Le Côté de Guermantes - Première partie - 10
une véritable mêlée où on s'escrimera du sabre et de la lance et où le
plus tenace sera vainqueur non pas simplement moralement et par
impression de terreur, mais matériellement.
--Saint-Loup a raison et il est probable que le prochain _Service en
Campagne_ portera la trace de cette évolution, dit mon voisin.
--Je ne suis pas fâché de ton approbation, car tes avis semblent faire
plus impression que les miens sur mon ami, dit en riant Saint-Loup, soit
que cette sympathie naissante entre son camarade et moi l'agaçât un peu,
soit qu'il trouvât gentil de la consacrer en la constatant aussi
officiellement. Et puis j'ai peut-être diminué l'importance des
règlements. On les change, c'est certain. Mais en attendant ils
commandent la situation militaire, les plans de campagne et de
concentration. S'ils reflètent une fausse conception stratégique, ils
peuvent être le principe initial de la défaite. Tout cela, c'est un peu
technique pour toi, me dit-il. Au fond, dis-toi bien que ce qui
précipite le plus l'évolution de l'art de la guerre, ce sont les
guerres elles-mêmes. Au cours d'une campagne, si elle est un peu longue,
on voit l'un des belligérants profiter des leçons que lui donnent les
succès et les fautes de l'adversaire, perfectionner les méthodes de
celui-ci qui, à son tour, enchérit. Mais cela c'est du passé. Avec les
terribles progrès de l'artillerie, les guerres futures, s'il y a encore
des guerres, seront si courtes qu'avant qu'on ait pu songer à tirer
parti de l'enseignement, la paix sera faite.
--Ne sois pas si susceptible, dis-je à Saint-Loup, répondant à ce qu'il
avait dit avant ces dernières paroles. Je t'ai écouté avec assez
d'avidité!
--Si tu veux bien ne plus prendre la mouche et le permettre, reprit
l'ami de Saint-Loup, j'ajouterai à ce que tu viens de dire que, si les
batailles s'imitent et se superposent, ce n'est pas seulement à cause de
l'esprit du chef. Il peut arriver qu'une erreur du chef (par exemple son
appréciation insuffisante de la valeur de l'adversaire) l'amène à
demander à ses troupes des sacrifices exagérés, sacrifices que certaines
unités accompliront avec une abnégation si sublime, que leur rôle sera
par là analogue à celui de telle autre unité dans telle autre bataille,
et seront cités dans l'histoire comme des exemples interchangeables:
pour nous en tenir à 1870, la garde prussienne à Saint-Privat, les
turcos à Froeschviller et à Wissembourg.
--Ah! interchangeables, très exact! excellent! tu es intelligent, dit
Saint-Loup.
Je n'étais pas indifférent à ces derniers exemples, comme chaque fois
que sous le particulier on me montrait le général. Mais pourtant le
génie du chef, voilà ce qui m'intéressait, j'aurais voulu me rendre
compte en quoi il consistait, comment, dans une circonstance donnée, où
le chef sans génie ne pourrait résister à l'adversaire, s'y prendrait le
chef génial pour rétablir la bataille compromise, ce qui, au dire de
Saint-Loup, était très possible et avait été réalisé par Napoléon
plusieurs fois. Et pour comprendre ce que c'était que la valeur
militaire, je demandais des comparaisons entre les généraux dont je
savais les noms, lequel avait le plus une nature de chef, des dons de
tacticien, quitte à ennuyer mes nouveaux amis, qui du moins ne le
laissaient pas voir et me répondaient avec une infatigable bonté.
Je me sentais séparé--non seulement de la grande nuit glacée qui
s'étendait au loin et dans laquelle nous entendions de temps en temps le
sifflet d'un train qui ne faisait que rendre plus vif le plaisir d'être
là, ou les tintements d'une heure qui heureusement était encore éloignée
de celle où ces jeunes gens devraient reprendre leurs sabres et
rentrer--mais aussi de toutes les préoccupations extérieures, presque du
souvenir de Mme de Guermantes, par la bonté de Saint-Loup à laquelle
celle de ses amis qui s'y ajoutait donnait comme plus d'épaisseur; par
la chaleur aussi de cette petite salle à manger, par la saveur des plats
raffinés qu'on nous servait. Ils donnaient autant de plaisir à mon
imagination qu'à ma gourmandise; parfois le petit morceau de nature d'où
ils avaient été extraits, bénitier rugueux de l'huître dans lequel
restent quelques gouttes d'eau salée, ou sarment noueux, pampres jaunis
d'une grappe de raisin, les entourait encore, incomestible, poétique et
lointain comme un paysage, et faisant se succéder au cours du dîner les
évocations d'une sieste sous une vigne et d'une promenade en mer;
d'autres soirs c'est par le cuisinier seulement qu'était mise en relief
cette particularité originale des mets, qu'il présentait dans son cadre
naturel comme une oeuvre d'art; et un poisson cuit au court-bouillon
était' apporté dans un long plat en terre, où, comme il se détachait en
relief sur des jonchées d'herbes bleuâtres, infrangible mais contourné
encore d'avoir été jeté vivant dans l'eau bouillante, entouré d'un
cercle de coquillages d'animalcules satellites, crabes, crevettes et
moules, il avait l'air d'apparaître dans une céramique de Bernard
Palissy.
--Je suis jaloux, je suis furieux, me dit Saint-Loup, moitié en riant,
moitié sérieusement, faisant allusion aux interminables conversations à
part que j'avais avec son ami. Est-ce que vous le trouvez plus
intelligent que moi? est-ce que vous l'aimez mieux que moi? Alors, comme
ça, il n'y en a plus que pour lui? (Les hommes qui aiment énormément une
femme, qui vivent dans une société d'hommes à femmes se permettent des
plaisanteries que d'autres qui y verraient moins d'innocence n'oseraient
pas.)
