Julien avait remarqué, dès le commencement du bal, les assiduités
du duc de Gurck, jeune et beau Carinthien qui était arrivé la veille à
la résidence, et en l'honneur de qui, se disait-on tout bas, la superbe
fête avait été ordonnée. Il remarqua depuis, que la faveur du duc
pâlissait sensiblement, que sa conversation s'appauvrissait, que ses
bons mots baissaient de plus en plus, que sa valse se ralentissait;
enfin que dans le cercle étincelant où, comme un radieux soleil,
Quintilia entraînait ses dociles planètes, l'astre du charmant comte de
Steinach brillait d'un éclat plus vif, et l'étoile pâlie du duc allait
toujours s'éloignant du centre d'attraction comme un monde abandonné du
céleste foyer de vie et de lumière. En deux mots, le comte de Steinach
était entré dans l'orbe de Mercure, et le duc de Gurck accomplissait
péniblement la vaste et froide rotation de Saturne.
Saint-Julien vit le duc frapper doucement l'épaule de Shrabb, son
conseiller privé; et, un instant après, tous deux, s'esquivant par un
côté différent, avaient disparu de la salle.
Saint-Julien suivit avec précaution Gurck, qui était sorti le dernier,
il le vit rejoindre son compagnon au bord de la pièce d'eau, et protégé
par les sombres bosquets du parc, il entendit la conversation des deux
Autrichiens.
«Eh bien, dit Shrabb, je crois que notre mission est terminée et que
Steinach l'emporte sur nous.
--Je pourrais désespérer comme vous, dit le duc d'un ton piqué, si je ne
m'intéressais dans cette affaire qu'aux projets de notre maître; mais il
s'agit pour moi d'une ambition plus personnelle. La princesse est
éblouissante, et après m'être chargé par soumission d'un rôle dont
j'ignorais les avantages, je soutiendrai désormais ce rôle pour mon
comte.
--J'entends: pour votre gloire! dit Shrabb.
--Et pour mon plaisir, dit Gurck.
--Et si elle se moque de Steinach et de vous? reprit Shrabb.
--Nous avons toujours un moyen, répliqua Gurck, c'est de redemander
l'_homme anéanti_.
--Mais elle dira qu'elle n'a pas de comptes à nous rendre, qu'elle ne
sait ce qu'il est devenu...
--Je la sommerai, au nom de mon souverain, de représenter la personne de
Max, ou les preuves de sa mort...
--Mais, enfin, c'est une exigence absurde et injuste; elle répondra
que...»
Ici la voix de Shrabb fut affaiblie par un coup de vent qui passa au
bord de l'eau; et, comme les deux interlocuteurs s'éloignaient de
Saint-Julien, il n'entendit plus que cette phrase de Gurck, commencée
d'une voix brève, mais dont le vent emporta le reste...
«Trois cents cavaliers qui sauront bien réduire...»
Ils gagnèrent en marchant un endroit découvert où la lune commençait à
donner. Saint-Julien n'osa les suivre et prit le parti de retourner au
bal. Comme il montait le grand escalier, il rencontra Galeotto, qui le
cherchait. Celui-ci l'emmena au fond de la galerie, et lui dit d'un air
triomphant:
«Vivat! je viens de découvrir un secret d'État...
--Et moi, dit Julien, je viens d'entrevoir un mystère d'iniquité, et je
reste glacé d'horreur au bord du précipice, n'osant me pencher pour y
regarder.
--Oh! oh! reprit Galeotto, ton histoire me paraît plus grave que la
mienne. Qu'est-ce? qu'as-tu appris? Raconte le premier.»
Saint-Julien rapporta mot pour mot ce qu'il avait entendu. «Ceci ne
m'apprend rien, dit le page. Je sais tout ce qu'on pense de la
disparition de Max, et ces gens-là ne sont pas mieux informés que nous.
Quant aux projets de M. de Gurck et de son très-gracieux souverain, je
vais te les expliquer. La petite principauté de Monteregale, que nous
avons le bonheur d'occuper sous les lois augustes de notre adorable
princesse...
--Fais-moi grâce de tes phrases, et vas au fait.
