Le secrétaire intime - 04

froid respect, je sentis s'évanouir en moi cette sainte affection dont
j'avais conçu l'espoir.
«Je me retirai en moi-même; je devins mélancolique, souffrant, et
l'ennui s'empara de moi. Je pris dans cet isolement de l'âme une
habitude de réserve qui acheva de m'aliéner le cœur de mes parents. Ils
me le témoignèrent cruellement quatre ou cinq fois, et à la dernière je
pris mon parti. Je partis dans la nuit, leur laissant une lettre
d'humbles excuses, et leur promettant que, quelle que fût ma fortune,
ils n'auraient jamais à rougir de moi. Je me mis donc en route, au
hasard, tristement, et presque sans ressources, la gêne où vivaient mes
parents m'interdisant de leur demander le moindre sacrifice; j'espérai
en la Providence et un peu en mon courage. Votre Altesse sait le reste,
et grâce à sa bonté, je n'ai pas eu longtemps à supporter les fatigues
et les privations de mon voyage.
--Je te remercie, mon cher Julien, dit la princesse. Je vois que tu es
un honnête homme et un noble cœur; mais laisse-moi te parler en amie et
remplacer la mère que tu as abandonnée. Je crains que tu ne sois un peu
entaché, à ton insu et malgré toi, de l'esprit d'obstination et
d'orgueil que l'on reproche avec raison au clergé de France. Tu a subi
l'influence des prêtres dans ce qu'elle a de bon principalement, mais
aussi un peu dans ce qu'elle a de dangereux. Ton curé de village est
sans doute un homme vertueux et franc; mais peut-être ceux qui lui
reprochaient de manquer d'indulgence et de miséricorde n'avaient-ils pas
absolument tort. Je n'aime pas qu'on chasse d'un pays les vagabonds et
les malfaiteurs; c'est se défaire de la peste en faveur de son prochain.
Il vaudrait mieux essayer de fixer et d'employer les uns, de corriger ou
de contenir les autres. Ta mère me paraît une bonne femme que tu aurais
mieux fait d'accepter avec ses qualités et ses défauts, et je
l'estimerais encore mieux si tu avais ignoré ou enseveli dans un éternel
oubli les fautes de sa jeunesse. Prends-y garde, mon enfant: ce
caractère absolu, cette froide habitude de condamner en silence et de
fuir sans retour et sans pardon tout ce qui ne nous ressemble pas, peut
bien nous rendre coupables, dangereux aux autres et à nous-mêmes. Tu
vois déjà que tu t'es fait souffrir, que tu as gâté le bonheur possible
de la vie de famille; et sans doute ta mère, quelque frivole qu'elle
soit, doit avoir pleuré ton départ et ses motifs. Lui donnes-tu
quelquefois de tes nouvelles, au moins?
--Oui, Madame, répondit Saint-Julien.
--Eh bien, fais-le toujours, reprit-elle, et que le ton de tes lettres
lui fasse oublier ce que ton absence a de cruel et de mortifiant. Au
reste, ajoute la princesse en se levant et en lui tendant la main, vous
avez bien fait de nous dire toutes ces choses, monsieur le comte; nous
saurons mieux le respect que nous devons à vos chagrins. Mes enfants,
dit-elle aux deux autres, vous avez trop d'esprit et de délicatesse pour
ne pas le comprendre, le cœur de San-Giuliano n'est pas du même âge que
le votre. Il ne faut pas le traiter comme un camarade d'enfance. Et toi,
mon ami, dit-elle au jeune comte, il faut faire aussi quelque concession
à leur jeunesse, et tâcher de te distraire avec eux. Nous réunirons tous
nos efforts pour te faire l'avenir meilleur que le passé; si nous
échouons, c'est que l'amitié est sans puissance et ton âme sans oubli.»
