Le médecin malgré lui - 1

LES PIÈCES DE MOLIÈRE
LE MÉDECIN MALGRÉ LUI
TIRAGE À PETIT NOMBRE
Il a été tiré en outre:
20 exemplaires sur papier du Japon, avec triple épreuve de la gravure
(nos 1 à 20).
25 exemplaires sur papier de Chine fort, avec double épreuve de la
gravure (nos 21 à 45).
25 exemplaires sur papier Whatman, avec double épreuve de la gravure
(nos 46 à 70).
70 exemplaires, numérotés.


MOLIÈRE
LE MÉDECIN MALGRÉ LUI
COMÉDIE EN TROIS ACTES AVEC UNE NOTICE ET DES NOTES
PAR
GEORGES MONVAL
_Dessin de L. Leloir_
GRAVÉ À L'EAU-FORTE PAR CHAMPOUION
PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
E. FLAMMARION SUCCESSEUR Rue Racine, 26, près de l'Odéon
M DCCC XCII


NOTICE SUR _LE MÉDECIN MALGRÉ LUI_

S'il en faut croire Grimarest, Molière n'eut pas beaucoup de peine à
«fabriquer» rapidement son MÉDICIN MALGRÉ LUI: il n'aurait eu presque
qu'à transcrire LE FAGOTIER, l'une des petites farces que sa troupe
représentait à l'improvisade dès les premiers temps de son arrivée à
Paris.
Le sujet est tiré d'un fabliau du XIIIe siècle, LE MÉDECIN DE BRAY,
ou LE VILAIN MIRE (le Paysan médecin), qui serait parvenu à la
connaissance de Molière soit par la tradition orale, soit par des
relations de voyage de Grolius ou d'OElschlager.
Un riche paysan épouse la fille d'un pauvre chevalier, «moult belle et
moult courtoise». Pour la garder de toute tentation mauvaise, il la bat
dès le matin: la pauvrette passe le jour à pleurer et n'a pas le temps
de songer à mal. Elle songe toutefois que son mari, qui la bat si bien,
n'a jamais été battu, et que, s'il connaissait le goût du bâton, il ne
lui en donnerait pas tant.
Cependant qu'elle se désole et rumine dans sa tête, passent deux
messagers du roi. Ils vont en Angleterre quérir un médecin pour la fille
de leur maître qui ne peut ni manger ni boire depuis qu'une arête de
poisson s'est arrêtée dans son gosier: «Vous n'avez pas besoin d'aller
si loin, leur dit la femme du vilain; mon mari est bon médecin, il en
sait plus qu'Hippocrate. Mais c'est un médecin singulier: il ne ferait
rien pour personne si d'abord on ne le battait comme il faut.--S'il ne
tient qu'à battre, disent les envoyés, tout ira bien!» Et ils l'emmènent
de force à la cour, où, grâce au bâton, le vilain promet de guérir la
princesse sans délai. En effet, il la fait tant rire que l'arête sort du
gosier. Le bruit de cette cure merveilleuse se répandit rapidement et
tous les malades du pays le vinrent consulter.
Il retourna enfin chez lui, et ne battit plus sa femme, qui l'avait fait
docteur sans avoir étudié.
Telle est l'analyse très sommaire du fabliau du VILAIN MIRE, qui ne
comprend pas moins de 392 vers de huit pieds[1].
Bruzen de la Martinière prétendait tenir d'une personne fort âgée que,