--Je viens d'entendre parler diplomatie, je ne peux m'exprimer
autrement. Cette charmante principauté, quoique enfouie comme un diamant
dans les sables du littoral, a eu l'honneur d'attirer les regards d'un
voisin puissant qui n'en a que faire, mais qui, étant sans doute
embarrassé de récompenser toutes ses créatures, a pensé naturellement à
en coiffer quelqu'une avec ce joyau. À cet effet on a envoyé ici le
comte de Steinach, homme irrésistible de profession, qui doit subjuguer
la princesse, l'épouser, et devenir notre très-gracieux seigneur. D'un
autre côté, un autre voisin non moins puissant voudrait faire entrer
dans je ne sais quelle prétendue ligne d'alliance tous les principicules
des États illyriens. Sachant que notre Quintilia est, après tout, une
femme volontaire et opiniâtre qui ne manque pas d'influence sur ses
petits voisins, il a employé, pour déjouer les projets du comte de
Steinach, dont les opinions lui seraient contraires, l'inimitable duc de
Gurck et son auxiliaire le profond Shrabb. Ces deux héros doivent, l'un
par son encolure magnifique, l'autre par son éloquence entraînante,
détourner la princesse d'une autre alliance que celle de leur maître.
Or, pour résumer cette importante complication, je t'annonce que la
princesse, objet de ces entreprises gigantesques et de ces graves
combinaisons, est placée entre deux feux, le comte de Steinach et le duc
de Gurck, qui tous deux aspirent au bonheur d'être ses amis intimes. Ce
qui prouve que tu n'as pas pris absolument le temps convenable pour lui
faire ta déclaration, et qu'après six mois passés dans un respectueux
tête-à-tête dans le cabinet particulier de Son Altesse, monsieur le
secrétaire intime n'aurait pas dû attendre précisément le jour où madame
prend ses habits roses, et jette par-dessus les toits sa plume et la
clef de son cabinet pour aller danser déguisée en phalène avec deux
princes étrangers parfaitement brodés et admirablement impertinents...
--Mais comment, dit Julien cherchant à arracher le dépit de son cœur,
as-tu fait pour découvrir toutes ces choses?
--J'ai été séduit.
--Comment cela?
--Je me suis vendu.
--Juste ciel! qu'est-ce à dire?
--C'est-à-dire que j'ai fait semblant de me vendre. J'ai bavardé à tort
et à travers avec le page du comte de Steinach; je lui ai inspiré de la
confiance, je lui ai fait dire ce qu'il me fallait savoir pour deviner
le reste. Et puis j'ai fait semblant d'être pénétré d'admiration pour la
chevelure et les manchettes du comte, d'avoir conçu la plus haute estime
pour son jabot, enfin d'être fasciné par lui, de le désirer ardemment
pour souverain, de lui être tout dévoué, etc.; si bien que le page,
enchanté de me voir dans les intérêts de son maître et s'exagérant
beaucoup mon crédit auprès de la princesse, doit me présenter au comte
dès demain et lui faire agréer mes services. Enfin, je vais donc remplir
mon rôle de page tel qu'il est tracé dans toutes les chroniques, drames,
ballades et romans! Je vais donc remettre les billets d'un galant
chevalier, chanter ses romances aux pieds de ma souveraine, et faire
l'éloge de sa valeur dans les combats! Comme je vais m'en donner et
m'amuser d'eux tous! _à l'opra_! Julien, tâche de devenir l'auxiliaire
du duc, et ce sera une comédie à en mourir de rire.
--Je ne suis pas assez spirituel pour feindre, dit Julien; d'ailleurs tu
me dis que tu t'es vendu...
--Oh! doucement, je te prie. Le page m'a promis monts et merveilles de
la part du comte. J'ai fait semblant d'accepter; mais je ne suis pas
Italien à ce point-là. Je dois déjà recevoir demain un très-joli cheval
dont j'ai paru prendre envie; je le rendrai certes au comte quand
j'aurai réussi à faire manquer son mariage; mais je me servirai si bien
du palefroi qu'il aura à peine la force, quand je le rendrai, d'aller
des écuries de monsieur le comte à l'abattoir.
[Illustration: Ils gagnèrent en marchant un endroit découvert...! (Page
23.)]
--Mais cette histoire de Max? dit Julien préoccupé.
