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Le Côté de Guermantes - Première partie - 13

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  pas loin de le traiter de nationaliste. Quant à ma grand' mère que seule
  de la famille paraissait devoir enflammer un doute généreux, chaque fois
  qu'on lui parlait de l'innocence possible de Dreyfus, elle avait un
  hochement de tête dont nous ne comprenions pas alors le sens, et qui
  était semblable à celui d'une personne qu'on vient déranger dans des
  pensées plus sérieuses. Ma mère, partagée entre son amour pour mon père
  et l'espoir que je fusse intelligent, gardait une indécision qu'elle
  traduisait par le silence. Enfin mon grand-père, adorant l'armée (bien
  que ses obligations de garde national eussent été le cauchemar de son
  âge mûr), ne voyait jamais à Combray un régiment défiler devant la
  grille sans se découvrir quand passaient le colonel et le drapeau. Tout
  cela était assez pour que Mme Sazerat, qui connaissait à fond la vie de
  désintéressement et d'honneur de mon père et de mon grand-père, les
  considérât comme des suppôts de l'Injustice. On pardonne les crimes
  individuels, mais non la participation à un crime collectif. Dès qu'elle
  le sut antidreyfusard, elle mit entre elle et lui des continents et des
  siècles. Ce qui explique qu'à une pareille distance dans le temps et
  dans l'espace, son salut ait paru imperceptible à mon père et qu'elle
  n'eût pas songé à une poignée de main et à des paroles lesquelles
  n'eussent pu franchir les mondes qui les séparaient.
  Saint-Loup, devant venir à Paris, m'avait promis de me mener chez Mme de
  Villeparisis où j'espérais, sans le lui avoir dit, que nous
  rencontrerions Mme de Guermantes. Il me demanda de déjeuner au
  restaurant avec sa maîtresse que nous conduirions ensuite à une
  répétition. Nous devions aller la chercher le matin, aux environs de
  Paris où elle habitait.
  J'avais demandé à Saint-Loup que le restaurant où nous déjeunerions
  (dans la vie des jeunes nobles qui dépensent de l'argent le restaurant
  joue un rôle aussi important que les caisses d'étoffe dans les contes
  arabes) fût de préférence celui où Aimé m'avait annoncé qu'il devait
  entrer comme maître d'hôtel en attendant la saison de Balbec. C'était un
  grand charme pour moi qui rêvais à tant de voyages et en faisais si peu,
  de revoir quelqu'un qui faisait partie plus que de mes souvenirs de
  Balbec, mais de Balbec même, qui y allait tous les ans, qui, quand la
  fatigue ou mes cours me forçaient à rester à Paris, n'en regardait pas
  moins, pendant les longues fins d'après-midi de juillet, en attendant
  que les clients vinssent dîner, le soleil descendre et se coucher dans
  la mer, à travers les panneaux de verre de la grande salle à manger
  derrière lesquels, à l'heure où il s'éteignait, les ailes immobiles des
  vaisseaux lointains et bleuâtres avaient l'air de papillons exotiques et
  nocturnes dans une vitrine. Magnétisé lui-même par son contact avec le
  puissant aimant de Balbec, ce maître d'hôtel devenait à son tour aimant
  pour moi. J'espérais en causant avec lui être déjà en communication avec
  Balbec, avoir réalisé sur place un peu du charme du voyage.
  Je quittai dès le matin la maison, où je laissai Françoise gémissante
  parce que le valet de pied fiancé n'avait pu encore une fois, la veille
  au soir, aller voir sa promise. Françoise l'avait trouvé en pleurs; il
  avait failli aller gifler le concierge, mais s'était contenu, car il
  tenait à sa place.
  Avant d'arriver chez Saint-Loup, qui devait m'attendre devant sa porte,
  je rencontrai Legrandin, que nous avions perdu de vue depuis Combray et
  qui, tout grisonnant maintenant, avait gardé son air jeune et candide.
