Le Côté de Guermantes - Troisième partie - 05
déjà dans les portraits de cette famille que nous ont laissés le XVIe et
le XVIIe siècle. Mais comme je n'aimais plus la duchesse, sa
réincarnation en un jeune homme était sans attrait pour moi. Je lisais
le crochet que faisait le nez du duc de Châtellerault comme la signature
d'un peintre que j'aurais longtemps étudié, mais qui ne m'intéressait
plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le
malheur de mes phalanges qui n'en sortirent que meurtries, je les
laissai s'engager dans l'étau qu'était une poignée de mains à
l'allemande, accompagnée d'un sourire ironique ou bonhomme du prince de
Faffenheim, l'ami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms
propre à ce milieu, on appelait si universellement le prince Von, que
lui-même signait prince Von, ou, quand il écrivait à des intimes, Von.
Encore cette abréviation-là se comprenait-elle à la rigueur, à cause de
la longueur d'un nom composé. On se rendait moins compte des raisons qui
faisaient remplacer Elisabeth tantôt par Lili, tantôt par Bebeth, comme
dans un autre monde pullulaient les Kikim. On s'explique que des hommes,
cependant assez oisifs et frivoles en général, eussent adopté «Quiou»
pour ne pas perdre, en disant Montesquiou, leur temps. Mais on voit
moins ce qu'ils en gagnaient à prénommer un de leurs cousins Dinand au
lieu de Ferdinand. Il ne faudrait pas croire du reste que pour donner
des prénoms les Guermantes procédassent invariablement par la répétition
d'une syllabe. Ainsi deux soeurs, la comtesse de Montpeyroux et la
vicomtesse de Vélude, lesquelles étaient toutes d'une énorme grosseur,
ne s'entendaient jamais appeler, sans s'en fâcher le moins du monde et
sans que personne songeât à en sourire, tant l'habitude était ancienne,
que «Petite» et «Mignonne». Mme de Guermantes, qui adorait Mme de
Montpeyroux, eût, si celle-ci eût été gravement atteinte, demandé avec
des larmes à sa soeur: «On me dit que «Petite» est très mal.» Mme de
l'Éclin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient entièrement
les oreilles, on ne l'appelait jamais que «ventre affamé». Quelquefois
on se contentait d'ajouter un _a_ au nom ou au prénom du mari pour
désigner la femme. L'homme le plus avare, le plus sordide, le plus
inhumain du faubourg ayant pour prénom Raphaël, sa charmante, sa fleur
sortant aussi du rocher signait toujours Raphaëla; mais ce sont là
seulement simples échantillons de règles innombrables dont nous pourrons
toujours, si l'occasion s'en présente, expliquer quelques-unes. Ensuite
je demandai au duc de me présenter au prince d'Agrigente. «Comment, vous
ne connaissez pas cet excellent Gri-gri», s'écria M. de Guermantes, et
il dit mon nom à M. d'Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent cité
par Françoise, m'était toujours apparu comme une transparente verrerie,
sous laquelle je voyais, frappés au bord de la mer violette par les
rayons obliques d'un soleil d'or, les cubes roses d'une cité antique
dont je ne doutais pas que le prince--de passage à Paris par un bref
miracle--ne fût lui-même, aussi lumineusement sicilien et glorieusement
patiné, le souverain effectif. Hélas, le vulgaire hanneton auquel on me
présenta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde
désinvolture qu'il croyait élégante, était aussi indépendant de son nom
que d'une oeuvre d'art qu'il eût possédée, sans porter sur soi aucun
reflet d'elle, sans peut-être l'avoir jamais regardée. Le prince
d'Agrigente était si entièrement dépourvu de quoi que ce fût de princier
et qui pût faire penser à Agrigente, que c'en était à supposer que son
nom, entièrement distinct de lui, relié par rien à sa personne, avait eu
le pouvoir d'attirer à soit tout ce qu'il aurait pu y avoir de vague
poésie en cet homme comme chez tout autre, et de l'enfermer après cette
opération dans les syllabes enchantées. Si l'opération avait eu lieu,
elle avait été en tout cas bien faite, car il ne restait plus un atome
de charme à retirer de ce parent des Guermantes. De sorte qu'il se
trouvait à la fois le seul homme au monde qui fût prince d'Agrigente et
peut-être l'homme au monde qui l'était le moins. Il était d'ailleurs
fort heureux de l'être, mais comme un banquier est heureux d'avoir de
nombreuses actions d'une mine, sans se soucier d'ailleurs si cette mine
répond au joli nom de mine Ivanhoe et de mine Primerose, ou si elle
s'appelle seulement la mine Premier. Cependant, tandis que s'achevaient
les présentations si longues à raconter mais qui, commencées dès mon
entrée au salon, n'avaient duré que quelques instants, et que Mme de
Guermantes, d'un ton presque suppliant, me disait: «Je suis sûre que
Basin vous fatigue à vous mener ainsi de l'une à l'autre, nous voulons
que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous
fatiguer pour que vous reveniez souvent», le duc, d'un mouvement assez
gauche et timoré, donna (ce qu'il aurait bien voulu faire depuis une
heure remplie pour moi par la contemplation des Elstir) le signe qu'on
pouvait servir.
Il faut ajouter qu'un des invités manquait, M. de Grouchy, dont la
femme, née Guermantes, était venue seule de son côté, le mari devant
arriver directement de la chasse où il avait passé la journée. Ce M. de
Grouchy, descendant de celui du Premier Empire et duquel on a dit
faussement que son absence au début de Waterloo avait été la cause
principale de la défaite de Napoléon, était d'une excellente famille,
insuffisante pourtant aux yeux de certains entichés de noblesse. Ainsi
le prince de Guermantes, qui devait être bien des années plus tard moins
difficile pour lui-même, avait-il coutume de dire à ses nièces: «Quel
malheur pour cette pauvre Mme de Guermantes (la vicomtesse de
Guermantes, mère de Mme de Grouchy) qu'elle n'ait jamais pu marier ses
enfants.--Mais, mon oncle, l'aînée a épousé M. de Grouchy.--Je n'appelle
pas cela un mari! Enfin, on prétend que l'oncle François a demandé la
cadette, cela fera qu'elles ne seront pas toutes restées filles.»
Aussitôt l'ordre de servir donné, dans un vaste déclic giratoire,
multiple et simultané, les portes de la salle à manger s'ouvrirent à
deux battants; un maître d'hôtel qui avait l'air d'un maître des
cérémonies s'inclina devant la princesse de Parme et annonça la
nouvelle: «Madame est servie», d'un ton pareil à celui dont il aurait
dit: «Madame se meurt», mais qui ne jeta aucune tristesse dans
l'assemblée, car ce fut d'un air folâtre, et comme l'été à Robinson, que
les couples s'avancèrent l'un derrière l'autre vers la salle à manger,
se séparant quand ils avaient gagné leur place où des valets de pied
poussaient derrière eux leur chaise; la dernière, Mme de Guermantes
s'avança vers moi, pour que je la conduisisse à table et sans que
j'éprouvasse l'ombre de la timidité que j'aurais pu craindre, car, en
chasseresse à qui une grande adresse musculaire a rendu la grâce facile,
voyant sans doute que je m'étais mis du côté qu'il ne fallait pas, elle
pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur
le mien et le plus naturellement encadré dans un rythme de mouvements
précis et nobles. Je leur obéis avec d'autant plus d'aisance que les
Guermantes n'y attachaient pas plus d'importance qu'au savoir un vrai
savant, chez qui on est moins intimidé que chez un ignorant; d'autres
portes s'ouvrirent par où entra la soupe fumante, comme si le dîner
avait lieu dans un théâtre de pupazzi habilement machiné et où l'arrivée
tardive du jeune invité mettait, sur un signe du maître, tous les
rouages en action.
