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Le Côté de Guermantes - Première partie - 13
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pas loin de le traiter de nationaliste. Quant à ma grand' mère que seule
de la famille paraissait devoir enflammer un doute généreux, chaque fois
qu'on lui parlait de l'innocence possible de Dreyfus, elle avait un
hochement de tête dont nous ne comprenions pas alors le sens, et qui
était semblable à celui d'une personne qu'on vient déranger dans des
pensées plus sérieuses. Ma mère, partagée entre son amour pour mon père
et l'espoir que je fusse intelligent, gardait une indécision qu'elle
traduisait par le silence. Enfin mon grand-père, adorant l'armée (bien
que ses obligations de garde national eussent été le cauchemar de son
âge mûr), ne voyait jamais à Combray un régiment défiler devant la
grille sans se découvrir quand passaient le colonel et le drapeau. Tout
cela était assez pour que Mme Sazerat, qui connaissait à fond la vie de
désintéressement et d'honneur de mon père et de mon grand-père, les
considérât comme des suppôts de l'Injustice. On pardonne les crimes
individuels, mais non la participation à un crime collectif. Dès qu'elle
le sut antidreyfusard, elle mit entre elle et lui des continents et des
siècles. Ce qui explique qu'à une pareille distance dans le temps et
dans l'espace, son salut ait paru imperceptible à mon père et qu'elle
n'eût pas songé à une poignée de main et à des paroles lesquelles
n'eussent pu franchir les mondes qui les séparaient.
Saint-Loup, devant venir à Paris, m'avait promis de me mener chez Mme de
Villeparisis où j'espérais, sans le lui avoir dit, que nous
rencontrerions Mme de Guermantes. Il me demanda de déjeuner au
restaurant avec sa maîtresse que nous conduirions ensuite à une
répétition. Nous devions aller la chercher le matin, aux environs de
Paris où elle habitait.
J'avais demandé à Saint-Loup que le restaurant où nous déjeunerions
(dans la vie des jeunes nobles qui dépensent de l'argent le restaurant
joue un rôle aussi important que les caisses d'étoffe dans les contes
arabes) fût de préférence celui où Aimé m'avait annoncé qu'il devait
entrer comme maître d'hôtel en attendant la saison de Balbec. C'était un
grand charme pour moi qui rêvais à tant de voyages et en faisais si peu,
de revoir quelqu'un qui faisait partie plus que de mes souvenirs de
Balbec, mais de Balbec même, qui y allait tous les ans, qui, quand la
fatigue ou mes cours me forçaient à rester à Paris, n'en regardait pas
moins, pendant les longues fins d'après-midi de juillet, en attendant
que les clients vinssent dîner, le soleil descendre et se coucher dans
la mer, à travers les panneaux de verre de la grande salle à manger
derrière lesquels, à l'heure où il s'éteignait, les ailes immobiles des
vaisseaux lointains et bleuâtres avaient l'air de papillons exotiques et
nocturnes dans une vitrine. Magnétisé lui-même par son contact avec le
puissant aimant de Balbec, ce maître d'hôtel devenait à son tour aimant
pour moi. J'espérais en causant avec lui être déjà en communication avec
Balbec, avoir réalisé sur place un peu du charme du voyage.
Je quittai dès le matin la maison, où je laissai Françoise gémissante
parce que le valet de pied fiancé n'avait pu encore une fois, la veille
au soir, aller voir sa promise. Françoise l'avait trouvé en pleurs; il
avait failli aller gifler le concierge, mais s'était contenu, car il
tenait à sa place.
Avant d'arriver chez Saint-Loup, qui devait m'attendre devant sa porte,
je rencontrai Legrandin, que nous avions perdu de vue depuis Combray et
qui, tout grisonnant maintenant, avait gardé son air jeune et candide.
Il s'arrêta.
--Ah! vous voilà, me dit-il, homme chic, et en redingote encore! Voilà
une livrée dont mon indépendance ne s'accommoderait pas. Il est vrai que
vous devez être un mondain, faire des visites! Pour aller rêver comme je
le fais devant quelque tombe à demi détruite, ma lavallière et mon
veston ne sont pas déplacés. Vous savez que j'estime la jolie qualité de
votre âme; c'est vous dire combien je regrette que vous alliez la renier
parmi les Gentils. En étant capable de rester un instant dans
l'atmosphère nauséabonde, irrespirable pour moi, des salons, vous rendez
contre votre avenir la condamnation, la damnation du Prophète. Je vois
cela d'ici, vous fréquentez les «coeurs légers», la société des
châteaux; tel est le vice de la bourgeoisie contemporaine. Ah! les
aristocrates, la Terreur a été bien coupable de ne pas leur couper le
cou à tous. Ce sont tous de sinistres crapules quand ce ne sont pas tout
simplement de sombres idiots. Enfin, mon pauvre enfant, si cela vous
amuse! Pendant que vous irez à quelque _five o'clock_, votre vieil ami
sera plus heureux que vous, car seul dans un faubourg, il regardera
monter dans le ciel violet la lune rose. La vérité est que je
n'appartiens guère à cette Terre où je me sens si exilé; il faut toute
la force de la loi de gravitation pour m'y maintenir et que je ne
m'évade pas dans une autre sphère. Je suis d'une autre planète. Adieu,
ne prenez pas en mauvaise part la vieille franchise du paysan de la
Vivonne qui est aussi resté le paysan du Danube. Pour vous prouver que
je fais cas de vous, je vais vous envoyer mon dernier roman. Mais vous
n'aimerez pas cela; ce n'est pas assez déliquescent, assez fin de siècle
pour vous, c'est trop franc, trop honnête; vous, il vous faut du
Bergotte, vous l'avez avoué, du faisandé pour les palais blasés de
jouisseurs raffinés. On doit me considérer dans votre groupe comme un
vieux troupier; j'ai le tort de mettre du coeur dans ce que j'écris,
cela ne se porte plus; et puis la vie du peuple ce n'est pas assez
distingué pour intéresser vos snobinettes. Allons, tâchez de vous
rappeler quelquefois la parole du Christ: «Faites cela et vous vivrez.»
Adieu, ami.
Ce n'est pas de trop mauvaise humeur contre Legrandin que je le quittai.
Certains souvenirs sont comme des amis communs, ils savent faire des
réconciliations; jeté au milieu des champs semés de boutons d'or où
s'entassaient les ruines féodales, le petit pont de bois nous unissait,
Legrandin et moi, comme les deux bords de la Vivonne.
Ayant quitté Paris où, malgré le printemps commençant, les arbres des
boulevards étaient à peine pourvus de leurs premières feuilles, quand le
train de ceinture nous arrêta, Saint-Loup et moi, dans le village de
banlieue où habitait sa maîtresse, ce fut un émerveillement de voir
chaque jardinet pavoisé par les immenses reposoirs blancs des arbres
fruitiers en fleurs. C'était comme une des fêtes singulières, poétiques,
éphémères et locales qu'on vient de très loin contempler à époques
fixes, mais celle-là donnée par la nature. Les fleurs des cerisiers sont
si étroitement collées aux branches, comme un blanc fourreau, que de
loin, parmi les arbres qui n'étaient presque ni fleuris, ni feuillus, on
aurait pu croire, par ce jour de soleil encore si froid, que c'était de
la neige, fondue ailleurs, qui était encore restée après les arbustes.