Dès que la conversation devenait générale, on évitait de parler de
Dreyfus de peur de froisser Saint-Loup. Pourtant, une semaine plus tard,
deux de ses camarades firent remarquer combien il était curieux que,
vivant dans un milieu si militaire, il fût tellement dreyfusard, presque
antimilitariste: «C'est, dis-je, ne voulant pas entrer dans des détails,
que l'influence du milieu n'a pas l'importance qu'on croit ...» Certes,
je comptais m'en tenir là et ne pas reprendre les réflexions que j'avais
présentées à Saint-Loup quelques jours plus tôt. Malgré cela, comme ces
mots-là, du moins, je les lui avais dits presque textuellement, j'allais
m'en excuser en ajoutant: «C'est justement ce que l'autre jour ...» Mais
j'avais compté sans le revers qu'avait la gentille admiration de Robert
pour moi et pour quelques autres personnes. Cette admiration se
complétait d'une si entière assimilation de leurs idées, qu'au bout de
quarante-huit heures il avait oublié que ces idées n'étaient pas de lui.
Aussi en ce qui concernait ma modeste thèse, Saint-Loup, absolument
comme si elle eût toujours habité son cerveau et si je ne faisais que
chasser sur ses terres, crut devoir me souhaiter la bienvenue avec
chaleur et m'approuver.
--Mais oui! le milieu n'a pas d'importance.
Et avec la même force que s'il avait peur que je l'interrompisse ou ne
le comprisse pas:
--La vraie influence, c'est celle du milieu intellectuel! On est l'homme
de son idée!
Il s'arrêta un instant, avec le sourire de quelqu'un qui a bien digéré,
laissa tomber son monocle, et posant son regard comme une vrille sur
moi:
--Tous les hommes d'une même idée sont pareils, me dit-il, d'un air de
défi. Il n'avait sans doute aucun souvenir que je lui avais dit peu de
jours auparavant ce qu'il s'était en revanche si bien rappelé.
Je n'arrivais pas tous les soirs au restaurant de Saint-Loup dans les
mêmes dispositions. Si un souvenir, un chagrin qu'on a, sont capables de
nous laisser au point que nous ne les apercevions plus, ils reviennent
aussi et parfois de longtemps ne nous quittent. Il y avait des soirs où,
en traversant la ville pour aller vers le restaurant, je regrettais
tellement Mme de Guermantes, que j'avais peine à respirer: on aurait dit
qu'une partie de ma poitrine avait été sectionnée par un anatomiste
habile, enlevée, et remplacée par une partie égale de souffrance
immatérielle, par un équivalent de nostalgie et d'amour. Et les points
de suture ont beau avoir été bien faits, on vit assez malaisément quand
le regret d'un être est substitué aux viscères, il a l'air de tenir plus
de place qu'eux, on le sent perpétuellement, et puis, quelle ambiguïté
d'être obligé de _penser_ une partie de son corps! Seulement il semble
qu'on vaille davantage. A la moindre brise on soupire d'oppression, mais
aussi de langueur. Je regardais le ciel. S'il était clair, je me disais:
«Peut-être elle est à la campagne, elle regarde les mêmes étoiles», et
qui sait si, en arrivant au restaurant, Robert ne va pas me dire: «Une
bonne nouvelle, ma tante vient de m'écrire, elle voudrait te voir, elle
va venir ici.» Ce n'est pas dans le firmament seul que je mettais la
pensée de Mme de Guermantes. Un souffle d'air un peu doux qui passait
semblait m'apporter un message d'elle, comme jadis de Gilberte dans les
blés de Méséglise: on ne change pas, on fait entrer dans le sentiment
qu'on rapporte à un être bien des éléments assoupis qu'il réveille mais
qui lui sont étrangers. Et puis ces sentiments particuliers, toujours
quelque chose en nous s'efforce de les amener à plus de vérité,
c'est-à-dire de les faire se rejoindre à un sentiment plus général,
commun à toute l'humanité, avec lequel les individus et les peines
qu'ils nous causent nous sont seulement une occasion de communiquer. Ce
qui mêlait quelque plaisir à ma peine c'est que je la savais une petite
partie de l'universel amour. Sans doute de ce que je croyais reconnaître
des tristesses que j'avais éprouvées à propos de Gilberte, ou bien quand
le soir, à Combray, maman ne restait pas dans ma chambre, et aussi le
souvenir de certaines pages de Bergotte, dans la souffrance que
j'éprouvais et à laquelle Mme de Guermantes, sa froideur, son absence,
n'étaient pas liées clairement comme la cause l'est à l'effet dans
l'esprit d'un savant, je ne concluais pas que Mme de Guermantes ne fût
pas cette cause. N'y a-t-il pas telle douleur physique diffuse,
s'étendant par irradiation dans des régions extérieures à la partie
malade, mais qu'elle abandonne pour se dissiper entièrement si un
praticien touche le point précis d'où elle vient? Et pourtant, avant
cela, son extension lui donnait pour nous un tel caractère de vague et
de fatalité, qu'impuissants à l'expliquer, à la localiser même, nous
croyions impossible de la guérir. Tout en m'acheminant vers le
restaurant je me disais: «Il y a déjà quatorze jours que je n'ai vu Mme
de Guermantes.» Quatorze jours, ce qui ne paraissait une chose énorme
qu'à moi qui, quand il s'agissait de Mme de Guermantes, comptais par
minutes. Pour moi ce n'était plus seulement les étoiles et la brise,
mais jusqu'aux divisions arithmétiques du temps qui prenaient quelque
chose de douloureux et de poétique. Chaque jour était maintenant comme
la crête mobile d'une colline incertaine: d'un côté, je sentais que je
pouvais descendre vers l'oubli; de l'autre, j'étais emporté par le
besoin de revoir la duchesse. Et j'étais tantôt plus près de l'un ou de
l'autre, n'ayant pas d'équilibre stable. Un jour je me dis: «Il y aura
peut-être une lettre ce soir» et en arrivant dîner j'eus le courage de
demander à Saint-Loup:
--Tu n'as pas par hasard des nouvelles de Paris?
--Si, me répondit-il d'un air sombre, elles sont mauvaises.
Je respirai en comprenant que ce n'était que lui qui avait du chagrin et
que les nouvelles étaient celles de sa maîtresse. Mais je vis bientôt
qu'une de leurs conséquences serait d'empêcher Robert de me mener de
longtemps chez sa tante.