L'heure étant venue où la princesse devait se montrer pour la première
fois depuis son retour à toute sa cour assemblée, elle prit le bras de
Julien pour se lever; puis elle passa sur sa robe de soie une pelisse de
velours brodée d'or et fourrée de zibeline. Le page prit son éventail de
plumes de paon. On remit à Julien un livre à riches fermoirs sur lequel
il devait inscrire les demandes présentées à la souveraine. La Ginetta,
qui avait des privilèges particuliers, se mêla à trois grandes dames
autrichiennes qui, par droit de noblesse, avaient la charge honorifique
de paraître en public les suivantes de la princesse. Elles n'étaient
guère flattées de voir une Vénitienne sans naissance et, disaient-elles,
sans conduite, marcher du même pas et leur ôter sans façon des mains la
queue du manteau ducal; mais la princesse avait des volontés absolues.
Elle eût chassé ces douairières plutôt que de contrarier sa jeune
favorite, et aucun homme de cour ne trouvait à redire à l'admission
d'une si belle personne dans les salles de réception.
Quand la princesse eut agréé les hommages de ses flatteurs, elle leur
présenta son secrétaire intime, le comte de Saint-Julien. Au ton de sa
voix, tous comprirent que ce n'était pas à la lettre un successeur de
l'abbé Scipione, et qu'il fallait se conduire autrement avec lui.
Saint-Julien fut donc étourdi et presque effrayé des protestations et
des avances qui lui furent faites de tous côtés. Il était bien loin
d'avoir conçu une si haute idée de son rôle. «Eh! mon Dieu! se
disait-il, si j'étais l'époux de la princesse, on ne me traiterait pas
mieux. Tous ces gens-là doivent pourtant bien savoir dans quel costume
je suis arrivé ici.» En voyant combien les hommes sont rampants et
souples devant tout ce qui semble accaparer la faveur du maître, il
s'étonna d'avoir été si craintif. «Qu'est-ce donc que cette grandeur que
j'avais rêvée? se dit-il; où sont ces hommes élevés qui soutiennent la
dignité de leur rang par de nobles actions, et qui ont le cœur fier et
hardi comme la devise de leurs ancêtres? Les vrais nobles sont-ils aussi
rares que les vrais talents?»
Le jour même, on célébra le mariage de l'aide de camp Lucioli avec la
lectrice mistress White. Ce fut un grand sujet d'étonnement pour Julien,
de voir ce beau jeune homme épouser une vieille fille d'un rang obscur
et d'un esprit médiocre. Personne ne songea à partager la surprise de
Julien. La duègne était richement dotée par la princesse, et Lucioli
pourrait désormais satisfaire ses étroites vanités et déployer un luxe
insolent. Il était réconcilié avec sa situation, et trouvait dans le
maintien grave de Quintilia plus d'indulgence pour son amour-propre
qu'il ne l'avait espéré.
En effet, la princesse présida cette cérémonie avec un sang-froid
imperturbable. Il était impossible de se douter, à son air austère et
maternel, qu'elle fût occupée à se divertir sérieusement d'une victime
insolente et lâche. Dans aucun recoin de la chapelle on n'osa échanger
le plus furtif sourire. Les lèvres de Quintilia étaient immobiles et
serrées comme celles d'un mathématicien qui résout intérieurement un
problème. Julien se méfia néanmoins de cette affectation, et quand vers
minuit la princesse se retrouva dans son appartement avec lui, Ginetta
et Galeotto, il ne s'étonna guère de la scène qui eut lieu, devant lui.
La Ginetta, mettant son mouchoir sur sa bouche, semblait attendre dans
une impatience douloureuse le signal de sa délivrance, lorsque
Quintilia, se laissant tomber tout de son long sur le tapis, lui donna
l'exemple d'un rire inextinguible et presque convulsif. Le page fit la
troisième partie, et Julien resta ébahi à les contempler jusqu'à ce que,
les rires un peu apaisés, un feu roulant et croisé de sarcasmes amers et
d'observations caustiques lui fit comprendre qu'on venait de jouer la
plus majestueuse des farces dont un amant rebuté ou disgracié pût être
la victime ou le bouffon.
