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Le Côté de Guermantes - Troisième partie - 04
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peintures de lui, toutes homogènes les unes aux autres, étaient comme
les images lumineuses d'une lanterne magique laquelle eût été, dans le
cas présent, la tête de l'artiste et dont on n'eût pu soupçonner
l'étrangeté tant qu'on n'aurait fait que connaître l'homme, c'est-à-dire
tant qu'on n'eût fait que voir la lanterne coiffant la lampe, avant
qu'aucun verre coloré eût encore été placé. Parmi ces tableaux,
quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde
m'intéressaient plus que les autres en ce qu'ils recréaient ces
illusions d'optique qui nous prouvent que nous n'identifierions pas les
objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Que de fois
en voiture ne découvrons-nous pas une longue rue claire qui commence à
quelques mètres de nous, alors que nous n'avons devant nous qu'un pan de
mur violemment éclairé qui nous a donné le mirage de la profondeur. Dès
lors n'est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par
retour sincère à la racine même de l'impression, de représenter une
chose par cette autre que dans l'éclair d'une illusion première nous
avons prise pour elle? Les surfaces et les volumes sont en réalité
indépendants des noms d'objets que notre mémoire leur impose quand nous
les avons reconnus. Elstir tâchait d'arracher à ce qu'il venait de
sentir ce qu'il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet
agrégat de raisonnements que nous appelons vision.
Les gens qui détestaient ces «horreurs» s'étonnaient qu'Elstir admirât
Chardin, Perroneau, tant de peintres qu'eux, les gens du monde,
aimaient. Ils ne se rendaient pas compte qu'Elstir avait pour son compte
refait devant le réel (avec l'indice particulier de son goût pour
certaines recherches) le même effort qu'un Chardin ou un Perroneau, et
qu'en conséquence, quand il cessait de travailler pour lui-même, il
admirait en eux des tentatives du même genre, des sortes de fragments
anticipés d'oeuvres de lui. Mais les gens du monde n'ajoutaient pas par
la pensée à l'oeuvre d'Elstir cette perspective du Temps qui leur
permettait d'aimer ou tout au moins de regarder sans gêne la peinture de
Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire qu'au cours de leur
vie ils avaient vu, au fur et à mesure que les années les en
éloignaient, la distance infranchissable entre ce qu'ils jugeaient un
chef-d'oeuvre d'Ingres et ce qu'ils croyaient devoir rester à jamais une
horreur (par exemple l'_Olympia_ de Manet) diminuer jusqu'à ce que les
deux toiles eussent l'air jumelles. Mais on ne profite d'aucune leçon
parce qu'on ne sait pas descendre jusqu'au général et qu'on se figure
toujours se trouver en présence d'une expérience qui n'a pas de
précédents dans le passé.
Je fus émus de retrouver dans deux tableaux (plus réalistes, ceux-là, et
d'une manière antérieure) un même monsieur, une fois en frac dans son
salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une
fête populaire au bord de l'eau où il n'avait évidemment que faire, et
qui prouvait que pour Elstir il n'était pas seulement un modèle
habituel, mais un ami, peut-être un protecteur, qu'il aimait, comme
autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires--et parfaitement
ressemblants--de Venise, à faire figurer dans ses peintures; de même
encore que Beethoven trouvait du plaisir à inscrire en tête d'une oeuvre
préférée le nom chéri de l'archiduc Rodolphe. Cette fête au bord de
l'eau avait quelque chose d'enchanteur. La rivière, les robes des
femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des
autres voisinaient parmi ce carré de peinture qu'Elstir avait découpé
dans une merveilleuse après-midi. Ce qui ravissait dans la robe d'une
femme cessant un moment de danser, à cause de la chaleur et de
l'essoufflement, était chatoyant aussi, et de la même manière, dans la
toile d'une voile arrêtée, dans l'eau du petit port, dans le ponton de
bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme dans un des tableaux
que j'avais vus à Balbec, l'hôpital, aussi beau sous son ciel de lapis
que la cathédrale elle-même, semblait, plus hardi qu'Elstir théoricien,
qu'Elstir homme de goût et amoureux du moyen âge, chanter: «Il n'y a pas
de gothique, il n'y a pas de chef-d'oeuvre, l'hôpital sans style vaut le
glorieux portail», de même j'entendais: «La dame un peu vulgaire qu'un
dilettante en promenade éviterait de regarder, excepterait du tableau
poétique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi,
sa robe reçoit la même lumière que la voile du bateau, et il n'y a pas
de choses plus ou moins précieuses, la robe commune et la voile en
elle-même jolie sont deux miroirs du même reflet, tout le prix est dans
les regards du peintre.» Or celui-ci avait su immortellement arrêter le
mouvement des heures à cet instant lumineux où la dame avait eu chaud et
avait cessé de danser, où l'arbre était cerné d'un pourtour d'ombre, où
les voiles semblaient glisser sur un vernis d'or. Mais justement parce
que l'instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si fixée
donnait l'impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait
bientôt s'en retourner, les bateaux disparaître, l'ombre changer de
place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les
instants, montrés à la fois par tant de lumières qui y voisinent
ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout
autre il est vrai, de ce qu'est l'instant, dans quelques aquarelles à
sujets mythologiques, datant des débuts d'Elstir et dont était aussi
orné ce salon. Les gens du monde «avancés» allaient «jusqu'à» cette
manière-là, mais pas plus loin. Ce n'était certes pas ce qu'Elstir avait
fait de mieux, mais déjà la sincérité avec laquelle le sujet avait été
pensé ôtait sa froideur. C'est ainsi que, par exemple, les Muses étaient
représentées comme le seraient des êtres appartenant à une espèce
fossile mais qu'il n'eût pas été rare, aux temps mythologiques, de voir
passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier
montagneux. Quelquefois un poète, d'une race ayant aussi une
individualité particulière pour un zoologiste (caractérisée par une
certaine insexualité), se promenait avec une Muse, comme, dans la
nature, des créatures d'espèces différentes mais amies et qui vont de
compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poète épuisé d'une
longue course en montagne, qu'un Centaure, qu'il a rencontré, touché de
sa fatigue, prend sur son dos et ramène. Dans plus d'une autre,
l'immense paysage (où la scène mythique, les héros fabuleux tiennent une
place minuscule et sont comme perdus) est rendu, des sommets à la mer,
avec une exactitude qui donne plus que l'heure, jusqu'à la minute qu'il
est, grâce au degré précis du déclin du soleil, à la fidélité fugitive
des ombres. Par là l'artiste donne, en l'instantanéisant, une sorte de
réalité historique vécue au symbole de la fable, le peint, et le relate
au passé défini.