  Il s'arrêta.
  --Ah! vous voilà, me dit-il, homme chic, et en redingote encore! Voilà
  une livrée dont mon indépendance ne s'accommoderait pas. Il est vrai que
  vous devez être un mondain, faire des visites! Pour aller rêver comme je
  le fais devant quelque tombe à demi détruite, ma lavallière et mon
  veston ne sont pas déplacés. Vous savez que j'estime la jolie qualité de
  votre âme; c'est vous dire combien je regrette que vous alliez la renier
  parmi les Gentils. En étant capable de rester un instant dans
  l'atmosphère nauséabonde, irrespirable pour moi, des salons, vous rendez
  contre votre avenir la condamnation, la damnation du Prophète. Je vois
  cela d'ici, vous fréquentez les «coeurs légers», la société des
  châteaux; tel est le vice de la bourgeoisie contemporaine. Ah! les
  aristocrates, la Terreur a été bien coupable de ne pas leur couper le
  cou à tous. Ce sont tous de sinistres crapules quand ce ne sont pas tout
  simplement de sombres idiots. Enfin, mon pauvre enfant, si cela vous
  amuse! Pendant que vous irez à quelque _five o'clock_, votre vieil ami
  sera plus heureux que vous, car seul dans un faubourg, il regardera
  monter dans le ciel violet la lune rose. La vérité est que je
  n'appartiens guère à cette Terre où je me sens si exilé; il faut toute
  la force de la loi de gravitation pour m'y maintenir et que je ne
  m'évade pas dans une autre sphère. Je suis d'une autre planète. Adieu,
  ne prenez pas en mauvaise part la vieille franchise du paysan de la
  Vivonne qui est aussi resté le paysan du Danube. Pour vous prouver que
  je fais cas de vous, je vais vous envoyer mon dernier roman. Mais vous
  n'aimerez pas cela; ce n'est pas assez déliquescent, assez fin de siècle
  pour vous, c'est trop franc, trop honnête; vous, il vous faut du
  Bergotte, vous l'avez avoué, du faisandé pour les palais blasés de
  jouisseurs raffinés. On doit me considérer dans votre groupe comme un
  vieux troupier; j'ai le tort de mettre du coeur dans ce que j'écris,
  cela ne se porte plus; et puis la vie du peuple ce n'est pas assez
  distingué pour intéresser vos snobinettes. Allons, tâchez de vous
  rappeler quelquefois la parole du Christ: «Faites cela et vous vivrez.»
  Adieu, ami.
  Ce n'est pas de trop mauvaise humeur contre Legrandin que je le quittai.
  Certains souvenirs sont comme des amis communs, ils savent faire des
  réconciliations; jeté au milieu des champs semés de boutons d'or où
  s'entassaient les ruines féodales, le petit pont de bois nous unissait,
  Legrandin et moi, comme les deux bords de la Vivonne.
  Ayant quitté Paris où, malgré le printemps commençant, les arbres des
  boulevards étaient à peine pourvus de leurs premières feuilles, quand le
  train de ceinture nous arrêta, Saint-Loup et moi, dans le village de
  banlieue où habitait sa maîtresse, ce fut un émerveillement de voir
  chaque jardinet pavoisé par les immenses reposoirs blancs des arbres
  fruitiers en fleurs. C'était comme une des fêtes singulières, poétiques,
  éphémères et locales qu'on vient de très loin contempler à époques
  fixes, mais celle-là donnée par la nature. Les fleurs des cerisiers sont
  si étroitement collées aux branches, comme un blanc fourreau, que de
  loin, parmi les arbres qui n'étaient presque ni fleuris, ni feuillus, on
  aurait pu croire, par ce jour de soleil encore si froid, que c'était de
  la neige, fondue ailleurs, qui était encore restée après les arbustes.