J'appris qu'une querelle avait éclaté entre lui et sa maîtresse, soit
par correspondance, soit qu'elle fût venue un matin le voir entre deux
trains. Et les querelles, même moins graves, qu'ils avaient eues
jusqu'ici, semblaient toujours devoir être insolubles. Car elle était de
mauvaise humeur, trépignait, pleurait, pour des raisons aussi
incompréhensibles que celles des enfants qui s'enferment dans un cabinet
noir, ne viennent pas dîner, refusant toute explication, et ne font que
redoubler de sanglots quand, à bout de raisons, on leur donne des
claques. Saint-Loup souffrit horriblement de cette brouille, mais c'est
une manière de dire qui est trop simple, et fausse par là l'idée qu'on
doit se faire de cette douleur. Quand il se retrouva seul, n'ayant plus
qu'à songer à sa maîtresse partie avec le respect pour lui qu'elle avait
éprouvé en le voyant si énergique, les anxiétés qu'il avait eues les
premières heures prirent fin devant l'irréparable, et la cessation d'une
anxiété est une chose si douce, que la brouille, une fois certaine, prit
pour lui un peu du même genre de charme qu'aurait eu une
réconciliation. Ce dont il commença à souffrir un peu plus tard furent
une douleur, un accident secondaires, dont le flux venait incessamment
de lui-même, à l'idée que peut-être elle aurait bien voulu se
rapprocher; qu'il n'était pas impossible qu'elle attendît un mot de lui;
qu'en attendant, pour se venger elle ferait peut-être, tel soir, à tel
endroit, telle chose, et qu'il n'y aurait qu'à lui télégraphier qu'il
arrivait pour qu'elle n'eût pas lieu; que d'autres peut-être profitaient
du temps qu'il laissait perdre, et qu'il serait trop tard dans quelques
jours pour la retrouver car elle serait prise. De toutes ces
possibilités il ne savait rien, sa maîtresse gardait un silence qui
finit par affoler sa douleur jusqu'à lui faire se demander si elle
n'était pas cachée à Doncières ou partie pour les Indes.
On a dit que le silence était une force; dans un tout autre sens, il en
est une terrible à la disposition de ceux qui sont aimés. Elle accroît
l'anxiété de qui attend. Rien n'invite tant à s'approcher d'un être que
ce qui en sépare, et quelle plus infranchissable barrière que le
silence? On a dit aussi que le silence était un supplice, et capable de
rendre fou celui qui y était astreint dans les prisons. Mais quel
supplice--plus grand que de garder le silence--de l'endurer de ce qu'on
aime! Robert se disait: «Que fait-elle donc pour qu'elle se taise ainsi?
Sans doute, elle me trompe avec d'autres?» Il disait encore: «Qu'ai-je
donc fait pour qu'elle se taise ainsi? Elle me hait peut-être, et pour
toujours.» Et il s'accusait. Ainsi le silence le rendait fou en effet,
par la jalousie et par le remords. D'ailleurs, plus cruel que celui des
prisons, ce silence-là est prison lui-même. Une clôture immatérielle,
sans doute, mais impénétrable, cette tranche interposée d'atmosphère
vide, mais que les rayons visuels de l'abandonné ne peuvent traverser.
Est-il un plus terrible éclairage que le silence, qui ne nous montre pas
une absente, mais mille, et chacune se livrant à quelque autre
trahison? Parfois, dans une brusque détente, ce silence, Robert croyait
qu'il allait cesser à l'instant, que la lettre attendue allait venir. Il
la voyait, elle arrivait, il épiait chaque bruit, il était déjà
désaltéré, il murmurait: «La lettre! La lettre!» Après avoir entrevu
ainsi une oasis imaginaire de tendresse, il se retrouvait piétinant dans
le désert réel du silence sans fin.
Il souffrait d'avance, sans en oublier une, toutes les douleurs d'une
rupture qu'à d'autres moments il croyait pouvoir éviter, comme les gens
qui règlent toutes leurs affaires en vue d'une expatriation qui ne
s'effectuera pas, et dont la pensée, qui ne sait plus où elle devra se
situer le lendemain, s'agite momentanément, détachée d'eux, pareille à
ce coeur qu'on arrache à un malade et qui continue à battre, séparé du
reste du corps. En tout cas, cette espérance que sa maîtresse
reviendrait lui donnait le courage de persévérer dans la rupture, comme
la croyance qu'on pourra revenir vivant du combat aide à affronter la
mort. Et comme l'habitude est, de toutes les plantes humaines, celle qui
a le moins besoin de sol nourricier pour vivre et qui apparaît la
première sur le roc en apparence le plus désolé, peut-être en pratiquant
d'abord la rupture par feinte, aurait-il fini par s'y accoutumer
sincèrement. Mais l'incertitude entretenait chez lui un état qui, lié au
souvenir de cette femme, ressemblait à l'amour. Il se forçait cependant
à ne pas lui écrire, pensant peut-être que le tourment était moins cruel
de vivre sans sa maîtresse qu'avec elle dans certaines conditions, ou
qu'après la façon dont ils s'étaient quittés, attendre ses excuses était
nécessaire pour qu'elle conservât ce qu'il croyait qu'elle avait pour
lui sinon d'amour, du moins d'estime et de respect. Il se contentait
d'aller au téléphone, qu'on venait d'installer à Doncières, et de
demander des nouvelles, ou de donner des instructions à une femme de
chambre qu'il avait placée auprès de son amie. Ces communications
étaient du reste compliquées et lui prenaient plus de temps parce que,
suivant les opinions de ses amis littéraires relativement à la laideur
de la capitale, mais surtout en considération de ses bêtes, de ses
chiens, de son singe, de ses serins et de son perroquet, dont son
propriétaire de Paris avait cessé de tolérer les cris incessants, la
maîtresse de Robert venait de louer une petite propriété aux environs de
Versailles. Cependant lui, à Doncières, ne dormait plus un instant la
nuit. Une fois, chez moi, vaincu par la fatigue, il s'assoupit un peu.
Mais tout d'un coup, il commença à parler, il voulait courir, empêcher
quelque chose, il disait: «Je l'entends, vous ne ... vous ne....» Il
s'éveilla. Il me dit qu'il venait de rêver qu'il était à la campagne
chez le maréchal des logis chef. Celui-ci avait tâché de l'écarter d'une
certaine partie de la maison. Saint-Loup avait deviné que le maréchal
des logis avait chez lui un lieutenant très riche et très vicieux qu'il
savait désirer beaucoup son amie. Et tout à coup dans son rêve il avait
distinctement entendu les cris intermittents et réguliers qu'avait
l'habitude de pousser sa maîtresse aux instants de volupté. Il avait
voulu forcer le maréchal des logis de le mener à la chambre. Et celui-ci
le maintenait pour l'empêcher d'y aller, tout en ayant un certain air
froissé de tant d'indiscrétion, que Robert disait qu'il ne pourrait
jamais oublier.