quelqu'un ayant raconté en prétence du roi une histoire à peu près
semblable arrivée du temps de François Ier, Molière la trouva très
propre à être accommodée en farce, et qu'avec quelques changements il en
fit sa comédie du MÉDECIN MALGRÉ LUI.
LE FAGOTIER faisait probablement partie du répertoire de Molière en
province, comme LA JALOUSIE DU BARBOUILLÉ et GORGIBUS DANS LE SAC.
Par une suite d'expériences sans cesse renouvelées devant des publics
divers, ces petites farces ont éliminé successivement tout ce qu'elles
pouvaient renfermer d'inutile ou de grossier: elles n'ont conservé que
les effets sûrs, ayant porté aussi bien sur le marchand de petite ville
que sur le gentillâtre campagnard; d'où la perfection absolue, la forme
précise, le caractère définitif de ces pièces en apparence écrites à la
hâte, et qui réellement ont pu bénéficier des longs tâtonnements et des
mûres réflexions, LE MÉDECIN MALGRÉ LUI, GEORGE DANDIN, LES FOURBERIRES
DE SCAPIN, que l'auteur lui-même ne regardait que comme de «petites
bagatelles». Mais avec Molière il ne faut jamais dire «bagatelles». LE
MÉDECIN MALGRÉ LUI est un chef-d'oeuvre dans son genre, et la seule chose
qui doive étonner, c'est qu'il ait pu sortir, à quelques semaines de
distance, de la même plume que LE MISANTHROPE, et que dans une même
soirée Molière ait dit la chanson du Roi Henry et chanté celle des
«petits glougloux» avec un égal succès; qu'après avoir quitté les rubans
verts de l'homme aux haines vigoureuses, il ait presque aussitôt reparu
sous la casaque jaune et vert du jovial fagotier. Molière voulut sans
doute s'amuser lui-même, Lucullus soupa chez Lucullus. Après la satire
sociale et l'éloquence austère d'Alceste, voici la haute bouffonnerie,
la gaieté jaillissante et intarissable, la verve folle, le sel gaulois
lancé à pleines mains. Molière est bien ici le fils de Rabelais.
LE MÉDECIN MALGRÉ LUI est de toutes ses pièces la plus franchement, la
plus continûment et la plus irrésistiblement gaie; elle guérirait
l'hypocondrie la plus sombre. C'est une cure de rire, qu'il faut
ordonner aux mélancoliques. Car Molière est un grand médecin, il possède
la panacée universelle, et peut à bon droit s'écrier ici comme
l'opérateur de ses intermèdes:
O grande puissance de l'orviétan!
Aussi est-ce de toutes les farces de Molière la plus populaire et la
plus répandue. Je l'ai vue, dans mon enfance, représentée par des
marionnettes de campagne, devant un auditoire de paysans qui ne
l'avaient et ne l'auraient certainement jamais lue. Ils n'y cherchaient
pas malice, et s'en donnaient à coeur joie, sans se soucier de l'origine
probable de l'oeuvre, non plus que du nom de l'auteur.
Ne pouvant imiter leur sagesse, rappelons que LE MÉDECIN MALGRÉ LUI fut