  Mais les grands poiriers enveloppaient chaque maison, chaque modeste
  cour, d'une blancheur plus vaste, plus unie, plus éclatante et comme si
  tous les logis, tous les enclos du village fussent en train de faire, à
  la même date, leur première communion.
  Ces villages des environs de Paris gardent encore à leurs portes des
  parcs du XVIIe et du XVIIIe siècle, qui furent les «folies» des
  intendants et des favorites. Un horticulteur avait utilisé l'un d'eux
  situé en contre-bas de la route pour la culture des arbres fruitiers (ou
  peut-être conservé simplement le dessin d'un immense verger de ce
  temps-là). Cultivés en quinconces, ces poiriers, plus espacés, moins
  avancés que ceux que j'avais vus, formaient de grands
  quadrilatères--séparés par des murs bas--de fleurs blanches sur chaque
  côté desquels la lumière venait se peindre différemment, si bien que
  toutes ces chambres sans toit et en plein air avaient l'air d'être
  celles du Palais du Soleil, tel qu'on aurait pu le retrouver dans
  quelque Crète; et elles faisaient penser aussi aux chambres d'un
  réservoir ou de telles parties de la mer que l'homme pour quelque pêche
  ou ostréiculture subdivise, quand on voyait des branches, selon
  l'exposition, la lumière venir se jouer sur les espaliers comme sur les
  eaux printanières et faire déferler ça et là, étincelant parmi le
  treillage à claire-voie et rempli d'azur des branches, l'écume
  blanchissante d'une fleur ensoleillée et mousseuse.
  C'était un village ancien, avec sa vieille mairie cuite et dorée devant
  laquelle, en guise de mâts de cocagne et d'oriflammes, trois grands
  poiriers étaient, comme pour une fête civique et locale, galamment
  pavoisés de satin blanc.
  Jamais Robert ne me parla plus tendrement de son amie que pendant ce
  trajet. Seule elle avait des racines dans son coeur; l'avenir qu'il
  avait dans l'armée, sa situation mondaine, sa famille, tout cela ne lui
  était pas indifférent certes, mais ne comptait en rien auprès des
  moindres choses qui concernaient sa maîtresse. Cela seul avait pour lui
  du prestige, infiniment plus de prestige que les Guermantes et tous les
  rois de la terre. Je ne sais pas s'il se formulait à lui-même qu'elle
  était d'une essence supérieure à tout, mais je sais qu'il n'avait de
  considération, de souci, que pour ce qui la touchait. Par elle, il était
  capable de souffrir, d'être heureux, peut-être de tuer. Il n'y avait
  vraiment d'intéressant, de passionnant pour lui, que ce que voulait, ce
  que ferait sa maîtresse, que ce qui se passait, discernable tout au plus
  par des expressions fugitives, dans l'espace étroit de son visage et
  sous son front privilégié. Si délicat pour tout le reste, il envisageait
  la perspective d'un brillant mariage, seulement pour pouvoir continuer à
  l'entretenir, à la garder. Si on s'était demandé à quel prix il
  l'estimait, je crois qu'on n'eût jamais pu imaginer un prix assez élevé.
  S'il ne l'épousait pas c'est parce qu'un instinct pratique lui faisait
  sentir que, dès qu'elle n'aurait plus rien à attendre de lui, elle le
  quitterait ou du moins vivrait à sa guise, et qu'il fallait la tenir par
  l'attente du lendemain. Car il supposait que peut-être elle ne l'aimait
  pas. Sans doute, l'affection générale appelée amour devait le
  forcer--comme elle fait pour tous les hommes--à croire par moments
  qu'elle l'aimait. Mais pratiquement il sentait que cet amour qu'elle
  avait pour lui n'empêchait pas qu'elle ne restât avec lui qu'à cause de
  son argent, et que le jour où elle n'aurait plus rien à attendre de lui
  elle s'empresserait (victime des théories de ses amis de la littérature
  et tout en l'aimant, pensait-il) de le quitter.
