Le scarabée d'or - 2

Total number of words is 4563
Total number of unique words is 1591
36.1 of words are in the 2000 most common words
48.1 of words are in the 5000 most common words
53.6 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
permettaient, il se mit en devoir de grimper à l'arbre.
Dans sa jeunesse, le tulipier, ou _liriodendron tulipiferum_, le plus
magnifique des forestiers américains, a un tronc singulièrement lisse
et s'élève souvent à une grande hauteur, sans pousser de branches
latérales; mais quand il arrive à sa maturité, l'écorce devient
rugueuse et inégale, et de petits rudiments de branches se manifestent
en grand nombre sur le tronc. Aussi l'escalade, dans le cas actuel,
était beaucoup plus difficile en apparence qu'en réalité. Embrassant
de son mieux l'énorme cylindre avec ses bras et ses genoux, empoignant
avec les mains quelques-unes des pousses, appuyant ses pieds nus sur les
autres, Jupiter, après avoir failli tomber une ou deux fois, se hissa
à la longue jusqu'à la première grande fourche, et sembla dès lors
regarder la besogne comme virtuellement accomplie. En effet, le risque
principal de l'entreprise avait disparu, bien que le brave nègre se
trouvât à soixante et dix pieds du sol.
--De quel côté faut-il que j'aille maintenant, massa Will?
demanda-t-il.
--Suis toujours la plus grosse branche,--celle de ce côté, dit
Legrand.
Le nègre lui obéit promptement, et apparemment sans trop de peine; il
monta, monta toujours plus haut, de sorte qu'à la fin sa personne
rampante et ramassée disparut dans l'épaisseur du feuillage; il était
tout à fait invisible. Alors, sa voix lointaine se fit entendre; il
criait:
--Jusqu'où faut-il monter encore?
--À quelle hauteur es-tu? demanda Legrand.
--Si haut, si haut, répliqua le nègre, que je peux voir le ciel à
travers le sommet de l'arbre.
--Ne t'occupe pas du ciel, mais fais attention à ce que je dis. Regarde
le tronc, et compte les branches au-dessous de toi, de ce côté.
Combien de branches as-tu passées?
--Une, deux, trois, quatre, cinq;--j'ai passé cinq grosses branches,
massa, de ce côté-ci.
--Alors, monte encore d'une branche.
Au bout de quelques minutes, sa voix se fit entendre de nouveau. Il
annonçait qu'il avait atteint la septième branche.
--Maintenant, Jup, cria Legrand, en proie à une agitation manifeste, il
faut que tu trouves le moyen de t'avancer sur cette branche aussi loin
que tu pourras. Si tu vois quelque chose de singulier, tu me le diras.
Dès lors, les quelques doutes que j'avais essayé de conserver
relativement à la démence de mon pauvre ami disparurent complètement.
Je ne pouvais plus ne pas le considérer comme frappé d'aliénation
mentale, et je commençai à m'inquiéter sérieusement des moyens de le
ramener au logis. Pendant que je méditais sur ce que j'avais de mieux
à faire, la voix de Jupiter se fit entendre de nouveau.
--J'ai bien peur de m'aventurer un peu loin sur cette branche;--c'est
une branche morte presque dans toute sa longueur.
--Tu dis bien que c'est une branche morte, Jupiter? cria Legrand d'une
voix tremblante d'émotion.
--Oui, massa, morte comme un vieux clou de porte, c'est une affaire
faite,--elle est bien morte, tout à fait sans vie.
--Au nom du ciel, que faire? demanda Legrand, qui semblait en proie à
un vrai désespoir.
--Que faire? dis-je, heureux de saisir l'occasion pour placer un mot
raisonnable: retourner au logis et nous aller coucher. Allons,
venez!--Soyez gentil, mon camarade.--Il se fait tard, et puis
souvenez-vous de votre promesse.
--Jupiter, criait-il, sans m'écouter le moins du monde, m'entends-tu?