C'est timide et non majestueusement souverain qu'avait été ce signe du
duc, auquel avait répondu le déclanchement de cette vaste, ingénieuse,
obéissante et fastueuse horlogerie mécanique et humaine. L'indécision du
geste ne nuisit pas pour moi à l'effet du spectacle qui lui était
subordonné. Car je sentais que ce qui l'avait rendu hésitant et
embarrassé était la crainte de me laisser voir qu'on n'attendait que moi
pour dîner et qu'on m'avait attendu longtemps, de même que Mme de
Guermantes avait peur qu'ayant regardé tant de tableaux, on ne me
fatiguât et ne m'empêchât de prendre mes aises en me présentant à jet
continu. De sorte que c'était le manque de grandeur dans le geste qui
dégageait la grandeur véritable. De même que cette indifférence du duc à
son propre luxe, ses égards au contraire pour un hôte, insignifiant en
lui-même mais qu'il voulait honorer. Ce n'est pas que M. de Guermantes
ne fût par certains côtés fort ordinaire, et n'eût même des ridicules
d'homme trop riche, l'orgueil d'un parvenu qu'il n'était pas.
Mais de même qu'un fonctionnaire ou qu'un prêtre voient leur médiocre
talent multiplié à l'infini (comme une vague par toute la mer qui se
presse derrière elle) par ces forces auxquelles ils s'appuient,
l'administration française et l'église catholique, de même M. de
Guermantes était porté par cette autre force, la politesse
aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. Mme
de Guermantes n'eût pas reçu Mme de Cambremer ou M. de Forcheville. Mais
du moment que quelqu'un, comme c'était mon cas, paraissait susceptible
d'être agrégé au milieu Guermantes, cette politesse découvrait des
trésors de simplicité hospitalière plus magnifiques encore s'il est
possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles restés là.
Quand il voulait faire plaisir à quelqu'un, M. de Guermantes avait ainsi
pour faire de lui, ce jour-là, le personnage principal, un art qui
savait mettre à profit la circonstance et le lieu. Sans doute à
Guermantes ses «distinctions» et ses «grâces» eussent pris une autre
forme. Il eût fait atteler pour m'emmener faire seul avec lui une
promenade avant dîner. Telles qu'elles étaient, on se sentait touché par
ses façons comme on l'est, en lisant des Mémoires du temps, par celles
de Louis XIV quand il répond avec bonté, d'un air riant et avec une
demi-révérence, à quelqu'un qui vient le solliciter. Encore faut-il,
dans les deux cas, comprendre que cette politesse n'allait pas au delà
de ce que ce mot signifie.
Louis XIV (auquel les entichés de noblesse de son temps reprochent
pourtant son peu de souci de l'étiquette, si bien, dit Saint-Simon,
qu'il n'a été qu'un fort petit roi pour le rang en comparaison de
Philippe de Valois, Charles V, etc.) fait rédiger les instructions les
plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs
sachent à quels souverains ils doivent laisser la main. Dans certains
cas, devant l'impossibilité d'arriver à une entente, on préfère convenir
que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel souverain
étranger que dehors, en plein air, pour qu'il ne soit pas dit qu'en
entrant dans le château l'un a précédé l'autre; et l'Électeur palatin,
recevant le duc de Chevreuse à dîner, feint, pour ne pas lui laisser la
main, d'être malade et dîne avec lui mais couché, ce qui tranche la
difficulté. M. le Duc évitant les occasions de rendre le service à
Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son frère dont il est du reste
tendrement aimé, prend un prétexte pour faire monter son cousin à son
lever et le forcer à lui passer sa chemise. Mais dès qu'il s'agit d'un
sentiment profond, des choses du coeur, le devoir, si inflexible tant
qu'il s'agit de politesse, change entièrement. Quelques heures après la
mort de ce frère, une des personnes qu'il a le plus aimées, quand
Monsieur, selon l'expression du duc de Montfort, est «encore tout
chaud», Louis XIV chante des airs d'opéras, s'étonne que la duchesse de
Bourgogne, laquelle a peine à dissimuler sa douleur, ait l'air si
mélancolique, et voulant que la gaieté recommence aussitôt, pour que les
courtisans se décident à se remettre au jeu ordonne au duc de Bourgogne
de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions
mondaines et concentrées, mais dans le langage le plus involontaire,
dans les préoccupations, dans l'emploi du temps de M. de Guermantes, on
retrouvait le même contraste: les Guermantes n'éprouvaient pas plus de
chagrin que les autres mortels, on peut même dire que leur sensibilité
véritable était moindre; en revanche, on voyait tous les jours leur nom
dans les mondanités du _Gaulois_ à cause du nombre prodigieux
d'enterrements où ils eussent trouvé coupable de ne pas se faire
inscrire. Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons
couvertes de terre, les terrasses que purent connaître Xénophon ou saint
Paul, de même dans les manières de M. de Guermantes, homme attendrissant
de gentillesse et révoltant de dureté, esclave des plus petites
obligations et délié des pactes les plus sacrés, je retrouvais encore
intacte après plus de deux siècles écoulés cette déviation particulière
à la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de
conscience du domaine des affections et de la moralité aux questions de
pure forme.