Mais les grands poiriers enveloppaient chaque maison, chaque modeste
cour, d'une blancheur plus vaste, plus unie, plus éclatante et comme si
tous les logis, tous les enclos du village fussent en train de faire, à
la même date, leur première communion.
Ces villages des environs de Paris gardent encore à leurs portes des
parcs du XVIIe et du XVIIIe siècle, qui furent les «folies» des
intendants et des favorites. Un horticulteur avait utilisé l'un d'eux
situé en contre-bas de la route pour la culture des arbres fruitiers (ou
peut-être conservé simplement le dessin d'un immense verger de ce
temps-là). Cultivés en quinconces, ces poiriers, plus espacés, moins
avancés que ceux que j'avais vus, formaient de grands
quadrilatères--séparés par des murs bas--de fleurs blanches sur chaque
côté desquels la lumière venait se peindre différemment, si bien que
toutes ces chambres sans toit et en plein air avaient l'air d'être
celles du Palais du Soleil, tel qu'on aurait pu le retrouver dans
quelque Crète; et elles faisaient penser aussi aux chambres d'un
réservoir ou de telles parties de la mer que l'homme pour quelque pêche
ou ostréiculture subdivise, quand on voyait des branches, selon
l'exposition, la lumière venir se jouer sur les espaliers comme sur les
eaux printanières et faire déferler ça et là, étincelant parmi le
treillage à claire-voie et rempli d'azur des branches, l'écume
blanchissante d'une fleur ensoleillée et mousseuse.
C'était un village ancien, avec sa vieille mairie cuite et dorée devant
laquelle, en guise de mâts de cocagne et d'oriflammes, trois grands
poiriers étaient, comme pour une fête civique et locale, galamment
pavoisés de satin blanc.
Jamais Robert ne me parla plus tendrement de son amie que pendant ce
trajet. Seule elle avait des racines dans son coeur; l'avenir qu'il
avait dans l'armée, sa situation mondaine, sa famille, tout cela ne lui
était pas indifférent certes, mais ne comptait en rien auprès des
moindres choses qui concernaient sa maîtresse. Cela seul avait pour lui
du prestige, infiniment plus de prestige que les Guermantes et tous les
rois de la terre. Je ne sais pas s'il se formulait à lui-même qu'elle
était d'une essence supérieure à tout, mais je sais qu'il n'avait de
considération, de souci, que pour ce qui la touchait. Par elle, il était
capable de souffrir, d'être heureux, peut-être de tuer. Il n'y avait
vraiment d'intéressant, de passionnant pour lui, que ce que voulait, ce
que ferait sa maîtresse, que ce qui se passait, discernable tout au plus
par des expressions fugitives, dans l'espace étroit de son visage et
sous son front privilégié. Si délicat pour tout le reste, il envisageait
la perspective d'un brillant mariage, seulement pour pouvoir continuer à
l'entretenir, à la garder. Si on s'était demandé à quel prix il
l'estimait, je crois qu'on n'eût jamais pu imaginer un prix assez élevé.
S'il ne l'épousait pas c'est parce qu'un instinct pratique lui faisait
sentir que, dès qu'elle n'aurait plus rien à attendre de lui, elle le
quitterait ou du moins vivrait à sa guise, et qu'il fallait la tenir par
l'attente du lendemain. Car il supposait que peut-être elle ne l'aimait
pas. Sans doute, l'affection générale appelée amour devait le
forcer--comme elle fait pour tous les hommes--à croire par moments
qu'elle l'aimait. Mais pratiquement il sentait que cet amour qu'elle
avait pour lui n'empêchait pas qu'elle ne restât avec lui qu'à cause de
son argent, et que le jour où elle n'aurait plus rien à attendre de lui
elle s'empresserait (victime des théories de ses amis de la littérature
et tout en l'aimant, pensait-il) de le quitter.
--Je lui ferai aujourd'hui, si elle est gentille, me dit-il, un cadeau
qui lui fera plaisir. C'est un collier qu'elle a vu chez Boucheron.
C'est un peu cher pour moi en ce moment: trente mille francs. Mais ce
pauvre loup, elle n'a pas tant de plaisir dans la vie. Elle va être
joliment contente. Elle m'en avait parlé et elle m'avait dit qu'elle
connaissait quelqu'un qui le lui donnerait peut-être. Je ne crois pas
que ce soit vrai, mais je me suis à tout hasard entendu avec Boucheron,
qui est le fournisseur de ma famille, pour qu'il me le réserve. Je suis
heureux de penser que tu vas la voir; elle n'est pas extraordinaire
comme figure, tu sais (je vis bien qu'il pensait tout le contraire et ne
disait cela que pour que mon admiration fût plus grande), elle a surtout
un jugement merveilleux; devant toi elle n'osera peut-être pas beaucoup
parler, mais je me réjouis d'avance de ce qu'elle me dira ensuite de
toi; tu sais, elle dit des choses qu'on peut approfondir indéfiniment,
elle a vraiment quelque chose de pythique.
Pour arriver à la maison qu'elle habitait, nous longions de petits
jardins, et je ne pouvais m'empêcher de m'arrêter, car ils avaient toute
une floraison de cerisiers et de poiriers; sans doute vides et inhabités
hier encore comme une propriété qu'on n'a pas louée, ils étaient
subitement peuplés et embellis par ces nouvelles venues arrivées de la
veille et dont à travers les grillages on apercevait les belles robes
blanches au coin des allées.
--Écoute, puisque je vois que tu veux regarder tout cela, être poétique,
me dit Robert, attends-moi là, mon amie habite tout près, je vais aller
la chercher.
En l'attendant je fis quelques pas, je passais devant de modestes
jardins. Si je levais la tête, je voyais quelquefois des jeunes filles
aux fenêtres, mais même en plein air et à la hauteur d'un petit étage,
ça et là, souples et légères, dans leur fraîche toilette mauve,
suspendues dans les feuillages, de jeunes touffes de lilas se laissaient
balancer par la brise sans s'occuper du passant qui levait les yeux
jusqu'à leur entresol de verdure. Je reconnaissais en elles les pelotons
violets disposés à l'entrée du parc de M. Swann, passé la petite
barrière blanche, dans les chauds après-midi du printemps, pour une
ravissante tapisserie provinciale. Je pris un sentier qui aboutissait à
une prairie. Un air froid y soufflait vif comme à Combray, mais, au
milieu de la terre grasse, humide et campagnarde qui eût pu être au bord
de la Vivonne, n'en avait pas moins surgi, exact au rendez-vous comme
toute la bande de ses compagnons, un grand poirier blanc qui agitait en
souriant et opposait au soleil, comme un rideau de lumière matérialisée
et palpable, ses fleurs convulsées par la brise, mais lissées et glacées
d'argent par les rayons.
Tout à coup, Saint-Loup apparut accompagné de sa maîtresse et alors,
dans cette femme qui était pour lui tout l'amour, toutes les douceurs
possibles de la vie, dont la personnalité mystérieusement enfermée dans
un corps comme dans un Tabernacle était l'objet encore sur lequel
travaillait sans cesse l'imagination de mon ami, qu'il sentait qu'il ne
connaîtrait jamais, dont il se demandait perpétuellement ce qu'elle
était en elle-même, derrière le voile des regards et de la chair, dans
cette femme, je reconnus à l'instant «Rachel quand du Seigneur», celle
qui, il y a quelques années--les femmes changent si vite de situation
dans ce monde-là, quand elles en changent--disait à la maquerelle:
«Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu'un, vous me
ferez chercher.»
