Le Monde comme il va, vision de Babouc - 2

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satires où l'on ménage le vautour, et où l'on déchire la colombe; ces
romans dénués d'imagination, où l'on voit tant de portraits de femmes
que l'auteur ne connaît pas.
Il jeta au feu tous ces détestables écrits, et sortit pour aller le
soir à la promenade. On le présenta à un vieux lettré qui n'était
point venu grossir le nombre de ses parasites. Ce lettré fuyait
toujours la foule, connaissait les hommes, en fesait usage, et se
communiquait avec discrétion. Babouc lui parla avec douleur de ce
qu'il avait lu et de ce qu'il avait vu.
Vous avez lu des choses bien méprisables, lui dit le sage lettré; mais
dans tous les temps, dans tous les pays, et dans tous les genres, le
mauvais fourmille, et le bon est rare. Vous avez reçu chez vous le
rebut de la pédanterie, parceque, dans toutes les professions, ce
qu'il y a de plus indigne de paraître est toujours ce qui se présente
avec le plus d'impudence. Les véritables sages vivent entre eux
retirés et tranquilles; il y a encore parmi nous des hommes et des
livres dignes de votre attention. Dans le temps qu'il parlait ainsi,
un autre lettré les joignit; leurs discours furent si agréables et si
instructifs, si élevés au-dessus des préjugés et si conformes à la
vertu, que Babouc avoua n'avoir jamais rien entendu de pareil. Voilà
des hommes, disait-il tout bas, à qui l'ange Ituriel n'osera toucher,
ou il sera bien impitoyable.
Raccommodé avec les lettrés, il était toujours en colère contre le
reste de la nation. Vous êtes étranger, lui dit l'homme judicieux qui
lui parlait; les abus se présentent à vos yeux en foule, et le bien
qui est caché, et qui résulte quelquefois de ces abus mêmes, vous
échappe.[17] Alors il apprit que parmi les lettrés il y en avait
quelques uns qui n'étaient pas envieux, et que parmi les mages même il
y en avait de vertueux. Il conçut à la fin que ces grands corps, qui
semblaient en se choquant préparer leurs communes ruines, étaient au
fond des institutions salutaires; que chaque société de mages était un
frein à ses rivales; que si ces émules différaient dans quelques
opinions, ils enseignaient tous la même morale, qu'ils instruisaient
le peuple, et qu'ils vivaient soumis aux lois; semblables aux
précepteurs qui veillent sur le fils de la maison, tandis que le
maître veille sur eux-mêmes. Il en pratiqua plusieurs, et vit des
âmes célestes. Il apprit même que parmi les fous [18] qui
prétendaient faire la guerre au grand-lama, il y avait eu de très
grands hommes. Il soupçonna enfin qu'il pourrait bien en être des
moeurs de Persépolis comme des édifices, dont les uns lui avaient paru
dignes de pitié, et les autres l'avaient ravi en admiration.
[17] Ce texte est de 1751. Dans les éditions de 1748 et 1750, on
lit: «...vous échappe. Alors ils le menèrent chez le principal
mage, qu'on appelait le surveillant, Babouc vit dans ce mage un
homme digne d'être à la tête des justes; il sut qu'il y en avait
beaucoup qui lui ressemblaient. Il conçut même que ces grands corps,
etc.»
Le mot évêque, en latin _episcopus_, vient du grec _episcopos_, qui
veut dire inspecteur. En 1748 et 1750 l'archevêque de Paris était
Christophe de Beaumont, alors récemment nommé, mais qui se rendit
bientôt _ridicule et odieux à tout Paris_ (voyez tome XXII, page
339). Beaumont, vingt-cinq ans après, ne permit pas qu'à la mort
de Voltaire on fît le service d'usage jusque-là pour chaque membre
de l'académie française. B.
[18] Les jansénistes. B.

X. Il dit à son lettré: Je conçois très bien que ces mages, que
j'avais crus si dangereux, sont en effet très utiles, surtout quand un
gouvernement sage les empêche de se rendre trop nécessaires; mais vous
m'avouerez au moins que vos jeunes magistrats, qui achètent une charge
de juge dès qu'ils ont appris à monter à cheval, doivent étaler dans
les[19] tribunaux tout ce que l'impertinence a de plus ridicule, et
tout ce que l'iniquité a de plus pervers; il vaudrait mieux sans doute
donner ces places gratuitement à ces vieux jurisconsultes qui ont
passé toute leur vie à peser le pour et le contre.
[19] L'édition de 1750 porte: leurs. B.
Le lettré lui répliqua: Vous avez vu notre armée avant d'arriver à
Persépolis; vous savez que nos jeunes officiers se battent très bien,
quoiqu'ils aient acheté leurs charges: peut-être verrez-vous que nos
jeunes magistrats ne jugent pas mal, quoiqu'ils aient payé pour juger.
Il le mena le lendemain au grand tribunal, où l'on devait rendre un
arrêt important. La cause était connue de tout le monde. Tous ces
vieux avocats qui en parlaient étaient flottants dans leurs opinions;
ils alléguaient cent lois, dont aucune n'était applicable au fond de
la question; ils regardaient l'affaire par cent côtés, dont aucun
n'était dans son vrai jour: les juges décidèrent plus vite que les
avocats ne doutèrent. Leur jugement fut presque unanime; ils jugèrent
bien, parcequ'ils suivaient les lumières de la raison; et les autres
avaient opiné mal, parcequ'ils n'avaient consulté que leurs livres.