--Oui, massa Will, je vous entends parfaitement.
--Entame donc le bois avec ton couteau, et dis-moi si tu le trouves bien
pourri.
--Pourri, massa, assez pourri, répliqua bientôt le nègre, mais pas
aussi pourri qu'il pourrait l'être. Je pourrais m'aventurer un peu plus
sur la branche, mais moi seul.
--Toi seul!--qu'est-ce que tu veux dire?
--Je veux parler du scarabée. Il est bien lourd, le scarabée. Si je le
lâchais d'abord, la branche porterait bien, sans casser, le poids d'un
nègre tout seul.
--Infernal coquin! cria Legrand, qui avait l'air fort soulagé, quelles
sottises me chantes-tu là? Si tu laisses tomber l'insecte, je te tords
le cou. Fais-y attention, Jupiter;--tu m'entends, n'est-ce pas?
--Oui, massa, ce n'est pas la peine de traiter comme ça un pauvre
nègre.
--Eh bien, écoute-moi, maintenant!--Si tu te hasardes sur la branche
aussi loin que tu pourras le faire sans danger et sans lâcher le
scarabée, je te ferai cadeau d'un dollar d'argent aussitôt que tu
seras descendu.
--J'y vais, massa Will,--m'y voilà, répliqua lestement le nègre, je
suis presque au bout.
--Au bout! cria Legrand, très radouci. Veux-tu dire que tu es au bout
de cette branche?
--Je suis bientôt au bout, massa;--oh! oh! oh! Seigneur Dieu!
miséricorde! qu'y a-t-il sur l'arbre?
--Eh bien, cria Legrand, au comble de la joie, qu'est-ce qu'il y a?
--Eh! ce n'est rien qu'un crâne;--quelqu'un a laissé sa tête sur
l'arbre, et les corbeaux ont becqueté toute la viande.
--Un crâne, dis-tu?--Très bien!--Comment est-il attaché à la
branche?--Qu'est-ce qui le retient?
--Oh! il tient bien;--mais il faut voir.--Ah! c'est une drôle de chose,
sur ma parole;--il y a un gros clou dans le crâne, qui le retient à
l'arbre.
--Bien! maintenant, Jupiter, fais exactement ce que je vais te dire;--tu
m'entends?
--Oui, massa.
--Fais bien attention!--trouve l'œil gauche du crâne.
--Oh! oh! voilà qui est drôle! il n'y a pas d'œil gauche du tout.
--Maudite stupidité! Sais-tu distinguer ta main droite de ta main
gauche?
--Oui, je sais,--je sais tout cela; ma main gauche est celle avec
laquelle je fends le bois.
--Sans doute, tu es gaucher; et ton œil gauche est du même côté que
ta main gauche. Maintenant, je suppose, tu peux trouver l'œil gauche du
crâne, ou la place où était l'œil gauche. As-tu trouvé?
Il y eut ici une longue pause. Enfin, le nègre demanda:
--L'œil gauche du crâne est aussi du même côté que la main gauche
du crâne?
--Mais le crâne n'a pas de mains du tout!
--Cela ne fait rien! j'ai trouvé l'œil gauche,--voilà l'œil gauche!
Que faut-il faire, maintenant?

[Figure 08]
[Figure 09]

--Laisser filer le scarabée à travers, aussi loin que la ficelle peut
aller; mais prends bien garde de lâcher le bout de la corde.
--Voilà qui est fait, massa Will; c'était chose facile de faire passer
le scarabée par le trou;--tenez, voyez-le descendre.
Pendant tout ce dialogue, la personne de Jupiter était restée
invisible; mais l'insecte qu'il laissait filer apparaissait maintenant
au bout de la ficelle, et brillait comme une boule d'or brunie aux
derniers rayons du soleil couchant, dont quelques-uns éclairaient
encore faiblement l'éminence où nous étions placés.