L'autre raison de l'amabilité que me montra la princesse de Parme était
plus particulière. C'est qu'elle était persuadée d'avance que tout ce
qu'elle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, était
d'une qualité supérieure à tout ce qu'elle avait chez elle. Chez toutes
les autres personnes, elle agissait, il est vrai, comme s'il en avait
été ainsi; pour le plat le plus simple, pour les fleurs les plus
ordinaires, elle ne se contentait pas de s'extasier, elle demandait la
permission d'envoyer dès le lendemain chercher la recette ou regarder
l'espèce par son cuisinier ou son jardinier en chef, personnages à gros
appointements, ayant leur voiture à eux et surtout leurs prétentions
professionnelles, et qui se trouvaient fort humiliés de venir s'informer
d'un plat dédaigné ou prendre modèle sur une variété d'oeillets laquelle
n'était pas moitié aussi belle, aussi «panachée» de «chinages», aussi
grande quant aux dimensions des fleurs, que celles qu'ils avaient
obtenues depuis longtemps chez la princesse. Mais si de la part de
celle-ci, chez tout le monde, cet étonnement devant les moindres choses
était factice et destiné à montrer qu'elle ne tirait pas de la
supériorité de son rang et de ses richesses un orgueil défendu par ses
anciens précepteurs, dissimulé par sa mère et insupportable à Dieu, en
revanche, c'est en toute sincérité qu'elle regardait le salon de la
duchesse de Guermantes comme un lieu privilégié où elle ne pouvait
marcher que de surprises en délices. D'une façon générale d'ailleurs,
mais qui serait bien insuffisante à expliquer cet état d'esprit, les
Guermantes étaient assez différents du reste de la société
aristocratique, ils étaient plus précieux et plus rares. Ils m'avaient
donné au premier aspect l'impression contraire, je les avais trouvés
vulgaires, pareils à tous les hommes et à toutes les femmes, mais parce
que préalablement j'avais vu en eux, comme en Balbec, en Florence, en
Parme, des noms. Évidemment, dans ce salon, toutes les femmes que
j'avais imaginées comme des statuettes de Saxe ressemblaient tout de
même davantage à la grande majorité des femmes. Mais de même que Balbec
ou Florence, les Guermantes, après avoir déçu l'imagination parce qu'ils
ressemblaient plus à leurs pareils qu'à leur nom, pouvaient ensuite,
quoique à un moindre degré, offrir à l'intelligence certaines
particularités qui les distinguaient. Leur physique même, la couleur
d'un rose spécial, allant quelquefois jusqu'au violet, de leur chair,
une certaine blondeur quasi éclairante des cheveux délicats, même chez
les hommes, massés en touffes dorées et douces, moitié de lichens
pariétaires et de pelage félin (éclat lumineux à quoi correspondait un
certain brillant de l'intelligence, car, si l'on disait le teint et les
cheveux des Guermantes, on disait aussi l'esprit des Guermantes comme
l'esprit des Mortemart--une certaine qualité sociale plus fine dès avant
Louis XIV, et d'autant plus reconnue de tous qu'ils la promulguaient
eux-mêmes), tout cela faisait que, dans la matière même, si précieuse
fût-elle, de la société aristocratique où on les trouvait engainés ça et
là, les Guermantes restaient reconnaissables, faciles à discerner et à
suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et l'onyx, ou
plutôt encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de clarté
dont les crins dépeignés courent comme de flexibles rayons dans les
flancs de l'agate-mousse.
Les Guermantes--du moins ceux qui étaient dignes du nom--n'étaient pas
seulement d'une qualité de chair, de cheveu, de transparent regard,
exquise, mais avaient une manière de se tenir, de marcher, de saluer, de
regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils
étaient aussi différents en tout cela d'un homme du monde quelconque que
celui-ci d'un fermier en blouse. Et malgré leur amabilité on se disait:
n'ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu'ils le dissimulent, quand ils
nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies
par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l'hirondelle ou
l'inclinaison de la rose, de penser: ils sont d'une autre race que nous
et nous sommes, nous, les princes de la terre? Plus tard je compris que
les Guermantes me croyaient en effet d'une race autre, mais qui excitait
leur envie, parce que je possédais des mérites que j'ignorais et qu'ils
faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore
j'ai senti que cette profession de foi n'était qu'à demi sincère et que
chez eux le dédain ou l'étonnement coexistaient avec l'admiration et
l'envie. La flexibilité physique essentielle aux Guermantes était
double; grâce à l'une, toujours en action, à tout moment, et si par
exemple un Guermantes mâle allait saluer une dame, il obtenait une
silhouette de lui-même, faite de l'équilibre instable de mouvements
asymétriques et nerveusement compensés, une jambe traînant un peu soit
exprès, soit parce qu'ayant été souvent cassée à la chasse elle
imprimait au torse, pour rattraper l'autre jambe, une déviation à
laquelle la remontée d'une épaule faisait contrepoids, pendant que le
monocle s'installait dans l'oeil, haussait un sourcil au même moment où
le toupet des cheveux s'abaissait pour le salut; l'autre flexibilité,
comme la forme de la vague, du vent ou du sillage que garde à jamais la
coquille ou le bateau, s'était pour ainsi dire stylisée en une sorte de
mobilité fixée, incurvant le nez busqué qui sous les yeux bleus à fleur
de tête, au-dessus des lèvres trop minces, d'où sortait, chez les
femmes, une voix rauque, rappelait l'origine fabuleuse enseignée au XVIe
siècle par le bon vouloir de généalogistes parasites et hellénisants à
cette race, ancienne sans doute, mais pas au point qu'ils prétendaient
quand ils lui donnaient pour origine la fécondation mythologique d'une
nymphe par un divin Oiseau.
Les Guermantes n'étaient pas moins spéciaux au point de vue intellectuel
qu'au point de vue physique. Sauf le prince Gilbert (l'époux aux idées
surannées de «Marie Gilbert» et qui faisait asseoir sa femme à gauche
quand ils se promenaient en voiture parce qu'elle était de moins bon
sang, pourtant royal, que lui), mais il était une exception et faisait,
absent, l'objet des railleries de la famille et d'anecdotes toujours
nouvelles, les Guermantes, tout en vivant dans le pur «gratin» de
l'aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les
théories de la duchesse de Guermantes, laquelle à vrai dire à force
d'être Guermantes devenait dans une certaine mesure quelque chose
d'autre et de plus agréable, mettaient tellement au-dessus de tout
l'intelligence et étaient en politique si socialistes qu'on se demandait
où dans son hôtel se cachait le génie chargé d'assurer le maintien de la
vie aristocratique, et qui toujours invisible, mais évidemment tapi
tantôt dans l'antichambre, tantôt dans le salon, tantôt dans le cabinet
de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas
aux titres de lui dire «Madame la duchesse», à cette personne qui
n'aimait que la lecture et n'avait point de respect humain, d'aller
dîner chez sa belle-soeur quand sonnaient huit heures et de se
décolleter pour cela.
Le même génie de la famille présentait à Mme de Guermantes la situation
des duchesses, du moins des premières d'entre elles, et comme elle
multimillionnaires, le sacrifice à d'ennuyeux thés-dîners en ville,
raouts, d'heures où elle eût pu lire des choses intéressantes, comme des
nécessités désagréables analogues à la pluie, et que Mme de Guermantes
acceptait en exerçant sur elles sa verve frondeuse mais sans aller
jusqu'à rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux effet du
hasard que le maître d'hôtel de Mme de Guermantes dît toujours: «Madame
la duchesse» à cette femme qui ne croyait qu'à l'intelligence, ne
paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n'avait pensé à le prier
de lui dire «Madame» tout simplement. En poussant la bonne volonté
jusqu'à ses extrêmes limites, on eût pu croire que, distraite, elle
entendait seulement «Madame» et que l'appendice verbal qui y était
ajouté n'était pas perçu. Seulement, si elle faisait la sourde, elle
n'était pas muette. Or, chaque fois qu'elle avait une commission à
donner à son mari, elle disait au maître d'hôtel: «Vous rappellerez à
Monsieur le duc...»