--Ah! tu n'as en tête que des idées lugubres; amusons-nous aujourd'hui,
sauf à nous envoler comme lui par les airs demain matin!...»
XI.
Lorsque Julien rentra dans le bal, il remarqua un personnage qu'il
n'avait pas encore vu. C'était un très-joli scarabée appelé par les
entomologistes _criocère du lis_. Il est d'un beau rouge luisant, avec
une face très-effilée et fort spirituelle. Les personnes qui l'ont
examiné au microscope lui ont reconnu plusieurs protubérances
avantageuses et un regard plein d'affabilité. Ce scarabée produisait
dans le bal une très-grande sensation, non pas tant à cause de son
corselet, dont la perfection effaçait tous les autres, qu'à cause de son
visage, qui était miraculeusement imité. Il portait un masque si
semblable à la nature, que le professeur d'histoire naturelle de la cour
se frotta l'œil gauche et se demanda s'il n'avait pas devant la pupille
le verre de son excellentissime microscope, garni d'un véritable
criocère. S'étant bien convaincu que ce gigantesque scarabée était
vraiment devant lui dans des proportions réelles et palpables, il tomba
dans une sorte de délire, et, se redressant sur son fauteuil, il s'écria
en pâlissant et en levant ses mains jointes au-dessus de sa tête:
«Pardonne-moi, ô maître de la nature, pardonne-moi, puissant Créateur,
la mort de tant d'insectes inoffensifs! Oui, j'en conviens, j'ai
massacré les plus innocents papillons! j'ai percé d'une épingle et
condamné à un épouvantable supplice les plus irréprochables coléoptères!
mais je ne l'ai fait ni par haine ni par vengeance; j'en prends à témoin
la lumière du soleil, ou, pour mieux dire, celle de la lune, qui doit
être levée, car il est deux heures trente-cinq minutes dix-sept
secondes; et dans cette saison.....
[Illustration: Ô phytophage gigantesque! fantôme menaçant!... (Page
25.)]
--Pour l'amour du ciel!» remettez-vous, mon cher maître Cantharide!
s'écria la princesse en avalant son mouchoir pour ne pas éclater de
rire; car les princes ne rient point impunément, et ils n'ont pas même
la liberté de sourire sans voir autour d'eux assez de figures épanouies
pour les faire mourir du spleen. La princesse, qui aimait beaucoup le
digne maître Cantharide, ne voulut point donner à la cour, rassemblée
avec stupeur autour de lui, l'exemple d'une gaieté qui fût devenue
insultante. Mais le criocère s'étant approché, comme les autres, pour
savoir la cause de la défaillance dans laquelle maître Cantharide venait
de tomber, l'infortuné savant, voyant de plus près cette face de
criocère si bien imitée, eut un véritable accès de frénésie. «Ô spectre!
spectre effrayant! s'écria-t-il, non, il n'y a pas un costumier sur la
terre qui, même en suivant les instructions des plus grands savants de
l'univers, soit capable d'exécuter une pareille tête de criocère. Ô
phytophage gigantesque! fantôme menaçant! éloigne-toi, épargne-moi,
pardonne-moi. Hélas! il est bien vrai que, la nuit dernière, je t'ai
ramassé dans le calice d'un beau lis penché sur la pièce d'eau; il est
vrai que je t'ai arraché sans pitié de ton palais embaumé, et que je
t'ai inhumainement saisi dans la poussière d'or où tu te réfugiais! Oui,
j'ai mis fin à ton innocente vie, à une vie toute d'amour, de liberté,
de zéphire et de bonheur. Je t'ai dépecé membre par membre, viscère par
viscère; j'ai enfoncé dans tes flancs une pince cruelle et des aiguilles
acérées; je t'ai vu mourir dans les convulsions d'une lente agonie. Oh!
que Dieu me le pardonne! j'en ai d'épouvantables remords. Malgré les
crimes énormes que j'ai accumulés sur ma tête, jamais je n'en ai commis
d'aussi atroce que celui de ta mort. Modeste et gracieuse créature,
hélas! hélas! quand je te vis étendue par morceaux sur le talc de mon
microscope, je fus saisi d'horreur, et je me demandai de quel droit...