«Je n'aime pas cela, dit-il au page lorsqu'ils se retrouvèrent ensemble
dans leur appartement. Ou Lucioli est un pauvre niais qu'on mystifie
sans pitié, ou c'est un misérable qui se console avec de l'argent, et
qu'il faudrait plutôt chasser.
--Vous avez l'air, dit le page d'un ton assez sec et sérieux, de
critiquer la conduite de notre bienfaitrice; je vous dirai, moi aussi,
monsieur de Saint-Julien, je n'aime pas cela.
--Mettez-vous à ma place, répondit Julien un peu confus; ne
penseriez-vous pas, en voyant des choses si étranges, que la princesse
est bien cruelle envers ceux qui osent s'élever jusqu'à elle, ou bien
inconstante envers ceux qu'elle y fait monter un instant?»
Le page ne répondit que par un grand éclat de rire; puis, reprenant
aussitôt son sérieux, il quitta Saint-Julien en lui disant: «Mon ami, ni
le dévouement ni la prudence n'admettent l'esprit d'analyse.»


VI.

Le lendemain, la princesse appela Saint-Julien et s'enferma avec lui
dans son cabinet. Elle était occupée de mille projets; elle voulait
apporter de notables économies à son luxe, fonder un nouvel hôpital,
réduire les richesses d'un chapitre religieux, écrire un traité sur
l'économie politique, et mille autres choses encore. Saint-Julien fut
épouvanté de tout ce qu'elle voulait réaliser, et il pensa un instant
que la vie d'un homme ne suffirait pas à en faire le détail. Néanmoins
elle lui posa si nettement les points principaux, elle le seconda par
des explications si précises et si lucides, qu'il commença bientôt à
voir clair dans ce qu'il avait pris à l'abord pour le chaos d'une tête
de femme. Lorsqu'elle le renvoya, elle lui confia une besogne assez
considérable, qu'il eut à lui rendre le lendemain et dont elle fut
contente, bien qu'elle y fît de nombreuses annotations.
Plusieurs mois furent employés à dresser et à préparer ce travail.
Durant tout ce temps, la princesse fut enfermée dans son palais; les
fêtes et les réceptions furent suspendues; les rues furent
silencieuses, et les façades ne s'illuminèrent plus de l'éclat des
flambeaux. Quintilia, vêtue d'une longue robe de velours noir, et
relevant ses beaux cheveux sous un voile, sembla oublier la parure, le
bruit et le faste, dont elle était ordinairement avide. Plongée dans de
sérieuses études et dans d'utiles réflexions, elle ne se permettait pas
d'autre délassement que de fumer le soir sur une terrasse avec ses
intimes confidents, à savoir: le page, le secrétaire intime et la
Ginetta. Quelquefois elle se promenait avec eux en gondole sur la jolie
petite rivière appelée Célina, qui traversait la principauté; mais la
gaieté folâtre était bannie de leurs entretiens. Ses projets du
lendemain, ses travaux de la veille, la mettaient dans un rapport
immédiat et continuel avec Saint-Julien. La familiarité qui en résulta
avait quelque chose de paisible et de fraternel, qui était mieux que de
l'amitié, et qui cependant ne ressemblait pas à l'amour. Du moins Julien
le croyait; mais son âme était dominée, toutes ses facultés absorbées
par une seule pensée. Si les heures où la princesse l'exilait de sa
présence n'eussent été assidûment remplies par le travail qu'elle lui
imposait et par les courts instants de repos qu'il était forcé de
prendre, elles lui eussent semblé insupportables. Mais dès son réveil,
il se rendait près d'elle et ne la quittait plus que le soir. Elle
prenait ses repas avec lui, des repas courts et presque napoléoniens. Si
quelquefois elle se reposait de ses fatigues intellectuelles par
quelques idées plus douces, elle y associait toujours son jeune protégé.