représenté pour la première fois, sur le théâtre du Palais-Royal, le
vendredi 6 août 1666, deux mois après la première du MISANTHROPE, dont
le succès commençait à se ralentir au bout de 21 représentations. On le
donna, comme «petite pièce», à la suite de LA MÈRE COQUETTE, du FAVORI,
des FACHEUX puis avec LE MISANTHROPE, qu'il accompagna souvent du 3
septembre au 21 novembre. Ce fut encore par LE MÉDICIN qu'on rouvrit le
théâtre en février 1667, après trois mois d'interruption.
Molière créa Sganarelle, Mlle Molière, Lucinde. Pour les autres
rôles, nous n'avons que des conjectures. Mais, d'après l'état de la
troupe et l'emploi des comédiens, nous pouvons donner comme à peu près
certaine la distribution suivante:
Sganarelle..... MOLIÈRE.
Valère......... DU CROISY.
Léandre........ LA GRANGE.
Géronte........ L. BÉJART.
Lucas.......... LA THORILLIÈRE.
M. Robert...... DE BRIE.
Perrin......... DE BRIE.
Thibaut........ HUBERT.
Lucinde........ Mlles MOLIÈRE.
Martine........ DE BRIE.
Jacqueline..... MADELEINE BÉJART.
Depuis Molière, la tradition de Sganarelle s'est transmise par Rosimond,
Poisson, La Thorillière, Montmény, Préville, Dugazon, La Rochelle,
Thénard, Cartigny, Monrose, Samson, Régnier, jusqu'à M. Got, qui le joue
actuellement, et qui ne compte pat de meilleur rôle dans le vieux
répertoire.
La pièce fut publiée au commencement de 1667, chez le libraire Ribou.
L'édition originale, achevée d'imprimerie 24 décembre 1666, renferme un
frontispice gravé qui est bien curieux à étudier au point de vue des
costumes de Géronte en Pantalon de la Comédie Italienne, et de
Sganarelle en robe de médecin, avec le chapeau «des plus pointus» dont
parle la brochure.[15]
On supprime depuis plus d'un siècle à la Comédie-Française la scène des
paysans Thibaut et Perrin (III, II), qui est cependant des plus
divertissantes. Elle vient trop tard, allègue-t-on, et ne produit que
peu d'effet après les étincelantes folies du second acte. Il faudrait au
moins tenter l'expérience. Selon nous, Molière doit toujours être joué
dans son intégralité. L'épisode, ici, tient bien à la pièce et ne
saurait ralentir l'action, puisqu'il donne à Sganarelle l'occasion
d'exercer impunément le pouvoir de sa prétendue science, en fournissant
à Molière de nouveaux traits contre les médecins, qu'il n'attaquera plus
que deux fois, dans POURCEAUGNAC et LE MALADE IMAGINAIRE.
Pourquoi, dans cette dernière pièce, supprime-t-on la moitié du rôle de
Béralde, sous prétexte qu'une discussion sur la médecine fait longueur,
n'arrivant qu'au troisième acte, après la grande scène de MM. Diafoirus
père et fils, où le rire atteint son maximum d'intensité? C'est, à mon
sens, priver la pièce de ce qu'elle a de plus profond et de plus
durable.
GEORGES MONVAL.


