Le scarabée d'or - 1

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EDGAR POE


LE
SCARABÉE D'OR


Traduction de CHARLES BAUDELAIRE


ILLUSTRATIONS EN COULEURS ET EN NOIR
PAR
GEORGES ROCHEGROSSE


PARIS
LIBRAIRIE DES AMATEURS
A. FERROUD.--F. FERROUD, Successeur
_127, Boulevard Saint-Germain, 127_
1926


Le Frontispice de cet ouvrage a été gravé par Mme Rita Dreyfus. Les
autres planches en couleurs par Georges Beltrand. Les planches en noir
par R. Blot.


[Figure 01]
[Figure 02]


Oh! oh! qu'est-ce que cela? Ce garçon a
une folie dans les jambes! Il a été mordu
par la tarentule.
(_Tout de travers._)


Il y a quelques années, je me liai intimement avec un M. William
Legrand. Il était d'une ancienne famille protestante, et jadis il avait
été riche; mais une série de malheurs l'avait réduit à la misère.
Pour éviter l'humiliation de ses désastres, il quitta la
Nouvelle-Orléans, la ville de ses aïeux, et établit sa demeure dans
l'île de Sullivan, près Charleston, dans la Caroline du Sud.
Cette île est des plus singulières. Elle n'est guère composée que de
sable de mer et a environ trois milles de long. En largeur, elle n'a
jamais plus d'un quart de mille. Elle est séparée du continent par une
crique à peine visible, qui filtre à travers une masse de roseaux et
de vase, rendez-vous habituel des poules d'eau. La végétation, comme
on peut le supposer, est pauvre, ou, pour ainsi dire, naine. On n'y
trouve pas d'arbres d'une certaine dimension. Vers l'extrémité
occidentale, à l'endroit où s'élèvent le fort Moultrie et quelques
misérables bâtisses de bois habitées pendant l'été par les gens qui
fuient les poussières et les fièvres de Charleston, on rencontre, il
est vrai, le palmier nain sétigère; mais toute l'île, à l'exception
de ce point occidental et d'un espace triste et blanchâtre qui borde la
mer, est couverte d'épaisses broussailles de myrte odoriférant, si
estimé par les horticulteurs anglais. L'arbuste y monte souvent à une
hauteur de quinze ou vingt pieds; il y forme un taillis presque
impénétrable et charge l'atmosphère de ses parfums.
Au plus profond de ce taillis, non loin de l'extrémité orientale de
l'île, c'est-à-dire de la plus éloignée, Legrand s'était bâti
lui-même une petite hutte, qu'il occupait quand, pour la première fois
et par hasard, je fis sa connaissance. Cette connaissance mûrit bien
vite en amitié,--car il y avait, certes, dans le cher reclus de quoi
exciter l'intérêt et l'estime. Je vis qu'il avait reçu une forte
éducation, heureusement servie par des facultés spirituelles peu
communes, mais qu'il était infecté de misanthropie et sujet à de
malheureuses alternatives d'enthousiasme et de mélancolie. Bien qu'il
eût chez lui beaucoup de livres, il s'en servait rarement. Ses
principaux amusements consistaient à chasser et à pêcher, ou à
flâner sur la plage et à travers les myrtes, en quête de coquillages
et d'échantillons entomologiques;--sa collection aurait pu faire envie
à un Swammerdam. Dans ces excursions, il était ordinairement
accompagné par un vieux nègre nommé Jupiter, qui avait été
affranchi avant les revers de la famille, mais qu'on n'avait pu
décider, ni par menaces ni par promesses, à abandonner son jeune
_massa Will_; il considérait comme son droit de le suivre partout. Il
n'est pas improbable que les parents de Legrand, jugeant que celui-ci
avait la tête un peu dérangée, se soient appliqués à confirmer
Jupiter dans son obstination, dans le but de mettre une espèce de
gardien et de surveillant auprès du fugitif.
Sous la latitude de l'île de Sullivan, les hivers sont rarement
rigoureux, et c'est un événement quand, au déclin de l'année, le feu
devient indispensable. Cependant, vers le milieu d'octobre 18.., il y
eut une journée d'un froid remarquable. Juste avant le coucher du
soleil, je me frayais un chemin à travers les taillis vers la hutte de
mon ami, que je n'avais pas vu depuis quelques semaines; je demeurais
alors à Charleston, à une distance de neuf milles de l'île, et les