Le scarabée en descendant émergeait des branches, et, si Jupiter
l'avait laissé tomber, il serait tombé à nos pieds. Legrand prit
immédiatement la faux et éclaircit un espace circulaire de trois ou
quatre yards de diamètre, juste au-dessous de l'insecte, et, ayant
achevé cette besogne, ordonna à Jupiter de lâcher la corde et de
descendre de l'arbre.
Avec un soin scrupuleux, mon ami enfonça dans la terre une cheville, à
l'endroit précis où le scarabée était tombé, et tira de sa poche un
ruban à mesurer. Il l'attacha par un bout à l'endroit du tronc de
l'arbre qui était le plus près de la cheville, le déroula jusqu'à la
cheville, et continua ainsi à le dérouler dans la direction donnée
par ces deux points,--la cheville et le tronc,--jusqu'à la distance de
cinquante pieds. Pendant ce temps, Jupiter nettoyait les ronces avec la
faux. Au point ainsi trouvé, il enfonça une seconde cheville, qu'il
prit comme centre, et autour duquel il décrivit grossièrement un
cercle de quatre pieds de diamètre environ. Il s'empara alors d'une
bêche, en donna une à Jupiter, une à moi, et nous pria de creuser
aussi vivement que possible.
Pour parler franchement, je n'avais jamais eu beaucoup de goût pour un
pareil amusement, et, dans le cas présent, je m'en serais bien
volontiers passé; car la nuit s'avançait, et je me sentais
passablement fatigué de l'exercice que j'avais déjà pris; mais je ne
voyais aucun moyen de m'y soustraire, et je tremblais de troubler par un
refus la prodigieuse sérénité de mon pauvre ami. Si j'avais pu
compter sur l'aide de Jupiter, je n'aurais pas hésité à ramener par
la force notre fou chez lui; mais je connaissais trop bien le caractère
du vieux nègre pour espérer son assistance, dans le cas d'une lutte
personnelle avec son maître et dans n'importe quelle circonstance. Je
ne doutais pas que Legrand n'eût le cerveau infecté de quelqu'une des
innombrables superstitions du Sud relatives aux trésors enfouis, et que
cette imagination n'eût été confirmée par la trouvaille du
scarabée, ou peut-être même par l'obstination de Jupiter à soutenir
que c'était un scarabée d'or véritable. Un esprit tourné à la folie
pouvait bien se laisser entraîner par de pareilles suggestions, surtout
quand elles s'accordaient avec ses idées favorites préconçues; puis
je me rappelais le discours du pauvre garçon relativement au scarabée,
_indice de sa fortune_! Par-dessus tout, j'étais cruellement tourmenté
et embarrassé; mais enfin je résolus de faire contre fortune bon cœur
et de bêcher de bonne volonté, pour convaincre mon visionnaire le plus
tôt possible, par une démonstration oculaire, de l'inanité de ses
rêveries.
Nous allumâmes les lanternes, et nous attaquâmes notre besogne avec un
ensemble et un zèle dignes d'une cause plus rationnelle; et, comme la
lumière tombait sur nos personnes et nos outils, je ne pus m'empêcher
de songer que nous composions un groupe vraiment pittoresque, et que, si
quelque intrus était tombé par hasard au milieu de nous, nous lui
serions apparus comme faisant une besogne bien étrange et bien
suspecte.
Nous creusâmes ferme deux heures durant. Nous parlions peu. Notre
principal embarras était causé par les aboiements du chien, qui
prenait un intérêt excessif à nos travaux. À la longue, il devint
tellement turbulent, que nous craignîmes qu'il ne donnât l'alarme à
quelques rôdeurs du voisinage,--ou, plutôt, c'était la grande
appréhension de Legrand,--car, pour mon compte, je me serais réjoui de
toute interruption qui m'aurait permis de ramener mon vagabond à la
maison. À la fin, le vacarme fut étouffé, grâce à Jupiter qui,
s'élançant hors du trou avec un air furieusement décidé, musela la
gueule de l'animal avec une de ses bretelles et puis retourna à sa
tâche avec un petit rire de triomphe très grave.