Mais épargne-moi ta vue; ton fantôme exagéré jusqu'aux proportions
humaines me glace d'effroi. Que deviendrais-je, ô ciel! si tous les
insectes que j'ai mutilés, écartelés, empalés, m'apparaissaient, à cette
heure, armés de leurs cornes, de leurs dents, de leurs scies, de leurs
griffes, de leurs aiguillons...»
La gravité de la princesse ne put tenir plus longtemps à ce discours
extraordinaire; elle eut le malheur de rencontrer le regard de la
Ginetta, et aussitôt, comme un élan sympathique, leur gaieté déborda en
un double éclat de rire. Aussitôt tous les courtisans, même ceux qui
n'avaient pas entendu un mot du discours de maître Cantharide, se
livrèrent aux transports d'une gaieté convulsive. Ils se tordirent les
bras, se fendirent la bouche jusqu'aux oreilles, et quelques-uns qui
étaient sous les yeux de la princesse espérèrent obtenir son attention
en se laissant choir sur le parquet. Au bruit de tous ces rires, à la
vue de toutes ces contorsions, le pauvre Cantharide crut être arrivé à
sa dernière heure, et rendre ses comptes en enfer, au milieu d'un sabbat
de fantômes et de démons métamorphosés en insectes. Il se leva saisi
d'épouvante, et s'enfuit en renversant tout ce qui se trouva sur son
passage, et en s'écriant d'une voix étouffée: «Scaraboni! Scarafaggj...»
La princesse, craignant pour sa santé, imposa d'un geste le silence et
l'immobilité; et, s'élançant sur ses traces, elle le saisit par une de
ses ailes de cantharide; car le professeur avait choisi le costume du
beau scarabée dont la princesse lui avait donné le surnom.
«Mon cher maître, lui dit-elle, mon excellent ami, veuillez vous calmer
et être bien certain que tout ceci n'est qu'une illusion de votre
cerveau malade. Vous vous livrez à de trop graves études depuis quelque
temps, cher Cantharide, et votre âme sensible vous crée des souffrances
et des remords que le plus pur et le plus austère des chrétiens vous
envierait. De grâce, revenez prendre part à nos plaisirs et admirer avec
nous le costume admirable de ce criocère.
--Ah! gracieuse princesse! s'écria Cantharide en jetant autour de lui un
regard effaré, si vous tenez un peu à la vie de votre humble serviteur,
faites que cet effroyable criocère ne se présente jamais devant mes
yeux. Non, ce n'est pas avec du carton et du verre qu'on a pu imiter le
globe de ces yeux à mille millions de facettes qui rendent l'existence
intellectuelle et physique des insectes si supérieure à la nôtre. Il n'y
a pas de cristal assez limpide pour rendre l'éclat diamantin d'un œil de
scarabée; non, il n'y en a point, et il n'est personne qui ait assez
bien observé une physionomie d'insecte pour la reproduire ainsi. Je
n'aurais pas pu le faire moi-même; et cependant il n'est au monde qu'un
homme qui soit supérieur à moi-même dans cette connaissance: c'est un
jeune homme que j'ai connu à Paris, et qui s'appelait...»
En ce moment le criocère, qui était immédiatement derrière maître
Cantharide, se pencha à son oreille, et lui dit un mot qui fil
tressaillir le savant de la tête aux pieds. «Juste ciel! s'écria-t-il,
en croirai-je le témoignage de l'ouïe?» Et s'élançant dans les bras du
criocère, il le serra si étroitement contre son sein, qu'il se cassa une
aile et trois pattes.
La princesse, voyant cette scène ridicule se terminer d'une manière
aussi touchante, laissa les deux scarabées se retirer à l'écart et
causer d'une manière fort animée. Elle retournait à la danse lorsque
l'abbé Scipione, qui ce jour-là était chargé, par une faveur toute
spéciale, des fonctions de grand maître des cérémonies, s'approcha
d'elle humblement et lui demanda la faveur de quelques instants
d'entretien. Quintilia l'appela sur un balcon auprès duquel elle se
trouvait; et Saint-Julien, qui ne la perdait pas de vue, sortant par une
autre porte vitrée, se trouva sur le balcon tout auprès d'elle, mais
caché dans un bosquet touffu de géraniums et de clématites odorantes.