facilités pour aller et revenir étaient bien moins grandes
qu'aujourd'hui. En arrivant à la hutte, je frappai selon mon habitude,
et, ne recevant pas de réponse, je cherchai la clef où je savais
qu'elle était cachée, j'ouvris la porte et j'entrai. Un beau feu
flambait dans le foyer. C'était une surprise, et, à coup sûr, une des
plus agréables. Je me débarrassai de mon paletot, je traînai un
fauteuil auprès des bûches pétillantes, et j'attendis patiemment
l'arrivée de mes hôtes.
Peu après la tombée de la nuit, ils arrivèrent et me firent un
accueil tout à fait cordial. Jupiter, tout en riant d'une oreille à
l'autre, se donnait du mouvement et préparait quelques poules
d'eau pour le souper. Legrand était dans une de ses _crises_
d'enthousiasme;--car de quel autre nom appeler cela? Il avait trouvé un
bivalve inconnu, formant un genre nouveau, et, mieux encore, il avait
chassé et attrapé, avec l'assistance de Jupiter, un scarabée qu'il
croyait tout à fait nouveau, et sur lequel il désirait avoir mon
opinion le lendemain matin.
--Et pourquoi pas ce soir? demandai-je en me frottant les mains devant
la flamme, et envoyant mentalement au diable toute la race des
scarabées.
--Ah! si j'avais seulement su que vous étiez ici! dit Legrand; mais il
y a si longtemps que je ne vous ai vu! Et comment pouvais-je deviner que
vous me rendriez visite justement cette nuit? En revenant au logis, j'ai
rencontré le lieutenant G..., du fort, et très étourdiment je lui ai
prêté le scarabée; de sorte qu'il vous sera impossible de le voir
avant demain matin. Restez ici cette nuit, et j'enverrai Jupiter le
chercher au lever du soleil. C'est bien la plus ravissante chose de la
création!
--Quoi? le lever du soleil?
--Eh non! que diable!--le scarabée. Il est d'une brillante couleur
d'or,--gros à peu près comme une grosse noix,--avec deux taches d'un
noir de jais à une extrémité du dos, et une troisième, un peu plus
allongée, à l'autre. Les antennes sont...
--Il n'y a pas du tout d'étain sur lui[1], massa Will, je vous le
parie, interrompit Jupiter; le scarabée est un scarabée d'or, d'or
massif, d'un bout à l'autre, dedans et partout, excepté les ailes; je
n'ai jamais vu de ma vie un scarabée à moitié aussi lourd.
--C'est bien, mettons que vous ayez raison, Jup, répliqua Legrand un
peu plus vivement, à ce qu'il me sembla, que ne le comportait la
situation, est-ce une raison pour laisser brûler les poules? La couleur
de l'insecte,--et il se tourna vers moi,--suffirait en vérité à
rendre plausible l'idée de Jupiter. Vous n'avez jamais vu un éclat
métallique plus brillant que celui de ses élytres; mais vous ne
pourrez en juger que demain matin. En attendant, j'essaierai de vous
donner une idée de sa forme.
Tout en parlant, il s'assit à une petite table sur laquelle il y avait
une plume et de l'encre, mais pas de papier. Il chercha dans un tiroir,
mais n'en trouva pas.
--N'importe, dit-il à la fin, cela suffira.
Et il tira de la poche de son gilet quelque chose qui me fit l'effet
d'un morceau de vieux vélin fort sale, et il fit dessus une espèce de
croquis à la plume. Pendant ce temps, j'avais gardé ma place auprès
du feu, car j'avais toujours très froid. Quand son dessin fut achevé,
il me le passa, sans se lever. Comme je le recevais de sa main, un fort
grognement se fit entendre, suivi d'un grattement à la porte. Jupiter
ouvrit, et un énorme terre-neuve, appartenant à Legrand, se précipita
dans la chambre, sauta sur mes épaules et m'accabla de caresses; car je
m'étais fort occupé de lui dans mes visites précédentes. Quand il
eut fini ses gambades, je regardai le papier, et, pour dire la vérité,
je me trouvai passablement intrigué par le dessin de mon ami.
--Oui! dis-je après l'avoir contemplé quelques minutes, c'est là un
étrange scarabée, je le confesse; il est nouveau pour moi; je n'ai
jamais rien vu d'approchant, à moins que ce ne soit un crâne ou une
tête de mort, à quoi il ressemble plus qu'aucune autre chose qu'il
m'ait jamais été donné d'examiner.