  --Je lui ferai aujourd'hui, si elle est gentille, me dit-il, un cadeau
  qui lui fera plaisir. C'est un collier qu'elle a vu chez Boucheron.
  C'est un peu cher pour moi en ce moment: trente mille francs. Mais ce
  pauvre loup, elle n'a pas tant de plaisir dans la vie. Elle va être
  joliment contente. Elle m'en avait parlé et elle m'avait dit qu'elle
  connaissait quelqu'un qui le lui donnerait peut-être. Je ne crois pas
  que ce soit vrai, mais je me suis à tout hasard entendu avec Boucheron,
  qui est le fournisseur de ma famille, pour qu'il me le réserve. Je suis
  heureux de penser que tu vas la voir; elle n'est pas extraordinaire
  comme figure, tu sais (je vis bien qu'il pensait tout le contraire et ne
  disait cela que pour que mon admiration fût plus grande), elle a surtout
  un jugement merveilleux; devant toi elle n'osera peut-être pas beaucoup
  parler, mais je me réjouis d'avance de ce qu'elle me dira ensuite de
  toi; tu sais, elle dit des choses qu'on peut approfondir indéfiniment,
  elle a vraiment quelque chose de pythique.
  Pour arriver à la maison qu'elle habitait, nous longions de petits
  jardins, et je ne pouvais m'empêcher de m'arrêter, car ils avaient toute
  une floraison de cerisiers et de poiriers; sans doute vides et inhabités
  hier encore comme une propriété qu'on n'a pas louée, ils étaient
  subitement peuplés et embellis par ces nouvelles venues arrivées de la
  veille et dont à travers les grillages on apercevait les belles robes
  blanches au coin des allées.
  --Écoute, puisque je vois que tu veux regarder tout cela, être poétique,
  me dit Robert, attends-moi là, mon amie habite tout près, je vais aller
  la chercher.
  En l'attendant je fis quelques pas, je passais devant de modestes
  jardins. Si je levais la tête, je voyais quelquefois des jeunes filles
  aux fenêtres, mais même en plein air et à la hauteur d'un petit étage,
  ça et là, souples et légères, dans leur fraîche toilette mauve,
  suspendues dans les feuillages, de jeunes touffes de lilas se laissaient
  balancer par la brise sans s'occuper du passant qui levait les yeux
  jusqu'à leur entresol de verdure. Je reconnaissais en elles les pelotons
  violets disposés à l'entrée du parc de M. Swann, passé la petite
  barrière blanche, dans les chauds après-midi du printemps, pour une
  ravissante tapisserie provinciale. Je pris un sentier qui aboutissait à
  une prairie. Un air froid y soufflait vif comme à Combray, mais, au
  milieu de la terre grasse, humide et campagnarde qui eût pu être au bord
  de la Vivonne, n'en avait pas moins surgi, exact au rendez-vous comme
  toute la bande de ses compagnons, un grand poirier blanc qui agitait en
  souriant et opposait au soleil, comme un rideau de lumière matérialisée
  et palpable, ses fleurs convulsées par la brise, mais lissées et glacées
  d'argent par les rayons.
  Tout à coup, Saint-Loup apparut accompagné de sa maîtresse et alors,
  dans cette femme qui était pour lui tout l'amour, toutes les douceurs
  possibles de la vie, dont la personnalité mystérieusement enfermée dans
  un corps comme dans un Tabernacle était l'objet encore sur lequel
  travaillait sans cesse l'imagination de mon ami, qu'il sentait qu'il ne
  connaîtrait jamais, dont il se demandait perpétuellement ce qu'elle
  était en elle-même, derrière le voile des regards et de la chair, dans
  cette femme, je reconnus à l'instant «Rachel quand du Seigneur», celle
  qui, il y a quelques années--les femmes changent si vite de situation
  dans ce monde-là, quand elles en changent--disait à la maquerelle:
  «Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu'un, vous me
  ferez chercher.»