Pendant que je regardais les peintures d'Elstir, les coups de sonnette
des invités qui arrivaient avaient tinté, ininterrompus, et m'avaient
bercé doucement. Mais le silence qui leur succéda et qui durait déjà
depuis très longtemps finit--moins rapidement il est vrai--par
m'éveiller de ma rêverie, comme celui qui succède à la musique de Lindor
tire Bartholo de son sommeil. J'eus peur qu'on m'eût oublié, qu'on fût à
table et j'allai rapidement vers le salon. A la porte du cabinet des
Elstir je trouvai un domestique qui attendait, vieux ou poudré, je ne
sais, l'air d'un ministre espagnol, mais me témoignant du même respect
qu'il eût mis aux pieds d'un roi. Je sentis à son air qu'il m'eût
attendu une heure encore, et je pensai avec effroi au retard que j'avais
apporté au dîner, alors surtout que j'avais promis d'être à onze heures
chez M. de Charlus.
Le ministre espagnol (non sans que je rencontrasse, en route, le valet
de pied persécuté par le concierge, et qui, rayonnant de bonheur quand
je lui demandai des nouvelles de sa fiancée, me dit que justement demain
était le jour de sortie d'elle et de lui, qu'il pourrait passer toute la
journée avec elle, et célébra la bonté de Madame la duchesse) me
conduisit au salon où je craignais de trouver M. de Guermantes de
mauvaise humeur. Il m'accueillit au contraire avec une joie évidemment
en partie factice et dictée par la politesse, mais par ailleurs sincère,
inspirée et par son estomac qu'un tel retard avait affamé, et par la
conscience d'une impatience pareille chez tous ses invités lesquels
remplissaient complètement le salon. Je sus, en effet, plus tard, qu'on
m'avait attendu près de trois quarts d'heure. Le duc de Guermantes pensa
sans doute que prolonger le supplice général de deux minutes ne
l'aggraverait pas, et que la politesse l'ayant poussé à reculer si
longtemps le moment de se mettre à table, cette politesse serait plus
complète si en ne faisant pas servir immédiatement il réussissait à me
persuader que je n'étais pas en retard et qu'on n'avait pas attendu pour
moi. Aussi me demanda-t-il, comme si nous avions une heure avant le
dîner et si certains invités n'étaient pas encore là, comment je
trouvais les Elstir. Mais en même temps et sans laisser apercevoir ses
tiraillements d'estomac, pour ne pas perdre une seconde de plus, de
concert avec la duchesse il procédait aux présentations. Alors seulement
je m'aperçus que venait de se produire autour de moi, de moi qui jusqu'à
ce jour--sauf le stage dans le salon de Mme Swann--avais été habitué
chez ma mère, à Combray et à Paris, aux façons ou protectrices ou sur la
défensive de bourgeoises rechignées qui me traitaient en enfant, un
changement de décor comparable à celui qui introduit tout à coup
Parsifal au milieu des filles fleurs. Celles qui m'entouraient,
entièrement décolletées (leur chair apparaissait des deux côtés d'une
sinueuse branche de mimosa ou sous les larges pétales d'une rose), ne me
dirent bonjour qu'en coulant vers moi de longs regards caressants comme
si la timidité seule les eût empêchées de m'embrasser. Beaucoup n'en
étaient pas moins fort honnêtes au point de vue des moeurs; beaucoup, non
toutes, car les plus vertueuses n'avaient pas pour celles qui étaient
légères cette répulsion qu'eût éprouvée ma mère. Les caprices de la
conduite, niés par de saintes amies, malgré l'évidence, semblaient, dans
le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations qu'on
avait su conserver. On feignait d'ignorer que le corps d'une maîtresse
de maison était manié par qui voulait, pourvu que le «salon» fût demeuré
intact. Comme le duc se gênait fort peu avec ses invités (de qui et à
qui il n'avait plus dès longtemps rien à apprendre), mais beaucoup avec
moi dont le genre de supériorité, lui étant inconnu, lui causait un peu
le même genre de respect qu'aux grands seigneurs de la cour de Louis XIV
les ministres bourgeois, il considérait évidemment que le fait de ne pas
connaître ses convives n'avait aucune importance, sinon pour eux, du
moins pour moi, et, tandis que je me préoccupais à cause de lui de
l'effet que je ferais sur eux, il se souciait seulement de celui qu'ils
feraient sur moi.
Tout d'abord, d'ailleurs, se produisit un double petit imbroglio. Au
moment même, en effet, où j'étais entré dans le salon, M. de Guermantes,
sans même me laisser le temps de dire bonjour à la duchesse, m'avait
mené, comme pour faire une bonne surprise à cette personne à laquelle il
semblait dire: «Voici votre ami, vous voyez je vous l'amène par la peau
du cou», vers une dame assez petite. Or, bien avant que, poussé par le
duc, je fusse arrivé devant elle, cette dame n'avait cessé de m'adresser
avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous
adressons à une vieille connaissance qui peut-être ne nous reconnaît
pas. Comme c'était justement mon cas et que je ne parvenais pas à me
rappeler qui elle était, je détournais la tête tout en m'avançant de
façon à ne pas avoir à répondre jusqu'à ce que la présentation m'eût
tiré d'embarras. Pendant ce temps, la dame continuait à tenir en
équilibre instable son sourire destiné à moi. Elle avait l'air d'être
pressée de s'en débarrasser et que je dise enfin: «Ah! madame, je crois
bien! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons retrouvés!» J'étais
aussi impatient de savoir son nom qu'elle d'avoir vu que je la saluais
enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire indéfiniment
prolongé, comme un sol dièse, pouvait enfin cesser. Mais M. de
Guermantes s'y prit si mal, au moins à mon avis, qu'il me sembla qu'il
n'avait nommé que moi et que j'ignorais toujours qui était la
pseudo-inconnue, laquelle n'eut pas le bon esprit de se nommer tant les
raisons de notre intimité, obscures pour moi, lui paraissaient claires.
En effet, dès que je fus auprès d'elle elle ne me tendit pas sa main,
mais prit familièrement la mienne et me parla sur le même ton que si
j'eusse été aussi au courant qu'elle des bons souvenirs à quoi elle se
reportait mentalement. Elle me dit combien Albert, que je compris être
son fils, allait regretter de n'avoir pu venir. Je cherchai parmi mes
anciens camarades lequel s'appelait Albert, je ne trouvai que Bloch,
mais ce ne pouvait être Mme Bloch mère que j'avais devant moi puisque
celle-ci était morte depuis de longues années. Je m'efforçais vainement
à deviner le passé commun à elle et à moi auquel elle se reportait en
pensée. Mais je ne l'apercevais pas mieux, à travers le jais
translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que
le sourire, qu'on ne distingue un paysage situé derrière une vitre noire
même enflammée de soleil. Elle me demanda si mon père ne se fatiguait
pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au théâtre avec Albert, si
j'étais moins souffrant, et comme mes réponses, titubant dans
l'obscurité mentale où je me trouvais, ne devinrent distinctes que pour
dire que je n'étais pas bien ce soir, elle avança elle-même une chaise
pour moi en faisant mille frais auxquels ne m'avaient jamais habitué les
autres amis de mes parents. Enfin le mot de l'énigme me fut donné par le
duc: «Elle vous trouve charmant», murmura-t-il à mon oreille, laquelle
fut frappée comme si ces mots ne lui étaient pas inconnus. C'étaient
ceux que Mme de Villeparisis nous avait dits, à ma grand'mère et à moi,
quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg.