--Mon rêve est idiot, ajouta-t-il encore tout essoufflé.
Mais je vis bien que, pendant l'heure qui suivit, il fut plusieurs fois
sur le point de téléphoner à sa maîtresse pour lui demander de se
réconcilier. Mon père avait le téléphone depuis peu, mais je ne sais si
cela eût beaucoup servi à Saint-Loup. D'ailleurs il ne me semblait pas
très convenable de donner à mes parents, même seulement à un appareil
posé chez eux, ce rôle d'intermédiaire entre Saint-Loup et sa
maîtresse, si distinguée et noble de sentiments que pût être celle-ci.
Le cauchemar qu'avait eu Saint-Loup s'effaça un peu de son esprit. Le
regard distrait et fixe, il vint me voir durant tous ces jours atroces
qui dessinèrent pour moi, en se suivant l'un l'autre, comme la courbe
magnifique de quelque rampe durement forgée d'où Robert restait à se
demander quelle résolution son amie allait prendre.
Enfin, elle lui demanda s'il consentirait à pardonner. Aussitôt qu'il
eut compris que la rupture était évitée, il vit tous les inconvénients
d'un rapprochement. D'ailleurs il souffrait déjà moins et avait presque
accepté une douleur dont il faudrait, dans quelques mois peut-être,
retrouver à nouveau la morsure si sa liaison recommençait. Il n'hésita
pas longtemps. Et peut-être n'hésita-t-il que parce qu'il était enfin
certain de pouvoir reprendre sa maîtresse, de le pouvoir, donc de le
faire. Seulement elle lui demandait, pour qu'elle retrouvât son calme,
de ne pas revenir à Paris au 1er janvier. Or, il n'avait pas le courage
d'aller à Paris sans la voir. D'autre part elle avait consenti à voyager
avec lui, mais pour cela il lui fallait un véritable congé que le
capitaine de Borodino ne voulait pas lui accorder.
--Cela m'ennuie à cause de notre visite chez ma tante qui se trouve
ajournée. Je retournerai sans doute à Paris à Pâques.
--Nous ne pourrons pas aller chez Mme de Guermantes à ce moment-là, car
je serai déjà à Balbec. Mais ça ne fait absolument rien.
--A Balbec? mais vous n'y étiez allé qu'au mois d'août.
--Oui, mais cette année, à cause de ma santé, on doit m'y envoyer plus
tôt.
Toute sa crainte était que je ne jugeasse mal sa maîtresse, après ce
qu'il m'avait raconté. «Elle est violente seulement parce qu'elle est
trop franche, trop entière dans ses sentiments. Mais c'est un être
sublime. Tu ne peux pas t'imaginer les délicatesses de poésie qu'il y a
chez elle. Elle va passer tous les ans le jour des morts à Bruges. C'est
«bien», n'est-ce pas? Si jamais tu la connais, tu verras, elle a une
grandeur....» Et comme il était imbu d'un certain langage qu'on parlait
autour de cette femme dans des milieux littéraires: «Elle a quelque
chose de sidéral et même de vatique, tu comprends ce que je veux dire,
le poète qui était presque un prêtre.»
Je cherchai pendant tout le dîner un prétexte qui permît à Saint-Loup de
demander à sa tante de me recevoir sans attendre qu'il vînt à Paris. Or,
ce prétexte me fut fourni par le désir que j'avais de revoir des
tableaux d'Elstir, le grand peintre que Saint-Loup et moi nous avions
connu à Balbec. Prétexte où il y avait, d'ailleurs, quelque vérité car
si, dans mes visites à Elstir, j'avais demandé à sa peinture de me
conduire à la compréhension et à l'amour de choses meilleures
qu'elle-même, un dégel véritable, une authentique place de province, de
vivantes femmes sur la plage (tout au plus lui eussé-je commandé le
portrait des réalités que je n'avais pas su approfondir, comme un chemin
d'aubépine, non pour qu'il me conservât leur beauté mais me la
découvrît), maintenant au contraire, c'était l'originalité, la séduction
de ces peintures qui excitaient mon désir, et ce que je voulais surtout
voir, c'était d'autres tableaux d'Elstir.
Il me semblait d'ailleurs que ses moindres tableaux, à lui, étaient
quelque chose d'autre que les chefs-d'oeuvre de peintres même plus
grands. Son oeuvre était comme un royaume clos, aux frontières
infranchissables, à la matière sans seconde. Collectionnant avidement
les rares revues où on avait publié des études sur lui, j'y avais appris
que ce n'était que récemment qu'il avait commencé à peindre des paysages
et des natures mortes, mais qu'il avait commencé par des tableaux
mythologiques (j'avais vu les photographies de deux d'entre eux dans son
atelier), puis avait été longtemps impressionné par l'art japonais.
Certaines des oeuvres les plus caractéristiques de ses diverses manières
se trouvaient en province. Telle maison des Andelys où était un de ses
plus beaux paysages m'apparaissait aussi précieuse, me donnait un aussi
vif désir du voyage, qu'un village chartrain dans la pierre meulière
duquel est enchâssé un glorieux vitrail; et vers le possesseur de ce
chef-d'oeuvre, vers cet homme qui au fond de sa maison grossière, sur la
grand'rue, enfermé comme un astrologue, interrogeait un de ces miroirs
du monde qu'est un tableau d'Elstir et qui l'avait peut-être acheté
plusieurs milliers de francs, je me sentais porté par cette sympathie
qui unit jusqu'aux coeurs, jusqu'aux caractères de ceux qui pensent de
la même façon que nous sur un sujet capital. Or, trois oeuvres
importantes de mon peintre préféré étaient désignées, dans l'une de ces
revues, comme appartenant à Mme de Guermantes. Ce fut donc en somme
sincèrement que, le soir où Saint-Loup m'avait annoncé le voyage de son
amie à Bruges, je pus, pendant le dîner, devant ses amis, lui jeter
comme à l'improviste:
--Écoute, tu permets? dernière conversation au sujet de la dame dont
nous avons parlé. Tu te rappelles Elstir, le peintre que j'ai connu à
Balbec?
--Mais, voyons, naturellement.
--Tu te rappelles mon admiration pour lui?