  Et quand on était «venu la chercher» en effet, et qu'elle se trouvait
  seule dans la chambre avec ce quelqu'un, elle savait si bien ce qu'on
  voulait d'elle, qu'après avoir fermé à clef, par précaution de femme
  prudente, ou par geste rituel, elle commençait à ôter toutes ses
  affaires, comme on fait devant le docteur qui va vous ausculter, et ne
  s'arrêtant en route que si le «quelqu'un», n'aimant pas la nudité, lui
  disait qu'elle pouvait garder sa chemise, comme certains praticiens qui,
  ayant l'oreille très fine et la crainte de faire se refroidir leur
  malade, se contentent d'écouter la respiration et le battement du coeur
  à travers un linge. A cette femme dont toute la vie, toutes les pensées,
  tout le passé, tous les hommes par qui elle avait pu être possédée,
  m'étaient chose si indifférente que, si elle me l'eût contée, je ne
  l'eusse écoutée que par politesse et à peine entendue, je sentis que
  l'inquiétude, le tourment, l'amour de Saint-Loup s'étaient appliqués
  jusqu'à faire--de ce qui était pour moi un jouet mécanique--un objet de
  souffrances infinies, le prix même de l'existence. Voyant ces deux
  éléments dissociés (parce que j'avais connu «Rachel quand du Seigneur»
  dans une maison de passe), je comprenais que bien des femmes pour
  lesquelles des hommes vivent, souffrent, se tuent, peuvent être en
  elles-mêmes ou pour d'autres ce que Rachel était pour moi. L'idée qu'on
  pût avoir une curiosité douloureuse à l'égard de sa vie me stupéfiait.
  J'aurais pu apprendre bien des coucheries d'elle à Robert, lesquelles me
  semblaient la chose la plus indifférente du monde. Et combien elles
  l'eussent peiné! Et que n'avait-il pas donné pour les connaître, sans y
  réussir!
  Je me rendais compte de tout ce qu'une imagination humaine peut mettre
  derrière un petit morceau de visage comme était celui de cette femme, si
  c'est l'imagination qui l'a connue d'abord; et, inversement, en quels
  misérables éléments matériels et dénués de toute valeur pouvait se
  décomposer ce qui était le but de tant de rêveries, si, au contraire,
  cela avait été, connue d'une manière opposée, par la connaissance la
  plus triviale. Je comprenais que ce qui m'avait paru ne pas valoir vingt
  francs quand cela m'avait été offert pour vingt francs dans la maison de
  passe, où c'était seulement pour moi une femme désireuse de gagner vingt
  francs, peut valoir plus qu'un million, que la famille, que toutes les
  situation enviées, si on a commencé par imaginer en elle un être
  inconnu, curieux à connaître, difficile à saisir, à garder. Sans doute
  c'était le même mince et étroit visage que nous voyions Robert et moi.
  Mais nous étions arrivés à lui par les deux routes opposées qui ne
  communiqueront jamais, et nous n'en verrions jamais la même face. Ce
  visage, avec ses regards, ses sourires, les mouvements de sa bouche, moi
  je l'avais connu du dehors comme étant celui d'une femme quelconque qui
  pour vingt francs ferait tout ce que je voudrais. Aussi les regards, les
  sourires, les mouvements de bouche m'avaient paru seulement
  significatifs d'actes généraux, sans rien d'individuel, et sous eux je
  n'aurais pas eu la curiosité de chercher une personne. Mais ce qui
  m'avait en quelque sorte été offert au départ, ce visage consentant,
  ç'avait été pour Robert un point d'arrivée vers lequel il s'était dirigé
  à travers combien d'espoirs, de doutes, de soupçons, de rêves. Il
  donnait plus d'un million pour avoir, pour que ne fût pas offert à
  d'autres, ce qui m'avait été offert comme à chacun pour vingt francs.