«Très-illustre et gracieuse souveraine, dit l'abbé, il se présente un
incident de haute importance, mais sur lequel il m'est absolument
impossible de prendre un parti sans la volonté de Votre Altesse.
--Parle, Scipione, répondit Quintilia, et dis-moi quelle est cette grave
circonstance.
--Votre Altesse, dit l'abbé, m'a donné pour consigne de ne laisser
entrer aucune personne masquée dans le bal; elle a daigné seulement
permettre que chacun pût ajouter à sa coiffure ou adapter à son visage
un trait distinctif de l'insecte qu'il s'est chargé de représenter.
Les uns ont donc été autorisés à prendre des nez postiches, les autres
des fronts métalliques, d'autres des dards, d'autres des yeux de verre,
etc.; mais ici le cas est tout différent...
--Eh bien! quoi? dit la princesse impatientée.
--Pardon si j'abuse des précieux instants de Votre Altesse, reprit
l'abbé; mais je dois signaler une infraction notable aux lois qu'elle a
établies: le criocère du lis, comme l'appelle, je crois, notre cher
maître Cantarella...
--Eh bien! le criocère du lis, n'en finirons-nous pas d'aujourd'hui avec
lui?
--Oserai-je faire observer à Votre Altesse que le criocère du lis porte
un masque complet qui ne laisse voir aucune des parties de son visage!
Cette circonstance n'a pu échapper à la sagacité de Son Altesse, et sans
doute il ne me convient pas...»
Quintilia fit un geste d'impatience; le pauvre abbé s'arrêta effrayé,
puis il reprit en tremblant:
«J'ai cru qu'il était de mon devoir de soumettre à Votre Altesse cette
difficulté. Si elle approuve l'exception en faveur du criocère...
--Non, pas du tout, répliqua brusquement la princesse. Qui s'est permis
de manquer ainsi à mes ordres? Comment s'appelle-t-il?
--Juste ciel! dit l'abbé, j'ai cru, en voyant la bonne et charmante
humeur de Votre Altesse, qu'elle savait fort bien le nom de ce
personnage; pour moi, je l'ignore absolument.
--Comment, l'abbé! s'écria Quintilia avec colère, il y a ici, dans mon
palais, dans mes salons, une personne dont vous ne savez pas le nom! Un
inconnu, un insolent, un espion peut-être! Et vous appelez cela remplir
les fonctions dont je vous charge! Par le nom de mon père! je vous
chasserai.
--Très-gracieuse souveraine... s'écria le pauvre abbé en se jetant à
genoux.
--Allez, allez, Monsieur, reprit Quintilia d'un ton impérieux, allez
savoir le nom de celui qui me désobéit et me brave de la sorte. Toute
cette scène absurde que maître Cantharide nous a faite m'a empêchée de
faire attention à ce masque. Je croyais que c'était un des nôtres; je
croyais n'être entourée que d'amis; je me reposais sur vous de ce soin.
Ne me répondez rien, vous êtes inexcusable. Allez, et rapportez-moi une
réponse sur-le-champ. Je vous attends ici. Je ne remettrai pas le pied
dans un salon où un inconnu masqué ose se montrer devant moi. Cours; et
si ce n'est point une personne invitée, qu'elle soit chassée à
l'instant.
Le pauvre abbé, pâle et inondé d'une sueur froide, s'élança dans le bal
en murmurant d'une voix sourde: _Maschera! ah! maschera maladetta!_
«Monsieur, dit-il à l'étranger avec une arrogance qu'il déployait pour
la première fois de sa vie, qui êtes-vous? Son Altesse veut le savoir.»
L'étranger se pencha à l'oreille du grand maître des cérémonies et lui
dit son nom; mais il ne fit point sur lui le même effet que sur maître
Cantharide. «Je ne vous connais pas, dit l'abbé; et comme vous n'êtes
pas invité, j'ai ordre de vous faire sortir.
--Allez dire d'abord mon nom à la princesse, répondit l'étranger, et si
elle m'ordonne de sortir...»
Une contestation allait s'élever sans l'intercession de maître
Cantharide.