Alors je compris tout, la dame présente n'avait rien de commun avec Mme
de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait je discernai
l'espèce de la bête. C'était une Altesse. Elle ne connaissait nullement
ma famille ni moi-même, mais issue de la race la plus noble et possédant
la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle
avait épousé un cousin également princier, elle désirait, dans sa
gratitude au Créateur, témoigner au prochain, de si pauvre ou de si
humble extraction fût-il, qu'elle ne le méprisait pas. A vrai dire, les
sourires auraient pu me le faire deviner, j'avais vu la princesse de
Luxembourg acheter des petits pains de seigle sur la plage pour en
donner à ma grand'mère, comme à une biche du Jardin d'acclimatation.
Mais ce n'était encore que la seconde princesse du sang à qui j'étais
présenté, et j'étais excusable de ne pas avoir dégagé les traits
généraux de l'amabilité des grands. D'ailleurs eux-mêmes n'avaient-ils
pas pris la peine de m'avertir de ne pas trop compter sur cette
amabilité, puisque la duchesse de Guermantes, qui m'avait fait tant de
bonjours avec la main à l'Opéra-comique, avait eu l'air furieux que je
la saluasse dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois donné un
louis à quelqu'un, pensent qu'avec celui-là ils sont en règle pour
toujours. Quant à M. de Charlus, ses hauts et ses bas étaient encore
plus contrastés. Enfin j'ai connu, on le verra, des altesses et des
majestés d'une autre sorte, reines qui jouent à la reine, et parlent non
selon les habitudes de leurs congénères, mais comme les reines dans
Sardou.
Si M. de Guermantes avait mis tant de hâte à me présenter, c'est que le
fait qu'il y ait dans une réunion quelqu'un d'inconnu à une Altesse
royale est intolérable et ne peut se prolonger une seconde. C'était
cette même hâte que Saint-Loup avait mise à se faire présenter à ma
grand'mère. D'ailleurs, par un reste hérité de la vie des cours qui
s'appelle la politesse mondaine et qui n'est pas superficiel, mais où,
par un retournement du dehors au dedans, c'est la superficie qui devient
essentielle et profonde, le duc et la duchesse de Guermantes
considéraient comme un devoir plus essentiel que ceux, assez souvent
négligés, au moins par l'un d'eux, de la charité, de la chasteté, de la
pitié et de la justice, celui, plus inflexible, de ne guère parler à la
princesse de Parme qu'à la troisième personne.
A défaut d'être encore jamais de ma vie allé à Parme (ce que je désirais
depuis de lointaines vacances de Pâques), en connaître la princesse,
qui, je le savais, possédait le plus beau palais de cette cité unique où
tout d'ailleurs devait être homogène, isolée qu'elle était du reste du
monde, entre les parois polies, dans l'atmosphère, étouffante comme un
soir d'été sans air sur une place de petite ville italienne, de son nom
compact et trop doux, cela aurait dû substituer tout d'un coup à ce que
je tâchais de me figurer ce qui existait réellement à Parme, en une
sorte d'arrivée fragmentaire et sans avoir bougé; c'était, dans
l'algèbre du voyage à la ville de Giorgione, comme une première équation
à cette inconnue. Mais si j'avais depuis des années--comme un parfumeur
à un bloc uni de matière grasse--fait absorber à ce nom de princesse de
Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, dès que je vis la
princesse, que j'aurais été jusque-là convaincu être au moins la
Sanseverina, une seconde opération commença, laquelle ne fut, à vrai
dire, parachevée que quelques mois plus tard, et qui consista, à l'aide
de nouvelles malaxations chimiques, à expulser toute huile essentielle
de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et à y
incorporer à la place l'image d'une petite femme noire, occupée
d'oeuvres, d'une amabilité tellement humble qu'on comprenait tout de
suite dans quel orgueil altier cette amabilité prenait son origine. Du
reste, pareille, à quelques différences près, aux autres grandes dames,
elle était aussi peu stendhalienne que, par exemple, à Paris, dans le
quartier de l'Europe, la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au
nom de Parme qu'à toutes les rues avoisinantes, et fait moins penser à
la Chartreuse où meurt Fabrice qu'à la salle des pas perdus de la gare
Saint-Lazare.
Son amabilité tenait à deux causes. L'une, générale, était l'éducation
que cette fille de souverains avait reçue. Sa mère (non seulement alliée
à toutes les familles royales de l'Europe, mais encore--contraste avec
la maison ducale de Parme--plus riche qu'aucune princesse régnante) lui
avait, dès son âge le plus tendre, inculqué les préceptes
orgueilleusement humbles d'un snobisme évangélique; et maintenant chaque
trait du visage de la fille, la courbe de ses épaules, les mouvements de
ses bras semblaient répéter: «Rappelle-toi que si Dieu t'a fait naître
sur les marches d'un trône, tu ne dois pas en profiter pour mépriser
ceux à qui la divine Providence a voulu (qu'elle en soit louée!) que tu
fusses supérieure par la naissance et par les richesses. Au contraire,
sois bonne pour les petits. Tes aïeux étaient princes de Clèves et de
Juliers dès 647; Dieu a voulu dans sa bonté que tu possédasses presque
toutes les actions du canal de Suez et trois fois autant de Royal Dutch
qu'Edmond de Rothschild; ta filiation en ligne directe est établie par
les généalogistes depuis l'an 63 de l'ère chrétienne; tu as pour
belles-soeurs deux impératrices. Aussi n'aie jamais l'air en parlant de
te rappeler de si grands privilèges, non qu'ils soient précaires (car on
ne peut rien changer à l'ancienneté de la race et on aura toujours
besoin de pétrole), mais il est inutile d'enseigner que tu es mieux née
que quiconque et que tes placements sont de premier ordre, puisque tout
le monde le sait. Sois secourable aux malheureux. Fournis à tous ceux
que la bonté céleste t'a fait la grâce de placer au-dessous de toi ce
que tu peux leur donner sans déchoir de ton rang, c'est-à-dire des
secours en argent, même des soins d'infirmière, mais bien entendu jamais
d'invitations à tes soirées, ce qui ne leur ferait aucun bien, mais, en
diminuant ton prestige, ôterait de son efficacité à ton action
bienfaisante.»
Aussi, même dans les moments où elle ne pouvait pas faire de bien, la
princesse cherchait à montrer, ou plutôt à faire croire par tous les
signes extérieurs du langage muet, qu'elle ne se croyait pas supérieure
aux personnes au milieu de qui elle se trouvait. Elle avait avec chacun
cette charmante politesse qu'ont avec les inférieurs les gens bien
élevés et à tout moment, pour se rendre utile, poussait sa chaise dans
le but de laisser plus de place, tenait mes gants, m'offrait tous ces
services, indignes des fières bourgeoises, et que rendent bien
volontiers les souveraines, ou, instinctivement et par pli
professionnel, les anciens domestiques.