  Pour quel motif, cela, il ne l'avait pas eu à ce prix, peut tenir au
  hasard d'un instant, d'un instant pendant lequel celle qui semblait
  prête à se donner se dérobe, ayant peut-être un rendez-vous, quelque
  raison qui la rende plus difficile ce jour-là. Si elle a affaire à un
  sentimental, même si elle ne s'en aperçoit pas, et surtout si elle s'en
  aperçoit, un jeu terrible commence. Incapable de surmonter sa déception,
  de se passer de cette femme, il la relance, elle le fuit, si bien qu'un
  sourire qu'il n'osait plus espérer est payé mille fois ce qu'eussent dû
  l'être les dernières faveurs. Il arrive même parfois dans ce cas, quand
  on a eu, par un mélange de naïveté dans le jugement et de lâcheté devant
  la souffrance, la folie de faire d'une fille une inaccessible idole, que
  ces dernières faveurs, ou même le premier baiser, on ne l'obtiendra
  jamais, on n'ose même plus le demander pour ne pas démentir des
  assurances de platonique amour. Et c'est une grande souffrance alors de
  quitter la vie sans avoir jamais su ce que pouvait être le baiser de la
  femme qu'on a le plus aimée. Les faveurs de Rachel, Saint-Loup pourtant
  avait réussi par chance à les avoir toutes. Certes, s'il avait su
  maintenant qu'elles avaient été offertes à tout le monde pour un louis,
  il eût sans doute terriblement souffert, mais n'eût pas moins donné un
  million pour les conserver, car tout ce qu'il eût appris n'eût pas pu le
  faire sortir--car cela est au-dessus des forces de l'homme et ne peut
  arriver que malgré lui par l'action de quelque grande loi naturelle--de
  la route dans laquelle il était et d'où ce visage ne pouvait lui
  apparaître qu'à travers les rêves qu'il avait formés, d'où ces regards,
  ces sourires, ce mouvement de bouche étaient pour lui la seule
  révélation d'une personne dont il aurait voulu connaître la vraie nature
  et posséder à lui seul les désirs. L'immobilité de ce mince visage,
  comme celle d'une feuille de papier soumise aux colossales pressions de
  deux atmosphères, me semblait équilibrée par deux infinis qui venaient
  aboutir à elle sans se rencontrer, car elle les séparait. Et en effet,
  la regardant tous les deux, Robert et moi, nous ne la voyions pas du
  même côté du mystère.
  Ce n'était pas «Rachel quand du Seigneur» qui me semblait peu de chose,
  c'était la puissance de l'imagination humaine, l'illusion sur laquelle
  reposaient les douleurs de l'amour, que je trouvais grandes. Robert vit
  que j'avais l'air ému. Je détournai les yeux vers les poiriers et les
  cerisiers du jardin d'en face pour qu'il crût que c'était leur beauté
  qui me touchait. Et elle me touchait un peu de la même façon, elle
  mettait aussi près de moi de ces choses qu'on ne voit pas qu'avec ses
  yeux, mais qu'on sent dans son coeur. Ces arbustes que j'avais vus dans
  le jardin, en les prenant pour des dieux étrangers, ne m'étais-je pas
  trompé comme Madeleine quand, dans un autre jardin, un jour dont
  l'anniversaire allait bientôt venir, elle vit une forme humaine et «crut
  que c'était le jardinier»? Gardiens des souvenirs de l'âge d'or, garants
  de la promesse que la réalité n'est pas ce qu'on croit, que la splendeur
  de la poésie, que l'éclat merveilleux de l'innocence peuvent y
  resplendir et pourront être la récompense que nous nous efforcerons de
  mériter, les grandes créatures blanches merveilleusement penchées
  au-dessus de l'ombre propice à la sieste, à la pêche, à la lecture,
  n'était-ce pas plutôt des anges? J'échangeais quelques mots avec la
  maîtresse de Saint-Loup. Nous coupâmes par le village. Les maisons en
  étaient sordides. Mais à côté des plus misérables, de celles qui avaient
  un air d'avoir été brûlées par une pluie de salpêtre, un mystérieux
  voyageur, arrêté pour un jour dans la cité maudite, un ange
  resplendissant se tenait debout, étendant largement sur elle
  l'éblouissante protection de ses ailes d'innocence en fleurs: c'était un
  poirier. Saint-Loup fit quelques pas en avant avec moi:
  --J'aurais aimé que nous puissions, toi et moi, attendre ensemble,
  j'aurais même été plus content de déjeuner seul avec toi, et que nous
  restions seuls jusqu'au moment d'aller chez ma tante. Mais ma pauvre
  gosse, ça lui fait tant de plaisir, et elle est si gentille pour moi, tu
  sais, je n'ai pu lui refuser. Du reste, elle te plaira, c'est une
  littéraire, une vibrante, et puis c'est une chose si gentille de
  déjeuner avec elle au restaurant, elle est si agréable, si simple,
  toujours contente de tout.