Babouc conclut qu'il y avait souvent de très bonnes choses dans les
abus. Il vit dès le jour même que les richesses des financiers, qui
l'avaient tant révolté, pouvaient produire un effet excellent, car
l'empereur ayant eu besoin d'argent, il trouva en une heure, par leur
moyen, ce qu'il n'aurait pas eu en six mois par les voies ordinaires;
il vit que ces gros nuages, enflés de la rosée de la terre, lui
rendaient en pluie ce qu'ils en recevaient[20]. D'ailleurs les
enfants de ces hommes nouveaux, souvent mieux élevés que ceux des
familles plus anciennes, valaient quelquefois beaucoup mieux; car rien
n'empêche qu'on ne soit un bon juge, un brave guerrier, un homme
d'état habile, quand on a eu un père bon calculateur.
[20] Voyez daus les _Mélanges_, année 1749, le morceau intitulé:
_Embellissements de Paris_. B.

XI. Insensiblement Babouc fesait grâce à l'avidité du financier, qui
n'est pas au fond plus avide que les autres hommes, et qui est
nécessaire[21]. Il excusait la folie de se ruiner pour juger et pour
se battre, folie qui produit de grands magistrats et des héros. Il
pardonnait à l'envie des lettrés, parmi lesquels il se trouvait des
hommes qui éclairaient le monde; il se réconciliait avec les mages
ambitieux et intrigants, chez lesquels il y avait plus de grandes
vertus encore que de petits vices; mais il lui restait bien des
griefs, et surtout les galanteries des dames; et les désolations qui
en devaient être la suite le remplissaient d'inquiétude et d'effroi.
[21] 1750 porte: «très nécessaire.» B.
Comme il voulait pénétrer dans toutes les conditions humaines, il se
fit mener chez un ministre; mais il tremblait toujours en chemin que
quelque femme ne fût assassinée en sa présence par son mari. Arrivé
chez l'homme d'état, il resta deux heures dans l'antichambre sans être
annoncé, et deux heures encore après l'avoir été. Il se promettait
bien dans cet intervalle de recommander à l'ange Ituriel et le
ministre et ses insolents huissiers. L'antichambre était remplie de
dames de tout étage, de mages de toutes couleurs, de juges, de
marchands, d'officiers, de pédants; tous se plaignaient du ministre.
L'avare et l'usurier disaient: Sans doute cet homme-là pille les
provinces; le capricieux lui reprochait d'être bizarre; le voluptueux
disait: Il ne songe qu'à ses plaisirs; l'intrigant se flattait de le
voir bientôt perdu par une cabale; les femmes espéraient qu'on leur
donnerait bientôt un ministre plus jeune.
Babouc entendait leurs discours; il ne put s'empêcher de dire: Voilà
un homme bien heureux, il a tous ses ennemis dans son antichambre; il
écrase de son pouvoir ceux qui l'envient; il voit à ses pieds ceux qui
le détestent. Il entra enfin; il vit un petit vieillard courbé sous
le poids des années et des affaires, mais encore vif et plein
d'esprit.[22]
[22] C'est le cardinal de Fleuri que Voltaire désigne ici; il en
fait encore l'éloge dans le _Panégyrique de Louis XV_ (voyez les
_Mélanges_, année 1748). B.
Babouc lui plut, et il parut à Babouc un homme estimable. La
conversation devint intéressante. Le ministre lui avoua qu'il était
un homme très malheureux, qu'il passait pour riche, et qu'il était
pauvre; qu'on le croyait tout puissant, et qu'il était toujours
contredit; qu'il n'avait guère obligé que des ingrats, et que dans un
travail continuel de quarante années il avait eu à peine un moment de
consolation. Babouc en fut touché, et pensa que, si cet homme avait
fait des fautes, et si l'ange Ituriel voulait le punir, il ne fallait
pas l'exterminer, mais seulement lui laisser sa place.