--Très bien, et la lettre que nous lui avions fait remettre.
--Eh bien, une des raisons, pas des plus importantes, une raison
accessoire pour laquelle je désirerais connaître ladite dame, tu sais
toujours bien laquelle?
--Mais oui! que de parenthèses!
--C'est qu'elle a chez elle au moins un très beau tableau d'Elstir.
--Tiens, je ne savais pas.
--Elstir sera sans doute à Balbec à Pâques, vous savez qu'il passe
maintenant presque toute l'année sur cette côte. J'aurais beaucoup aimé
avoir vu ce tableau avant mon départ. Je ne sais si vous êtes en termes
assez intimes avec votre tante: ne pourriez-vous, en me faisant assez
habilement valoir à ses yeux pour qu'elle ne refuse pas, lui demander de
me laisser aller voir le tableau sans vous, puisque vous ne serez pas
là?
--C'est entendu, je réponds pour elle, j'en fais mon affaire.
--Robert, comme je vous aime!
--Vous êtes gentil de m'aimer mais vous le seriez aussi de me tutoyer
comme vous l'aviez promis et comme tu avais commencé de le faire.
--J'espère que ce n'est pas votre départ que vous complotez, me dit un
des amis de Robert. Vous savez, si Saint-Loup part en permission, cela
ne doit rien changer, nous sommes là. Ce sera peut-être moins amusant
pour vous, mais on se donnera tant de peine pour tâcher de vous faire
oublier son absence.
En effet, au moment où on croyait que l'amie de Robert irait seule à
Bruges, on venait d'apprendre que le capitaine de Borodino, jusque-là
d'un avis contraire, venait de faire accorder au sous-officier
Saint-Loup une longue permission pour Bruges. Voici ce qui s'était
passé. Le Prince, très fier de son opulente chevelure, était un client
assidu du plus grand coiffeur de la ville, autrefois garçon de l'ancien
coiffeur de Napoléon III. Le capitaine de Borodino était au mieux avec
le coiffeur car il était, malgré ses façons majestueuses, simple avec
les petites gens. Mais le coiffeur, chez qui le Prince avait une note
arriérée d'au moins cinq ans et que les flacons de «Portugal», d'«Eau
des Souverains», les fers, les rasoirs, les cuirs enflaient non moins
que les shampoings, les coupes de cheveux, etc., plaçait plus haut
Saint-Loup qui payait rubis sur l'ongle, avait plusieurs voitures et des
chevaux de selle. Mis au courant de l'ennui de Saint-Loup de ne pouvoir
partir avec sa maîtresse, il en parla chaudement au Prince ligoté d'un
surplis blanc dans le moment que le barbier lui tenait la tête renversée
et menaçait sa gorge. Le récit de ces aventures galantes d'un jeune
homme arracha au capitaine-prince un sourire d'indulgence bonapartiste.
Il est peu probable qu'il pensa à sa note impayée, mais la
recommandation du coiffeur l'inclinait autant à la bonne humeur qu'à la
mauvaise celle d'un duc. Il avait encore du savon plein le menton que la
permission était promise et elle fut signée le soir même. Quant au
coiffeur, qui avait l'habitude de se vanter sans cesse et, afin de le
pouvoir, s'attribuait, avec une faculté de mensonge extraordinaire, des
prestiges entièrement inventés, pour une fois qu'il rendit un service
signalé à Saint-Loup, non seulement il n'en fit pas sonner le mérite,
mais, comme si la vanité avait besoin de mentir, et, quand il n'y a pas
lieu de le faire, cède la place à la modestie, n'en reparla jamais à
Robert.
Tous les amis de Robert me dirent qu'aussi longtemps que je resterais à
Doncières, ou à quelque époque que j'y revinsse, s'il n'était pas là,
leurs voitures, leurs chevaux, leurs maisons, leurs heures de liberté
seraient à moi et je sentais que c'était de grand coeur que ces jeunes
gens mettaient leur luxe, leur jeunesse, leur vigueur au service de ma
faiblesse.
--Pourquoi du reste, reprirent les amis de Saint-Loup après avoir
insisté pour que je restasse, ne reviendriez-vous pas tous les ans? vous
voyez bien que cette petite vie vous plaît! Et, même, vous vous
intéressez à tout ce qui se passe au régiment comme un ancien.
Car je continuais à leur demander avidement de classer les différents
officiers dont je savais les noms, selon l'admiration plus ou moins
grande qu'ils leur semblaient mériter, comme jadis, au collège, je
faisais faire à mes camarades pour les acteurs du Théâtre-Français. Si à
la place d'un des généraux que j'entendais toujours citer en tête de
tous les autres, un Galliffet ou un Négrier, quelque ami de Saint-Loup
disait: «Mais Négrier est un officier général des plus médiocres» et
jetait le nom nouveau, intact et savoureux de Pau ou de Geslin de
plus tenace sera vainqueur non pas simplement moralement et par
impression de terreur, mais matériellement.
--Saint-Loup a raison et il est probable que le prochain _Service en
Campagne_ portera la trace de cette évolution, dit mon voisin.
--Je ne suis pas fâché de ton approbation, car tes avis semblent faire
plus impression que les miens sur mon ami, dit en riant Saint-Loup, soit
que cette sympathie naissante entre son camarade et moi l'agaçât un peu,
soit qu'il trouvât gentil de la consacrer en la constatant aussi
officiellement. Et puis j'ai peut-être diminué l'importance des
règlements. On les change, c'est certain. Mais en attendant ils
commandent la situation militaire, les plans de campagne et de
concentration. S'ils reflètent une fausse conception stratégique, ils
peuvent être le principe initial de la défaite. Tout cela, c'est un peu
technique pour toi, me dit-il. Au fond, dis-toi bien que ce qui
précipite le plus l'évolution de l'art de la guerre, ce sont les
guerres elles-mêmes. Au cours d'une campagne, si elle est un peu longue,
on voit l'un des belligérants profiter des leçons que lui donnent les
succès et les fautes de l'adversaire, perfectionner les méthodes de
celui-ci qui, à son tour, enchérit. Mais cela c'est du passé. Avec les
terribles progrès de l'artillerie, les guerres futures, s'il y a encore
des guerres, seront si courtes qu'avant qu'on ait pu songer à tirer
parti de l'enseignement, la paix sera faite.