  Je crois pourtant que, précisément ce matin-là, et probablement pour la
  seule fois, Robert s'évada un instant hors de la femme que, tendresse
  après tendresse, il avait lentement composée, et aperçut tout d'un coup
  à quelque distance de lui une autre Rachel, un double d'elle, mais
  absolument différent et qui figurait une simple petite grue. Quittant le
  beau verger, nous allions prendre le train pour rentrer à Paris quand,
  à la gare, Rachel, marchant à quelques pas de nous, fut reconnue et
  interpellée par de vulgaires «poules» comme elle était et qui d'abord,
  la croyant seule, lui crièrent: «Tiens, Rachel, tu montes avec nous?
  Lucienne et Germaine sont dans le wagon et il y a justement encore de la
  place; viens, on ira ensemble au skating», et s'apprêtaient à lui
  présenter deux «calicots», leurs amants, qui les accompagnaient, quand,
  devant l'air légèrement gêné de Rachel, elles levèrent curieusement les
  yeux un peu plus loin, nous aperçurent et s'excusant lui dirent adieu en
  recevant d'elle un adieu aussi, un peu embarrassé mais amical. C'étaient
  deux pauvres petites poules, avec des collets en fausse loutre, ayant à
  peu près l'aspect qu'avait Rachel quand Saint-Loup l'avait rencontrée la
  première fois. Il ne les connaissait pas, ni leur nom, et voyant
  qu'elles avaient l'air très liées avec son amie, eut l'idée que celle-ci
  avait peut-être eu sa place, l'avait peut-être encore, dans une vie
  insoupçonnée de lui, fort différente de celle qu'il menait avec elle,
  une vie où on avait les femmes pour un louis tandis qu'il donnait plus
  de cent mille francs par an à Rachel. Il ne fit pas qu'entrevoir cette
  vie, mais aussi au milieu une Rachel tout autre que celle qu'il
  connaissait, une Rachel pareille à ces deux petites poules, une Rachel à
  vingt francs. En somme Rachel s'était un instant dédoublée pour lui, il
  avait aperçu à quelque distance de sa Rachel la Rachel petite poule, la
  Rachel réelle, à supposer que la Rachel poule fût plus réelle que
  l'autre. Robert eut peut-être l'idée alors que cet enfer où il vivait,
  avec la perspective et la nécessité d'un mariage riche, d'une vente de
  son nom, pour pouvoir continuer à donner cent mille francs par an à
  Rachel, il aurait peut-être pu s'en arracher aisément, et avoir les
  faveurs de sa maîtresse, comme ces calicots celles de leurs grues, pour
  peu de chose. Mais comment faire? Elle n'avait démérité en rien. Moins
  comblée, elle serait moins gentille, ne lui dirait plus, ne lui écrirait
  plus de ces choses qui le touchaient tant et qu'il citait avec un peu
  d'ostentation à ses camarades, en prenant soin de faire remarquer
  combien c'était gentil d'elle, mais en omettant qu'il l'entretenait
  fastueusement, même qu'il lui donnât quoi que ce fût, que ces dédicaces
  sur une photographie ou cette formule pour terminer une dépêche, c'était
  la transmutation sous sa forme la plus réduite et la plus précieuse de
  cent mille francs. S'il se gardait de dire que ces rares gentillesses de
  Rachel étaient payées par lui, il serait faux--et pourtant ce
  raisonnement simpliste, on en use absurdement pour tous les amants qui
  casquent, pour tant de maris--de dire que c'était par amour-propre, par