Elle l'entretenait des arts, qu'elle chérissait et dont il avait le vif
sentiment; elle écoutait avec intérêt quelques douces et naïves poésies
dont le jeune homme s'inspirait auprès d'elle, ou bien elle lui parlait
des bienfaits d'une vie laborieuse et réglée, des charmes d'une amitié
chaste et sainte. Saint-Julien l'écoutait avec délices, et, à voir son
front serein, son regard maternel, il oubliait qu'une passion orageuse
ou fatale pût naître auprès d'une telle femme; il se persuadait être
arrivé au terme du plus beau vœu qu'une âme noble puisse faire; il
croyait avoir atteint pour toujours un bonheur sans mélange et sans
remords. Quelquefois, il est vrai, lorsqu'il se retrouvait seul au
sortir de ces douces causeries, sa tête s'enflammait, son cœur battait
précipitamment, son émotion devenait une souffrance vague; mais un
sentiment pieux succédait à ces agitations. Il remerciait Dieu de
l'avoir tiré d'une condition douloureuse pour le combler de telles
joies, il versait des larmes, il prononçait le nom de Quintilia et
l'associait au nom de Marie, la Vierge des cieux. Quand il avait soulagé
son cœur dans ces extases, il reprenait avec ardeur la tâche que sa
souveraine lui avait confiée, et se livrait par anticipation au plaisir
de mériter et d'obtenir ses éloges et ses remerciements.
Entièrement séparé de l'entourage extérieur de la princesse, il n'avait
de relations qu'avec Galeotto et la Ginetta. Son caractère timide et un
peu fier, ses occupations sérieuses et soutenues, et surtout le
sentiment de bien-être intérieur qui lui rendait tout épanchement
inutile, s'opposaient à toute communication entre lui et le reste des
hommes. Il vécut donc dans un tel isolement de tout ce qui n'était pas
Quintilia, qu'il savait à peine les noms des personnes qu'il rencontrait
dans l'intérieur du palais. Et pourtant une passion, réelle, dévorante,
à jamais tenace, s'allumait en lui à son insu, à l'ombre de cette
confiance dangereuse. L'imagination de ce jeune homme était si pure, il
avait si peu connu l'amour, qu'il ne croyait pas à ses tourments et les
éprouvait sans les reconnaître.
Six mois s'étaient écoulés ainsi. Un soir, le travail se trouva terminé.
La princesse avait été tout ce jour-là plus grave et plus réfléchie que
de coutume. Elle traça de sa main une dernière page à la fin du registre
que Julien venait de lui présenter. Pendant qu'elle l'écrivait, Ginetta,
qui s'était introduite sans bruit dans l'appartement, attendait avec une
sorte d'anxiété qu'elle eût fini; son œil noir et mobile interrogeait
impatiemment tantôt la porte où Julien aperçut un pan du manteau de
Galeotto, tantôt le front assombri et le sourcil plissé de la princesse.
Enfin, la princesse posa sa plume d'un air distrait, cacha sa tête dans
ses mains, reprit la plume, joua un instant avec une tresse de ses
cheveux qui s'était détachée, puis tressaillit, traça précipitamment
quelques chiffres, signa le registre, le ferma et le poussa loin d'elle.
Puis, tenant toujours sa plume, elle se leva, se tourna vers Ginetta et
la planta dans une grosse touffe de ses cheveux noirs. La soubrette fit
un cri de joie. «Est-ce enfin terminé, Madame? s'écria-t-elle; votre
belle main va-t-elle quitter la plume et reprendre le sceptre et
l'éventail? Sommes-nous arrivés au bout de ce pâle carême? le plaisir
va-t-il briser la pierre du cercueil où vous l'avez enseveli? me
permettrez-vous de jeter au vent cette vilaine plume que vous venez de
mettre dans mes cheveux, et qui me semble peser comme du plomb?