[Figure 03]

--Une tête de mort! répéta Legrand. Ah! oui, il y a un peu de cela
sur le papier, je comprends. Les deux taches noires supérieures font
les yeux, et la plus longue qui est plus bas figure une bouche, n'est-ce
pas? D'ailleurs, la forme générale est ovale...
--C'est peut-être cela, dis-je; mais je crains, Legrand, que vous ne
soyez pas très artiste. J'attendrai que j'aie vu la bête elle-même,
pour me faire une idée quelconque de sa physionomie.
--Fort bien! Je ne sais comment cela se fait, dit-il, un peu piqué, je
dessine assez joliment, ou du moins je le devrais,--car j'ai eu de bons
maîtres, et je me flatte de n'être pas tout à fait une brute.
--Mais alors, mon cher camarade, dis-je vous plaisantez; ceci est un
crâne fort passable, je puis même dire que c'est un crâne parfait,
d'après toutes les idées reçues relativement à cette partie de
l'ostéologie, et votre scarabée serait le plus étrange de tous les
scarabées du monde, s'il ressemblait à ceci. Nous pourrions établir
là-dessus quelque petite superstition saisissante. Je présume que vous
nommerez votre insecte _scarabœus caput hominis_, ou quelque chose
d'approchant; il y a dans les livres d'histoire naturelle beaucoup
d'appellations de ce genre.--Mais où sont les antennes dont vous
parliez?
--Les antennes! dit Legrand, qui s'échauffait inexplicablement; vous
devez voir les antennes; j'en suis sûr. Je les ai faites aussi
distinctes qu'elles le sont dans l'original, et je présume que cela est
bien suffisant.
--À la bonne heure, dis-je; mettons que vous les ayez faites; toujours
est-il vrai que je ne les vois pas.
Et je lui tendis le papier, sans ajouter aucune remarque, ne voulant pas
le pousser à bout; mais j'étais fort étonné de la tournure que
l'affaire avait prise; sa mauvaise humeur m'intriguait,--et, quant au
croquis de l'insecte, il n'y avait positivement pas d'antennes visibles,
et l'ensemble ressemblait, à s'y méprendre, à l'image ordinaire d'une
tête de mort.
Il reprit son papier d'un air maussade, et il était au moment de le
froisser, sans doute pour le jeter dans le feu, quand, son regard étant
tombé par hasard sur le dessin, toute son attention y parut
enchaînée. En un instant, son visage devint d'un rouge intense, puis
excessivement pâle. Pendant quelques minutes, sans bouger de sa place,
il continua à examiner minutieusement le dessin. À la longue, il se
leva, prit une chandelle sur la table, et alla s'asseoir sur un coffre,
à l'autre extrémité de la chambre. Là, il recommença à examiner
curieusement le papier, le tournant dans tous les sens. Néanmoins, il
ne dit rien, et sa conduite me causait un étonnement extrême; mais je
jugeai prudent de n'exaspérer par aucun commentaire sa mauvaise humeur
croissante. Enfin, il tira de la poche de son habit un portefeuille, y
serra soigneusement le papier, et déposa le tout dans un pupitre qu'il
ferma à clef. Il revint dès lors à des allures plus calmes, mais son
premier enthousiasme avait totalement disparu. Il avait l'air plutôt
concentré que boudeur. À mesure que la soirée s'avançait, il
s'absorbait de plus en plus dans sa rêverie, et aucune de mes saillies
ne put l'en arracher. Primitivement, j'avais eu l'intention de passer la
nuit dans la cabane, comme j'avais déjà fait plus d'une fois; mais, en
voyant l'humeur de mon hôte, je jugeai plus convenable de prendre
congé. Il ne fit aucun effort pour me retenir; mais, quand je partis,
il me serra la main avec une cordialité encore plus vive que de
coutume.
Un mois environ après cette aventure,--et durant cet intervalle je
n'avais pas entendu parler de Legrand,--je reçus à Charleston une
visite de son serviteur Jupiter. Je n'avais jamais vu le bon vieux
nègre si complètement abattu, et je fus pris de la crainte qu'il ne
fût arrivé à mon ami quelque sérieux malheur.