  vanité. Saint-Loup était assez intelligent pour se rendre compte que
  tous les plaisirs de la vanité, il les aurait trouvés aisément et
  gratuitement dans le monde, grâce à son grand nom, à son joli visage, et
  que sa liaison avec Rachel, au contraire, était ce qui l'avait mis un
  peu hors du monde, faisait qu'il y était moins coté. Non, cet
  amour-propre à vouloir paraître avoir gratuitement les marques
  apparentes de prédilection de celle qu'on aime, c'est simplement un
  dérivé de l'amour, le besoin de se représenter à soi-même et aux autres
  comme aimé par ce qu'on aime tant. Rachel se rapprocha de nous, laissant
  les deux poules monter dans leur compartiment; mais, non moins que la
  fausse loutre de celles-ci et l'air guindé des calicots, les noms de
  Lucienne et de Germaine maintinrent un instant la Rachel nouvelle. Un
  instant il imagina une vie de la place Pigalle, avec des amis inconnus,
  des bonnes fortunes sordides, des après-midi de plaisirs naïfs,
  promenade ou partie de plaisir, dans ce Paris où l'ensoleillement des
  rues depuis le boulevard de Clichy ne lui sembla pas le même que la
  clarté solaire où il se promenait avec sa maîtresse, mais devoir être
  autre, car l'amour, et la souffrance qui fait un avec lui, ont, comme
  l'ivresse, le pouvoir de différencier pour nous les choses. Ce fut
  presque comme un Paris inconnu au milieu de Paris même qu'il soupçonna,
  sa liaison lui apparut comme l'exploration d'une vie étrange, car si
  avec lui Rachel était un peu semblable à lui-même, pourtant c'était bien
  une partie de sa vie réelle que Rachel vivait avec lui, même la partie
  la plus précieuse à cause des sommes folles qu'il lui donnait, la partie
  qui la faisait tellement envier des amies et lui permettrait un jour de
  se retirer à la campagne ou de se lancer dans les grands théâtres, après
  avoir fait sa pelote. Robert aurait voulu demander à son amie qui
  étaient Lucienne et Germaine, les choses qu'elles lui eussent dites si
  elle était montée dans leur compartiment, à quoi elles eussent ensemble,
  elle et ses camarades, passé une journée qui eût peut-être fini comme
  divertissement suprême, après les plaisirs du skating, à la taverne de
  l'Olympia, si lui, Robert, et moi n'avions pas été présents. Un instant
  les abords de l'Olympia, qui jusque-là lui avaient paru assommants,
  excitèrent sa curiosité, sa souffrance, et le soleil de ce jour
  printanier donnant dans la rue Caumartin où, peut-être, si elle n'avait
  pas connu Robert, Rachel fût allée tantôt et eût gagné un louis, lui
  donnèrent une vague nostalgie. Mais à quoi bon poser à Rachel des
  questions, quand il savait d'avance que la réponse serait ou un simple
  silence ou un mensonge ou quelque chose de très pénible pour lui sans
  pourtant lui décrire rien? Les employés fermaient les portières, nous
  montâmes vite dans une voiture de première, les perles admirables de
  Rachel rapprirent à Robert qu'elle était une femme d'un grand prix, il
  la caressa, la fit rentrer dans son propre coeur où il la contempla,
  intériorisée, comme il avait toujours fait jusqu'ici--sauf pendant ce
  
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