Les deux heures écoulées, nous avions atteint une profondeur de cinq
pieds, et aucun indice de trésor ne se montrait. Nous fîmes une pause
générale, et je commençai à espérer que la farce touchait à sa
fin. Cependant Legrand, quoique évidemment très déconcerté, s'essuya
le front d'un air pensif et reprit sa bêche. Notre trou occupait déjà
toute l'étendue du cercle de quatre pieds de diamètre; nous entamâmes
légèrement cette limite, et nous creusâmes encore de deux pieds. Rien
n'apparut. Mon chercheur d'or, dont j'avais sérieusement pitié, sauta
enfin hors du trou avec le plus affreux désappointement écrit sur le
visage, et se décida, lentement et comme à regret, à reprendre son
habit qu'il avait ôté avant de se mettre à l'ouvrage. Pour moi, je me
gardai bien de faire aucune remarque. Jupiter, à un signal de son
maître, commença à rassembler les outils. Cela fait, et le chien
étant démuselé, nous reprîmes notre chemin dans un profond silence.
Nous avions peut-être fait une douzaine de pas, quand Legrand, poussant
un terrible juron, sauta sur Jupiter et l'empoigna au collet. Le nègre
stupéfait ouvrit les yeux et la bouche dans toute leur ampleur, lâcha
les bêches et tomba sur les genoux.
--Scélérat! criait Legrand en faisant siffler les syllabes entre ses
dents, infernal noir! gredin de noir!--parle, te dis-je!--réponds-moi
à l'instant, et surtout ne prévarique pas!--Quel est, quel est ton
œil gauche?
--Ah! miséricorde, massa Will! n'est-ce pas là, pour sûr, mon œil
gauche? rugissait Jupiter épouvanté plaçant sa main sur l'organe
_droit_ de la vision, et l'y maintenant avec l'opiniâtreté du
désespoir, comme s'il eût craint que son maître ne voulût le lui
arracher.
--Je m'en doutais!--je le savais bien! hourra! vociféra Legrand, en
lâchant le nègre, et en exécutant une série de gambades et de
cabrioles, au grand étonnement de son domestique, qui, en se relevant,
promenait, sans mot dire, ses regards de son maître à moi et de moi à
son maître.
--Allons, il nous faut retourner, dit celui-ci; la partie n'est pas
perdue.
Et il reprit son chemin vers le tulipier.
--Jupiter, dit-il, quand nous fûmes arrivés au pied de l'arbre, viens
ici!--Le crâne est-il cloué à la branche avec la face tournée à
l'extérieur ou tournée contre la branche?
--La face est tournée à l'extérieur, massa, de sorte que les corbeaux
ont pu manger les yeux sans aucune peine.
--Bien. Alors, est-ce par cet œil-ci ou par celui-là que tu as fait
couler le scarabée?
Et Legrand touchait alternativement les deux yeux de Jupiter.
--Par cet œil-ci, massa,--par l'œil gauche,--juste comme vous me
l'aviez dit.
Et c'était encore son œil droit qu'indiquait le pauvre nègre.
--Allons, allons! il nous faut recommencer.
Alors, mon ami, dans la folie duquel je voyais maintenant, ou croyais
voir certains indices de méthode, reporta la cheville qui marquait
l'endroit où le scarabée était tombé, à trois pouces vers l'ouest
de sa première position. Étalant de nouveau son cordeau du point le
plus rapproché du tronc jusqu'à la cheville, comme il avait déjà
fait, et continuant à l'étendre en ligne droite à une distance de
cinquante pieds, il marqua un nouveau point éloigné de plusieurs yards
de l'endroit où nous avions précédemment creusé.