[Figure 04]

--Eh bien, Jup, dis-je, quoi de neuf? Comment va ton maître?
--Dame! pour dire la vérité, massa, il ne va pas aussi bien qu'il
devrait.
--Pas bien! vraiment je suis navré d'apprendre cela. Mais de quoi se
plaint-il?
--Ah! voilà la question!--il ne se plaint jamais de rien, mais il est
tout de même bien malade.
--Bien malade, Jupiter!--Eh! que ne disais-tu cela tout de suite? Est-il
au lit?
--Non, non, il n'est pas au lit! Il n'est bien nulle part;--voilà
justement où le soulier me blesse;--j'ai l'esprit très inquiet au
sujet du pauvre massa Will.
--Jupiter, je voudrais bien comprendre quelque chose à tout ce que tu
me racontes là. Tu dis que ton maître est malade. Ne t'a-t-il pas dit
de quoi il souffre?
--Oh! massa, c'est bien inutile de se creuser la tête.--Massa Will dit
qu'il n'a absolument rien;--mais, alors, pourquoi donc s'en va-t-il,
deçà et delà, tout pensif, les regards sur son chemin, la tête
basse, les épaules voûtées, et pâle comme une oie? Et pourquoi donc
fait-il toujours et toujours des chiffres?
--Il fait quoi, Jupiter?
--Il fait des chiffres avec des signes sur une ardoise,--les signes les
plus bizarres que j'aie jamais vus. Je commence à avoir peur, tout de
même. Il faut que j'aie toujours un œil braqué sur lui, rien que sur
lui. L'autre jour, il m'a échappé avant le lever du soleil, et il a
décampé pour toute la sainte journée. J'avais coupé un bon bâton
exprès pour lui administrer une correction de tous les diables quand il
reviendrait;--mais je suis si bête, que je n'en ai pas eu le
courage;--il a l'air si malheureux!
--Ah! vraiment!--Eh bien, après tout, je crois que tu as mieux fait
d'être indulgent pour le pauvre garçon.--Il ne faut pas lui donner le
fouet, Jupiter;--il n'est peut-être pas en état de le supporter. Mais
ne peux-tu pas te faire une idée de ce qui a occasionné cette maladie,
ou plutôt ce changement de conduite? Lui est-il arrivé quelque chose
de fâcheux depuis que je vous ai vus?
--Non, massa, il n'est rien arrivé de fâcheux _depuis_ lors,--mais
_avant_ cela,--oui,--j'en ai peur,--c'était le jour même que vous
étiez là-bas.
--Comment? que veux-tu dire?
--Eh! massa, je veux parler du scarabée, voilà tout.
--Du quoi?
--Du scarabée...--Je suis sûr que massa Will a été mordu quelque
part à la tête par ce scarabée d'or.
--Et quelle raison as-tu, Jupiter, pour faire une pareille supposition?
--Il a bien assez de pinces pour cela, massa, et une bouche aussi. Je
n'ai jamais vu un scarabée aussi endiablé;--il attrape et il mord tout
ce qui l'approche. Massa Will l'avait d'abord attrapé, mais il l'a bien
vite lâché, je vous assure;--c'est alors, sans doute, qu'il a été
mordu. La mine de ce scarabée et sa bouche ne me plaisaient guère,
certes;--aussi je ne voulus pas le prendre avec mes doigts; mais je pris
un morceau de papier, et j'empoignai le scarabée dans le papier; je
l'enveloppai donc dans le papier, avec un petit morceau de papier dans
la bouche;--voilà comment je m'y pris.
--Et tu penses donc que ton maître a été réellement mordu par le
scarabée, et que cette morsure l'a rendu malade?
--Je ne pense rien du tout,--je le sais[2]. Pourquoi donc rêve-t-il
toujours d'or, si ce n'est parce qu'il a été mordu par le scarabée
d'or? J'en ai déjà entendu parler, de ces scarabées d'or.