Et quand on était «venu la chercher» en effet, et qu'elle se trouvait
seule dans la chambre avec ce quelqu'un, elle savait si bien ce qu'on
voulait d'elle, qu'après avoir fermé à clef, par précaution de femme
prudente, ou par geste rituel, elle commençait à ôter toutes ses
affaires, comme on fait devant le docteur qui va vous ausculter, et ne
s'arrêtant en route que si le «quelqu'un», n'aimant pas la nudité, lui
disait qu'elle pouvait garder sa chemise, comme certains praticiens qui,
ayant l'oreille très fine et la crainte de faire se refroidir leur
malade, se contentent d'écouter la respiration et le battement du coeur
à travers un linge. A cette femme dont toute la vie, toutes les pensées,
tout le passé, tous les hommes par qui elle avait pu être possédée,
m'étaient chose si indifférente que, si elle me l'eût contée, je ne
l'eusse écoutée que par politesse et à peine entendue, je sentis que
l'inquiétude, le tourment, l'amour de Saint-Loup s'étaient appliqués
jusqu'à faire--de ce qui était pour moi un jouet mécanique--un objet de
souffrances infinies, le prix même de l'existence. Voyant ces deux
éléments dissociés (parce que j'avais connu «Rachel quand du Seigneur»
dans une maison de passe), je comprenais que bien des femmes pour
lesquelles des hommes vivent, souffrent, se tuent, peuvent être en
elles-mêmes ou pour d'autres ce que Rachel était pour moi. L'idée qu'on
pût avoir une curiosité douloureuse à l'égard de sa vie me stupéfiait.
J'aurais pu apprendre bien des coucheries d'elle à Robert, lesquelles me
semblaient la chose la plus indifférente du monde. Et combien elles
l'eussent peiné! Et que n'avait-il pas donné pour les connaître, sans y
réussir!
Je me rendais compte de tout ce qu'une imagination humaine peut mettre
derrière un petit morceau de visage comme était celui de cette femme, si
c'est l'imagination qui l'a connue d'abord; et, inversement, en quels
misérables éléments matériels et dénués de toute valeur pouvait se
décomposer ce qui était le but de tant de rêveries, si, au contraire,
cela avait été, connue d'une manière opposée, par la connaissance la
plus triviale. Je comprenais que ce qui m'avait paru ne pas valoir vingt
francs quand cela m'avait été offert pour vingt francs dans la maison de
passe, où c'était seulement pour moi une femme désireuse de gagner vingt
francs, peut valoir plus qu'un million, que la famille, que toutes les
situation enviées, si on a commencé par imaginer en elle un être
inconnu, curieux à connaître, difficile à saisir, à garder. Sans doute
c'était le même mince et étroit visage que nous voyions Robert et moi.
Mais nous étions arrivés à lui par les deux routes opposées qui ne
communiqueront jamais, et nous n'en verrions jamais la même face. Ce
visage, avec ses regards, ses sourires, les mouvements de sa bouche, moi
je l'avais connu du dehors comme étant celui d'une femme quelconque qui
pour vingt francs ferait tout ce que je voudrais. Aussi les regards, les
sourires, les mouvements de bouche m'avaient paru seulement
significatifs d'actes généraux, sans rien d'individuel, et sous eux je
n'aurais pas eu la curiosité de chercher une personne. Mais ce qui
m'avait en quelque sorte été offert au départ, ce visage consentant,
ç'avait été pour Robert un point d'arrivée vers lequel il s'était dirigé
à travers combien d'espoirs, de doutes, de soupçons, de rêves. Il
donnait plus d'un million pour avoir, pour que ne fût pas offert à
d'autres, ce qui m'avait été offert comme à chacun pour vingt francs.
Pour quel motif, cela, il ne l'avait pas eu à ce prix, peut tenir au
hasard d'un instant, d'un instant pendant lequel celle qui semblait
prête à se donner se dérobe, ayant peut-être un rendez-vous, quelque
raison qui la rende plus difficile ce jour-là. Si elle a affaire à un
sentimental, même si elle ne s'en aperçoit pas, et surtout si elle s'en
aperçoit, un jeu terrible commence. Incapable de surmonter sa déception,
de se passer de cette femme, il la relance, elle le fuit, si bien qu'un
sourire qu'il n'osait plus espérer est payé mille fois ce qu'eussent dû
l'être les dernières faveurs. Il arrive même parfois dans ce cas, quand
on a eu, par un mélange de naïveté dans le jugement et de lâcheté devant
la souffrance, la folie de faire d'une fille une inaccessible idole, que
ces dernières faveurs, ou même le premier baiser, on ne l'obtiendra
jamais, on n'ose même plus le demander pour ne pas démentir des
assurances de platonique amour. Et c'est une grande souffrance alors de
quitter la vie sans avoir jamais su ce que pouvait être le baiser de la
femme qu'on a le plus aimée. Les faveurs de Rachel, Saint-Loup pourtant
avait réussi par chance à les avoir toutes. Certes, s'il avait su
maintenant qu'elles avaient été offertes à tout le monde pour un louis,
il eût sans doute terriblement souffert, mais n'eût pas moins donné un
million pour les conserver, car tout ce qu'il eût appris n'eût pas pu le
faire sortir--car cela est au-dessus des forces de l'homme et ne peut
arriver que malgré lui par l'action de quelque grande loi naturelle--de
la route dans laquelle il était et d'où ce visage ne pouvait lui
apparaître qu'à travers les rêves qu'il avait formés, d'où ces regards,
ces sourires, ce mouvement de bouche étaient pour lui la seule
révélation d'une personne dont il aurait voulu connaître la vraie nature
et posséder à lui seul les désirs. L'immobilité de ce mince visage,
comme celle d'une feuille de papier soumise aux colossales pressions de
deux atmosphères, me semblait équilibrée par deux infinis qui venaient
aboutir à elle sans se rencontrer, car elle les séparait. Et en effet,
la regardant tous les deux, Robert et moi, nous ne la voyions pas du
même côté du mystère.
Ce n'était pas «Rachel quand du Seigneur» qui me semblait peu de chose,
c'était la puissance de l'imagination humaine, l'illusion sur laquelle
reposaient les douleurs de l'amour, que je trouvais grandes. Robert vit
que j'avais l'air ému. Je détournai les yeux vers les poiriers et les
cerisiers du jardin d'en face pour qu'il crût que c'était leur beauté
qui me touchait. Et elle me touchait un peu de la même façon, elle
mettait aussi près de moi de ces choses qu'on ne voit pas qu'avec ses
yeux, mais qu'on sent dans son coeur. Ces arbustes que j'avais vus dans
le jardin, en les prenant pour des dieux étrangers, ne m'étais-je pas
trompé comme Madeleine quand, dans un autre jardin, un jour dont
l'anniversaire allait bientôt venir, elle vit une forme humaine et «crut
que c'était le jardinier»? Gardiens des souvenirs de l'âge d'or, garants
de la promesse que la réalité n'est pas ce qu'on croit, que la splendeur
de la poésie, que l'éclat merveilleux de l'innocence peuvent y
resplendir et pourront être la récompense que nous nous efforcerons de
mériter, les grandes créatures blanches merveilleusement penchées
au-dessus de l'ombre propice à la sieste, à la pêche, à la lecture,
n'était-ce pas plutôt des anges? J'échangeais quelques mots avec la
maîtresse de Saint-Loup. Nous coupâmes par le village. Les maisons en
étaient sordides. Mais à côté des plus misérables, de celles qui avaient
un air d'avoir été brûlées par une pluie de salpêtre, un mystérieux
voyageur, arrêté pour un jour dans la cité maudite, un ange
resplendissant se tenait debout, étendant largement sur elle
l'éblouissante protection de ses ailes d'innocence en fleurs: c'était un
poirier. Saint-Loup fit quelques pas en avant avec moi:
--J'aurais aimé que nous puissions, toi et moi, attendre ensemble,
j'aurais même été plus content de déjeuner seul avec toi, et que nous
restions seuls jusqu'au moment d'aller chez ma tante. Mais ma pauvre
gosse, ça lui fait tant de plaisir, et elle est si gentille pour moi, tu
sais, je n'ai pu lui refuser. Du reste, elle te plaira, c'est une
littéraire, une vibrante, et puis c'est une chose si gentille de
déjeuner avec elle au restaurant, elle est si agréable, si simple,
toujours contente de tout.