Autour de ce nouveau centre, un cercle fut tracé, un peu plus large que
le premier, et nous nous mîmes derechef à jouer de la bêche. J'étais
effroyablement fatigué; mais, sans me rendre compte de ce qui
occasionnait un changement dans ma pensée, je ne sentais plus une aussi
grande aversion pour le labeur qui m'était imposé. Je m'y intéressais
inexplicablement; je dirai plus, je me sentais excité. Peut-être y
avait-il dans toute l'extravagante conduite de Legrand un certain air
délibéré, une certaine allure prophétique qui m'impressionnaient
moi-même. Je bêchais ardemment et de temps à autre je me surprenais
cherchant, pour ainsi dire, des yeux, avec un sentiment qui ressemblait
à de l'attente, ce trésor imaginaire dont la vision avait affolé mon
infortuné camarade. Dans un de ces moments où ces rêvasseries
s'étaient plus singulièrement emparées de moi, et comme nous avions
déjà travaillé une heure et demie à peu près, nous fûmes de
nouveau interrompus par les violents hurlements du chien. Son
inquiétude, dans le premier cas, n'était évidemment que le résultat
d'un caprice ou d'une gaieté folle; mais, cette fois, elle prenait un
ton plus violent et plus caractérisé. Comme Jupiter s'efforçait de
nouveau de le museler, il fit une résistance furieuse, et, bondissant
dans le trou, il se mit à gratter frénétiquement la terre avec ses
griffes. En quelques secondes, il avait découvert une masse d'ossements
humains, formant deux squelettes complets et mêlés de plusieurs
boutons de métal, avec quelque chose qui nous parut être de la vieille
laine pourrie et émiettée. Un ou deux coups de bêche firent sauter la
lame d'un grand couteau espagnol; nous creusâmes encore, et trois ou
quatre pièces de monnaie d'or et d'argent apparurent éparpillées.
À cette vue, Jupiter put à peine contenir sa joie, mais la physionomie
de son maître exprima un affreux désappointement. Il nous supplia
toutefois de continuer nos efforts, et à peine avait-il fini de parler
que je trébuchai et tombai en avant; la pointe de ma botte s'était
engagée dans un gros anneau de fer qui gisait à moitié enseveli sous
un amas de terre fraîche.
Nous nous remîmes au travail avec une ardeur nouvelle; jamais je n'ai
passé dix minutes dans une aussi vive exaltation. Durant cet
intervalle, nous déterrâmes complètement un coffre de forme
oblongue, qui, à en juger par sa parfaite conservation et son
étonnante dureté, avait été évidemment soumis à quelque procédé de
minéralisation,--peut-être au bichlorure de mercure. Ce coffre avait
trois pieds et demi de long, trois de large et deux et demi de
profondeur. Il était solidement maintenu par des lames de fer forgé,
rivées et formant tout autour une espèce de treillage. De chaque
côté du coffre, près du couvercle, étaient trois anneaux de fer, six
en tout, au moyen desquels six personnes pouvaient s'en emparer. Tous
nos efforts réunis ne réussirent qu'à le déranger légèrement de
son lit. Nous vîmes tout de suite l'impossibilité d'emporter un si
énorme poids. Par bonheur, le couvercle n'était retenu que par deux
verrous que nous fîmes glisser,--tremblants et pantelants d'anxiété.
En un instant, un trésor d'une valeur incalculable s'épanouit,
étincelant, devant nous. Les rayons des lanternes tombaient dans la
fosse, et faisaient jaillir d'un amas confus d'or et de bijoux des
éclairs et des splendeurs qui nous éclaboussaient positivement les
yeux.
Je n'essaierai pas de décrire les sentiments avec lesquels je
contemplais ce trésor. La stupéfaction, comme on peut le supposer,
dominait tous les autres. Legrand paraissait épuisé par son excitation
même, et ne prononça que quelques paroles. Quant à Jupiter, sa figure
devint aussi mortellement pâle que cela est possible à une figure de
nègre. Il semblait stupéfié, foudroyé. Bientôt il tomba sur ses
genoux dans la fosse, et plongeant ses bras nus dans l'or jusqu'au
coude, il les y laissa longtemps, comme s'il jouissait des voluptés
d'un bain. Enfin, il s'écria avec un profond soupir, comme se parlant
à lui-même:
--Et tout cela vient du scarabée d'or? Le joli scarabée d'or! le
pauvre petit scarabée d'or que j'injuriais, que je calomniais! N'as-tu
pas honte de toi, vilain nègre?--hein! qu'as-tu à répondre?