Le génie de la famille avait d'ailleurs d'autres occupations, par
exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus
particulièrement intelligents, des Guermantes plus particulièrement
moraux, et ce n'étaient pas d'habitude les mêmes. Mais les
premiers--même un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu
et était le plus délicieux de tous, ouvert à toutes les idées neuves et
justes--traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la
même façon que Mme de Villeparisis, dans les moments où le génie de la
famille s'exprimait par la bouche de la vieille dame. Dans des moments
identiques on voyait tout d'un coup les Guermantes prendre un ton
presque aussi vieillot, aussi bonhomme, et à cause de leur charme plus
grand, plus attendrissant que celui de la marquise pour dire d'une
domestique: «On sent qu'elle a un bon fond, c'est une fille qui n'est
pas commune, elle doit être la fille de gens bien, elle est certainement
restée toujours dans le droit chemin.» A ces moments-là le génie de la
famille se faisait intonation. Mais parfois il était aussi tournure, air
de visage, le même chez la duchesse que chez son grand-père le maréchal,
une sorte d'insaisissable convulsion (pareille à celle du Serpent, génie
carthaginois de la famille Barca), et par quoi j'avais été plusieurs
fois saisi d'un battement de coeur, dans mes promenades matinales, quand,
avant d'avoir reconnu Mme de Guermantes, je me sentais regardé par elle
du fond d'une petite crémerie. Ce génie était intervenu dans une
circonstance qui avait été loin d'être indifférente non seulement aux
Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et,
quoique d'aussi bon sang que les Guermantes, tout l'opposé d'eux (c'est
même par sa grand'mère Courvoisier que les Guermantes expliquaient le
parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et
noblesse comme si c'était la seule chose qui importât). Non seulement
les Courvoisier n'assignaient pas à l'intelligence le même rang que les
Guermantes, mais ils ne possédaient pas d'elle la même idée. Pour un
Guermantes (fût-il bête), être intelligent, c'était avoir la dent dure,
être capable de dire des méchancetés, d'emporter le morceau, c'était
aussi pouvoir vous tenir tête aussi bien sur la peinture, sur la
musique, sur l'architecture, parler anglais. Les Courvoisier se
faisaient de l'intelligence une idée moins favorable et, pour peu qu'on
ne fût pas de leur monde, être intelligent n'était pas loin de signifier
«avoir probablement assassiné père et mère». Pour eux l'intelligence
était l'espèce de «pince monseigneur» grâce à laquelle des gens qu'on ne
connaissait ni d'Ève ni d'Adam forçaient les portes des salons les plus
respectés, et on savait chez les Courvoisier qu'il finissait toujours
par vous en cuire d'avoir reçu de telles «espèces». Aux insignifiantes
assertions des gens intelligents qui n'étaient pas du monde, les
Courvoisier opposaient une méfiance systématique. Quelqu'un ayant dit
une fois: «Mais Swann est plus jeune que Palamède.--Du moins il vous le
dit; et s'il vous le dit soyez sûr que c'est qu'il y trouve son
intérêt», avait répondu Mme de Gallardon. Bien plus, comme on disait de
deux étrangères très élégantes que les Guermantes recevaient, qu'on
avait fait passer d'abord celle-ci puisqu'elle était l'aînée: «Mais
est-elle même l'aînée?» avait demandé Mme de Gallardon, non pas
positivement comme si ce genre de personnes n'avaient pas d'âge, mais
comme si, vraisemblablement dénuées d'état civil et religieux, de
traditions certaines, elles fussent plus ou moins jeunes comme les
petites chattes d'une même corbeille entre lesquelles un vétérinaire
seul pourrait se reconnaître. Les Courvoisier, mieux que les Guermantes,
maintenaient d'ailleurs en un sens l'intégrité de la noblesse à la fois
grâce à l'étroitesse de leur esprit et à la méchanceté de leur coeur. De
même que les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles royales et de
quelques autres comme les de Ligne, les La Trémoille, etc., tout le
reste se confondait dans un vague fretin) étaient insolents avec des
gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes, précisément
parce qu'ils ne faisaient pas attention à ces mérites de second ordre
dont s'occupaient énormément les Courvoisier, le manque de ces mérites
leur importait peu. Certaines femmes qui n'avaient pas un rang très
élevé dans leur province mais brillamment mariées, riches, jolies,
aimées des duchesses, étaient pour Paris, où l'on est peu au courant des
«père et mère», un excellent et élégant article d'importation. Il
pouvait arriver, quoique rarement, que de telles femmes fussent, par le
canal de la princesse de Parme, ou en vertu de leur agrément propre,
reçues chez certaines Guermantes. Mais, à leur égard, l'indignation des
Courvoisier ne désarmait jamais. Rencontrer entre cinq et six, chez leur
cousine, des gens avec les parents de qui leurs parents n'aimaient pas à
frayer dans le Perche, devenait pour eux un motif de rage croissante et
un thème d'inépuisables déclamations. Dès le moment, par exemple, où la
charmante comtesse G... entrait chez les Guermantes, le visage de Mme de
Villebon prenait exactement l'expression qu'il eût dû prendre si elle
avait eu à réciter le vers:
_Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là._
vers qui lui était du reste inconnu. Cette Courvoisier avait avalé
presque tous les lundis un éclair chargé de crème à quelques pas de la
comtesse G..., mais sans résultat. Et Mme de Villebon confessait en
cachette qu'elle ne pouvait concevoir comment sa cousine Guermantes
recevait une femme qui n'était même pas de la deuxième société, à
Châteaudun. «Ce n'est vraiment pas la peine que ma cousine soit si
difficile sur ses relations, c'est à se moquer du monde», concluait Mme
de Villebon avec une autre expression de visage, celle-là souriante et
narquoise dans le désespoir, sur laquelle un petit jeu de devinettes eût
plutôt mis un autre vers que la comtesse ne connaissait naturellement
pas davantage:
_Grâce aux dieux mon malheur passe mon espérance_.
Au reste, anticipons sur les événements en disant que la «persévérance»,
rime d'espérance dans le vers suivant, de Mme de Villebon à snober Mme
G... ne fut pas tout à fait inutile. Aux yeux de Mme G... elle doua Mme
de Villebon d'un prestige tel, d'ailleurs purement imaginaire, que,
quand la fille de Mme G..., qui était la plus jolie et la plus riche des
bals de l'époque, fut à marier, on s'étonna de lui voir refuser tous les
ducs. C'est que sa mère, se souvenant des avanies hebdomadaires qu'elle
avait essuyées rue de Grenelle en souvenir de Châteaudun, ne souhaitait
véritablement qu'un mari pour sa fille: un fils Villebon.
Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient
était dans l'art, infiniment varié d'ailleurs, de marquer les distances.