Je crois pourtant que, précisément ce matin-là, et probablement pour la
seule fois, Robert s'évada un instant hors de la femme que, tendresse
après tendresse, il avait lentement composée, et aperçut tout d'un coup
à quelque distance de lui une autre Rachel, un double d'elle, mais
absolument différent et qui figurait une simple petite grue. Quittant le
beau verger, nous allions prendre le train pour rentrer à Paris quand,
à la gare, Rachel, marchant à quelques pas de nous, fut reconnue et
interpellée par de vulgaires «poules» comme elle était et qui d'abord,
la croyant seule, lui crièrent: «Tiens, Rachel, tu montes avec nous?
Lucienne et Germaine sont dans le wagon et il y a justement encore de la
place; viens, on ira ensemble au skating», et s'apprêtaient à lui
présenter deux «calicots», leurs amants, qui les accompagnaient, quand,
devant l'air légèrement gêné de Rachel, elles levèrent curieusement les
yeux un peu plus loin, nous aperçurent et s'excusant lui dirent adieu en
recevant d'elle un adieu aussi, un peu embarrassé mais amical. C'étaient
deux pauvres petites poules, avec des collets en fausse loutre, ayant à
peu près l'aspect qu'avait Rachel quand Saint-Loup l'avait rencontrée la
première fois. Il ne les connaissait pas, ni leur nom, et voyant
qu'elles avaient l'air très liées avec son amie, eut l'idée que celle-ci
avait peut-être eu sa place, l'avait peut-être encore, dans une vie
insoupçonnée de lui, fort différente de celle qu'il menait avec elle,
une vie où on avait les femmes pour un louis tandis qu'il donnait plus
de cent mille francs par an à Rachel. Il ne fit pas qu'entrevoir cette
vie, mais aussi au milieu une Rachel tout autre que celle qu'il
connaissait, une Rachel pareille à ces deux petites poules, une Rachel à
vingt francs. En somme Rachel s'était un instant dédoublée pour lui, il
avait aperçu à quelque distance de sa Rachel la Rachel petite poule, la
Rachel réelle, à supposer que la Rachel poule fût plus réelle que
l'autre. Robert eut peut-être l'idée alors que cet enfer où il vivait,
avec la perspective et la nécessité d'un mariage riche, d'une vente de
son nom, pour pouvoir continuer à donner cent mille francs par an à
Rachel, il aurait peut-être pu s'en arracher aisément, et avoir les
faveurs de sa maîtresse, comme ces calicots celles de leurs grues, pour
peu de chose. Mais comment faire? Elle n'avait démérité en rien. Moins
comblée, elle serait moins gentille, ne lui dirait plus, ne lui écrirait
plus de ces choses qui le touchaient tant et qu'il citait avec un peu
d'ostentation à ses camarades, en prenant soin de faire remarquer
combien c'était gentil d'elle, mais en omettant qu'il l'entretenait
fastueusement, même qu'il lui donnât quoi que ce fût, que ces dédicaces
sur une photographie ou cette formule pour terminer une dépêche, c'était
la transmutation sous sa forme la plus réduite et la plus précieuse de
cent mille francs. S'il se gardait de dire que ces rares gentillesses de
Rachel étaient payées par lui, il serait faux--et pourtant ce
raisonnement simpliste, on en use absurdement pour tous les amants qui
casquent, pour tant de maris--de dire que c'était par amour-propre, par
vanité. Saint-Loup était assez intelligent pour se rendre compte que
tous les plaisirs de la vanité, il les aurait trouvés aisément et
gratuitement dans le monde, grâce à son grand nom, à son joli visage, et
que sa liaison avec Rachel, au contraire, était ce qui l'avait mis un
peu hors du monde, faisait qu'il y était moins coté. Non, cet
amour-propre à vouloir paraître avoir gratuitement les marques
apparentes de prédilection de celle qu'on aime, c'est simplement un
dérivé de l'amour, le besoin de se représenter à soi-même et aux autres
comme aimé par ce qu'on aime tant. Rachel se rapprocha de nous, laissant
les deux poules monter dans leur compartiment; mais, non moins que la
fausse loutre de celles-ci et l'air guindé des calicots, les noms de
Lucienne et de Germaine maintinrent un instant la Rachel nouvelle. Un
instant il imagina une vie de la place Pigalle, avec des amis inconnus,
des bonnes fortunes sordides, des après-midi de plaisirs naïfs,
promenade ou partie de plaisir, dans ce Paris où l'ensoleillement des
rues depuis le boulevard de Clichy ne lui sembla pas le même que la
clarté solaire où il se promenait avec sa maîtresse, mais devoir être
autre, car l'amour, et la souffrance qui fait un avec lui, ont, comme
l'ivresse, le pouvoir de différencier pour nous les choses. Ce fut
presque comme un Paris inconnu au milieu de Paris même qu'il soupçonna,
sa liaison lui apparut comme l'exploration d'une vie étrange, car si
avec lui Rachel était un peu semblable à lui-même, pourtant c'était bien
une partie de sa vie réelle que Rachel vivait avec lui, même la partie
la plus précieuse à cause des sommes folles qu'il lui donnait, la partie
qui la faisait tellement envier des amies et lui permettrait un jour de
se retirer à la campagne ou de se lancer dans les grands théâtres, après
avoir fait sa pelote. Robert aurait voulu demander à son amie qui
étaient Lucienne et Germaine, les choses qu'elles lui eussent dites si
elle était montée dans leur compartiment, à quoi elles eussent ensemble,
elle et ses camarades, passé une journée qui eût peut-être fini comme
divertissement suprême, après les plaisirs du skating, à la taverne de
l'Olympia, si lui, Robert, et moi n'avions pas été présents. Un instant
les abords de l'Olympia, qui jusque-là lui avaient paru assommants,
excitèrent sa curiosité, sa souffrance, et le soleil de ce jour
printanier donnant dans la rue Caumartin où, peut-être, si elle n'avait
pas connu Robert, Rachel fût allée tantôt et eût gagné un louis, lui
donnèrent une vague nostalgie. Mais à quoi bon poser à Rachel des
questions, quand il savait d'avance que la réponse serait ou un simple
silence ou un mensonge ou quelque chose de très pénible pour lui sans
pourtant lui décrire rien? Les employés fermaient les portières, nous
montâmes vite dans une voiture de première, les perles admirables de
Rachel rapprirent à Robert qu'elle était une femme d'un grand prix, il
la caressa, la fit rentrer dans son propre coeur où il la contempla,
intériorisée, comme il avait toujours fait jusqu'ici--sauf pendant ce
de la famille paraissait devoir enflammer un doute généreux, chaque fois
qu'on lui parlait de l'innocence possible de Dreyfus, elle avait un
hochement de tête dont nous ne comprenions pas alors le sens, et qui
était semblable à celui d'une personne qu'on vient déranger dans des
pensées plus sérieuses. Ma mère, partagée entre son amour pour mon père
et l'espoir que je fusse intelligent, gardait une indécision qu'elle
traduisait par le silence. Enfin mon grand-père, adorant l'armée (bien
que ses obligations de garde national eussent été le cauchemar de son
âge mûr), ne voyait jamais à Combray un régiment défiler devant la
grille sans se découvrir quand passaient le colonel et le drapeau. Tout
cela était assez pour que Mme Sazerat, qui connaissait à fond la vie de
désintéressement et d'honneur de mon père et de mon grand-père, les
considérât comme des suppôts de l'Injustice. On pardonne les crimes
individuels, mais non la participation à un crime collectif. Dès qu'elle
le sut antidreyfusard, elle mit entre elle et lui des continents et des
siècles. Ce qui explique qu'à une pareille distance dans le temps et
dans l'espace, son salut ait paru imperceptible à mon père et qu'elle
n'eût pas songé à une poignée de main et à des paroles lesquelles
n'eussent pu franchir les mondes qui les séparaient.