Déjà, en effet, le duc, qui semblait pressé d'achever les présentations,
m'avait entraîné vers une autre des filles fleurs. En entendant son nom
je lui dis que j'avais passé devant son château, non loin de Balbec.
«Oh! comme j'aurais été heureuse de vous le montrer», dit-elle presque à
voix basse comme pour se montrer plus modeste, mais d'un ton senti, tout
pénétré du regret de l'occasion manquée d'un plaisir tout spécial, et
elle ajouta avec un regard insinuant: «J'espère que tout n'est pas
perdu. Et je dois dire que ce qui vous aurait intéressé davantage c'eût
été le château de ma tante Brancas; il a été construit par Mansard;
c'est la perle de la province.» Ce n'était pas seulement elle qui eût
été contente de montrer son château, mais sa tante Brancas n'eût pas été
moins ravie de me faire les honneurs du sien, à ce que m'assura cette
dame qui pensait évidemment que, surtout dans un temps où la terre tend
à passer aux mains de financiers qui ne savent pas vivre, il importe que
les grands maintiennent les hautes traditions de l'hospitalité
seigneuriale, par des paroles qui n'engagent à rien. C'était aussi parce
qu'elle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, à dire les
choses qui pouvaient faire le plus de plaisir à l'interlocuteur, à lui
donner la plus haute idée de lui-même, à ce qu'il crût qu'il flattait
ceux à qui il écrivait, qu'il honorait ses hôtes, qu'on brûlait de le
connaître. Vouloir donner aux autres cette idée agréable d'eux-mêmes
existe à vrai dire quelquefois même dans la bourgeoisie elle-même. On y
rencontre cette disposition bienveillante, à titre de qualité
individuelle compensatrice d'un défaut, non pas, hélas, chez les amis
les plus sûrs, mais du moins chez les plus agréables compagnes. Elle
fleurit en tout cas tout isolément. Dans une partie importante de
l'aristocratie, au contraire, ce trait de caractère a cessé d'être
individuel; cultivé par l'éducation, entretenu par l'idée d'une grandeur
propre qui ne peut craindre de s'humilier, qui ne connaît pas de
rivales, sait que par aménité elle peut faire des heureux et se complaît
à en faire, il est devenu le caractère générique d'une classe. Et même
ceux que des défauts personnels trop opposés empêchent de le garder dans
leur coeur en portent la trace inconsciente dans leur vocabulaire ou leur
gesticulation.
--C'est une très bonne femme, me dit M. de Guermantes de la princesse de
Parme, et qui sait être «grande dame» comme personne.
Pendant que j'étais présenté aux femmes, il y avait un monsieur qui
donnait de nombreux signes d'agitation: c'était le comte Hannibal de
Bréauté-Consalvi. Arrivé tard, il n'avait pas eu le temps de s'informer
des convives et quand j'étais entré au salon, voyant en moi un invité
qui ne faisait pas partie de la société de la duchesse et devait par
conséquent avoir des titres tout à fait extraordinaires pour y pénétrer,
il installa son monocle sous l'arcade cintrée de ses sourcils, pensant
que celui-ci l'aiderait beaucoup à discerner quelle espèce d'homme
j'étais. Il savait que Mme de Guermantes avait, apanage précieux des
femmes vraiment supérieures, ce qu'on appelle un «salon», c'est-à-dire
ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilité que venait de
mettre en vue la découverte d'un remède ou la production d'un
chef-d'oeuvre. Le faubourg Saint-Germain restait encore sous l'impression
d'avoir appris qu'à la réception pour le roi et la reine d'Angleterre,
la duchesse n'avait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes
d'esprit du faubourg se consolaient malaisément de n'avoir pas été
invitées tant elles eussent été délicieusement intéressées d'approcher
ce génie étrange. Mme de Courvoisier prétendait qu'il y avait aussi M.
Ribot, mais c'était une invention destinée à faire croire qu'Oriane
cherchait à faire nommer son mari ambassadeur. Enfin, pour comble de
scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du maréchal de
Saxe, s'était présenté au foyer de la Comédie-Française et avait prié
Mlle Reichenberg de venir réciter des vers devant le roi, ce qui avait
eu lieu et constituait un fait sans précédent dans les annales des
raouts. Au souvenir de tant d'imprévu, qu'il approuvait d'ailleurs
pleinement, étant lui-même autant qu'un ornement et, de la même façon
que la duchesse de Guermantes, mais dans le sexe masculin, une
consécration pour un salon, M. de Bréauté se demandant qui je pouvais
bien être sentait un champ très vaste ouvert à ses investigations. Un
instant le nom de M. Widor passa devant son esprit; mais il jugea que
j'étais bien jeune pour être organiste, et M. Widor trop peu marquant
pour être «reçu». Il lui parut plus vraisemblable de voir tout
simplement en moi le nouvel attaché de la légation de Suède duquel on
lui avait parlé; et il se préparait à me demander des nouvelles du roi
Oscar par qui il avait été à plusieurs reprises fort bien accueilli;
mais quand le duc, pour me présenter, eut dit mon nom à M. de Bréauté,
celui-ci, voyant que ce nom lui était absolument inconnu, ne douta plus
dès lors que, me trouvant là, je ne fusse quelque célébrité. Oriane
décidément n'en faisait pas d'autres et savait l'art d'attirer les
hommes en vue dans son salon, au pourcentage de un pour cent bien
entendu, sans quoi elle l'eût déclassé. M. de Bréauté commença donc à se
pourlécher les babines et à renifler de ses narines friandes, mis en
appétit non seulement par le bon dîner qu'il était sûr de faire, mais
par le caractère de la réunion que ma présence ne pouvait manquer de
rendre intéressante et qui lui fournirait un sujet de conversation
piquant le lendemain au déjeuner du duc de Chartres. Il n'était pas
encore fixé sur le point de savoir si c'était moi dont on venait
d'expérimenter le sérum contre le cancer ou de mettre en répétition le
prochain lever de rideau au Théâtre-Français, mais grand intellectuel,
grand amateur de «récits de voyages», il ne cessait pas de multiplier
devant moi les révérences, les signes d'intelligence, les sourires
filtrés par son monocle; soit dans l'idée fausse qu'un homme de valeur
l'estimerait davantage s'il parvenait à lui inculquer l'illusion que
pour lui, comte de Bréauté-Consalvi, les privilèges de la pensée
n'étaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance; soit
tout simplement par besoin et difficulté d'exprimer sa satisfaction,
dans l'ignorance de la langue qu'il devait me parler, en somme comme
s'il se fût trouvé en présence de quelqu'un des «naturels» d'une terre
inconnue où aurait atterri son radeau et avec lesquels, par espoir du
profit, il tâcherait, tout en observant curieusement leurs coutumes et
sans interrompre les démonstrations d'amitié ni pousser comme eux de
grands cris, de troquer des oeufs d'autruche et des épices contre des
verroteries. Après avoir répondu de mon mieux à sa joie, je serrai la
main du duc de Châtellerault que j'avais déjà rencontré chez Mme de
Villeparisis, de laquelle il me dit que c'était une fine mouche. Il
était extrêmement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil
busqué, les points où la peau de la joue s'altère, tout ce qui se voit
les images lumineuses d'une lanterne magique laquelle eût été, dans le
cas présent, la tête de l'artiste et dont on n'eût pu soupçonner
l'étrangeté tant qu'on n'aurait fait que connaître l'homme, c'est-à-dire
tant qu'on n'eût fait que voir la lanterne coiffant la lampe, avant
qu'aucun verre coloré eût encore été placé. Parmi ces tableaux,
quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde
m'intéressaient plus que les autres en ce qu'ils recréaient ces
illusions d'optique qui nous prouvent que nous n'identifierions pas les
objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Que de fois
en voiture ne découvrons-nous pas une longue rue claire qui commence à
quelques mètres de nous, alors que nous n'avons devant nous qu'un pan de
mur violemment éclairé qui nous a donné le mirage de la profondeur. Dès
lors n'est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par
retour sincère à la racine même de l'impression, de représenter une
chose par cette autre que dans l'éclair d'une illusion première nous
avons prise pour elle? Les surfaces et les volumes sont en réalité
indépendants des noms d'objets que notre mémoire leur impose quand nous
les avons reconnus. Elstir tâchait d'arracher à ce qu'il venait de
sentir ce qu'il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet
agrégat de raisonnements que nous appelons vision.