Les manières des Guermantes n'étaient pas entièrement uniformes chez
tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l'étaient
vraiment, quand on vous présentait à eux, procédaient à une sorte de
cérémonie, à peu près comme si le fait qu'ils vous eussent tendu la main
le XVIIe siècle. Mais comme je n'aimais plus la duchesse, sa
réincarnation en un jeune homme était sans attrait pour moi. Je lisais
le crochet que faisait le nez du duc de Châtellerault comme la signature
d'un peintre que j'aurais longtemps étudié, mais qui ne m'intéressait
plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le
malheur de mes phalanges qui n'en sortirent que meurtries, je les
laissai s'engager dans l'étau qu'était une poignée de mains à
l'allemande, accompagnée d'un sourire ironique ou bonhomme du prince de
Faffenheim, l'ami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms
propre à ce milieu, on appelait si universellement le prince Von, que
lui-même signait prince Von, ou, quand il écrivait à des intimes, Von.
Encore cette abréviation-là se comprenait-elle à la rigueur, à cause de
la longueur d'un nom composé. On se rendait moins compte des raisons qui
faisaient remplacer Elisabeth tantôt par Lili, tantôt par Bebeth, comme
dans un autre monde pullulaient les Kikim. On s'explique que des hommes,
cependant assez oisifs et frivoles en général, eussent adopté «Quiou»
pour ne pas perdre, en disant Montesquiou, leur temps. Mais on voit
moins ce qu'ils en gagnaient à prénommer un de leurs cousins Dinand au
lieu de Ferdinand. Il ne faudrait pas croire du reste que pour donner
des prénoms les Guermantes procédassent invariablement par la répétition
d'une syllabe. Ainsi deux soeurs, la comtesse de Montpeyroux et la
vicomtesse de Vélude, lesquelles étaient toutes d'une énorme grosseur,
ne s'entendaient jamais appeler, sans s'en fâcher le moins du monde et
sans que personne songeât à en sourire, tant l'habitude était ancienne,
que «Petite» et «Mignonne». Mme de Guermantes, qui adorait Mme de
Montpeyroux, eût, si celle-ci eût été gravement atteinte, demandé avec
des larmes à sa soeur: «On me dit que «Petite» est très mal.» Mme de
l'Éclin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient entièrement
les oreilles, on ne l'appelait jamais que «ventre affamé». Quelquefois
on se contentait d'ajouter un _a_ au nom ou au prénom du mari pour
désigner la femme. L'homme le plus avare, le plus sordide, le plus
inhumain du faubourg ayant pour prénom Raphaël, sa charmante, sa fleur
sortant aussi du rocher signait toujours Raphaëla; mais ce sont là
seulement simples échantillons de règles innombrables dont nous pourrons
toujours, si l'occasion s'en présente, expliquer quelques-unes. Ensuite
je demandai au duc de me présenter au prince d'Agrigente. «Comment, vous
ne connaissez pas cet excellent Gri-gri», s'écria M. de Guermantes, et
il dit mon nom à M. d'Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent cité
par Françoise, m'était toujours apparu comme une transparente verrerie,
sous laquelle je voyais, frappés au bord de la mer violette par les
rayons obliques d'un soleil d'or, les cubes roses d'une cité antique
dont je ne doutais pas que le prince--de passage à Paris par un bref
miracle--ne fût lui-même, aussi lumineusement sicilien et glorieusement
patiné, le souverain effectif. Hélas, le vulgaire hanneton auquel on me
présenta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde
désinvolture qu'il croyait élégante, était aussi indépendant de son nom
que d'une oeuvre d'art qu'il eût possédée, sans porter sur soi aucun
reflet d'elle, sans peut-être l'avoir jamais regardée. Le prince
d'Agrigente était si entièrement dépourvu de quoi que ce fût de princier
et qui pût faire penser à Agrigente, que c'en était à supposer que son
nom, entièrement distinct de lui, relié par rien à sa personne, avait eu
le pouvoir d'attirer à soit tout ce qu'il aurait pu y avoir de vague
poésie en cet homme comme chez tout autre, et de l'enfermer après cette
opération dans les syllabes enchantées. Si l'opération avait eu lieu,
elle avait été en tout cas bien faite, car il ne restait plus un atome
de charme à retirer de ce parent des Guermantes. De sorte qu'il se
trouvait à la fois le seul homme au monde qui fût prince d'Agrigente et
peut-être l'homme au monde qui l'était le moins. Il était d'ailleurs
fort heureux de l'être, mais comme un banquier est heureux d'avoir de
nombreuses actions d'une mine, sans se soucier d'ailleurs si cette mine
répond au joli nom de mine Ivanhoe et de mine Primerose, ou si elle
s'appelle seulement la mine Premier. Cependant, tandis que s'achevaient
les présentations si longues à raconter mais qui, commencées dès mon
entrée au salon, n'avaient duré que quelques instants, et que Mme de
Guermantes, d'un ton presque suppliant, me disait: «Je suis sûre que
Basin vous fatigue à vous mener ainsi de l'une à l'autre, nous voulons
que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous
fatiguer pour que vous reveniez souvent», le duc, d'un mouvement assez
gauche et timoré, donna (ce qu'il aurait bien voulu faire depuis une
heure remplie pour moi par la contemplation des Elstir) le signe qu'on
pouvait servir.
Il faut ajouter qu'un des invités manquait, M. de Grouchy, dont la
femme, née Guermantes, était venue seule de son côté, le mari devant
arriver directement de la chasse où il avait passé la journée. Ce M. de
Grouchy, descendant de celui du Premier Empire et duquel on a dit
faussement que son absence au début de Waterloo avait été la cause
principale de la défaite de Napoléon, était d'une excellente famille,
insuffisante pourtant aux yeux de certains entichés de noblesse. Ainsi
le prince de Guermantes, qui devait être bien des années plus tard moins
difficile pour lui-même, avait-il coutume de dire à ses nièces: «Quel
malheur pour cette pauvre Mme de Guermantes (la vicomtesse de
Guermantes, mère de Mme de Grouchy) qu'elle n'ait jamais pu marier ses
enfants.--Mais, mon oncle, l'aînée a épousé M. de Grouchy.--Je n'appelle
pas cela un mari! Enfin, on prétend que l'oncle François a demandé la
cadette, cela fera qu'elles ne seront pas toutes restées filles.»
Aussitôt l'ordre de servir donné, dans un vaste déclic giratoire,
multiple et simultané, les portes de la salle à manger s'ouvrirent à
deux battants; un maître d'hôtel qui avait l'air d'un maître des
cérémonies s'inclina devant la princesse de Parme et annonça la
nouvelle: «Madame est servie», d'un ton pareil à celui dont il aurait
dit: «Madame se meurt», mais qui ne jeta aucune tristesse dans
l'assemblée, car ce fut d'un air folâtre, et comme l'été à Robinson, que
les couples s'avancèrent l'un derrière l'autre vers la salle à manger,
se séparant quand ils avaient gagné leur place où des valets de pied
poussaient derrière eux leur chaise; la dernière, Mme de Guermantes
s'avança vers moi, pour que je la conduisisse à table et sans que
j'éprouvasse l'ombre de la timidité que j'aurais pu craindre, car, en
chasseresse à qui une grande adresse musculaire a rendu la grâce facile,
voyant sans doute que je m'étais mis du côté qu'il ne fallait pas, elle
pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur
le mien et le plus naturellement encadré dans un rythme de mouvements
précis et nobles. Je leur obéis avec d'autant plus d'aisance que les
Guermantes n'y attachaient pas plus d'importance qu'au savoir un vrai
savant, chez qui on est moins intimidé que chez un ignorant; d'autres
portes s'ouvrirent par où entra la soupe fumante, comme si le dîner
avait lieu dans un théâtre de pupazzi habilement machiné et où l'arrivée
tardive du jeune invité mettait, sur un signe du maître, tous les
rouages en action.