Il fallut cependant que je réveillasse, pour ainsi dire, le maître et
le valet, et que je leur fisse comprendre qu'il y avait urgence à
emporter le trésor. Il se faisait tard, et il nous fallait déployer
quelque activité, si nous voulions que tout fût en sûreté chez nous
avant le jour.
Nous ne savions quel parti prendre, et nous perdions beaucoup de temps
en délibérations, tant nous avions les idées en désordre. Finalement
nous allégeâmes le coffre en enlevant les deux tiers de son contenu,
et nous pûmes enfin, mais non sans peine encore, l'arracher de son
trou. Les objets que nous en avions tirés furent déposés parmi les
ronces, et confiés à la garde du chien, à qui Jupiter enjoignit
strictement de ne bouger sous aucun prétexte, et de ne pas même ouvrir
la bouche jusqu'à notre retour. Alors, nous nous mîmes précipitamment
en route avec le coffre; nous atteignîmes la hutte sans accident, mais
après une fatigue effroyable et à une heure du matin. Épuisés comme
nous l'étions, nous ne pouvions immédiatement nous remettre à la
besogne, c'eût été dépasser les forces de la nature.
Nous nous reposâmes jusqu'à deux heures, puis nous soupâmes; enfin
nous nous remîmes en route pour les montagnes, munis de trois gros sacs
que nous trouvâmes par bonheur dans la hutte. Nous arrivâmes un peu
avant quatre heures à notre fosse, nous nous partageâmes aussi
également que possible le reste du butin, et, sans nous donner la peine
de combler le trou, nous nous remîmes en marche vers notre case, où
nous déposâmes pour la seconde fois nos précieux fardeaux, juste
comme les premières bandes de l'aube apparaissaient à l'est, au-dessus
de la cime des arbres.
Nous étions absolument brisés; mais la profonde excitation actuelle
nous refusa le repos. Après un sommeil inquiet de trois ou quatre
heures, nous nous levâmes, comme si nous nous étions concertés, pour
procéder à l'examen de notre trésor.
Le coffre avait été rempli jusqu'aux bords, et nous passâmes toute la
journée et la plus grande partie de la nuit suivante à inventorier son
contenu. On n'y avait mis aucune espèce d'ordre ni d'arrangement; tout
y avait été empilé pêle-mêle. Quand nous eûmes fait soigneusement
un classement général, nous nous trouvâmes en possession d'une
fortune qui dépassait tout ce que nous avions supposé. Il y avait en
espèces plus de quatre cent cinquante mille dollars,--en estimant la
valeur des pièces aussi rigoureusement que possible d'après les tables
de l'époque. Dans tout cela, pas une parcelle d'argent. Tout était en
or de vieille date et d'une grande variété: monnaies française,
espagnole et allemande, quelques guinées anglaises, et quelques jetons
dont nous n'avions jamais vu aucun modèle. Il y avait plusieurs pièces
de monnaie, très grandes et très lourdes, mais si usées, qu'il nous
fut impossible de déchiffrer les inscriptions. Aucune monnaie
américaine.
Quant à l'estimation des bijoux, ce fut une affaire un peu plus
difficile. Nous trouvâmes des diamants, dont quelques-uns très beaux
et d'une grosseur singulière,--en tout, cent dix, dont pas un n'était
petit; dix-huit rubis d'un éclat remarquable; trois cent dix
émeraudes, toutes très belles; vingt et un saphirs et une opale.