LE MÉDECIN MALGRÉ LUI
COMÉDIE EN TROIS ACTES

LES PERSONNAGES
SGANARELLE, mari de Martine.
MARTINE, femme de Sganarelle.
M. ROBERT, voisin de Sganarelle.
VALÈRE, domestique de Géronte.
LUCAS, mari de Jacqueline.
GÉRONTE, père de Lucinde.
JACQUELINE, nourrice chez Géronte, et femme de Lucas.
LUCINDE, fille de Géronte.
LÉANDRE, amant de Lucinde.
THIBAUT, père de Perrin, paysan.
PERRIN, fils de Thibaut, paysan.


ACTE PREMIER

SCÈNE PREMIÈRE
SGANARELLE, MARTINE, _paroissant sur le théâtre en se querellant_.

SGANARELLE.
NON, je te dis que je n'en veux rien faire, et que c'est à moi de parler
et d'être le maître.
MARTINE.
Et je te dis, moi, que je veux que tu vives à ma fantaisie, et que je ne
me suis point mariée avec toi pour souffrir tes fredaines.
SGANARELLE.
O la grande fatigue que d'avoir une femme! et qu'Aristote a bien raison
quand il dit qu'une femme est pire qu'un démon!
MARTINE.
Voyez un peu l'habile homme, avec son benêt d'Aristote!
SGANARELLE.
Oui, habile homme. Trouve-moi un faiseur de fagots qui sache, comme moi,
raisonner des choses, qui ait servi six ans un fameux médecin, et qui
ait su dans son jeune âge son rudiment par coeur.
MARTINE.
Peste du fou fieffé!
SGANARELLE.
Peste de la carogne!
MARTINE.
Que maudit soit l'heure et le jour où je m'avisai d'aller dire oui!
SGANARELLE.
Que maudit soit le bec cornu[2] de notaire qui me fit signer ma ruine!
MARTINE.
C'est bien à toi vraiment à te plaindre de cette affaire! Devrois-tu
être un seul moment sans rendre grâce au Ciel de m'avoir pour ta femme?
et méritois-tu d'épouser une personne comme moi?
SGANARELLE.
Il est vrai que tu me fis trop d'honneur et que j'eus lieu de me louer
la première nuit de nos noces. Hé! morbleu! ne me fais point parler
là-dessus, je dirois de certaines choses...
MARTINE.
Quoi? que dirois-tu?
SGANARELLE.
Baste! laissons là ce chapitre; il suffit que nous savons ce que nous
savons, et que tu fus bien heureuse de me trouver.
MARTINE.
Qu'appelles-tu bien heureuse de te trouver? Un homme qui me réduit à
l'hôpital, un débauché, un traître qui me mange tout ce que j'ai...
SGANARELLE.
Tu as menti, j'en bois une partie.[3]
MARTINE.
Qui me vend pièce à pièce tout ce qui est dans le logis...
SGANARELLE.
C'est vivre de ménage.[4]
MARTINE.
Qui m'a ôté jusqu'au lit que j'avois...
SGANARELLE.
Tu t'en lèveras plus matin.
MARTINE.
Enfin, qui ne laisse aucun meuble dans toute la maison...
SGANARELLE.
On en déménage plus aisément.
MARTINE.
Et qui, du matin jusqu'au soir, ne fait que jouer et que boire.
SGANARELLE.
C'est pour ne me point ennuyer.
MARTINE.
Et que veux-tu, pendant ce temps, que je fasse avec ma famille?
SGANARELLE.
Tout ce qu'il te plaira.
MARTINE.
J'ai quatre pauvres petits enfants sur les bras.
SGANARELLE.
Mets-les à terre.
MARTINE.
Qui me demandent à toute heure du pain.
SGANARELLE.
Donne-leur le fouet. Quand j'ai bien bu et bien mangé, je veux que tout
le monde soit saoul dans ma maison.
MARTINE.
Et tu prétends, ivrogne, que les choses aillent toujours de même?...
SGANARELLE.
Ma femme, allons tout doucement, s'il vous plaît.
MARTINE.
Que j'endure éternellement tes insolences et tes débauches?...
SGANARELLE.
Ne nous emportons point, ma femme.
MARTINE.
Et que je ne sache pas trouver le moyen de te ranger à ton devoir?
SGANARELLE.
Ma femme, vous savez que je n'ai pas l'âme endurante, et que j'ai le
bras assez bon.
MARTINE.
Je me moque de tes menaces.
SGANARELLE.
Ma petite femme, ma mie, votre peau vous démange, à votre ordinaire.
MARTINE.
Je te montrerai bien que je ne te crains nullement.
SGANARELLE.
Ma chère moitié, vous avez envie de me dérober quelque chose.
MARTINE.
Crois-tu que je m'épouvante de tes paroles?
SGANARELLE.
Doux objet de mes voeux, je vous frotterai les oreilles.
MARTINE.
Ivrogne que tu es!
SGANARELLE.
Je vous battrai.
MARTINE.
Sac à vin!
SGANARELLE.
Je vous rosserai.
MARTINE.
Infime!
SGANARELLE.
Je vous étrillerai.
MARTINE.
Traître, insolent, trompeur, lâche, coquin, pendard, gueux, bélître,
fripon, maraut, voleur!...
SGANARELLE. (_Il prend un bâton, et lui en donne._)
Ah! vous en voulez donc?
MARTINE.
Ah! ah! ah! ah!
SGANARELLE.
Voilà le vrai moyen de vous apaiser.

SCÈNE II
MONSIEUR ROBERT, SGANARELLE, MARTINE.