C'est timide et non majestueusement souverain qu'avait été ce signe du
duc, auquel avait répondu le déclanchement de cette vaste, ingénieuse,
obéissante et fastueuse horlogerie mécanique et humaine. L'indécision du
geste ne nuisit pas pour moi à l'effet du spectacle qui lui était
subordonné. Car je sentais que ce qui l'avait rendu hésitant et
embarrassé était la crainte de me laisser voir qu'on n'attendait que moi
pour dîner et qu'on m'avait attendu longtemps, de même que Mme de
Guermantes avait peur qu'ayant regardé tant de tableaux, on ne me
fatiguât et ne m'empêchât de prendre mes aises en me présentant à jet
continu. De sorte que c'était le manque de grandeur dans le geste qui
dégageait la grandeur véritable. De même que cette indifférence du duc à
son propre luxe, ses égards au contraire pour un hôte, insignifiant en
lui-même mais qu'il voulait honorer. Ce n'est pas que M. de Guermantes
ne fût par certains côtés fort ordinaire, et n'eût même des ridicules
d'homme trop riche, l'orgueil d'un parvenu qu'il n'était pas.
Mais de même qu'un fonctionnaire ou qu'un prêtre voient leur médiocre
talent multiplié à l'infini (comme une vague par toute la mer qui se
presse derrière elle) par ces forces auxquelles ils s'appuient,
l'administration française et l'église catholique, de même M. de
Guermantes était porté par cette autre force, la politesse
aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. Mme
de Guermantes n'eût pas reçu Mme de Cambremer ou M. de Forcheville. Mais
du moment que quelqu'un, comme c'était mon cas, paraissait susceptible
d'être agrégé au milieu Guermantes, cette politesse découvrait des
trésors de simplicité hospitalière plus magnifiques encore s'il est
possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles restés là.
Quand il voulait faire plaisir à quelqu'un, M. de Guermantes avait ainsi
pour faire de lui, ce jour-là, le personnage principal, un art qui
savait mettre à profit la circonstance et le lieu. Sans doute à
Guermantes ses «distinctions» et ses «grâces» eussent pris une autre
forme. Il eût fait atteler pour m'emmener faire seul avec lui une
promenade avant dîner. Telles qu'elles étaient, on se sentait touché par
ses façons comme on l'est, en lisant des Mémoires du temps, par celles
de Louis XIV quand il répond avec bonté, d'un air riant et avec une
demi-révérence, à quelqu'un qui vient le solliciter. Encore faut-il,
dans les deux cas, comprendre que cette politesse n'allait pas au delà
de ce que ce mot signifie.
Louis XIV (auquel les entichés de noblesse de son temps reprochent
pourtant son peu de souci de l'étiquette, si bien, dit Saint-Simon,
qu'il n'a été qu'un fort petit roi pour le rang en comparaison de
Philippe de Valois, Charles V, etc.) fait rédiger les instructions les
plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs
sachent à quels souverains ils doivent laisser la main. Dans certains
cas, devant l'impossibilité d'arriver à une entente, on préfère convenir
que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel souverain
étranger que dehors, en plein air, pour qu'il ne soit pas dit qu'en
entrant dans le château l'un a précédé l'autre; et l'Électeur palatin,
recevant le duc de Chevreuse à dîner, feint, pour ne pas lui laisser la
main, d'être malade et dîne avec lui mais couché, ce qui tranche la
difficulté. M. le Duc évitant les occasions de rendre le service à
Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son frère dont il est du reste
tendrement aimé, prend un prétexte pour faire monter son cousin à son
lever et le forcer à lui passer sa chemise. Mais dès qu'il s'agit d'un
sentiment profond, des choses du coeur, le devoir, si inflexible tant
qu'il s'agit de politesse, change entièrement. Quelques heures après la
mort de ce frère, une des personnes qu'il a le plus aimées, quand
Monsieur, selon l'expression du duc de Montfort, est «encore tout
chaud», Louis XIV chante des airs d'opéras, s'étonne que la duchesse de
Bourgogne, laquelle a peine à dissimuler sa douleur, ait l'air si
mélancolique, et voulant que la gaieté recommence aussitôt, pour que les
courtisans se décident à se remettre au jeu ordonne au duc de Bourgogne
de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions
mondaines et concentrées, mais dans le langage le plus involontaire,
dans les préoccupations, dans l'emploi du temps de M. de Guermantes, on
retrouvait le même contraste: les Guermantes n'éprouvaient pas plus de
chagrin que les autres mortels, on peut même dire que leur sensibilité
véritable était moindre; en revanche, on voyait tous les jours leur nom
dans les mondanités du _Gaulois_ à cause du nombre prodigieux
d'enterrements où ils eussent trouvé coupable de ne pas se faire
inscrire. Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons
couvertes de terre, les terrasses que purent connaître Xénophon ou saint
Paul, de même dans les manières de M. de Guermantes, homme attendrissant
de gentillesse et révoltant de dureté, esclave des plus petites
obligations et délié des pactes les plus sacrés, je retrouvais encore
intacte après plus de deux siècles écoulés cette déviation particulière
à la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de
conscience du domaine des affections et de la moralité aux questions de
pure forme.