Toutes ces pierres avaient été arrachées de leurs montures et jetées
pêle-mêle dans le coffre. Quant aux montures elles-mêmes, dont nous
fîmes une catégorie distincte de l'autre or, elles paraissaient
avoir été broyées à coups de marteau comme pour rendre toute
reconnaissance impossible. Outre tout cela, il y avait une énorme
quantité d'ornements en or massif--près de deux cents bagues ou
boucles d'oreilles massives; de belles chaînes, au nombre de trente, si
j'ai bonne mémoire; quatre-vingt-trois crucifix très grands et très
lourds; cinq encensoirs d'or d'un grand prix; un gigantesque bol à
punch en or, orné de feuilles de vigne et de figures de bacchantes
largement ciselées; deux poignées d'épée merveilleusement
travaillées, et une foule d'autres articles plus petits et dont j'ai
perdu le souvenir. Le poids de toutes ces valeurs dépassait trois cent
cinquante livres; et dans cette estimation j'ai omis cent
quatre-vingt-dix-sept montres d'or superbes, dont trois valaient chacune
cinq cents dollars. Plusieurs étaient très vieilles, et sans aucune
valeur comme pièces d'horlogerie, les mouvements ayant plus ou moins
souffert de l'action corrosive de la terre; mais toutes étaient
magnifiquement ornées de pierreries, et les boîtes étaient d'un grand
prix. Nous évaluâmes cette nuit le contenu total du coffre à un
million et demi de dollars; et, lorsque plus tard nous disposâmes des
bijoux et des pierreries,--après en avoir gardé quelques-uns pour
notre usage personnel,--nous trouvâmes que nous avions singulièrement
sous-évalué le trésor.
Lorsque nous eûmes enfin terminé notre inventaire et que notre
terrible exaltation fut en grande partie apaisée, Legrand, qui voyait
que je mourais d'impatience de posséder la solution de cette
prodigieuse énigme, entra dans un détail complet de toutes les
circonstances qui s'y rapportaient.
--Vous vous rappelez, dit-il, le soir où je vous fis passer la
grossière esquisse que j'avais faite du scarabée. Vous vous souvenez
aussi que je fus passablement choqué de votre insistance à me soutenir
que mon dessin ressemblait à une tête de mort. La première fois que
vous lâchâtes cette assertion, je crus que vous plaisantiez; ensuite
je me rappelai les taches particulières sur le dos de l'insecte, et je
reconnus en moi-même que votre remarque avait en somme quelque
fondement. Toutefois, votre ironie à l'endroit de mes facultés
graphiques m'irritait, car on me regarde comme un artiste fort passable;
aussi, quand vous me tendîtes le morceau de parchemin, j'étais au
moment de le froisser avec humeur et de le jeter dans le feu.
--Vous voulez parler du morceau de _papier_, dis-je.
--Non; cela avait toute l'apparence du papier, et, moi-même, j'avais
d'abord supposé que c'en était; mais, quand je voulus dessiner dessus,
je découvris tout de suite que c'était un morceau de parchemin très
mince. Il était fort sale, vous vous le rappelez. Au moment même où
j'allais le chiffonner, mes yeux tombèrent sur le dessin que vous aviez
regardé, et vous pouvez concevoir quel fut mon étonnement quand
j'aperçus l'image positive d'une tête de mort à l'endroit même où
j'avais cru dessiner un scarabée. Pendant un moment, je me sentis trop
étourdi pour penser avec rectitude.
Je savais que mon croquis différait de ce nouveau dessin par tous ses
détails, bien qu'il y eût une certaine analogie dans le contour
général. Je pris alors une chandelle, et, m'asseyant à l'autre bout
de la chambre, je procédai à une analyse plus attentive du parchemin.