M. ROBERT.
Holà! holà! holà! Fi! Qu'est-ce ci? quelle infamie! Peste soit le
coquin, de battre ainsi sa femme!
MARTINE, _les mains sur les côtés, lui parle en le faisant reculer, et à
la fin lui donne un soufflet._
Et je veux qu'il me batte, moi.
M. ROBERT.
Ah! j'y consens de tout mon coeur.
MARTINE.
De quoi vous mêlez-vous?
M. ROBERT.
J'ai tort.
MARTINE.
Est-ce là votre affaire?
M. ROBERT.
Vous avez raison.
MARTINE.
Voyez un peu cet impertinent qui veut empêcher les maris de battre leurs
femmes!
M. ROBERT.
Je me rétracte.
MARTINE.
Qu'avez-vous à voir là-dessus?
M. ROBERT.
Rien.
MARTINE.
Est-ce à vous d'y mettre le nez?
M. ROBERT.
Non.
MARTINE.
Mêlez-vous de vos affaires.
M. ROBERT.
Je ne dis plus mot.
MARTINE.
Il me plaît d'être battue.
M. ROBERT.
D'accord.
MARTINE.
Ce n'est pas à vos dépens.
M. ROBERT.
Il est vrai.
MARTINE.
Et vous êtes un sot de venir vous fourrer où vous n'avez que faire.
M. ROBERT.
(_Il passe ensuite vers le mari, qui pareillement lui parle toujours en
le faisant reculer, le frappe avec le mime bâton et le met en fuite. Il
dit à la fin:_)
Compère, je vous demande pardon de tout mon coeur; faites, rossez, battez
comme il faut votre femme; je vous aiderai, si vous le voulez.
SGANARELLE.
Il ne me plaît pas, moi.
M. ROBERT.
Ah! c'est une autre chose.
SGANARELLE.
Je la veux battre si je le veux, et ne la veux pas battre si je le ne
veux pas.
M. ROBERT.
Fort bien.
SGANARELLE.
C'est ma femme, et non pas la vôtre.
M. ROBERT.
Sans doute.
SGANARELLE.
Vous n'avez rien à me commander.
M. ROBERT.
D'accord.
SGANARELLE.
Je n'ai que faire de votre aide.
M. ROBERT.
Très volontiers.
SGANARELLE.
Et vous êtes un impertinent de vous ingérer des affaires d'autrui.
Apprenez que Cicéron dit qu'entre l'arbre et le doigt il ne faut point
mettre l'écorce.[5]
(_Ensuite, il revient vers sa femme, et lui dit en lui pressant la
main:_)
O ça, faisons la paix nous deux. Touche là.
MARTINE.
Oui! après m'avoir ainsi battue.
SGANARELLE.
Cela n'est rien. Touche.
MARTINE.
Je ne veux pas.
SGANARELLE.
Hé?
MARTINE.
Non.
SGANARELLE.
Ma petite femme!
MARTINE.
Point.
SGANARELLE.
Allons, te dis-je.
MARTINE.
Je n'en ferai rien.
SGANARELLE.
Viens, viens, viens.
MARTINE.
Non, je veux être en colère.
SGANARELLE.
Fi! c'est une bagatelle; allons, allons.
MARTINE.
Laisse-moi là.
SGANARELLE.
Touche, te dis-je.
MARTINE.
Tu m'as trop maltraitée.
SGANARELLE.
Eh bien, va, je te demande pardon; mets là ta main.
MARTINE.
Je te pardonne; (_elle dit le reste bas_) mais tu le payeras.
SGANARELLE.
Tu es une folle de prendre garde à cela. Ce sont petites choses qui sont
de temps en temps nécessaires dans l'amitié; et cinq ou six coups de
bâton, entre gens qui s'aiment, ne font que ragaillardir l'affection.
Va, je m'en vais au bois, et je te promets aujourd'hui plus d'un cent de
fagots.

SCÈNE III

MARTINE, _seule_.
Va, quelque mine que je fasse, je n'oublie pas mon ressentiment, et je
brûle en moi-même de trouver les moyens de te punir des coups que tu me
donnes. Je sais bien qu'une femme a toujours dans les mains de quoi se
venger d'un mari; mais c'est une punition trop délicate pour mon
pendart. Je veux une vengeance qui se fasse un peu mieux sentir, et ce
n'est pas contentement pour l'injure que j'ai reçue.