Les gens qui détestaient ces «horreurs» s'étonnaient qu'Elstir admirât
Chardin, Perroneau, tant de peintres qu'eux, les gens du monde,
aimaient. Ils ne se rendaient pas compte qu'Elstir avait pour son compte
refait devant le réel (avec l'indice particulier de son goût pour
certaines recherches) le même effort qu'un Chardin ou un Perroneau, et
qu'en conséquence, quand il cessait de travailler pour lui-même, il
admirait en eux des tentatives du même genre, des sortes de fragments
anticipés d'oeuvres de lui. Mais les gens du monde n'ajoutaient pas par
la pensée à l'oeuvre d'Elstir cette perspective du Temps qui leur
permettait d'aimer ou tout au moins de regarder sans gêne la peinture de
Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire qu'au cours de leur
vie ils avaient vu, au fur et à mesure que les années les en
éloignaient, la distance infranchissable entre ce qu'ils jugeaient un
chef-d'oeuvre d'Ingres et ce qu'ils croyaient devoir rester à jamais une
horreur (par exemple l'_Olympia_ de Manet) diminuer jusqu'à ce que les
deux toiles eussent l'air jumelles. Mais on ne profite d'aucune leçon
parce qu'on ne sait pas descendre jusqu'au général et qu'on se figure
toujours se trouver en présence d'une expérience qui n'a pas de
précédents dans le passé.
Je fus émus de retrouver dans deux tableaux (plus réalistes, ceux-là, et
d'une manière antérieure) un même monsieur, une fois en frac dans son
salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une
fête populaire au bord de l'eau où il n'avait évidemment que faire, et
qui prouvait que pour Elstir il n'était pas seulement un modèle
habituel, mais un ami, peut-être un protecteur, qu'il aimait, comme
autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires--et parfaitement
ressemblants--de Venise, à faire figurer dans ses peintures; de même
encore que Beethoven trouvait du plaisir à inscrire en tête d'une oeuvre
préférée le nom chéri de l'archiduc Rodolphe. Cette fête au bord de
l'eau avait quelque chose d'enchanteur. La rivière, les robes des
femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des
autres voisinaient parmi ce carré de peinture qu'Elstir avait découpé
dans une merveilleuse après-midi. Ce qui ravissait dans la robe d'une
femme cessant un moment de danser, à cause de la chaleur et de
l'essoufflement, était chatoyant aussi, et de la même manière, dans la
toile d'une voile arrêtée, dans l'eau du petit port, dans le ponton de
bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme dans un des tableaux
que j'avais vus à Balbec, l'hôpital, aussi beau sous son ciel de lapis
que la cathédrale elle-même, semblait, plus hardi qu'Elstir théoricien,
qu'Elstir homme de goût et amoureux du moyen âge, chanter: «Il n'y a pas
de gothique, il n'y a pas de chef-d'oeuvre, l'hôpital sans style vaut le
glorieux portail», de même j'entendais: «La dame un peu vulgaire qu'un
dilettante en promenade éviterait de regarder, excepterait du tableau
poétique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi,
sa robe reçoit la même lumière que la voile du bateau, et il n'y a pas
de choses plus ou moins précieuses, la robe commune et la voile en
elle-même jolie sont deux miroirs du même reflet, tout le prix est dans
les regards du peintre.» Or celui-ci avait su immortellement arrêter le
mouvement des heures à cet instant lumineux où la dame avait eu chaud et
avait cessé de danser, où l'arbre était cerné d'un pourtour d'ombre, où
les voiles semblaient glisser sur un vernis d'or. Mais justement parce
que l'instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si fixée
donnait l'impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait
bientôt s'en retourner, les bateaux disparaître, l'ombre changer de
place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les
instants, montrés à la fois par tant de lumières qui y voisinent
ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout
autre il est vrai, de ce qu'est l'instant, dans quelques aquarelles à
sujets mythologiques, datant des débuts d'Elstir et dont était aussi
orné ce salon. Les gens du monde «avancés» allaient «jusqu'à» cette
manière-là, mais pas plus loin. Ce n'était certes pas ce qu'Elstir avait
fait de mieux, mais déjà la sincérité avec laquelle le sujet avait été
pensé ôtait sa froideur. C'est ainsi que, par exemple, les Muses étaient
représentées comme le seraient des êtres appartenant à une espèce
fossile mais qu'il n'eût pas été rare, aux temps mythologiques, de voir
passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier
montagneux. Quelquefois un poète, d'une race ayant aussi une
individualité particulière pour un zoologiste (caractérisée par une
certaine insexualité), se promenait avec une Muse, comme, dans la
nature, des créatures d'espèces différentes mais amies et qui vont de
compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poète épuisé d'une
longue course en montagne, qu'un Centaure, qu'il a rencontré, touché de
sa fatigue, prend sur son dos et ramène. Dans plus d'une autre,
l'immense paysage (où la scène mythique, les héros fabuleux tiennent une
place minuscule et sont comme perdus) est rendu, des sommets à la mer,
avec une exactitude qui donne plus que l'heure, jusqu'à la minute qu'il
est, grâce au degré précis du déclin du soleil, à la fidélité fugitive
des ombres. Par là l'artiste donne, en l'instantanéisant, une sorte de
réalité historique vécue au symbole de la fable, le peint, et le relate
au passé défini.