En le retournant, je vis ma propre esquisse sur le revers, juste comme
je l'avais faite. Ma première impression fut simplement de la surprise;
il y avait une analogie réellement remarquable dans le contour, et
c'était une coïncidence singulière que ce fait de l'image d'un
crâne, inconnue à moi, occupant l'autre côté du parchemin
immédiatement au-dessous de mon dessin du scarabée,--et d'un crâne
qui ressemblait si exactement à mon dessin, non seulement par le
contour, mais aussi par la dimension. Je dis que la singularité de
cette coïncidence me stupéfia positivement pour un instant. C'est
l'effet ordinaire de ces sortes de coïncidences. L'esprit s'efforce
d'établir un rapport, une liaison de cause à effet,--et, se trouvant
impuissant à y réussir, subit une espèce de paralysie momentanée.
Mais, quand je revins de cette stupeur, je sentis luire en moi par
degrés une conviction qui me frappa bien autrement encore que cette
coïncidence. Je commençai à me rappeler distinctement, positivement,
qu'il n'y avait aucun dessin sur le parchemin quand j'y fis mon croquis
du scarabée.
J'en acquis la parfaite certitude; car je me souvins de l'avoir tourné
et retourné en cherchant l'endroit le plus propre. Si le crâne avait
été visible, je l'aurais infailliblement remarqué. Il y avait
réellement là un mystère que je me sentais incapable de débrouiller;
mais, dès ce moment même, il me sembla voir prématurément poindre
une faible lueur dans les régions les plus profondes et les plus
secrètes de mon entendement, une espèce de ver luisant intellectuel,
une conception embryonnaire de la vérité, dont notre aventure de
l'autre nuit nous a fourni une si splendide démonstration. Je me levai
décidément, et, serrant soigneusement le parchemin, je renvoyai toute
réflexion ultérieure jusqu'au moment où je pourrais être seul.
Quand vous fûtes parti et quand Jupiter fut bien endormi, je me livrai
à une investigation un peu plus méthodique de la chose. Et d'abord je
voulus comprendre de quelle manière ce parchemin était tombé dans mes
mains.
L'endroit où nous découvrîmes le scarabée était sur la côte du
continent, à un mille environ à l'est de l'île, mais à une petite
distance au-dessus du niveau de la marée haute. Quand je m'en emparai,
il me mordit cruellement, et je le lâchai. Jupiter, avec sa prudence
accoutumée, avant de prendre l'insecte, qui s'était envolé de son
côté, chercha autour de lui une feuille ou quelque chose d'analogue,
avec quoi il pût s'en emparer. Ce fut en ce moment que ses yeux et les
miens tombèrent sur le morceau de parchemin, que je pris alors pour du
papier. Il était à moitié enfoncé dans le sable, avec un coin en
l'air. Près de l'endroit où nous le trouvâmes, j'observai les restes
d'une coque de grande embarcation, autant du moins que j'en pus juger.
Ces débris de naufrage étaient là probablement depuis bien longtemps,
car à peine pouvait-on y retrouver la physionomie d'une charpente de
bateau.
Jupiter ramassa donc le parchemin, enveloppa l'insecte et me le donna.
Peu de temps après, nous reprîmes le chemin de la hutte, et nous
rencontrâmes le lieutenant G... Je lui montrai l'insecte, et il me pria
de lui permettre de l'emporter au fort. J'y consentis, et il le fourra
dans la poche de son gilet sans le parchemin qui lui servait
You have read 1 text from French literature.
Next - Le scarabée d'or - 3
  • Parts
  • Le scarabée d'or - 1
    Total number of words is 4613
    Total number of unique words is 1528
    38.9 of words are in the 2000 most common words
    50.6 of words are in the 5000 most common words
    56.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Le scarabée d'or - 2
    Total number of words is 4563
    Total number of unique words is 1591
    36.1 of words are in the 2000 most common words
    48.1 of words are in the 5000 most common words
    53.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Le scarabée d'or - 3
    Total number of words is 4421
    Total number of unique words is 1422
    35.7 of words are in the 2000 most common words
    47.8 of words are in the 5000 most common words
    52.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Le scarabée d'or - 4
    Total number of words is 502
    Total number of unique words is 288
    49.9 of words are in the 2000 most common words
    58.7 of words are in the 5000 most common words
    63.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.