Saint-Loup, devant venir à Paris, m'avait promis de me mener chez Mme de
Villeparisis où j'espérais, sans le lui avoir dit, que nous
rencontrerions Mme de Guermantes. Il me demanda de déjeuner au
restaurant avec sa maîtresse que nous conduirions ensuite à une
répétition. Nous devions aller la chercher le matin, aux environs de
Paris où elle habitait.
J'avais demandé à Saint-Loup que le restaurant où nous déjeunerions
(dans la vie des jeunes nobles qui dépensent de l'argent le restaurant
joue un rôle aussi important que les caisses d'étoffe dans les contes
arabes) fût de préférence celui où Aimé m'avait annoncé qu'il devait
entrer comme maître d'hôtel en attendant la saison de Balbec. C'était un
grand charme pour moi qui rêvais à tant de voyages et en faisais si peu,
de revoir quelqu'un qui faisait partie plus que de mes souvenirs de
Balbec, mais de Balbec même, qui y allait tous les ans, qui, quand la
fatigue ou mes cours me forçaient à rester à Paris, n'en regardait pas
moins, pendant les longues fins d'après-midi de juillet, en attendant
que les clients vinssent dîner, le soleil descendre et se coucher dans
la mer, à travers les panneaux de verre de la grande salle à manger
derrière lesquels, à l'heure où il s'éteignait, les ailes immobiles des
vaisseaux lointains et bleuâtres avaient l'air de papillons exotiques et
nocturnes dans une vitrine. Magnétisé lui-même par son contact avec le
puissant aimant de Balbec, ce maître d'hôtel devenait à son tour aimant
pour moi. J'espérais en causant avec lui être déjà en communication avec
Balbec, avoir réalisé sur place un peu du charme du voyage.
Je quittai dès le matin la maison, où je laissai Françoise gémissante
parce que le valet de pied fiancé n'avait pu encore une fois, la veille
au soir, aller voir sa promise. Françoise l'avait trouvé en pleurs; il
avait failli aller gifler le concierge, mais s'était contenu, car il
tenait à sa place.
Avant d'arriver chez Saint-Loup, qui devait m'attendre devant sa porte,
je rencontrai Legrandin, que nous avions perdu de vue depuis Combray et
qui, tout grisonnant maintenant, avait gardé son air jeune et candide.
Il s'arrêta.
--Ah! vous voilà, me dit-il, homme chic, et en redingote encore! Voilà
une livrée dont mon indépendance ne s'accommoderait pas. Il est vrai que
vous devez être un mondain, faire des visites! Pour aller rêver comme je
le fais devant quelque tombe à demi détruite, ma lavallière et mon
veston ne sont pas déplacés. Vous savez que j'estime la jolie qualité de
votre âme; c'est vous dire combien je regrette que vous alliez la renier
parmi les Gentils. En étant capable de rester un instant dans
l'atmosphère nauséabonde, irrespirable pour moi, des salons, vous rendez
contre votre avenir la condamnation, la damnation du Prophète. Je vois
cela d'ici, vous fréquentez les «coeurs légers», la société des
châteaux; tel est le vice de la bourgeoisie contemporaine. Ah! les
aristocrates, la Terreur a été bien coupable de ne pas leur couper le
cou à tous. Ce sont tous de sinistres crapules quand ce ne sont pas tout
simplement de sombres idiots. Enfin, mon pauvre enfant, si cela vous
amuse! Pendant que vous irez à quelque _five o'clock_, votre vieil ami
sera plus heureux que vous, car seul dans un faubourg, il regardera
monter dans le ciel violet la lune rose. La vérité est que je
n'appartiens guère à cette Terre où je me sens si exilé; il faut toute
la force de la loi de gravitation pour m'y maintenir et que je ne
m'évade pas dans une autre sphère. Je suis d'une autre planète. Adieu,
ne prenez pas en mauvaise part la vieille franchise du paysan de la
Vivonne qui est aussi resté le paysan du Danube. Pour vous prouver que
je fais cas de vous, je vais vous envoyer mon dernier roman. Mais vous
n'aimerez pas cela; ce n'est pas assez déliquescent, assez fin de siècle
pour vous, c'est trop franc, trop honnête; vous, il vous faut du
Bergotte, vous l'avez avoué, du faisandé pour les palais blasés de
jouisseurs raffinés. On doit me considérer dans votre groupe comme un
vieux troupier; j'ai le tort de mettre du coeur dans ce que j'écris,
cela ne se porte plus; et puis la vie du peuple ce n'est pas assez
distingué pour intéresser vos snobinettes. Allons, tâchez de vous
rappeler quelquefois la parole du Christ: «Faites cela et vous vivrez.»
Adieu, ami.
Ce n'est pas de trop mauvaise humeur contre Legrandin que je le quittai.
Certains souvenirs sont comme des amis communs, ils savent faire des
réconciliations; jeté au milieu des champs semés de boutons d'or où
s'entassaient les ruines féodales, le petit pont de bois nous unissait,
Legrandin et moi, comme les deux bords de la Vivonne.
Ayant quitté Paris où, malgré le printemps commençant, les arbres des
boulevards étaient à peine pourvus de leurs premières feuilles, quand le
train de ceinture nous arrêta, Saint-Loup et moi, dans le village de
banlieue où habitait sa maîtresse, ce fut un émerveillement de voir
chaque jardinet pavoisé par les immenses reposoirs blancs des arbres
fruitiers en fleurs. C'était comme une des fêtes singulières, poétiques,
éphémères et locales qu'on vient de très loin contempler à époques
fixes, mais celle-là donnée par la nature. Les fleurs des cerisiers sont
si étroitement collées aux branches, comme un blanc fourreau, que de
loin, parmi les arbres qui n'étaient presque ni fleuris, ni feuillus, on
aurait pu croire, par ce jour de soleil encore si froid, que c'était de
la neige, fondue ailleurs, qui était encore restée après les arbustes.
Mais les grands poiriers enveloppaient chaque maison, chaque modeste
cour, d'une blancheur plus vaste, plus unie, plus éclatante et comme si
tous les logis, tous les enclos du village fussent en train de faire, à
la même date, leur première communion.