«Lui! s'écria-t-il, faire sortir un homme comme lui, le premier
entomologiste du monde, l'homme le plus aimable que j'aie jamais
rencontré!... Restez ici, mon ami, je prends tout sur moi, et
j'accompagne l'abbé pour dire à la princesse qui vous êtes.
--Cela est inutile, répondit l'étranger, la princesse me connaît. Que
monsieur consente seulement à lui dire mon nom.»
L'abbé céda à contre-cœur et retourna vers la princesse, qui l'attendait
toujours sur le balcon. Les jambes lui flageolaient, et il eut de la
peine à articuler le nom qu'on lui avait transmis.
«Rosenhaïm! s'écria-t-elle violemment; l'ai-je bien entendu? Parlez
plus haut; ou plutôt non! parlez plus bas. Rosenhaïm!»
--Rosenhaïm, répéta l'abbé prêt à s'évanouir.
Mais la princesse, au lieu de l'accabler de sa colère, fit un grand cri,
et s'élançant à son cou, elle l'embrassa avec force en s'écriant: «Ah!
l'abbé! mon cher abbé!» L'abbé crut d'abord qu'elle avait dessein de
l'étrangler; mais quand il vit la joie briller sur ses traits, et qu'il
sentit sur ses vieilles joues desséchées l'étreinte d'une bouche
sérénissime, il se précipita à genoux, et n'exprima sa surprise et sa
reconnaissance que par un torrent de larmes. Alors la princesse,
craignant d'avoir été entendue, regarda autour d'elle, puis lui parla à
l'oreille si bas, que Saint-Julien ne put entendre que les derniers
mots: «Et sois muet comme si tu étais mort.»
«Pour le coup, pensa Saint-Julien, je touche à une grande crise; je vais
découvrir quelque chose d'infernal.»
La princesse resta immobile sur le balcon pendant cinq minutes. Elle
avait l'air d'une statue éclairée par la lune; puis elle leva tout à
coup ses deux bras vers le ciel étoilé, fit un grand soupir, mit sa main
sur son cœur, et rentra dans le bal avec un visage parfaitement calme.
Saint-Julien chercha du regard le mystérieux étranger; il avait disparu.
La princesse se retira peu après et ne reparut plus. Saint-Julien passa
le reste de la nuit à errer dans le palais sans pouvoir découvrir autre
chose. Il se trouva de nouveau face à face avec Galeotto, qui remontait
l'escalier d'un air préoccupé.
«Où vas tu? lui dit-il.
--Je cherche le criocère, répondit le page; mais il faut qu'il ait pris
sa volée dans les airs, et que ce soit un scarabée véritable, comme l'a
cru maître Cantharide...
--Je crois que nous ne découvrirons plus rien aujourd'hui, dit
Saint-Julien. Je suis accablé de fatigue, je vais me coucher.
--Je fais serment de ne pas me coucher, reprit le page, avant de savoir
quel est cet étranger.
--Sais-tu ce que c'est que Rosenhaïm? demanda Saint-Julien.
--Pas le moins du monde, dit le page.
--En ce cas nous ne savons rien, reprit Saint-Julien, et il quitta la
fête.»
XII.
«Comment! mon cher Cantharide, disait le lendemain Quintilia à son
savant bibliothécaire, toute cette scène tragique n'était qu'une
moquerie?
--Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, très-illustre princesse.
--Mais sais-tu, mon cher maître, que je pourrais bien m'en fâcher, et
trouver ta comédie un peu impertinente?
--Elle a pu être de mauvais goût; mais Votre Altesse doit m'excuser en
faveur du dénouement.
--Sans doute, sans doute, mon ami, reprit la princesse; mais garde-toi
de jamais te vanter devant qui que ce soit de cette mauvaise
plaisanterie. Tout le monde en a été dupe comme moi, et personne n'a les
mêmes raisons pour te la pardonner. À l'heure qu'il est, je suis sûre
qu'il n'est question d'autre chose dans toute la résidence que de la
manie singulière dont, par suite de trop graves études, ta pauvre
cervelle a été atteinte hier au milieu de la fête.
--Déjà, répondit le savant, plus de trente personnes sont venues ce
matin s'informer de ma santé; et pour ne pas me trahir, tout en
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