--Ne sois pas si susceptible, dis-je à Saint-Loup, répondant à ce qu'il
avait dit avant ces dernières paroles. Je t'ai écouté avec assez
d'avidité!
--Si tu veux bien ne plus prendre la mouche et le permettre, reprit
l'ami de Saint-Loup, j'ajouterai à ce que tu viens de dire que, si les
batailles s'imitent et se superposent, ce n'est pas seulement à cause de
l'esprit du chef. Il peut arriver qu'une erreur du chef (par exemple son
appréciation insuffisante de la valeur de l'adversaire) l'amène à
demander à ses troupes des sacrifices exagérés, sacrifices que certaines
unités accompliront avec une abnégation si sublime, que leur rôle sera
par là analogue à celui de telle autre unité dans telle autre bataille,
et seront cités dans l'histoire comme des exemples interchangeables:
pour nous en tenir à 1870, la garde prussienne à Saint-Privat, les
turcos à Froeschviller et à Wissembourg.
--Ah! interchangeables, très exact! excellent! tu es intelligent, dit
Saint-Loup.
Je n'étais pas indifférent à ces derniers exemples, comme chaque fois
que sous le particulier on me montrait le général. Mais pourtant le
génie du chef, voilà ce qui m'intéressait, j'aurais voulu me rendre
compte en quoi il consistait, comment, dans une circonstance donnée, où
le chef sans génie ne pourrait résister à l'adversaire, s'y prendrait le
chef génial pour rétablir la bataille compromise, ce qui, au dire de
Saint-Loup, était très possible et avait été réalisé par Napoléon
plusieurs fois. Et pour comprendre ce que c'était que la valeur
militaire, je demandais des comparaisons entre les généraux dont je
savais les noms, lequel avait le plus une nature de chef, des dons de
tacticien, quitte à ennuyer mes nouveaux amis, qui du moins ne le
laissaient pas voir et me répondaient avec une infatigable bonté.
Je me sentais séparé--non seulement de la grande nuit glacée qui
s'étendait au loin et dans laquelle nous entendions de temps en temps le
sifflet d'un train qui ne faisait que rendre plus vif le plaisir d'être
là, ou les tintements d'une heure qui heureusement était encore éloignée
de celle où ces jeunes gens devraient reprendre leurs sabres et
rentrer--mais aussi de toutes les préoccupations extérieures, presque du
souvenir de Mme de Guermantes, par la bonté de Saint-Loup à laquelle
celle de ses amis qui s'y ajoutait donnait comme plus d'épaisseur; par
la chaleur aussi de cette petite salle à manger, par la saveur des plats
raffinés qu'on nous servait. Ils donnaient autant de plaisir à mon
imagination qu'à ma gourmandise; parfois le petit morceau de nature d'où
ils avaient été extraits, bénitier rugueux de l'huître dans lequel
restent quelques gouttes d'eau salée, ou sarment noueux, pampres jaunis
d'une grappe de raisin, les entourait encore, incomestible, poétique et
lointain comme un paysage, et faisant se succéder au cours du dîner les
évocations d'une sieste sous une vigne et d'une promenade en mer;
d'autres soirs c'est par le cuisinier seulement qu'était mise en relief
cette particularité originale des mets, qu'il présentait dans son cadre
naturel comme une oeuvre d'art; et un poisson cuit au court-bouillon
était' apporté dans un long plat en terre, où, comme il se détachait en
relief sur des jonchées d'herbes bleuâtres, infrangible mais contourné
encore d'avoir été jeté vivant dans l'eau bouillante, entouré d'un
cercle de coquillages d'animalcules satellites, crabes, crevettes et
moules, il avait l'air d'apparaître dans une céramique de Bernard
Palissy.
--Je suis jaloux, je suis furieux, me dit Saint-Loup, moitié en riant,
moitié sérieusement, faisant allusion aux interminables conversations à
part que j'avais avec son ami. Est-ce que vous le trouvez plus
intelligent que moi? est-ce que vous l'aimez mieux que moi? Alors, comme
ça, il n'y en a plus que pour lui? (Les hommes qui aiment énormément une
femme, qui vivent dans une société d'hommes à femmes se permettent des
plaisanteries que d'autres qui y verraient moins d'innocence n'oseraient
pas.)
Dès que la conversation devenait générale, on évitait de parler de
Dreyfus de peur de froisser Saint-Loup. Pourtant, une semaine plus tard,
deux de ses camarades firent remarquer combien il était curieux que,
vivant dans un milieu si militaire, il fût tellement dreyfusard, presque
antimilitariste: «C'est, dis-je, ne voulant pas entrer dans des détails,
que l'influence du milieu n'a pas l'importance qu'on croit ...» Certes,
je comptais m'en tenir là et ne pas reprendre les réflexions que j'avais
présentées à Saint-Loup quelques jours plus tôt. Malgré cela, comme ces
mots-là, du moins, je les lui avais dits presque textuellement, j'allais
m'en excuser en ajoutant: «C'est justement ce que l'autre jour ...» Mais
j'avais compté sans le revers qu'avait la gentille admiration de Robert
pour moi et pour quelques autres personnes. Cette admiration se
complétait d'une si entière assimilation de leurs idées, qu'au bout de
quarante-huit heures il avait oublié que ces idées n'étaient pas de lui.
Aussi en ce qui concernait ma modeste thèse, Saint-Loup, absolument
comme si elle eût toujours habité son cerveau et si je ne faisais que
chasser sur ses terres, crut devoir me souhaiter la bienvenue avec
chaleur et m'approuver.
--Mais oui! le milieu n'a pas d'importance.
Et avec la même force que s'il avait peur que je l'interrompisse ou ne
le comprisse pas:
--La vraie influence, c'est celle du milieu intellectuel! On est l'homme
de son idée!
Il s'arrêta un instant, avec le sourire de quelqu'un qui a bien digéré,
laissa tomber son monocle, et posant son regard comme une vrille sur
moi:
--Tous les hommes d'une même idée sont pareils, me dit-il, d'un air de
défi. Il n'avait sans doute aucun souvenir que je lui avais dit peu de
jours auparavant ce qu'il s'était en revanche si bien rappelé.