Ces villages des environs de Paris gardent encore à leurs portes des
parcs du XVIIe et du XVIIIe siècle, qui furent les «folies» des
intendants et des favorites. Un horticulteur avait utilisé l'un d'eux
situé en contre-bas de la route pour la culture des arbres fruitiers (ou
peut-être conservé simplement le dessin d'un immense verger de ce
temps-là). Cultivés en quinconces, ces poiriers, plus espacés, moins
avancés que ceux que j'avais vus, formaient de grands
quadrilatères--séparés par des murs bas--de fleurs blanches sur chaque
côté desquels la lumière venait se peindre différemment, si bien que
toutes ces chambres sans toit et en plein air avaient l'air d'être
celles du Palais du Soleil, tel qu'on aurait pu le retrouver dans
quelque Crète; et elles faisaient penser aussi aux chambres d'un
réservoir ou de telles parties de la mer que l'homme pour quelque pêche
ou ostréiculture subdivise, quand on voyait des branches, selon
l'exposition, la lumière venir se jouer sur les espaliers comme sur les
eaux printanières et faire déferler ça et là, étincelant parmi le
treillage à claire-voie et rempli d'azur des branches, l'écume
blanchissante d'une fleur ensoleillée et mousseuse.
C'était un village ancien, avec sa vieille mairie cuite et dorée devant
laquelle, en guise de mâts de cocagne et d'oriflammes, trois grands
poiriers étaient, comme pour une fête civique et locale, galamment
pavoisés de satin blanc.
Jamais Robert ne me parla plus tendrement de son amie que pendant ce
trajet. Seule elle avait des racines dans son coeur; l'avenir qu'il
avait dans l'armée, sa situation mondaine, sa famille, tout cela ne lui
était pas indifférent certes, mais ne comptait en rien auprès des
moindres choses qui concernaient sa maîtresse. Cela seul avait pour lui
du prestige, infiniment plus de prestige que les Guermantes et tous les
rois de la terre. Je ne sais pas s'il se formulait à lui-même qu'elle
était d'une essence supérieure à tout, mais je sais qu'il n'avait de
considération, de souci, que pour ce qui la touchait. Par elle, il était
capable de souffrir, d'être heureux, peut-être de tuer. Il n'y avait
vraiment d'intéressant, de passionnant pour lui, que ce que voulait, ce
que ferait sa maîtresse, que ce qui se passait, discernable tout au plus
par des expressions fugitives, dans l'espace étroit de son visage et
sous son front privilégié. Si délicat pour tout le reste, il envisageait
la perspective d'un brillant mariage, seulement pour pouvoir continuer à
l'entretenir, à la garder. Si on s'était demandé à quel prix il
l'estimait, je crois qu'on n'eût jamais pu imaginer un prix assez élevé.
S'il ne l'épousait pas c'est parce qu'un instinct pratique lui faisait
sentir que, dès qu'elle n'aurait plus rien à attendre de lui, elle le
quitterait ou du moins vivrait à sa guise, et qu'il fallait la tenir par
l'attente du lendemain. Car il supposait que peut-être elle ne l'aimait
pas. Sans doute, l'affection générale appelée amour devait le
forcer--comme elle fait pour tous les hommes--à croire par moments
qu'elle l'aimait. Mais pratiquement il sentait que cet amour qu'elle
avait pour lui n'empêchait pas qu'elle ne restât avec lui qu'à cause de
son argent, et que le jour où elle n'aurait plus rien à attendre de lui
elle s'empresserait (victime des théories de ses amis de la littérature
et tout en l'aimant, pensait-il) de le quitter.
--Je lui ferai aujourd'hui, si elle est gentille, me dit-il, un cadeau
qui lui fera plaisir. C'est un collier qu'elle a vu chez Boucheron.
C'est un peu cher pour moi en ce moment: trente mille francs. Mais ce
pauvre loup, elle n'a pas tant de plaisir dans la vie. Elle va être
joliment contente. Elle m'en avait parlé et elle m'avait dit qu'elle
connaissait quelqu'un qui le lui donnerait peut-être. Je ne crois pas
que ce soit vrai, mais je me suis à tout hasard entendu avec Boucheron,
qui est le fournisseur de ma famille, pour qu'il me le réserve. Je suis
heureux de penser que tu vas la voir; elle n'est pas extraordinaire
comme figure, tu sais (je vis bien qu'il pensait tout le contraire et ne
disait cela que pour que mon admiration fût plus grande), elle a surtout
un jugement merveilleux; devant toi elle n'osera peut-être pas beaucoup
parler, mais je me réjouis d'avance de ce qu'elle me dira ensuite de
toi; tu sais, elle dit des choses qu'on peut approfondir indéfiniment,
elle a vraiment quelque chose de pythique.
Pour arriver à la maison qu'elle habitait, nous longions de petits
jardins, et je ne pouvais m'empêcher de m'arrêter, car ils avaient toute
une floraison de cerisiers et de poiriers; sans doute vides et inhabités
hier encore comme une propriété qu'on n'a pas louée, ils étaient
subitement peuplés et embellis par ces nouvelles venues arrivées de la
veille et dont à travers les grillages on apercevait les belles robes
blanches au coin des allées.
--Écoute, puisque je vois que tu veux regarder tout cela, être poétique,
me dit Robert, attends-moi là, mon amie habite tout près, je vais aller
la chercher.
En l'attendant je fis quelques pas, je passais devant de modestes
jardins. Si je levais la tête, je voyais quelquefois des jeunes filles
aux fenêtres, mais même en plein air et à la hauteur d'un petit étage,
ça et là, souples et légères, dans leur fraîche toilette mauve,
suspendues dans les feuillages, de jeunes touffes de lilas se laissaient
balancer par la brise sans s'occuper du passant qui levait les yeux
jusqu'à leur entresol de verdure. Je reconnaissais en elles les pelotons
violets disposés à l'entrée du parc de M. Swann, passé la petite
barrière blanche, dans les chauds après-midi du printemps, pour une
ravissante tapisserie provinciale. Je pris un sentier qui aboutissait à
une prairie. Un air froid y soufflait vif comme à Combray, mais, au
milieu de la terre grasse, humide et campagnarde qui eût pu être au bord
de la Vivonne, n'en avait pas moins surgi, exact au rendez-vous comme
toute la bande de ses compagnons, un grand poirier blanc qui agitait en
souriant et opposait au soleil, comme un rideau de lumière matérialisée
et palpable, ses fleurs convulsées par la brise, mais lissées et glacées
d'argent par les rayons.
Tout à coup, Saint-Loup apparut accompagné de sa maîtresse et alors,
dans cette femme qui était pour lui tout l'amour, toutes les douceurs
possibles de la vie, dont la personnalité mystérieusement enfermée dans
un corps comme dans un Tabernacle était l'objet encore sur lequel
travaillait sans cesse l'imagination de mon ami, qu'il sentait qu'il ne
connaîtrait jamais, dont il se demandait perpétuellement ce qu'elle
était en elle-même, derrière le voile des regards et de la chair, dans
cette femme, je reconnus à l'instant «Rachel quand du Seigneur», celle
qui, il y a quelques années--les femmes changent si vite de situation
dans ce monde-là, quand elles en changent--disait à la maquerelle:
«Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu'un, vous me
ferez chercher.»