L'autre raison de l'amabilité que me montra la princesse de Parme était
plus particulière. C'est qu'elle était persuadée d'avance que tout ce
qu'elle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, était
d'une qualité supérieure à tout ce qu'elle avait chez elle. Chez toutes
les autres personnes, elle agissait, il est vrai, comme s'il en avait
été ainsi; pour le plat le plus simple, pour les fleurs les plus
ordinaires, elle ne se contentait pas de s'extasier, elle demandait la
permission d'envoyer dès le lendemain chercher la recette ou regarder
l'espèce par son cuisinier ou son jardinier en chef, personnages à gros
appointements, ayant leur voiture à eux et surtout leurs prétentions
professionnelles, et qui se trouvaient fort humiliés de venir s'informer
d'un plat dédaigné ou prendre modèle sur une variété d'oeillets laquelle
n'était pas moitié aussi belle, aussi «panachée» de «chinages», aussi
grande quant aux dimensions des fleurs, que celles qu'ils avaient
obtenues depuis longtemps chez la princesse. Mais si de la part de
celle-ci, chez tout le monde, cet étonnement devant les moindres choses
était factice et destiné à montrer qu'elle ne tirait pas de la
supériorité de son rang et de ses richesses un orgueil défendu par ses
anciens précepteurs, dissimulé par sa mère et insupportable à Dieu, en
revanche, c'est en toute sincérité qu'elle regardait le salon de la
duchesse de Guermantes comme un lieu privilégié où elle ne pouvait
marcher que de surprises en délices. D'une façon générale d'ailleurs,
mais qui serait bien insuffisante à expliquer cet état d'esprit, les
Guermantes étaient assez différents du reste de la société
aristocratique, ils étaient plus précieux et plus rares. Ils m'avaient
donné au premier aspect l'impression contraire, je les avais trouvés
vulgaires, pareils à tous les hommes et à toutes les femmes, mais parce
que préalablement j'avais vu en eux, comme en Balbec, en Florence, en
Parme, des noms. Évidemment, dans ce salon, toutes les femmes que
j'avais imaginées comme des statuettes de Saxe ressemblaient tout de
même davantage à la grande majorité des femmes. Mais de même que Balbec
ou Florence, les Guermantes, après avoir déçu l'imagination parce qu'ils
ressemblaient plus à leurs pareils qu'à leur nom, pouvaient ensuite,
quoique à un moindre degré, offrir à l'intelligence certaines
particularités qui les distinguaient. Leur physique même, la couleur
d'un rose spécial, allant quelquefois jusqu'au violet, de leur chair,
une certaine blondeur quasi éclairante des cheveux délicats, même chez
les hommes, massés en touffes dorées et douces, moitié de lichens
pariétaires et de pelage félin (éclat lumineux à quoi correspondait un
certain brillant de l'intelligence, car, si l'on disait le teint et les
cheveux des Guermantes, on disait aussi l'esprit des Guermantes comme
l'esprit des Mortemart--une certaine qualité sociale plus fine dès avant
Louis XIV, et d'autant plus reconnue de tous qu'ils la promulguaient
eux-mêmes), tout cela faisait que, dans la matière même, si précieuse
fût-elle, de la société aristocratique où on les trouvait engainés ça et
là, les Guermantes restaient reconnaissables, faciles à discerner et à
suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et l'onyx, ou
plutôt encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de clarté
dont les crins dépeignés courent comme de flexibles rayons dans les
flancs de l'agate-mousse.
Les Guermantes--du moins ceux qui étaient dignes du nom--n'étaient pas
seulement d'une qualité de chair, de cheveu, de transparent regard,
exquise, mais avaient une manière de se tenir, de marcher, de saluer, de
regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils
étaient aussi différents en tout cela d'un homme du monde quelconque que
celui-ci d'un fermier en blouse. Et malgré leur amabilité on se disait:
n'ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu'ils le dissimulent, quand ils
nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies
par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l'hirondelle ou
l'inclinaison de la rose, de penser: ils sont d'une autre race que nous
et nous sommes, nous, les princes de la terre? Plus tard je compris que
les Guermantes me croyaient en effet d'une race autre, mais qui excitait
leur envie, parce que je possédais des mérites que j'ignorais et qu'ils
faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore
j'ai senti que cette profession de foi n'était qu'à demi sincère et que
chez eux le dédain ou l'étonnement coexistaient avec l'admiration et
l'envie. La flexibilité physique essentielle aux Guermantes était
double; grâce à l'une, toujours en action, à tout moment, et si par
exemple un Guermantes mâle allait saluer une dame, il obtenait une
silhouette de lui-même, faite de l'équilibre instable de mouvements
asymétriques et nerveusement compensés, une jambe traînant un peu soit
exprès, soit parce qu'ayant été souvent cassée à la chasse elle
imprimait au torse, pour rattraper l'autre jambe, une déviation à
laquelle la remontée d'une épaule faisait contrepoids, pendant que le
monocle s'installait dans l'oeil, haussait un sourcil au même moment où
le toupet des cheveux s'abaissait pour le salut; l'autre flexibilité,
comme la forme de la vague, du vent ou du sillage que garde à jamais la
coquille ou le bateau, s'était pour ainsi dire stylisée en une sorte de
mobilité fixée, incurvant le nez busqué qui sous les yeux bleus à fleur
de tête, au-dessus des lèvres trop minces, d'où sortait, chez les
femmes, une voix rauque, rappelait l'origine fabuleuse enseignée au XVIe
siècle par le bon vouloir de généalogistes parasites et hellénisants à
cette race, ancienne sans doute, mais pas au point qu'ils prétendaient
quand ils lui donnaient pour origine la fécondation mythologique d'une
nymphe par un divin Oiseau.
Les Guermantes n'étaient pas moins spéciaux au point de vue intellectuel
qu'au point de vue physique. Sauf le prince Gilbert (l'époux aux idées
surannées de «Marie Gilbert» et qui faisait asseoir sa femme à gauche
quand ils se promenaient en voiture parce qu'elle était de moins bon
sang, pourtant royal, que lui), mais il était une exception et faisait,
absent, l'objet des railleries de la famille et d'anecdotes toujours
nouvelles, les Guermantes, tout en vivant dans le pur «gratin» de
l'aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les
théories de la duchesse de Guermantes, laquelle à vrai dire à force
d'être Guermantes devenait dans une certaine mesure quelque chose
d'autre et de plus agréable, mettaient tellement au-dessus de tout
l'intelligence et étaient en politique si socialistes qu'on se demandait
où dans son hôtel se cachait le génie chargé d'assurer le maintien de la
vie aristocratique, et qui toujours invisible, mais évidemment tapi
tantôt dans l'antichambre, tantôt dans le salon, tantôt dans le cabinet
de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas
aux titres de lui dire «Madame la duchesse», à cette personne qui
n'aimait que la lecture et n'avait point de respect humain, d'aller
dîner chez sa belle-soeur quand sonnaient huit heures et de se
décolleter pour cela.
Le même génie de la famille présentait à Mme de Guermantes la situation
des duchesses, du moins des premières d'entre elles, et comme elle
multimillionnaires, le sacrifice à d'ennuyeux thés-dîners en ville,
raouts, d'heures où elle eût pu lire des choses intéressantes, comme des
nécessités désagréables analogues à la pluie, et que Mme de Guermantes
acceptait en exerçant sur elles sa verve frondeuse mais sans aller
jusqu'à rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux effet du
hasard que le maître d'hôtel de Mme de Guermantes dît toujours: «Madame
la duchesse» à cette femme qui ne croyait qu'à l'intelligence, ne
paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n'avait pensé à le prier
de lui dire «Madame» tout simplement. En poussant la bonne volonté
jusqu'à ses extrêmes limites, on eût pu croire que, distraite, elle
entendait seulement «Madame» et que l'appendice verbal qui y était
ajouté n'était pas perçu. Seulement, si elle faisait la sourde, elle
n'était pas muette. Or, chaque fois qu'elle avait une commission à
donner à son mari, elle disait au maître d'hôtel: «Vous rappellerez à
Monsieur le duc...»