--Fais-en un auto-da-fé, répondit Quintilia, je ne travaillerai plus
cette année.
--Vive la liberté! s'écria Galeotto en entrant d'un bond. Au risque
d'être grondé, il faut que je vienne mettre un genou en terre devant ma
souveraine, et que je la prie de _briser les cercles de fer de son
écuyer_.
--Reprends ton vol, mon beau papillon, dit la princesse en l'embrassant
au front.
--Par la Vierge! dit le page en se relevant, il y avait plus de six mois
que Votre Altesse n'avait fait cet honneur à son pauvre nain. Nous voici
tous sauvés; nous renaissons, nous dépouillons nos chrysalides, nous
ressuscitons. Alleluia.
--Brûlons la maudite plume! dit Ginetta.
--Non, dit le page en s'en emparant. Attachons-la à la barrette de
monsieur le secrétaire intime, et jetons tout dans la Célina, le pédant
et son encre, l'ennui et les registres.
--Non pas, dit la princesse; à votre tour, respectez le travail, la
réflexion, l'économie. Mon bon Giuliano, nous nous retrouverons tête à
tête dans la poussière des livres. Aujourd'hui, reposons-nous, quittons
nos habits noirs. Rions avec ces enfants, redevenons jeunes. Page, fais
illuminer le fronton de mon palais. Toi, Ginetta, rends la liberté à ma
chevelure, et enlève cette dernière tache d'encre à mon doigt.»
La Ginetta frotta les mains de la princesse avec de l'essence de citron.
Le page ouvrit les fenêtres et donna en criant des signaux à la
cantonade; puis il entraîna Julien sur la terrasse, et lui remettant un
magnifique bouquet de fleurs:
«Portez-le à Son Altesse, lui dit-il, mettez-vous à ses pieds, et tâchez
qu'elle ait pour vous un doux regard. Quittez surtout cet air consterné.
De quoi vous étonnez-vous? Pensez-vous que nous étions convertis pour
jamais, et que tout irait toujours selon vos goûts et vos idées? Mais
apprenez à connaître l'amitié. Je pourrais me venger aujourd'hui de tout
l'ennui que vous m'avez causé; je veux, au contraire, vous aider à
ressaisir votre crédit qui chancelle.
--Vraiment, je vous jure que je ne comprends pas, reprit Julien en
prenant le bouquet machinalement.
--Allez, allez! cria le page en le poussant. Si vous êtes habile, ne
perdez pas le temps et l'occasion, car voici le tourbillon qui nous
enveloppe et le sabbat qui commence.»
Les accords de cent instruments montaient en effet dans les airs, et
déjà des pétards et des fusées volaient par les rues.
--Qu'est-ce donc que tout ce bruit? dit Julien.
--C'est mon ouvrage, dit Galeotto d'un air enivré; c'est ce qui doit
sauver ou perdre bien des flatteurs, faire voler les uns comme des
aigles, barboter les autres comme des oisons.»
Saint-Julien, poussé par les épaules, approcha de la princesse d'un air
gauche et confus.
Elle était déjà transformée en une autre femme que celle qu'il voyait
depuis six mois. Elle avait les cheveux parfumés, le front couvert de
diamants de sept couleurs, une folle et magnifique parure. Son corps
avait changé d'attitude et sa figure d'expression. Elle était sans
contredit beaucoup plus jeune, plus belle et plus séduisante qu'avec sa
robe noire et son air pensif. Mais Saint-Julien l'avait aimée beaucoup
mieux ainsi, et maintenant elle l'effrayait comme autrefois; ses doutes
évanouis longtemps se réveillaient, sa confiance et sa joie pâlissaient
à mesure que la beauté de Quintilia s'illuminait d'un éclat plus vif.