Je n'arrivais pas tous les soirs au restaurant de Saint-Loup dans les
mêmes dispositions. Si un souvenir, un chagrin qu'on a, sont capables de
nous laisser au point que nous ne les apercevions plus, ils reviennent
aussi et parfois de longtemps ne nous quittent. Il y avait des soirs où,
en traversant la ville pour aller vers le restaurant, je regrettais
tellement Mme de Guermantes, que j'avais peine à respirer: on aurait dit
qu'une partie de ma poitrine avait été sectionnée par un anatomiste
habile, enlevée, et remplacée par une partie égale de souffrance
immatérielle, par un équivalent de nostalgie et d'amour. Et les points
de suture ont beau avoir été bien faits, on vit assez malaisément quand
le regret d'un être est substitué aux viscères, il a l'air de tenir plus
de place qu'eux, on le sent perpétuellement, et puis, quelle ambiguïté
d'être obligé de _penser_ une partie de son corps! Seulement il semble
qu'on vaille davantage. A la moindre brise on soupire d'oppression, mais
aussi de langueur. Je regardais le ciel. S'il était clair, je me disais:
«Peut-être elle est à la campagne, elle regarde les mêmes étoiles», et
qui sait si, en arrivant au restaurant, Robert ne va pas me dire: «Une
bonne nouvelle, ma tante vient de m'écrire, elle voudrait te voir, elle
va venir ici.» Ce n'est pas dans le firmament seul que je mettais la
pensée de Mme de Guermantes. Un souffle d'air un peu doux qui passait
semblait m'apporter un message d'elle, comme jadis de Gilberte dans les
blés de Méséglise: on ne change pas, on fait entrer dans le sentiment
qu'on rapporte à un être bien des éléments assoupis qu'il réveille mais
qui lui sont étrangers. Et puis ces sentiments particuliers, toujours
quelque chose en nous s'efforce de les amener à plus de vérité,
c'est-à-dire de les faire se rejoindre à un sentiment plus général,
commun à toute l'humanité, avec lequel les individus et les peines
qu'ils nous causent nous sont seulement une occasion de communiquer. Ce
qui mêlait quelque plaisir à ma peine c'est que je la savais une petite
partie de l'universel amour. Sans doute de ce que je croyais reconnaître
des tristesses que j'avais éprouvées à propos de Gilberte, ou bien quand
le soir, à Combray, maman ne restait pas dans ma chambre, et aussi le
souvenir de certaines pages de Bergotte, dans la souffrance que
j'éprouvais et à laquelle Mme de Guermantes, sa froideur, son absence,
n'étaient pas liées clairement comme la cause l'est à l'effet dans
l'esprit d'un savant, je ne concluais pas que Mme de Guermantes ne fût
pas cette cause. N'y a-t-il pas telle douleur physique diffuse,
s'étendant par irradiation dans des régions extérieures à la partie
malade, mais qu'elle abandonne pour se dissiper entièrement si un
praticien touche le point précis d'où elle vient? Et pourtant, avant
cela, son extension lui donnait pour nous un tel caractère de vague et
de fatalité, qu'impuissants à l'expliquer, à la localiser même, nous
croyions impossible de la guérir. Tout en m'acheminant vers le
restaurant je me disais: «Il y a déjà quatorze jours que je n'ai vu Mme
de Guermantes.» Quatorze jours, ce qui ne paraissait une chose énorme
qu'à moi qui, quand il s'agissait de Mme de Guermantes, comptais par
minutes. Pour moi ce n'était plus seulement les étoiles et la brise,
mais jusqu'aux divisions arithmétiques du temps qui prenaient quelque
chose de douloureux et de poétique. Chaque jour était maintenant comme
la crête mobile d'une colline incertaine: d'un côté, je sentais que je
pouvais descendre vers l'oubli; de l'autre, j'étais emporté par le
besoin de revoir la duchesse. Et j'étais tantôt plus près de l'un ou de
l'autre, n'ayant pas d'équilibre stable. Un jour je me dis: «Il y aura
peut-être une lettre ce soir» et en arrivant dîner j'eus le courage de
demander à Saint-Loup:
--Tu n'as pas par hasard des nouvelles de Paris?
--Si, me répondit-il d'un air sombre, elles sont mauvaises.
Je respirai en comprenant que ce n'était que lui qui avait du chagrin et
que les nouvelles étaient celles de sa maîtresse. Mais je vis bientôt
qu'une de leurs conséquences serait d'empêcher Robert de me mener de
longtemps chez sa tante.
J'appris qu'une querelle avait éclaté entre lui et sa maîtresse, soit
par correspondance, soit qu'elle fût venue un matin le voir entre deux
trains. Et les querelles, même moins graves, qu'ils avaient eues
jusqu'ici, semblaient toujours devoir être insolubles. Car elle était de
mauvaise humeur, trépignait, pleurait, pour des raisons aussi
incompréhensibles que celles des enfants qui s'enferment dans un cabinet
noir, ne viennent pas dîner, refusant toute explication, et ne font que
redoubler de sanglots quand, à bout de raisons, on leur donne des
claques. Saint-Loup souffrit horriblement de cette brouille, mais c'est
une manière de dire qui est trop simple, et fausse par là l'idée qu'on
doit se faire de cette douleur. Quand il se retrouva seul, n'ayant plus
qu'à songer à sa maîtresse partie avec le respect pour lui qu'elle avait
éprouvé en le voyant si énergique, les anxiétés qu'il avait eues les
premières heures prirent fin devant l'irréparable, et la cessation d'une
anxiété est une chose si douce, que la brouille, une fois certaine, prit
pour lui un peu du même genre de charme qu'aurait eu une
réconciliation. Ce dont il commença à souffrir un peu plus tard furent
une douleur, un accident secondaires, dont le flux venait incessamment
de lui-même, à l'idée que peut-être elle aurait bien voulu se
rapprocher; qu'il n'était pas impossible qu'elle attendît un mot de lui;
qu'en attendant, pour se venger elle ferait peut-être, tel soir, à tel
endroit, telle chose, et qu'il n'y aurait qu'à lui télégraphier qu'il
arrivait pour qu'elle n'eût pas lieu; que d'autres peut-être profitaient
du temps qu'il laissait perdre, et qu'il serait trop tard dans quelques
jours pour la retrouver car elle serait prise. De toutes ces
possibilités il ne savait rien, sa maîtresse gardait un silence qui
finit par affoler sa douleur jusqu'à lui faire se demander si elle
n'était pas cachée à Doncières ou partie pour les Indes.