SCÈNE IV
VALÈRE, LUCAS, MARTINE.

LUCAS.
Parguenne! j'avons pris là tous deux une gueble de commission; et je ne
sai pas, moi, ce que je pensons attraper.
VALÈRE.
Que veux-tu, mon pauvre nourricier? il faut bien obéir à notre maître;
et puis nous avons intérêt l'un et l'autre à la santé de sa fille, notre
maîtresse; et sans doute son mariage, différé par sa maladie, nous
vaudroit quelque récompense. Horace, qui est libéral, a bonne part aux
prétentions qu'on peut avoir sur sa personne, et, quoi-qu'elle ait fait
voir de l'amitié pour un certain Léandre, tu sais bien que son père n'a
jamais voulu consentir à le recevoir pour son gendre.
MARTINE, _rêvant à part elle_.
Ne puis-je point trouver quelque invention pour me venger?
LUCAS.
Mais quelle fantaisie s'est-il boutée là dans la tête, puisque les
médecins y avont tous pardu leur latin?
VALÈRE.
On trouve quelquefois, à force de chercher, ce qu'on ne trouve pas
d'abord; et souvent, en de simples lieux...
MARTINE.
Oui, il faut que je m'en venge à quelque prix que ce soit: ces coups de
bâton me reviennent au coeur, je ne les saurois digérer, et... (_Elle dit
tout ceci en rivant, de sorte que, ne prenant pas garde à ces deux
hommes, elle les heurte en se retournant, et leur dit_:) Ah! Messieurs!
je vous demande pardon, je ne vous voyois pas, et cherchois dans ma tête
quelque chose qui m'embarrasse.
VALÈRE.
Chacun a ses soins dans le monde, et nous cherchons aussi ce que nous
voudrions bien trouver.
MARTINE.
Seroit-ce quelque chose où je vous puisse aider?
VALÈRE.
Cela se pourroit faire; et nous tâchons de rencontrer quelque habile
homme, quelque médecin particulier, qui pût donner quelque soulagement à
la fille de notre maître, attaquée d'une maladie qui lui a ôté tout d'un
coup l'usage de la langue. Plusieurs médecins ont déjà épuisé toute leur
science après elle; mais on trouve parfois des gens avec des secrets
admirables, de certains remèdes particuliers, qui font le plus souvent
ce que les autres n'ont su faire, et c'est là ce que nous cherchons.
MARTINE. (_Elle dit ces premières lignes bas._)
Ah! que le Ciel m'inspire une admirable invention pour me venger de mon
pendart! (_Haut_.) Vous ne pouviez jamais vous mieux adresser pour
rencontrer ce que vous cherchez, et nous avons ici un homme, le plus
merveilleux homme du monde, pour les maladies désespérées.
VALÈRE.
Et, de grâce, où pouvons-nous le rencontrer?
MARTINE.
Vous le trouverez maintenant vers ce petit lieu que voilà, qui s'amuse à
couper du bois.
LUCAS.
Un médecin qui coupe du bois?
VALÈRE.
Qui s'amuse à cueillir des simples, voulez-vous dire?
MARTINE.
Non, c'est un homme extraordinaire, qui se plaît à cela, fantasque,
bizarre, quinteux, et que vous ne prendriez jamais pour ce qu'il est. Il