[Illustration: Je me nomme Galeotto _degli Stratigopoli_... (Page 11.)]
«Un genou en terre, lui dit le page à l'oreille, et tâchez de baiser sa
main.»
Julien crut qu'on le persiflait; peu s'en fallut qu'il n'accusât
Quintilia d'être complice d'une mystification préparée contre lui. Il se
laissa tomber à demi sur le carreau de velours qui était à ses pieds,
et, tout palpitant, il leva sur elle un regard qui semblait être un
triste et doux reproche. Mais, au lieu de le railler, comme il s'y
attendait, Quintilia lui prit la main.
«Eh quoi! des fleurs à la main de Giuliano! lui dit-elle avec gaieté;
mais je crois que le monde est bouleversé, et tu m'apportes précisément
les fleurs que j'aime, la rose turque et la pompadoura qui enivre!
Donne, donne, Giuliano. Toi aussi, tu veux donc te rajeunir et te
retremper! Bien, mon fils; faisons-leur voir que le travail ne nous a
pas rendus stupides, et que nos esprits ne sont point émoussés comme nos
plumes.»
Quintilia, en disant ces folles paroles, embrassa son secrétaire intime
sur les deux joues. C'était la première fois, et il s'y attendait si
peu, que sa tête se troubla, et il lui fut impossible de comprendre ce
qui se passait autour de lui.
Un feu d'artifice fut tiré sur l'eau, et un grand souper, qui sembla
improvisé, mais que Galeotto et Ginetta tenaient prêt depuis longtemps,
prolongea la fête assez avant dans la nuit. Saint-Julien suivit d'abord
machinalement Quintilia; il était encore sous l'impression délirante de
ce baiser: il ne songea qu'à la trouver belle dans sa nouvelle parure,
gracieuse et spirituelle avec ceux qui venaient la complimenter. Mais
peu à peu cet entourage de courtisans qu'il avait perdu l'habitude de
voir se placer entre elle et lui, ce bruit qui ne lui permettait plus
d'être seul entendu, ce mouvement qui semblait enivrer Quintilia, lui
devinrent odieux. Il fut souvent tenté de quitter cette cohue et d'aller
s'enfermer dans sa chambre. Un sentiment de jalousie inquiète et
chagrine le retint auprès de la princesse.
[Illustration: Que suis-je donc? s'écria Julien... (Page 18.)]


VII.

«Mon ami, lui dit Galeotto le lendemain matin, vous avez été
souverainement ridicule hier soir.
--Et pourquoi donc?
--Triste, pâle, et l'air consterné! Prenez garde à vous. La princesse
est en humeur de se divertir: si vous ne vous amusez pas, vous êtes
perdu.
--Perdu! dit Saint-Julien. Comment et pourquoi?
--Pourquoi?..... parce que vous l'ennuierez, mon ami. Comment? parce
qu'elle oubliera jusqu'à votre nom.
--Où sommes-nous, mon Dieu? dit Julien en passant sa main sur ses yeux,
dans un sentiment d'invincible tristesse. Est-ce un rêve que je fais?
Tout est-il donc si changé depuis douze heures!
--Vous ne connaissez pas le monde, reprit le page; vous ne savez pas
qu'il faut ne compter sur rien, être préparé à tout, et posséder vingt
habits dans son magasin pour être toujours prêt à changer avec ceux qui
changent.
--Mais expliquez-moi Quintilia; que m'importent les autres?
--Quintilia! dit le page en baissant la voix. Que je vous explique cette
femme, moi!... Eh! mon ami, j'ai seize ans! Je ne manque pas d'intrigue,
d'ambition et d'une certaine intelligence; je vois, j'entends; je
n'essaie pas de comprendre; j'obéis, je devine ce qu'on va me commander:
il me semble que c'est quelque chose pour mon âge. Mais trouver la
raison de ce que je vois, de ce que j'entends et de ce que je fais,
c'est plus qu'il n'appartient à mon inexpérience et à ma jeunesse. C'est
vous, monsieur le philosophe, qui devriez me donner la clé des énigmes
autour desquelles je tourne comme une folle planète, sans savoir où me
mène mon soleil.