[Figure 05]
[Figure 06]

--Mais comment sais-tu qu'il rêve d'or?
--Comment je le sais? parce qu'il en parle, même en dormant;--voilà
comment je le sais.
--Au fait, Jupiter, tu as peut-être raison; mais à quelle bienheureuse
circonstance dois-je l'honneur de ta visite aujourd'hui?
--Que voulez-vous dire, massa?
--M'apportes-tu un message de M. Legrand?
--Non, massa, je vous apporte une lettre que voici.
Et Jupiter me tendit un papier où je lus:

«Mon cher,
«Pourquoi donc ne vous ai-je pas vu depuis si longtemps? J'espère que
vous n'avez pas été assez enfant pour vous formaliser d'une petite
brusquerie de ma part; mais non,--cela est par trop improbable.
«Depuis que je vous ai vu, j'ai eu un grand sujet d'inquiétude. J'ai
quelque chose à vous dire, mais à peine sais-je comment vous le dire.
Sais-je même si je vous le dirai?
«Je n'ai pas été tout à fait bien depuis quelques jours, et le
pauvre vieux Jupiter m'ennuie insupportablement par toutes ses bonnes
intentions et attentions. Le croiriez-vous? Il avait, l'autre jour,
préparé un gros bâton à l'effet de me châtier, pour lui avoir
échappé et avoir passé la journée, seul, au milieu des collines, sur
le continent. Je crois vraiment que ma mauvaise mine m'a seule sauvé de
la bastonnade.
«Je n'ai rien ajouté à ma collection depuis que nous nous sommes vus.
«Revenez avec Jupiter si vous le pouvez sans trop d'inconvénients.
_Venez, venez_. Je désire vous voir ce soir pour affaire grave. Je vous
assure que c'est de _la plus haute importance_.
« Votre tout dévoué,
«WILLIAM LEGRAND.»