va vêtu d'une façon extravagante, affecte quelquefois de paroître
ignorant, tient sa science renfermée, et ne fuit rien tant tous les
jours que d'exercer les merveilleux talents qu'il a eus du Ciel pour la
médecine.
VALÈRE.
C'est une chose admirable, que tous les grands hommes ont toujours du
caprice, quelque petit grain de folie mêlé à leur science.[6]
MARTINE.
La folie de celui-ci est plus grande qu'on ne peut croire, car elle va
parfois jusqu'à vouloir être battu pour demeurer d'accord de sa
capacité; et je vous donne avis que vous n'en viendrez point à bout,
qu'il n'avouera jamais qu'il est médecin, s'il se le met en fantaisie,
que vous ne preniez chacun un bâton, et ne le réduisiez, à force de
coups, à vous confesser à la fin ce qu'il vous cachera d'abord. C'est
ainsi que nous en usons quand nous avons besoin de lui.
VALÈRE.
Voilà une étrange folie!
MARTINE.
Il est vrai; mais, après cela, vous verrez qu'il fait des merveilles.
VALÈRE.
Comment s'appelle-t-il?
MARTINE.
Il s'appelle Sganarelle; mais il est aisé à connoître: c'est un homme
qui a une large barbe noire, et qui porte une fraise, avec un habit
jaune et vert.[7]
LUCAS.
Un habit jaune et vart! C'est donc le médecin des paroquets?
VALÈRE.
Mais est-il bien vrai qu'il soit si habile que vous le dites?
MARTINE.
Comment! c'est un homme qui fait des miracles. Il y a six mois qu'une
femme fut abandonnée de tous les autres médecins: on la tenoit morte il
y avoit déjà six heures, et l'on se disposoit à l'ensevelir, lorsqu'on y
fit venir de force l'homme dont nous parlons. Il lui mit, l'ayant vue,
une petite goutte de je ne sais quoi dans la bouche, et dans le même
instant elle se leva de son lit et se mit aussitôt à se promener dans sa
chambre, comme si de rien n'eût été.
LUCAS.
Ah!
VALÈRE.
Il falloit que ce fût quelque goutte d'or potable.[8]
MARTINE.
Cela pourroit bien être. Il n'y a pas trois semaines encore qu'un jeune
enfant de douze ans tomba du haut du clocher en bas, et se brisa sur le
pavé la tête, les bras et les jambes. On n'y eut pas plus tôt amené
notre homme qu'il le frotta par tout le corps d'un certain onguent qu'il
sait faire, et l'enfant aussitôt se leva sur ses pieds et courut jouer à
la fossette.[9]
LUCAS.
Ah!
VALÈRE.
Il faut que cet homme-là ait la médecine universelle.
MARTINE.
Qui en doute?
LUCAS.
Testigué! velà justement l'homme qu'il nous faut; allons vite le
charcher.
VALÈRE.
Nous vous remercions du plaisir que vous nous faites.
MARTINE.
Mais souvenez-vous bien au moins de l'avertissement que je vous ai
donné.
LUCAS.
Hé! morguenne! laissez-nous faire; s'il ne tient qu'à battre, la vache
est à nous.[11]
VALÈRE.
Nous sommes bien heureux d'avoir fait cette rencontre, et j'en conçois,
pour moi, la meilleure espérance du monde.