--Je ne vous demande qu'une chose, dit Saint-Julien en fixant ses grands
yeux tristes sur les yeux malins et brillants de Galeotto. Je vois bien
qu'il y a en elle deux femmes distinctes, une vraie et une artificielle;
une qui est née ce qu'elle est, une autre que les hommes et le siècle
ont formée: laquelle des deux est l'œuvre de Dieu?»
Le page eut sur les lèvres une contraction nerveuse, comme s'il allait
dire un mot cynique. Saint-Julien devina les deux syllabes qui erraient
sur cette bouche moqueuse, et un frisson douloureux lui passa de la tête
aux pieds. Mais le page se levant aussitôt et changeant de manière et de
langage avec cette facilité de courtisan qui était innée en lui:
«Votre question n'a pas le sens commun, mon ami, lui dit-il en se
promenant dans la chambre d'un air grave. Le sentiment et la
métaphysique vous ont troublé le jugement. Est-ce que nous sommes _nés_
quelque chose? C'est bien assez d'être nés gentilshommes, canaille ou
prince. Ce n'est pas Dieu qui préside à ces distinctions; et pour notre
caractère, c'est l'éducation et le hasard qui s'en mêlent. Si j'étais
phrénologiste, je vous dirais quelles bosses du crâne de Son Altesse
nécessitent la contradiction que vous voyez en elle; mais, n'étant qu'un
ignorant, j'aime mieux admirer ses cheveux noirs et recevoir sur mon
pauvre front étroit et borné le baiser d'une bouche ducale.»
En se rappelant le baiser qu'il avait reçu, Saint-Julien frémit, et
devint tour à tour rouge et pâle. Le page s'en aperçut, et, s'arrêtant
devant lui les bras croisés sur sa poitrine:
«Mon ami, lui dit-il, tu es amoureux; tu es perdu!
--Amoureux! dit Julien troublé; non, je ne le suis pas. J'aime ma
souveraine avec vénération, avec...
--Tais-toi, tu extravagues, reprit Galeotto. Nous ne sommes plus au
temps de la chevalerie. Aujourd'hui un gentilhomme, et même un
pâtissier, peut épouser une princesse. Tu es amoureux, mais tu es fou.
--Épargnez-moi vos railleries, Galeotto...
--Non, je ne raille pas. Hier, quand vous avez reçu ce baiser sur les
joues, vous avez failli vous trouver mal. Pour un homme qui ne voudrait
que parvenir, c'eût été d'un effet excellent. Ces timidités-là ont plus
de succès ici que les fatuités de Lucioli. Ce n'est pas vous qu'on
mariera à une duègne, et qu'on enverra prendre l'air à la campagne avec
cinquante mille francs de rente et une momie ambulante comme mistress
White. Mais c'est vous à qui l'on mettra un collier de vermeil au cou,
et qu'on laissera vieillir couché en rond sur un coussin entre la biche
tachetée et la levrette blanche.
--Mais quel rôle si important jouez-vous donc vous-même ici? dit
Saint-Julien un peu piqué.
--Aucun, dit le page; mais je ne suis pas amoureux; et quand on me baise
au front, je n'oublie pas que je suis un jouet, un petit animal
domestique, un enfant condamné à ne pas grandir. Alors, en attendant que
je sois homme et qu'on s'en aperçoive, je rends à la Ginetta les baisers
qu'on me donne. Fais comme moi, Giuliano, Ginetta est une belle et bonne
fille.»
Saint-Julien eut comme un éblouissement, et s'appuyant sur le bras de
son fauteuil.
«Ô mon Dieu! s'écria-t-il avec angoisse, où m'avez-vous conduit? dans
quel antre de corruption m'avez-vous jeté?»