Il y avait dans le ton de cette lettre quelque chose qui me causa une
forte inquiétude. Ce style différait absolument du style habituel de
Legrand. À quoi diable rêvait-il? Quelle nouvelle lubie avait pris
possession de sa trop excitable cervelle? Quelle affaire de _si haute
importance_ pouvait-il avoir à accomplir? Le rapport de Jupiter ne
présageait rien de bon;--je tremblais que la pression continue de
l'infortune n'eût, à la longue, singulièrement dérangé la raison de
mon ami. Sans hésiter un instant, je me préparai donc à accompagner
le nègre.
En arrivant au quai, je remarquai une faux et trois bêches, toutes
également neuves, qui gisaient au fond du bateau dans lequel nous
allions nous embarquer.
--Qu'est-ce que tout cela signifie, Jupiter? demandai-je.
--Ça, c'est une faux, massa, et des bêches.
--Je le vois bien; mais qu'est-ce que tout cela fait ici?
--Massa Will m'a dit d'acheter pour lui cette faux et ces bêches à la
ville, et je les ai payées bien cher; cela nous coûte un argent de
tous les diables.
--Mais, au nom de tout ce qu'il y a de mystérieux, qu'est-ce que ton
massa Will a à faire de faux et de bêches?
--Vous m'en demandez plus que je ne sais; lui-même, massa, n'en sait
pas davantage; le diable m'emporte si je n'en suis pas convaincu. Mais
tout cela vient du scarabée.
Voyant que je ne pouvais tirer aucun éclaircissement de Jupiter dont
tout l'entendement paraissait absorbé par le scarabée, je descendis
dans le bateau et je déployai la voile. Une belle et forte brise nous
poussa bien vite dans la petite anse au nord du fort Moultrie, et,
après une promenade de deux milles environ, nous arrivâmes à la
hutte. Il était à peu près trois heures de l'après-midi. Legrand
nous attendait avec une vive impatience. Il me serra la main avec un
empressement nerveux qui m'alarma et renforça mes soupçons naissants.
Son visage était d'une pâleur spectrale, et ses yeux, naturellement
fort enfoncés, brillaient d'un éclat surnaturel. Après quelques
questions relatives à sa santé, je lui demandai, ne trouvant rien de
mieux à dire, si le lieutenant G... lui avait enfin rendu son
scarabée.
--Oh! oui, répliqua-t-il en rougissant beaucoup;--je le lui ai repris
le lendemain matin. Pour rien au monde je ne me séparerais de ce
scarabée. Savez-vous bien que Jupiter a tout à fait raison à son
égard?
--En quoi? demandai-je avec un triste pressentiment dans le cœur.
--En supposant que c'est un scarabée d'or véritable.
Il dit cela avec un sérieux profond, qui me fit indiciblement mal.
--Ce scarabée est destiné à faire ma fortune, continua-t-il avec
un sourire de triomphe, à me réintégrer dans mes possessions de
famille. Est-il donc étonnant que je le tienne en si haut prix?
Puisque la Fortune a jugé bon de me l'octroyer, je n'ai qu'à
en user convenablement, et j'arriverai jusqu'à l'or dont il est
l'indice.--Jupiter, apporte-le-moi.
--Quoi? le scarabée, massa? J'aime mieux n'avoir rien à démêler avec
le scarabée;--vous saurez bien le prendre vous-même.
Là-dessus, Legrand se leva avec un air grave et imposant, et
alla me chercher l'insecte sous un globe de verre où il était
déposé. C'était un superbe scarabée, inconnu à cette époque aux
naturalistes, et qui devait avoir un grand prix au point de vue
scientifique. Il portait à l'une des extrémités du dos deux taches
noires et rondes, et à l'autre une tache de forme allongée. Les
élytres étaient excessivement dures et luisantes et avaient
positivement l'aspect de l'or bruni. L'insecte était remarquablement
lourd, et, tout bien considéré, je ne pouvais pas trop blâmer Jupiter
de son opinion; mais que Legrand s'entendît avec lui sur ce sujet,
voilà ce qu'il m'était impossible de comprendre, et, quand il se
serait agi de ma vie, je n'aurais pas trouvé le mot de l'énigme.
--Je vous ai envoyé chercher, dit-il d'un ton magnifique, quand j'eus
achevé d'examiner l'insecte, je vous ai envoyé chercher pour vous
demander conseil et assistance dans l'accomplissement des vues de la
Destinée et du scarabée...
--Mon cher Legrand, m'écriai-je en l'interrompant, vous n'êtes
certainement pas bien, et vous feriez beaucoup mieux de prendre quelques
précautions. Vous allez vous mettre au lit, et je resterai auprès de
vous quelques jours, jusqu'à ce que vous soyez rétabli. Vous avez la
fièvre, et...
--Tâtez mon pouls, dit-il.
Je le tâtai, et, pour dire la vérité, je ne trouvai pas le plus
léger symptôme de fièvre.
--Mais vous pourriez bien être malade sans avoir la fièvre.
Permettez-moi, pour cette fois seulement, de faire le médecin avec
vous. Avant toute chose, allez vous mettre au lit. Ensuite...
--Vous vous trompez, interrompit-il; je suis aussi bien que je puis
espérer de l'être dans l'état d'excitation que j'endure. Si
réellement vous voulez me voir tout à fait bien, vous soulagerez cette
excitation.
--Et que faut-il faire pour cela?
--C'est très facile. Jupiter et moi, nous partons pour une expédition
dans les collines, sur le continent, et nous avons besoin de l'aide
d'une personne en qui nous puissions absolument nous fier. Vous êtes
cette personne unique. Que notre entreprise échoue ou réussisse,
l'excitation que vous voyez en moi maintenant sera également apaisée.
--J'ai le vif désir de vous servir en toute chose, répliquai-je; mais
prétendez-vous dire que cet infernal scarabée ait quelque rapport avec
votre expédition dans les collines?
--Oui, certes.
--Alors, Legrand, il m'est impossible de coopérer à une entreprise