Le génie de la famille avait d'ailleurs d'autres occupations, par
exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus
particulièrement intelligents, des Guermantes plus particulièrement
moraux, et ce n'étaient pas d'habitude les mêmes. Mais les
premiers--même un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu
et était le plus délicieux de tous, ouvert à toutes les idées neuves et
justes--traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la
même façon que Mme de Villeparisis, dans les moments où le génie de la
famille s'exprimait par la bouche de la vieille dame. Dans des moments
identiques on voyait tout d'un coup les Guermantes prendre un ton
presque aussi vieillot, aussi bonhomme, et à cause de leur charme plus
grand, plus attendrissant que celui de la marquise pour dire d'une
domestique: «On sent qu'elle a un bon fond, c'est une fille qui n'est
pas commune, elle doit être la fille de gens bien, elle est certainement
restée toujours dans le droit chemin.» A ces moments-là le génie de la
famille se faisait intonation. Mais parfois il était aussi tournure, air
de visage, le même chez la duchesse que chez son grand-père le maréchal,
une sorte d'insaisissable convulsion (pareille à celle du Serpent, génie
carthaginois de la famille Barca), et par quoi j'avais été plusieurs
fois saisi d'un battement de coeur, dans mes promenades matinales, quand,
avant d'avoir reconnu Mme de Guermantes, je me sentais regardé par elle
du fond d'une petite crémerie. Ce génie était intervenu dans une
circonstance qui avait été loin d'être indifférente non seulement aux
Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et,
quoique d'aussi bon sang que les Guermantes, tout l'opposé d'eux (c'est
même par sa grand'mère Courvoisier que les Guermantes expliquaient le
parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et
noblesse comme si c'était la seule chose qui importât). Non seulement
les Courvoisier n'assignaient pas à l'intelligence le même rang que les
Guermantes, mais ils ne possédaient pas d'elle la même idée. Pour un
Guermantes (fût-il bête), être intelligent, c'était avoir la dent dure,
être capable de dire des méchancetés, d'emporter le morceau, c'était
aussi pouvoir vous tenir tête aussi bien sur la peinture, sur la
musique, sur l'architecture, parler anglais. Les Courvoisier se
faisaient de l'intelligence une idée moins favorable et, pour peu qu'on
ne fût pas de leur monde, être intelligent n'était pas loin de signifier
«avoir probablement assassiné père et mère». Pour eux l'intelligence
était l'espèce de «pince monseigneur» grâce à laquelle des gens qu'on ne
connaissait ni d'Ève ni d'Adam forçaient les portes des salons les plus
respectés, et on savait chez les Courvoisier qu'il finissait toujours
par vous en cuire d'avoir reçu de telles «espèces». Aux insignifiantes
assertions des gens intelligents qui n'étaient pas du monde, les
Courvoisier opposaient une méfiance systématique. Quelqu'un ayant dit
une fois: «Mais Swann est plus jeune que Palamède.--Du moins il vous le
dit; et s'il vous le dit soyez sûr que c'est qu'il y trouve son
intérêt», avait répondu Mme de Gallardon. Bien plus, comme on disait de
deux étrangères très élégantes que les Guermantes recevaient, qu'on
avait fait passer d'abord celle-ci puisqu'elle était l'aînée: «Mais
est-elle même l'aînée?» avait demandé Mme de Gallardon, non pas
positivement comme si ce genre de personnes n'avaient pas d'âge, mais
comme si, vraisemblablement dénuées d'état civil et religieux, de
traditions certaines, elles fussent plus ou moins jeunes comme les
petites chattes d'une même corbeille entre lesquelles un vétérinaire
seul pourrait se reconnaître. Les Courvoisier, mieux que les Guermantes,
maintenaient d'ailleurs en un sens l'intégrité de la noblesse à la fois
grâce à l'étroitesse de leur esprit et à la méchanceté de leur coeur. De
même que les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles royales et de
quelques autres comme les de Ligne, les La Trémoille, etc., tout le
reste se confondait dans un vague fretin) étaient insolents avec des
gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes, précisément
parce qu'ils ne faisaient pas attention à ces mérites de second ordre
dont s'occupaient énormément les Courvoisier, le manque de ces mérites
leur importait peu. Certaines femmes qui n'avaient pas un rang très
élevé dans leur province mais brillamment mariées, riches, jolies,
aimées des duchesses, étaient pour Paris, où l'on est peu au courant des
«père et mère», un excellent et élégant article d'importation. Il
pouvait arriver, quoique rarement, que de telles femmes fussent, par le
canal de la princesse de Parme, ou en vertu de leur agrément propre,
reçues chez certaines Guermantes. Mais, à leur égard, l'indignation des
Courvoisier ne désarmait jamais. Rencontrer entre cinq et six, chez leur
cousine, des gens avec les parents de qui leurs parents n'aimaient pas à
frayer dans le Perche, devenait pour eux un motif de rage croissante et
un thème d'inépuisables déclamations. Dès le moment, par exemple, où la
charmante comtesse G... entrait chez les Guermantes, le visage de Mme de
Villebon prenait exactement l'expression qu'il eût dû prendre si elle
avait eu à réciter le vers:
_Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là._
vers qui lui était du reste inconnu. Cette Courvoisier avait avalé
presque tous les lundis un éclair chargé de crème à quelques pas de la
comtesse G..., mais sans résultat. Et Mme de Villebon confessait en
cachette qu'elle ne pouvait concevoir comment sa cousine Guermantes
recevait une femme qui n'était même pas de la deuxième société, à
Châteaudun. «Ce n'est vraiment pas la peine que ma cousine soit si
difficile sur ses relations, c'est à se moquer du monde», concluait Mme
de Villebon avec une autre expression de visage, celle-là souriante et
narquoise dans le désespoir, sur laquelle un petit jeu de devinettes eût
plutôt mis un autre vers que la comtesse ne connaissait naturellement
pas davantage:
_Grâce aux dieux mon malheur passe mon espérance_.
Au reste, anticipons sur les événements en disant que la «persévérance»,
rime d'espérance dans le vers suivant, de Mme de Villebon à snober Mme
G... ne fut pas tout à fait inutile. Aux yeux de Mme G... elle doua Mme
de Villebon d'un prestige tel, d'ailleurs purement imaginaire, que,
quand la fille de Mme G..., qui était la plus jolie et la plus riche des
bals de l'époque, fut à marier, on s'étonna de lui voir refuser tous les
ducs. C'est que sa mère, se souvenant des avanies hebdomadaires qu'elle
avait essuyées rue de Grenelle en souvenir de Châteaudun, ne souhaitait
véritablement qu'un mari pour sa fille: un fils Villebon.
Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient
était dans l'art, infiniment varié d'ailleurs, de marquer les distances.
Les manières des Guermantes n'étaient pas entièrement uniformes chez
tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l'étaient
vraiment, quand on vous présentait à eux, procédaient à une sorte de
cérémonie, à peu près comme si le fait qu'ils vous eussent tendu la main
- Parts
- Le Côté de Guermantes - Troisième partie - 01
- Le Côté de Guermantes - Troisième partie - 02
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- Le Côté de Guermantes - Troisième partie - 05
- Le Côté de Guermantes - Troisième partie - 06
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- Le Côté de Guermantes - Troisième partie - 11
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- Le Côté de Guermantes - Troisième partie - 13
- Le Côté de Guermantes - Troisième partie - 14
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- Le Côté de Guermantes - Troisième partie - 16
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