Pendant que je regardais les peintures d'Elstir, les coups de sonnette
des invités qui arrivaient avaient tinté, ininterrompus, et m'avaient
bercé doucement. Mais le silence qui leur succéda et qui durait déjà
depuis très longtemps finit--moins rapidement il est vrai--par
m'éveiller de ma rêverie, comme celui qui succède à la musique de Lindor
tire Bartholo de son sommeil. J'eus peur qu'on m'eût oublié, qu'on fût à
table et j'allai rapidement vers le salon. A la porte du cabinet des
Elstir je trouvai un domestique qui attendait, vieux ou poudré, je ne
sais, l'air d'un ministre espagnol, mais me témoignant du même respect
qu'il eût mis aux pieds d'un roi. Je sentis à son air qu'il m'eût
attendu une heure encore, et je pensai avec effroi au retard que j'avais
apporté au dîner, alors surtout que j'avais promis d'être à onze heures
chez M. de Charlus.
Le ministre espagnol (non sans que je rencontrasse, en route, le valet
de pied persécuté par le concierge, et qui, rayonnant de bonheur quand
je lui demandai des nouvelles de sa fiancée, me dit que justement demain
était le jour de sortie d'elle et de lui, qu'il pourrait passer toute la
journée avec elle, et célébra la bonté de Madame la duchesse) me
conduisit au salon où je craignais de trouver M. de Guermantes de
mauvaise humeur. Il m'accueillit au contraire avec une joie évidemment
en partie factice et dictée par la politesse, mais par ailleurs sincère,
inspirée et par son estomac qu'un tel retard avait affamé, et par la
conscience d'une impatience pareille chez tous ses invités lesquels
remplissaient complètement le salon. Je sus, en effet, plus tard, qu'on
m'avait attendu près de trois quarts d'heure. Le duc de Guermantes pensa
sans doute que prolonger le supplice général de deux minutes ne
l'aggraverait pas, et que la politesse l'ayant poussé à reculer si
longtemps le moment de se mettre à table, cette politesse serait plus
complète si en ne faisant pas servir immédiatement il réussissait à me
persuader que je n'étais pas en retard et qu'on n'avait pas attendu pour
moi. Aussi me demanda-t-il, comme si nous avions une heure avant le
dîner et si certains invités n'étaient pas encore là, comment je
trouvais les Elstir. Mais en même temps et sans laisser apercevoir ses
tiraillements d'estomac, pour ne pas perdre une seconde de plus, de
concert avec la duchesse il procédait aux présentations. Alors seulement
je m'aperçus que venait de se produire autour de moi, de moi qui jusqu'à
ce jour--sauf le stage dans le salon de Mme Swann--avais été habitué
chez ma mère, à Combray et à Paris, aux façons ou protectrices ou sur la
défensive de bourgeoises rechignées qui me traitaient en enfant, un
changement de décor comparable à celui qui introduit tout à coup
Parsifal au milieu des filles fleurs. Celles qui m'entouraient,
entièrement décolletées (leur chair apparaissait des deux côtés d'une
sinueuse branche de mimosa ou sous les larges pétales d'une rose), ne me
dirent bonjour qu'en coulant vers moi de longs regards caressants comme
si la timidité seule les eût empêchées de m'embrasser. Beaucoup n'en
étaient pas moins fort honnêtes au point de vue des moeurs; beaucoup, non
toutes, car les plus vertueuses n'avaient pas pour celles qui étaient
légères cette répulsion qu'eût éprouvée ma mère. Les caprices de la
conduite, niés par de saintes amies, malgré l'évidence, semblaient, dans
le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations qu'on
avait su conserver. On feignait d'ignorer que le corps d'une maîtresse
de maison était manié par qui voulait, pourvu que le «salon» fût demeuré
intact. Comme le duc se gênait fort peu avec ses invités (de qui et à
qui il n'avait plus dès longtemps rien à apprendre), mais beaucoup avec
moi dont le genre de supériorité, lui étant inconnu, lui causait un peu
le même genre de respect qu'aux grands seigneurs de la cour de Louis XIV
les ministres bourgeois, il considérait évidemment que le fait de ne pas
connaître ses convives n'avait aucune importance, sinon pour eux, du
moins pour moi, et, tandis que je me préoccupais à cause de lui de
l'effet que je ferais sur eux, il se souciait seulement de celui qu'ils
feraient sur moi.
Tout d'abord, d'ailleurs, se produisit un double petit imbroglio. Au
moment même, en effet, où j'étais entré dans le salon, M. de Guermantes,
sans même me laisser le temps de dire bonjour à la duchesse, m'avait
mené, comme pour faire une bonne surprise à cette personne à laquelle il
semblait dire: «Voici votre ami, vous voyez je vous l'amène par la peau
du cou», vers une dame assez petite. Or, bien avant que, poussé par le
duc, je fusse arrivé devant elle, cette dame n'avait cessé de m'adresser
avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous
adressons à une vieille connaissance qui peut-être ne nous reconnaît
pas. Comme c'était justement mon cas et que je ne parvenais pas à me
rappeler qui elle était, je détournais la tête tout en m'avançant de
façon à ne pas avoir à répondre jusqu'à ce que la présentation m'eût
tiré d'embarras. Pendant ce temps, la dame continuait à tenir en
équilibre instable son sourire destiné à moi. Elle avait l'air d'être
pressée de s'en débarrasser et que je dise enfin: «Ah! madame, je crois
bien! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons retrouvés!» J'étais
aussi impatient de savoir son nom qu'elle d'avoir vu que je la saluais
enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire indéfiniment
prolongé, comme un sol dièse, pouvait enfin cesser. Mais M. de
Guermantes s'y prit si mal, au moins à mon avis, qu'il me sembla qu'il
n'avait nommé que moi et que j'ignorais toujours qui était la
pseudo-inconnue, laquelle n'eut pas le bon esprit de se nommer tant les
raisons de notre intimité, obscures pour moi, lui paraissaient claires.
En effet, dès que je fus auprès d'elle elle ne me tendit pas sa main,
mais prit familièrement la mienne et me parla sur le même ton que si
j'eusse été aussi au courant qu'elle des bons souvenirs à quoi elle se
reportait mentalement. Elle me dit combien Albert, que je compris être
son fils, allait regretter de n'avoir pu venir. Je cherchai parmi mes
anciens camarades lequel s'appelait Albert, je ne trouvai que Bloch,
mais ce ne pouvait être Mme Bloch mère que j'avais devant moi puisque
celle-ci était morte depuis de longues années. Je m'efforçais vainement
à deviner le passé commun à elle et à moi auquel elle se reportait en
pensée. Mais je ne l'apercevais pas mieux, à travers le jais
translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que
le sourire, qu'on ne distingue un paysage situé derrière une vitre noire
même enflammée de soleil. Elle me demanda si mon père ne se fatiguait
pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au théâtre avec Albert, si
j'étais moins souffrant, et comme mes réponses, titubant dans
l'obscurité mentale où je me trouvais, ne devinrent distinctes que pour
dire que je n'étais pas bien ce soir, elle avança elle-même une chaise
pour moi en faisant mille frais auxquels ne m'avaient jamais habitué les
autres amis de mes parents. Enfin le mot de l'énigme me fut donné par le
duc: «Elle vous trouve charmant», murmura-t-il à mon oreille, laquelle
fut frappée comme si ces mots ne lui étaient pas inconnus. C'étaient
ceux que Mme de Villeparisis nous avait dits, à ma grand'mère et à moi,
quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg.