XII. Tandis qu'il parlait au ministre entre brusquement la belle dame
chez qui Babouc avait dîné; on voyait dans ses yeux et sur son front
les symptômes de la douleur et de la colère. Elle éclata en reproches
contre l'homme d'état, elle versa des larmes; elle se plaignit avec
amertume de ce qu'on avait refusé à son mari une place où sa naissance
lui permettait d'aspirer, et que ses services et ses blessures
méritaient; elle s'exprima avec tant de force, elle mit tant de grâces
dans ses plaintes, elle détruisit les objections avec tant d'adresse,
elle fit valoir les raisons avec tant d'éloquence, qu'elle ne sortit
point de la chambre sans avoir fait la fortune de son mari.
Babouc lui donna la main: Est-il possible, madame, lui dit-il, que
vous vous soyez donné toute cette peine pour un homme que vous n'aimez
point, et dont vous avez tout à craindre? Un homme que je n'aime
point! s'écria-t-elle: sachez que mon mari est le meilleur ami que
j'aie au monde, qu'il n'y a rien que je ne lui sacrifie, hors mon
amant; et qu'il ferait tout pour moi, hors de quitter sa maîtresse.
Je veux vous la faire connaître; c'est une femme charmante, pleine
d'esprit, et du meilleur caractère du monde; nous soupons ensemble ce
soir avec mon mari et mon petit mage; venez partager notre joie.
La dame mena Babouc chez elle. Le mari, qui était enfin arrivé plongé
dans la douleur, revit sa femme avec des transports d'allégresse et de
reconnaissance: il embrassait tour-à-tour sa femme, sa maîtresse, le
petit mage, et Babouc. L'union, la gaieté, l'esprit, et les grâces,
furent l'âme de ce repas. Apprenez, lui dit la belle dame chez
laquelle il soupait, que celles qu'on appelle quelquefois de
malhonnêtes femmes ont presque toujours le mérite d'un très honnête
homme; et pour vous en convaincre, venez demain dîner avec moi chez la
belle Téone[23]. Il y a quelques vieilles vestales qui la déchirent;
mais elle fait plus de bien qu'elles toutes ensemble. Elle ne
commettrait pas une légère injustice pour le plus grand intérêt; elle
ne donne à son amant que des conseils généreux; elle n'est occupée que
de sa gloire: il rougirait devant elle, s'il avait laissé échapper une
occasion de faire du bien; car rien n'encourage plus aux actions
vertueuses que d'avoir pour témoin et pour juge de sa conduite une
maîtresse dont on veut mériter l'estime.
[23] On a prétendu que sous le nom de Téone Voltaire désignait
madame du Châtelet; ce serait plutôt la marquise de Pompadour. B.

Babouc ne manqua pas au rendez-vous. Il vit une maison où régnaient
tous les plaisirs. Téone régnait sur eux; elle savait parler à chacun
son langage. Son esprit naturel mettait à son aise celui des autres;
elle plaisait sans presque le vouloir; elle était aussi aimable que
bienfesante; et, ce qui augmentait le prix de toutes ses bonnes
qualités, elle était belle.
Babouc, tout Scythe et tout envoyé qu'il était d'un génie, s'aperçut
que, s'il restait encore à Persépolis, il oublierait Ituriel pour
Téone. Il s'affectionnait à la ville, dont le peuple était poli,
doux, et bienfesant, quoique léger, médisant, et plein de vanité. Il
craignait que Persépolis ne fût condamnée; il craignait même le compte
qu'il allait rendre.

Voici comme il s'y prit pour rendre ce compte. Il fit faire par le
meilleur fondeur de la ville une petite statue composée de tous les
métaux, des terres et des pierres les plus précieuses et les plus
viles; il la porta à Ituriel: Casserez-vous, dit-il, cette jolie
statue, parceque tout n'y est pas or et diamants? Ituriel entendit à
demi-mot; il résolut de ne pas même songer à corriger Persépolis, et
de laisser aller le monde comme il va; car, dit-il, si tout n'est pas
bien, tout est passable[24]. On laissa donc subsister Persépolis, et
Babouc fut bien loin de se plaindre, comme Jonas, qui se fâcha de ce
qu'on ne détruisait pas Ninive[25]. Mais quand on a été trois jours
dans le corps d'une baleine, on n'est pas de si bonne humeur que quand
on a été à l'opéra, à la comédie, et qu'on a soupé en bonne compagnie.
[24] Fin du chapitre en 1748 et 1750. Le reste fut ajouté en 1756.
B.
[25] Voyez, dans la Bible, le chapitre IV de _Jonas_. B.
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