Et quand on était «venu la chercher» en effet, et qu'elle se trouvait
seule dans la chambre avec ce quelqu'un, elle savait si bien ce qu'on
voulait d'elle, qu'après avoir fermé à clef, par précaution de femme
prudente, ou par geste rituel, elle commençait à ôter toutes ses
affaires, comme on fait devant le docteur qui va vous ausculter, et ne
s'arrêtant en route que si le «quelqu'un», n'aimant pas la nudité, lui
disait qu'elle pouvait garder sa chemise, comme certains praticiens qui,
ayant l'oreille très fine et la crainte de faire se refroidir leur
malade, se contentent d'écouter la respiration et le battement du coeur
à travers un linge. A cette femme dont toute la vie, toutes les pensées,
tout le passé, tous les hommes par qui elle avait pu être possédée,
m'étaient chose si indifférente que, si elle me l'eût contée, je ne
l'eusse écoutée que par politesse et à peine entendue, je sentis que
l'inquiétude, le tourment, l'amour de Saint-Loup s'étaient appliqués
jusqu'à faire--de ce qui était pour moi un jouet mécanique--un objet de
souffrances infinies, le prix même de l'existence. Voyant ces deux
éléments dissociés (parce que j'avais connu «Rachel quand du Seigneur»
dans une maison de passe), je comprenais que bien des femmes pour
lesquelles des hommes vivent, souffrent, se tuent, peuvent être en
elles-mêmes ou pour d'autres ce que Rachel était pour moi. L'idée qu'on
pût avoir une curiosité douloureuse à l'égard de sa vie me stupéfiait.
J'aurais pu apprendre bien des coucheries d'elle à Robert, lesquelles me
semblaient la chose la plus indifférente du monde. Et combien elles
l'eussent peiné! Et que n'avait-il pas donné pour les connaître, sans y
réussir!
Je me rendais compte de tout ce qu'une imagination humaine peut mettre
derrière un petit morceau de visage comme était celui de cette femme, si
c'est l'imagination qui l'a connue d'abord; et, inversement, en quels
misérables éléments matériels et dénués de toute valeur pouvait se
décomposer ce qui était le but de tant de rêveries, si, au contraire,
cela avait été, connue d'une manière opposée, par la connaissance la
plus triviale. Je comprenais que ce qui m'avait paru ne pas valoir vingt
francs quand cela m'avait été offert pour vingt francs dans la maison de
passe, où c'était seulement pour moi une femme désireuse de gagner vingt
francs, peut valoir plus qu'un million, que la famille, que toutes les
situation enviées, si on a commencé par imaginer en elle un être
inconnu, curieux à connaître, difficile à saisir, à garder. Sans doute
c'était le même mince et étroit visage que nous voyions Robert et moi.
Mais nous étions arrivés à lui par les deux routes opposées qui ne
communiqueront jamais, et nous n'en verrions jamais la même face. Ce
visage, avec ses regards, ses sourires, les mouvements de sa bouche, moi
je l'avais connu du dehors comme étant celui d'une femme quelconque qui
pour vingt francs ferait tout ce que je voudrais. Aussi les regards, les
sourires, les mouvements de bouche m'avaient paru seulement
significatifs d'actes généraux, sans rien d'individuel, et sous eux je
n'aurais pas eu la curiosité de chercher une personne. Mais ce qui
m'avait en quelque sorte été offert au départ, ce visage consentant,
ç'avait été pour Robert un point d'arrivée vers lequel il s'était dirigé
à travers combien d'espoirs, de doutes, de soupçons, de rêves. Il
donnait plus d'un million pour avoir, pour que ne fût pas offert à
d'autres, ce qui m'avait été offert comme à chacun pour vingt francs.
Pour quel motif, cela, il ne l'avait pas eu à ce prix, peut tenir au
hasard d'un instant, d'un instant pendant lequel celle qui semblait
prête à se donner se dérobe, ayant peut-être un rendez-vous, quelque
raison qui la rende plus difficile ce jour-là. Si elle a affaire à un
sentimental, même si elle ne s'en aperçoit pas, et surtout si elle s'en
aperçoit, un jeu terrible commence. Incapable de surmonter sa déception,
de se passer de cette femme, il la relance, elle le fuit, si bien qu'un
sourire qu'il n'osait plus espérer est payé mille fois ce qu'eussent dû
l'être les dernières faveurs. Il arrive même parfois dans ce cas, quand
on a eu, par un mélange de naïveté dans le jugement et de lâcheté devant
la souffrance, la folie de faire d'une fille une inaccessible idole, que
ces dernières faveurs, ou même le premier baiser, on ne l'obtiendra
jamais, on n'ose même plus le demander pour ne pas démentir des
assurances de platonique amour. Et c'est une grande souffrance alors de
quitter la vie sans avoir jamais su ce que pouvait être le baiser de la
femme qu'on a le plus aimée. Les faveurs de Rachel, Saint-Loup pourtant
avait réussi par chance à les avoir toutes. Certes, s'il avait su
maintenant qu'elles avaient été offertes à tout le monde pour un louis,
il eût sans doute terriblement souffert, mais n'eût pas moins donné un
million pour les conserver, car tout ce qu'il eût appris n'eût pas pu le
faire sortir--car cela est au-dessus des forces de l'homme et ne peut
arriver que malgré lui par l'action de quelque grande loi naturelle--de
la route dans laquelle il était et d'où ce visage ne pouvait lui
apparaître qu'à travers les rêves qu'il avait formés, d'où ces regards,
ces sourires, ce mouvement de bouche étaient pour lui la seule
révélation d'une personne dont il aurait voulu connaître la vraie nature
et posséder à lui seul les désirs. L'immobilité de ce mince visage,
comme celle d'une feuille de papier soumise aux colossales pressions de
deux atmosphères, me semblait équilibrée par deux infinis qui venaient
aboutir à elle sans se rencontrer, car elle les séparait. Et en effet,
la regardant tous les deux, Robert et moi, nous ne la voyions pas du
même côté du mystère.
Ce n'était pas «Rachel quand du Seigneur» qui me semblait peu de chose,
c'était la puissance de l'imagination humaine, l'illusion sur laquelle
reposaient les douleurs de l'amour, que je trouvais grandes. Robert vit
que j'avais l'air ému. Je détournai les yeux vers les poiriers et les
cerisiers du jardin d'en face pour qu'il crût que c'était leur beauté
qui me touchait. Et elle me touchait un peu de la même façon, elle
mettait aussi près de moi de ces choses qu'on ne voit pas qu'avec ses
yeux, mais qu'on sent dans son coeur. Ces arbustes que j'avais vus dans
le jardin, en les prenant pour des dieux étrangers, ne m'étais-je pas
trompé comme Madeleine quand, dans un autre jardin, un jour dont
l'anniversaire allait bientôt venir, elle vit une forme humaine et «crut
que c'était le jardinier»? Gardiens des souvenirs de l'âge d'or, garants
de la promesse que la réalité n'est pas ce qu'on croit, que la splendeur
de la poésie, que l'éclat merveilleux de l'innocence peuvent y
resplendir et pourront être la récompense que nous nous efforcerons de
mériter, les grandes créatures blanches merveilleusement penchées
au-dessus de l'ombre propice à la sieste, à la pêche, à la lecture,
n'était-ce pas plutôt des anges? J'échangeais quelques mots avec la
maîtresse de Saint-Loup. Nous coupâmes par le village. Les maisons en
étaient sordides. Mais à côté des plus misérables, de celles qui avaient
un air d'avoir été brûlées par une pluie de salpêtre, un mystérieux
voyageur, arrêté pour un jour dans la cité maudite, un ange
resplendissant se tenait debout, étendant largement sur elle
l'éblouissante protection de ses ailes d'innocence en fleurs: c'était un
poirier. Saint-Loup fit quelques pas en avant avec moi:
--J'aurais aimé que nous puissions, toi et moi, attendre ensemble,
j'aurais même été plus content de déjeuner seul avec toi, et que nous
restions seuls jusqu'au moment d'aller chez ma tante. Mais ma pauvre
gosse, ça lui fait tant de plaisir, et elle est si gentille pour moi, tu
sais, je n'ai pu lui refuser. Du reste, elle te plaira, c'est une
littéraire, une vibrante, et puis c'est une chose si gentille de
déjeuner avec elle au restaurant, elle est si agréable, si simple,
toujours contente de tout.