Galeotto répondit par un éclat de rire à cette mystique apostrophe.
Le naïf Julien le regardait avec surprise et avec une sorte de terreur.
Élevé aux champs, plein d'innocence et de candeur, il ne pouvait
comprendre la précoce dépravation de cet enfant de la civilisation.
«Si jeune et si beau! continua-t-il en le regardant avec une sincérité
de douleur qui augmenta la gaieté du page; avec un front si pur et tant
de grâce, être déjà si sec, si froid, si raisonneur! Avoir déjà vaincu
l'amour, et l'enthousiasme, et les sens! avoir arrangé toute sa vie pour
l'ambition, et n'avoir ni jeune cœur ni folle imagination qui vous
détourne du chemin! Quoi! pas même amoureux de la Ginetta! Moqueur et
méprisant sous les lèvres de celle-ci, méfiant et froid sous les lèvres
de l'autre!... Qu'aimez-vous donc, qu'aimerez-vous, vieillard de seize
ans?
--J'aimerai, dit le page, j'aimerai l'argent et le pouvoir: l'argent,
pour avoir de bons chevaux, de riches habits, et des femmes dont je ne
serai pas forcé d'être amoureux au point de me brûler la cervelle en cas
d'abandon; de ces femmes qui ont tout juste assez d'esprit pour nous
donner un instant d'ivresse, seul bien que la femme puisse promettre et
tenir, menteuse et lascive qu'elle est de sa nature; le pouvoir, pour
humilier les fourbes et les sots qui me flattent et me haïssent, pour
jeter dans la poussière les faces orgueilleuses qui se baissent pour me
regarder. Oui, oui, l'argent et le pouvoir: tout homme qui n'est pas
imbécile ou fou doit viser à cela et mépriser le reste.
--De qui tenez-vous ce principe? dit Saint-Julien. Est ce de vous-même,
est-ce de Quintilia?
--Oh! toujours à cheval sur votre idée fixe! Que m'importe Quintilia?
Croyez-vous que je veux pourrir dans ce misérable cabotinage de royauté?
Croyez-vous que cette parodie de czarine, et ces ombres de courtisans,
et ces forteresses de pain d'épice, et cet appareil militaire qu'on a
fait avec de la moelle de sureau et des grains de plomb, et ce palais
qui servirait de surtout sur la table d'un banquier, et ces places dont
ne voudrait pas le groom d'un pair d'Angleterre; croyez-vous vraiment
que tout cela m'attache et me séduise? C'est bon pour vous, vertueux
prestolet, qui vous croyez au sommet des grandeurs du monde, et qui
prenez le théâtre de Polichinelle pour la Scala ou pour San-Carlo. Moins
heureux que vous, je ne sais pas m'abuser ainsi; je sens que l'univers
n'est pas trop vaste pour mon activité, et j'étouffe dans ce poêle, où
nous chauffons comme de pauvres marrons qu'une femme tire du feu au
profit du diable. Allons, Giuliano, suivez votre vocation, et ne vous
effrayez pas de la mienne. C'est moi qui devrais m'étonner et me jeter à
la renverse, et interroger avec stupeur les étoiles fantasques, à la vue
d'une candeur comme la vôtre. C'est vous, mon ami, qui êtes une
exception, une rareté, une merveille dans ce siècle de raison et
d'égoïsme. Vous êtes peut-être un ange devant Dieu; mais les hommes, à
coup sûr, vous montreraient à la foire s'ils savaient ce que vous êtes.
--Que suis-je donc? s'écria Julien, confondu de surprise.
--Voulez-vous que je vous le dise? Vous ne vous en fâcherez pas?
--Non.
--Vous êtes un niais.
--Et Quintilia?
--Je vous le dirai quelque jour si nous nous rencontrons à cent lieues
d'ici.»


VIII.