aussi parfaitement absurde.
--J'en suis fâché,--très fâché,--car il nous faudra tenter
l'affaire à nous seuls.
--À vous seuls! Ah! le malheureux est fou, à coup sûr!--Mais, voyons,
combien de temps durera votre absence?
--Probablement toute la nuit. Nous allons partir immédiatement, et,
dans tous les cas, nous serons de retour au lever du soleil.
--Et vous me promettez, sur votre honneur, que ce caprice passé, et
l'affaire du scarabée--bon Dieu!--vidée à votre satisfaction, vous
rentrerez au logis, et que vous y suivrez exactement mes prescriptions,
comme celles de votre médecin?
--Oui, je vous le promets; et maintenant partons, car nous n'avons pas
de temps à perdre.
J'accompagnai mon ami, le cœur gros. À quatre heures, nous nous mîmes
en route, Legrand, Jupiter, le chien et moi. Jupiter prit la faux et les
bêches; il insista pour s'en charger, plutôt, à ce qu'il me parut,
par crainte de laisser un de ces instruments dans la main de son maître
que par excès de zèle et de complaisance. Il était d'ailleurs d'une
humeur de chien, et ces mots: _Damné scarabée_! furent les seuls qui
lui échappèrent tout le long du voyage. J'avais, pour ma part, la
charge de deux lanternes sourdes; quant à Legrand, il s'était
contenté du scarabée, qu'il portait attaché au bout d'un morceau de
ficelle, et qu'il faisait tourner autour de lui, tout en marchant, avec
des airs de magicien. Quand j'observais ce symptôme suprême de
démence dans mon pauvre ami, je pouvais à peine retenir mes larmes. Je
pensai toutefois qu'il valait mieux épouser sa fantaisie, au moins pour
le moment, ou jusqu'à ce que je pusse prendre quelques mesures
énergiques avec chance de succès. Cependant, j'essayais, mais fort
inutilement, de le sonder relativement au but de l'expédition. Il avait
réussi à me persuader de l'accompagner, et semblait désormais peu
disposé à lier conversation sur un sujet d'une si maigre importance.
À toutes mes questions, il ne daignait répondre que par un «Nous
verrons bien!».
Nous traversâmes dans un esquif la crique à la pointe de l'île, et,
grimpant sur les terrains montueux de la rive opposée, nous nous
dirigeâmes vers le nord-ouest, à travers un pays horriblement sauvage
et désolé, où il était impossible de découvrir la trace d'un pied
humain. Legrand suivait sa route avec décision, s'arrêtant seulement
de temps en temps pour consulter certaines indications qu'il paraissait
avoir laissées lui-même dans une occasion précédente.
Nous marchâmes ainsi deux heures environ, et le soleil était au moment
de se coucher quand nous entrâmes dans une région infiniment plus
sinistre que tout ce que nous avions vu jusqu'alors. C'était une
espèce de plateau près du sommet d'une montagne affreusement
escarpée, couverte de bois de la base au sommet, et semée d'énormes
blocs de pierre qui semblent éparpillés pêle-mêle sur le sol, et
dont plusieurs se seraient infailliblement précipités dans les
vallées inférieures sans le secours des arbres contre lesquels ils
s'appuyaient. De profondes ravines irradiaient dans diverses directions
et donnaient à la scène un caractère de solennité plus lugubre.
La plate-forme naturelle sur laquelle nous étions grimpés était si
profondément encombrée de ronces, que nous vîmes bien que, sans la
faux, il nous eût été impossible de nous frayer un passage. Jupiter,
d'après les ordres de son maître, commença à nous éclaircir un
chemin jusqu'au pied d'un tulipier gigantesque qui se dressait, en
compagnie de huit ou dix chênes, sur la plate-forme, et les surpassait
tous, ainsi que tous les arbres que j'avais vus jusqu'alors, par la
beauté de sa forme et de son feuillage, par l'immense développement de
son branchage et par la majesté générale de son aspect. Quand nous
eûmes atteint cet arbre, Legrand se tourna vers Jupiter, et lui demanda
s'il se croyait capable d'y grimper. Le pauvre vieux parut légèrement
étourdi par cette question, et resta quelques instants sans répondre.
Cependant, il s'approcha de l'énorme tronc, en fit lentement le tour et
l'examina avec une attention minutieuse. Quand il eut achevé son
examen, il dit simplement:
--Oui, massa; Jup n'a pas vu d'arbre où il ne puisse grimper.
--Alors, monte; allons, allons! et rondement! car il fera bientôt trop
noir pour voir ce que nous faisons.
--Jusqu'où faut-il monter, massa? demanda Jupiter.
--Grimpe d'abord sur le tronc, et puis je te dirai quel chemin tu dois
suivre.--Ah! un instant! prends ce scarabée avec toi.
--Le scarabée, massa Will!--le scarabée d'or! cria le nègre reculant
de frayeur; pourquoi donc faut-il que je porte avec moi ce scarabée sur
l'arbre? Que je sois damné si je le fais!
--Jup, si vous avez peur, vous, un grand nègre, un gros et fort nègre,
de toucher à un petit insecte mort et inoffensif, eh bien, vous pouvez
l'emporter avec cette ficelle;--mais, si vous ne l'emportez pas avec
vous d'une manière ou d'une autre, je serai dans la cruelle nécessité
de vous fendre la tête avec cette bêche.
--Mon Dieu! qu'est-ce qu'il y a donc, massa? dit Jup, que la honte
rendait évidemment plus complaisant; il faut toujours que vous
cherchiez noise à votre vieux nègre. C'est une farce, voilà tout.
Moi, avoir peur du scarabée! je m'en soucie bien du scarabée!
Et il prit avec précaution l'extrême bout de la corde, et, maintenant
l'insecte aussi loin de sa personne que les circonstances le
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