Je crois pourtant que, précisément ce matin-là, et probablement pour la
seule fois, Robert s'évada un instant hors de la femme que, tendresse
après tendresse, il avait lentement composée, et aperçut tout d'un coup
à quelque distance de lui une autre Rachel, un double d'elle, mais
absolument différent et qui figurait une simple petite grue. Quittant le
beau verger, nous allions prendre le train pour rentrer à Paris quand,
à la gare, Rachel, marchant à quelques pas de nous, fut reconnue et
interpellée par de vulgaires «poules» comme elle était et qui d'abord,
la croyant seule, lui crièrent: «Tiens, Rachel, tu montes avec nous?
Lucienne et Germaine sont dans le wagon et il y a justement encore de la
place; viens, on ira ensemble au skating», et s'apprêtaient à lui
présenter deux «calicots», leurs amants, qui les accompagnaient, quand,
devant l'air légèrement gêné de Rachel, elles levèrent curieusement les
yeux un peu plus loin, nous aperçurent et s'excusant lui dirent adieu en
recevant d'elle un adieu aussi, un peu embarrassé mais amical. C'étaient
deux pauvres petites poules, avec des collets en fausse loutre, ayant à
peu près l'aspect qu'avait Rachel quand Saint-Loup l'avait rencontrée la
première fois. Il ne les connaissait pas, ni leur nom, et voyant
qu'elles avaient l'air très liées avec son amie, eut l'idée que celle-ci
avait peut-être eu sa place, l'avait peut-être encore, dans une vie
insoupçonnée de lui, fort différente de celle qu'il menait avec elle,
une vie où on avait les femmes pour un louis tandis qu'il donnait plus
de cent mille francs par an à Rachel. Il ne fit pas qu'entrevoir cette
vie, mais aussi au milieu une Rachel tout autre que celle qu'il
connaissait, une Rachel pareille à ces deux petites poules, une Rachel à
vingt francs. En somme Rachel s'était un instant dédoublée pour lui, il
avait aperçu à quelque distance de sa Rachel la Rachel petite poule, la
Rachel réelle, à supposer que la Rachel poule fût plus réelle que
l'autre. Robert eut peut-être l'idée alors que cet enfer où il vivait,
avec la perspective et la nécessité d'un mariage riche, d'une vente de
son nom, pour pouvoir continuer à donner cent mille francs par an à
Rachel, il aurait peut-être pu s'en arracher aisément, et avoir les
faveurs de sa maîtresse, comme ces calicots celles de leurs grues, pour
peu de chose. Mais comment faire? Elle n'avait démérité en rien. Moins
comblée, elle serait moins gentille, ne lui dirait plus, ne lui écrirait
plus de ces choses qui le touchaient tant et qu'il citait avec un peu
d'ostentation à ses camarades, en prenant soin de faire remarquer
combien c'était gentil d'elle, mais en omettant qu'il l'entretenait
fastueusement, même qu'il lui donnât quoi que ce fût, que ces dédicaces
sur une photographie ou cette formule pour terminer une dépêche, c'était
la transmutation sous sa forme la plus réduite et la plus précieuse de
cent mille francs. S'il se gardait de dire que ces rares gentillesses de
Rachel étaient payées par lui, il serait faux--et pourtant ce
raisonnement simpliste, on en use absurdement pour tous les amants qui
casquent, pour tant de maris--de dire que c'était par amour-propre, par
vanité. Saint-Loup était assez intelligent pour se rendre compte que
tous les plaisirs de la vanité, il les aurait trouvés aisément et
gratuitement dans le monde, grâce à son grand nom, à son joli visage, et
que sa liaison avec Rachel, au contraire, était ce qui l'avait mis un
peu hors du monde, faisait qu'il y était moins coté. Non, cet
amour-propre à vouloir paraître avoir gratuitement les marques
apparentes de prédilection de celle qu'on aime, c'est simplement un
dérivé de l'amour, le besoin de se représenter à soi-même et aux autres
comme aimé par ce qu'on aime tant. Rachel se rapprocha de nous, laissant
les deux poules monter dans leur compartiment; mais, non moins que la
fausse loutre de celles-ci et l'air guindé des calicots, les noms de
Lucienne et de Germaine maintinrent un instant la Rachel nouvelle. Un
instant il imagina une vie de la place Pigalle, avec des amis inconnus,
des bonnes fortunes sordides, des après-midi de plaisirs naïfs,
promenade ou partie de plaisir, dans ce Paris où l'ensoleillement des
rues depuis le boulevard de Clichy ne lui sembla pas le même que la
clarté solaire où il se promenait avec sa maîtresse, mais devoir être
autre, car l'amour, et la souffrance qui fait un avec lui, ont, comme
l'ivresse, le pouvoir de différencier pour nous les choses. Ce fut
presque comme un Paris inconnu au milieu de Paris même qu'il soupçonna,
sa liaison lui apparut comme l'exploration d'une vie étrange, car si
avec lui Rachel était un peu semblable à lui-même, pourtant c'était bien
une partie de sa vie réelle que Rachel vivait avec lui, même la partie
la plus précieuse à cause des sommes folles qu'il lui donnait, la partie
qui la faisait tellement envier des amies et lui permettrait un jour de
se retirer à la campagne ou de se lancer dans les grands théâtres, après
avoir fait sa pelote. Robert aurait voulu demander à son amie qui
étaient Lucienne et Germaine, les choses qu'elles lui eussent dites si
elle était montée dans leur compartiment, à quoi elles eussent ensemble,
elle et ses camarades, passé une journée qui eût peut-être fini comme
divertissement suprême, après les plaisirs du skating, à la taverne de
l'Olympia, si lui, Robert, et moi n'avions pas été présents. Un instant
les abords de l'Olympia, qui jusque-là lui avaient paru assommants,
excitèrent sa curiosité, sa souffrance, et le soleil de ce jour
printanier donnant dans la rue Caumartin où, peut-être, si elle n'avait
pas connu Robert, Rachel fût allée tantôt et eût gagné un louis, lui
donnèrent une vague nostalgie. Mais à quoi bon poser à Rachel des
questions, quand il savait d'avance que la réponse serait ou un simple
silence ou un mensonge ou quelque chose de très pénible pour lui sans
pourtant lui décrire rien? Les employés fermaient les portières, nous
montâmes vite dans une voiture de première, les perles admirables de
Rachel rapprirent à Robert qu'elle était une femme d'un grand prix, il
la caressa, la fit rentrer dans son propre coeur où il la contempla,
intériorisée, comme il avait toujours fait jusqu'ici--sauf pendant ce
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