Alors je compris tout, la dame présente n'avait rien de commun avec Mme
de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait je discernai
l'espèce de la bête. C'était une Altesse. Elle ne connaissait nullement
ma famille ni moi-même, mais issue de la race la plus noble et possédant
la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle
avait épousé un cousin également princier, elle désirait, dans sa
gratitude au Créateur, témoigner au prochain, de si pauvre ou de si
humble extraction fût-il, qu'elle ne le méprisait pas. A vrai dire, les
sourires auraient pu me le faire deviner, j'avais vu la princesse de
Luxembourg acheter des petits pains de seigle sur la plage pour en
donner à ma grand'mère, comme à une biche du Jardin d'acclimatation.
Mais ce n'était encore que la seconde princesse du sang à qui j'étais
présenté, et j'étais excusable de ne pas avoir dégagé les traits
généraux de l'amabilité des grands. D'ailleurs eux-mêmes n'avaient-ils
pas pris la peine de m'avertir de ne pas trop compter sur cette
amabilité, puisque la duchesse de Guermantes, qui m'avait fait tant de
bonjours avec la main à l'Opéra-comique, avait eu l'air furieux que je
la saluasse dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois donné un
louis à quelqu'un, pensent qu'avec celui-là ils sont en règle pour
toujours. Quant à M. de Charlus, ses hauts et ses bas étaient encore
plus contrastés. Enfin j'ai connu, on le verra, des altesses et des
majestés d'une autre sorte, reines qui jouent à la reine, et parlent non
selon les habitudes de leurs congénères, mais comme les reines dans
Sardou.
Si M. de Guermantes avait mis tant de hâte à me présenter, c'est que le
fait qu'il y ait dans une réunion quelqu'un d'inconnu à une Altesse
royale est intolérable et ne peut se prolonger une seconde. C'était
cette même hâte que Saint-Loup avait mise à se faire présenter à ma
grand'mère. D'ailleurs, par un reste hérité de la vie des cours qui
s'appelle la politesse mondaine et qui n'est pas superficiel, mais où,
par un retournement du dehors au dedans, c'est la superficie qui devient
essentielle et profonde, le duc et la duchesse de Guermantes
considéraient comme un devoir plus essentiel que ceux, assez souvent
négligés, au moins par l'un d'eux, de la charité, de la chasteté, de la
pitié et de la justice, celui, plus inflexible, de ne guère parler à la
princesse de Parme qu'à la troisième personne.
A défaut d'être encore jamais de ma vie allé à Parme (ce que je désirais
depuis de lointaines vacances de Pâques), en connaître la princesse,
qui, je le savais, possédait le plus beau palais de cette cité unique où
tout d'ailleurs devait être homogène, isolée qu'elle était du reste du
monde, entre les parois polies, dans l'atmosphère, étouffante comme un
soir d'été sans air sur une place de petite ville italienne, de son nom
compact et trop doux, cela aurait dû substituer tout d'un coup à ce que
je tâchais de me figurer ce qui existait réellement à Parme, en une
sorte d'arrivée fragmentaire et sans avoir bougé; c'était, dans
l'algèbre du voyage à la ville de Giorgione, comme une première équation
à cette inconnue. Mais si j'avais depuis des années--comme un parfumeur
à un bloc uni de matière grasse--fait absorber à ce nom de princesse de
Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, dès que je vis la
princesse, que j'aurais été jusque-là convaincu être au moins la
Sanseverina, une seconde opération commença, laquelle ne fut, à vrai
dire, parachevée que quelques mois plus tard, et qui consista, à l'aide
de nouvelles malaxations chimiques, à expulser toute huile essentielle
de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et à y
incorporer à la place l'image d'une petite femme noire, occupée
d'oeuvres, d'une amabilité tellement humble qu'on comprenait tout de
suite dans quel orgueil altier cette amabilité prenait son origine. Du
reste, pareille, à quelques différences près, aux autres grandes dames,
elle était aussi peu stendhalienne que, par exemple, à Paris, dans le
quartier de l'Europe, la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au
nom de Parme qu'à toutes les rues avoisinantes, et fait moins penser à
la Chartreuse où meurt Fabrice qu'à la salle des pas perdus de la gare
Saint-Lazare.
Son amabilité tenait à deux causes. L'une, générale, était l'éducation
que cette fille de souverains avait reçue. Sa mère (non seulement alliée
à toutes les familles royales de l'Europe, mais encore--contraste avec
la maison ducale de Parme--plus riche qu'aucune princesse régnante) lui
avait, dès son âge le plus tendre, inculqué les préceptes
orgueilleusement humbles d'un snobisme évangélique; et maintenant chaque
trait du visage de la fille, la courbe de ses épaules, les mouvements de
ses bras semblaient répéter: «Rappelle-toi que si Dieu t'a fait naître
sur les marches d'un trône, tu ne dois pas en profiter pour mépriser
ceux à qui la divine Providence a voulu (qu'elle en soit louée!) que tu
fusses supérieure par la naissance et par les richesses. Au contraire,
sois bonne pour les petits. Tes aïeux étaient princes de Clèves et de
Juliers dès 647; Dieu a voulu dans sa bonté que tu possédasses presque
toutes les actions du canal de Suez et trois fois autant de Royal Dutch
qu'Edmond de Rothschild; ta filiation en ligne directe est établie par
les généalogistes depuis l'an 63 de l'ère chrétienne; tu as pour
belles-soeurs deux impératrices. Aussi n'aie jamais l'air en parlant de
te rappeler de si grands privilèges, non qu'ils soient précaires (car on
ne peut rien changer à l'ancienneté de la race et on aura toujours
besoin de pétrole), mais il est inutile d'enseigner que tu es mieux née
que quiconque et que tes placements sont de premier ordre, puisque tout
le monde le sait. Sois secourable aux malheureux. Fournis à tous ceux
que la bonté céleste t'a fait la grâce de placer au-dessous de toi ce
que tu peux leur donner sans déchoir de ton rang, c'est-à-dire des
secours en argent, même des soins d'infirmière, mais bien entendu jamais
d'invitations à tes soirées, ce qui ne leur ferait aucun bien, mais, en
diminuant ton prestige, ôterait de son efficacité à ton action
bienfaisante.»
Aussi, même dans les moments où elle ne pouvait pas faire de bien, la
princesse cherchait à montrer, ou plutôt à faire croire par tous les
signes extérieurs du langage muet, qu'elle ne se croyait pas supérieure
aux personnes au milieu de qui elle se trouvait. Elle avait avec chacun
cette charmante politesse qu'ont avec les inférieurs les gens bien
élevés et à tout moment, pour se rendre utile, poussait sa chaise dans
le but de laisser plus de place, tenait mes gants, m'offrait tous ces
services, indignes des fières bourgeoises, et que rendent bien
volontiers les souveraines, ou, instinctivement et par pli
professionnel, les anciens domestiques.
Déjà, en effet, le duc, qui semblait pressé d'achever les présentations,
m'avait entraîné vers une autre des filles fleurs. En entendant son nom
je lui dis que j'avais passé devant son château, non loin de Balbec.