SCÈNE V
SGANARELLE, VALÈRE, LUCAS.

SGANARELLE _entre sur le théâtre en chantant et tenant une bouteille_.
La! la! la!
VALÈRE.
J'entends quelqu'un qui chante et qui coupe du bois.
SGANARELLE.
La! la! la!... Ma foi, c'est assez travaillé pour un coup: prenons un
peu d'haleine. (_Il boit, et dit après avoir bu_:) Voilà du bois qui est
salé comme tous les diables.
Qu'ils sont doux,
Bouteille jolie,
Qu'ils sont doux
Vos petits glou-gloux!
Mais mon sort feroit bien des jaloux
Si vous étiez toujours remplie.
Ah! bouteille, ma mie,
Pourquoi vous videz-vous?
Allons, morbleu! il ne faut point engendrer de mélancolie.
VALÈRE.
Le voilà lui-même.
LUCAS.
Je pense que vous dites vrai, et que j'avons bouté le nez dessus.
VALÈRE.
Voyons de près.
SGANARELLE, _les apercevant, les regarde en se tournant vers l'un et
puis vers l'autre, tt, abaissant sa voix, dit_:
Ah! ma petite friponne, que je t'aime, mon petit bouchon!
...Mon sort... feroit... bien des... jaloux,
Si...
Que diable! à qui en veulent ces gens-là?
VALÈRE.
C'est lui assurément.
LUCAS.
Le velà tout craché comme on nous l'a défiguré.
SGANARELLE, _à part_.
(_Ici il pose sa bouteille à terre, et, Valère se baissant pour le
saluer, comme il croit que c'est à dessein de la prendre, il la met de
l'autre côté; ensuite de quoi, Lucas faisant la même chose, il la
reprend et la tient contre son estomac, avec divers gestes qui font un
grand jeu de théâtre._)
Ils consultent en me regardant; quel dessein auroient-ils?
VALÈRE.
Monsieur, n'est-ce pas vous qui vous appelez Sganarelle?
SGANARELLE.
Hé! quoi?
VALÈRE.
Je vous demande si ce n'est pas vous qui se nomme Sganarelle?
SGANARELLE, _se tournant vers Valère, puis vers Lucas_.
Oui et non, selon ce que vous lui voulez.
VALÈRE.
Nous ne voulons que lui faire toutes les civilités que nous pourrons.
SGANARELLE.
En ce cas, c'est moi qui se nomme Sganarelle.
VALÈRE.
Monsieur, nous sommes ravis de vous voir. On nous a adressés à vous pour
ce que nous cherchons, t nous venons implorer votre aide, dont nous
avons besoin.
SGANARELLE.
Si c'est quelque chose, Messieurs, qui dépende de mon petit négoce, je
suis tout prêt à vous rendre service.
VALÈRE.
Monsieur, c'est trop de grâce que vous nous faites. Mais, Monsieur,
couvrez-vous, s'il vous plaît, le soleil pourrait vous incommoder.
LUCAS.
Monsieu, boutez dessus.
SGANARELLE, _bas_.
Voici des gens bien pleins de cérémonie.
VALÈRE.
Monsieur, il ne faut pas trouver étrange que nous venions à vous: les
habiles gens sont toujours recherchés, et nous sommes instruits de votre
capacité.
SGANARELLE.
Il est vrai, Messieurs, que je suis le premier homme du monde pour faire
des fagots.
VALÈRE.
Ah! Monsieur!...
SGANARELLE.
Je n'y épargne aucune chose, et les fais d'une façon qu'il n'y a rien à
dire.
VALÈRE.
Monsieur, ce n'est pas cela dont il est question.
SGANARELLE.
Mais aussi je les vends cent dix sols le cent.
VALÈRE.
Ne parlons point de cela, s'il vous plaît.
SGANARELLE.
Je vous promets que je ne saurois les donner à moins.
VALÈRE.
Monsieur, nous savons les choses.
SGANARELLE.
Si vous savez les choses, vous savez que je les vends cela.
VALÈRE.
Monsieur, c'est se moquer que...
SGANARELLE.
Je ne me moque point, je n'en puis rien rabattre.
VALÈRE.
Parlons d'autre façon, de grâce.
SGANARELLE.
Vous en pourrez trouver autre part à moins: il y a fagots et fagots;[12]
mais pour ceux que je fais...
VALÈRE.
Hé! Monsieur, laissons là ce discours.
SGANARELLE.
Je vous jure que vous ne les auriez pas, s'il s'en falloit un
double.[13]
VALÈRE.
Hé! fi!
SGANARELLE.
Non, en conscience, vous en payerez cela. Je vous parle sincèrement, et
je ne suis pas homme à surfaire.
VALÈRE.
Faut-il, Monsieur, qu'une personne comme vous s'amuse à ces grossières
feintes, s'abaisse à parler de la sorte? qu'un homme si savant, un
fameux médecin, comme vous êtes, veuille se déguiser aux yeux du monde,
et tenir enterrés les beaux talents qu'il a?
SGANARELLE, _à part_.
Il est fou.
VALÈRE.
De grâce, Monsieur, ne dissimulez point avec nous.