«Oh! comme j'aurais été heureuse de vous le montrer», dit-elle presque à
voix basse comme pour se montrer plus modeste, mais d'un ton senti, tout
pénétré du regret de l'occasion manquée d'un plaisir tout spécial, et
elle ajouta avec un regard insinuant: «J'espère que tout n'est pas
perdu. Et je dois dire que ce qui vous aurait intéressé davantage c'eût
été le château de ma tante Brancas; il a été construit par Mansard;
c'est la perle de la province.» Ce n'était pas seulement elle qui eût
été contente de montrer son château, mais sa tante Brancas n'eût pas été
moins ravie de me faire les honneurs du sien, à ce que m'assura cette
dame qui pensait évidemment que, surtout dans un temps où la terre tend
à passer aux mains de financiers qui ne savent pas vivre, il importe que
les grands maintiennent les hautes traditions de l'hospitalité
seigneuriale, par des paroles qui n'engagent à rien. C'était aussi parce
qu'elle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, à dire les
choses qui pouvaient faire le plus de plaisir à l'interlocuteur, à lui
donner la plus haute idée de lui-même, à ce qu'il crût qu'il flattait
ceux à qui il écrivait, qu'il honorait ses hôtes, qu'on brûlait de le
connaître. Vouloir donner aux autres cette idée agréable d'eux-mêmes
existe à vrai dire quelquefois même dans la bourgeoisie elle-même. On y
rencontre cette disposition bienveillante, à titre de qualité
individuelle compensatrice d'un défaut, non pas, hélas, chez les amis
les plus sûrs, mais du moins chez les plus agréables compagnes. Elle
fleurit en tout cas tout isolément. Dans une partie importante de
l'aristocratie, au contraire, ce trait de caractère a cessé d'être
individuel; cultivé par l'éducation, entretenu par l'idée d'une grandeur
propre qui ne peut craindre de s'humilier, qui ne connaît pas de
rivales, sait que par aménité elle peut faire des heureux et se complaît
à en faire, il est devenu le caractère générique d'une classe. Et même
ceux que des défauts personnels trop opposés empêchent de le garder dans
leur coeur en portent la trace inconsciente dans leur vocabulaire ou leur
gesticulation.
--C'est une très bonne femme, me dit M. de Guermantes de la princesse de
Parme, et qui sait être «grande dame» comme personne.
Pendant que j'étais présenté aux femmes, il y avait un monsieur qui
donnait de nombreux signes d'agitation: c'était le comte Hannibal de
Bréauté-Consalvi. Arrivé tard, il n'avait pas eu le temps de s'informer
des convives et quand j'étais entré au salon, voyant en moi un invité
qui ne faisait pas partie de la société de la duchesse et devait par
conséquent avoir des titres tout à fait extraordinaires pour y pénétrer,
il installa son monocle sous l'arcade cintrée de ses sourcils, pensant
que celui-ci l'aiderait beaucoup à discerner quelle espèce d'homme
j'étais. Il savait que Mme de Guermantes avait, apanage précieux des
femmes vraiment supérieures, ce qu'on appelle un «salon», c'est-à-dire
ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilité que venait de
mettre en vue la découverte d'un remède ou la production d'un
chef-d'oeuvre. Le faubourg Saint-Germain restait encore sous l'impression
d'avoir appris qu'à la réception pour le roi et la reine d'Angleterre,
la duchesse n'avait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes
d'esprit du faubourg se consolaient malaisément de n'avoir pas été
invitées tant elles eussent été délicieusement intéressées d'approcher
ce génie étrange. Mme de Courvoisier prétendait qu'il y avait aussi M.
Ribot, mais c'était une invention destinée à faire croire qu'Oriane
cherchait à faire nommer son mari ambassadeur. Enfin, pour comble de
scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du maréchal de
Saxe, s'était présenté au foyer de la Comédie-Française et avait prié
Mlle Reichenberg de venir réciter des vers devant le roi, ce qui avait
eu lieu et constituait un fait sans précédent dans les annales des
raouts. Au souvenir de tant d'imprévu, qu'il approuvait d'ailleurs
pleinement, étant lui-même autant qu'un ornement et, de la même façon
que la duchesse de Guermantes, mais dans le sexe masculin, une
consécration pour un salon, M. de Bréauté se demandant qui je pouvais
bien être sentait un champ très vaste ouvert à ses investigations. Un
instant le nom de M. Widor passa devant son esprit; mais il jugea que
j'étais bien jeune pour être organiste, et M. Widor trop peu marquant
pour être «reçu». Il lui parut plus vraisemblable de voir tout
simplement en moi le nouvel attaché de la légation de Suède duquel on
lui avait parlé; et il se préparait à me demander des nouvelles du roi
Oscar par qui il avait été à plusieurs reprises fort bien accueilli;
mais quand le duc, pour me présenter, eut dit mon nom à M. de Bréauté,
celui-ci, voyant que ce nom lui était absolument inconnu, ne douta plus
dès lors que, me trouvant là, je ne fusse quelque célébrité. Oriane
décidément n'en faisait pas d'autres et savait l'art d'attirer les
hommes en vue dans son salon, au pourcentage de un pour cent bien
entendu, sans quoi elle l'eût déclassé. M. de Bréauté commença donc à se
pourlécher les babines et à renifler de ses narines friandes, mis en
appétit non seulement par le bon dîner qu'il était sûr de faire, mais
par le caractère de la réunion que ma présence ne pouvait manquer de
rendre intéressante et qui lui fournirait un sujet de conversation
piquant le lendemain au déjeuner du duc de Chartres. Il n'était pas
encore fixé sur le point de savoir si c'était moi dont on venait
d'expérimenter le sérum contre le cancer ou de mettre en répétition le
prochain lever de rideau au Théâtre-Français, mais grand intellectuel,
grand amateur de «récits de voyages», il ne cessait pas de multiplier
devant moi les révérences, les signes d'intelligence, les sourires
filtrés par son monocle; soit dans l'idée fausse qu'un homme de valeur
l'estimerait davantage s'il parvenait à lui inculquer l'illusion que
pour lui, comte de Bréauté-Consalvi, les privilèges de la pensée
n'étaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance; soit
tout simplement par besoin et difficulté d'exprimer sa satisfaction,
dans l'ignorance de la langue qu'il devait me parler, en somme comme
s'il se fût trouvé en présence de quelqu'un des «naturels» d'une terre
inconnue où aurait atterri son radeau et avec lesquels, par espoir du
profit, il tâcherait, tout en observant curieusement leurs coutumes et
sans interrompre les démonstrations d'amitié ni pousser comme eux de
grands cris, de troquer des oeufs d'autruche et des épices contre des
verroteries. Après avoir répondu de mon mieux à sa joie, je serrai la
main du duc de Châtellerault que j'avais déjà rencontré chez Mme de
Villeparisis, de laquelle il me dit que c'était une fine mouche. Il
était extrêmement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil
busqué, les points où la peau de la joue s'altère, tout ce qui se voit
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