On a dit que le silence était une force; dans un tout autre sens, il en
est une terrible à la disposition de ceux qui sont aimés. Elle accroît
l'anxiété de qui attend. Rien n'invite tant à s'approcher d'un être que
ce qui en sépare, et quelle plus infranchissable barrière que le
silence? On a dit aussi que le silence était un supplice, et capable de
rendre fou celui qui y était astreint dans les prisons. Mais quel
supplice--plus grand que de garder le silence--de l'endurer de ce qu'on
aime! Robert se disait: «Que fait-elle donc pour qu'elle se taise ainsi?
Sans doute, elle me trompe avec d'autres?» Il disait encore: «Qu'ai-je
donc fait pour qu'elle se taise ainsi? Elle me hait peut-être, et pour
toujours.» Et il s'accusait. Ainsi le silence le rendait fou en effet,
par la jalousie et par le remords. D'ailleurs, plus cruel que celui des
prisons, ce silence-là est prison lui-même. Une clôture immatérielle,
sans doute, mais impénétrable, cette tranche interposée d'atmosphère
vide, mais que les rayons visuels de l'abandonné ne peuvent traverser.
Est-il un plus terrible éclairage que le silence, qui ne nous montre pas
une absente, mais mille, et chacune se livrant à quelque autre
trahison? Parfois, dans une brusque détente, ce silence, Robert croyait
qu'il allait cesser à l'instant, que la lettre attendue allait venir. Il
la voyait, elle arrivait, il épiait chaque bruit, il était déjà
désaltéré, il murmurait: «La lettre! La lettre!» Après avoir entrevu
ainsi une oasis imaginaire de tendresse, il se retrouvait piétinant dans
le désert réel du silence sans fin.
Il souffrait d'avance, sans en oublier une, toutes les douleurs d'une
rupture qu'à d'autres moments il croyait pouvoir éviter, comme les gens
qui règlent toutes leurs affaires en vue d'une expatriation qui ne
s'effectuera pas, et dont la pensée, qui ne sait plus où elle devra se
situer le lendemain, s'agite momentanément, détachée d'eux, pareille à
ce coeur qu'on arrache à un malade et qui continue à battre, séparé du
reste du corps. En tout cas, cette espérance que sa maîtresse
reviendrait lui donnait le courage de persévérer dans la rupture, comme
la croyance qu'on pourra revenir vivant du combat aide à affronter la
mort. Et comme l'habitude est, de toutes les plantes humaines, celle qui
a le moins besoin de sol nourricier pour vivre et qui apparaît la
première sur le roc en apparence le plus désolé, peut-être en pratiquant
d'abord la rupture par feinte, aurait-il fini par s'y accoutumer
sincèrement. Mais l'incertitude entretenait chez lui un état qui, lié au
souvenir de cette femme, ressemblait à l'amour. Il se forçait cependant
à ne pas lui écrire, pensant peut-être que le tourment était moins cruel
de vivre sans sa maîtresse qu'avec elle dans certaines conditions, ou
qu'après la façon dont ils s'étaient quittés, attendre ses excuses était
nécessaire pour qu'elle conservât ce qu'il croyait qu'elle avait pour
lui sinon d'amour, du moins d'estime et de respect. Il se contentait
d'aller au téléphone, qu'on venait d'installer à Doncières, et de
demander des nouvelles, ou de donner des instructions à une femme de
chambre qu'il avait placée auprès de son amie. Ces communications
étaient du reste compliquées et lui prenaient plus de temps parce que,
suivant les opinions de ses amis littéraires relativement à la laideur
de la capitale, mais surtout en considération de ses bêtes, de ses
chiens, de son singe, de ses serins et de son perroquet, dont son
propriétaire de Paris avait cessé de tolérer les cris incessants, la
maîtresse de Robert venait de louer une petite propriété aux environs de
Versailles. Cependant lui, à Doncières, ne dormait plus un instant la
nuit. Une fois, chez moi, vaincu par la fatigue, il s'assoupit un peu.
Mais tout d'un coup, il commença à parler, il voulait courir, empêcher
quelque chose, il disait: «Je l'entends, vous ne ... vous ne....» Il
s'éveilla. Il me dit qu'il venait de rêver qu'il était à la campagne
chez le maréchal des logis chef. Celui-ci avait tâché de l'écarter d'une
certaine partie de la maison. Saint-Loup avait deviné que le maréchal
des logis avait chez lui un lieutenant très riche et très vicieux qu'il
savait désirer beaucoup son amie. Et tout à coup dans son rêve il avait
distinctement entendu les cris intermittents et réguliers qu'avait
l'habitude de pousser sa maîtresse aux instants de volupté. Il avait
voulu forcer le maréchal des logis de le mener à la chambre. Et celui-ci
le maintenait pour l'empêcher d'y aller, tout en ayant un certain air
froissé de tant d'indiscrétion, que Robert disait qu'il ne pourrait
jamais oublier.
--Mon rêve est idiot, ajouta-t-il encore tout essoufflé.
Mais je vis bien que, pendant l'heure qui suivit, il fut plusieurs fois
sur le point de téléphoner à sa maîtresse pour lui demander de se
réconcilier. Mon père avait le téléphone depuis peu, mais je ne sais si
cela eût beaucoup servi à Saint-Loup. D'ailleurs il ne me semblait pas
très convenable de donner à mes parents, même seulement à un appareil
posé chez eux, ce rôle d'intermédiaire entre Saint-Loup et sa
maîtresse, si distinguée et noble de sentiments que pût être celle-ci.
Le cauchemar qu'avait eu Saint-Loup s'effaça un peu de son esprit. Le
regard distrait et fixe, il vint me voir durant tous ces jours atroces
qui dessinèrent pour moi, en se suivant l'un l'autre, comme la courbe
magnifique de quelque rampe durement forgée d'où Robert restait à se
demander quelle résolution son amie allait prendre.
Enfin, elle lui demanda s'il consentirait à pardonner. Aussitôt qu'il
eut compris que la rupture était évitée, il vit tous les inconvénients
d'un rapprochement. D'ailleurs il souffrait déjà moins et avait presque
accepté une douleur dont il faudrait, dans quelques mois peut-être,
retrouver à nouveau la morsure si sa liaison recommençait. Il n'hésita
pas longtemps. Et peut-être n'hésita-t-il que parce qu'il était enfin
certain de pouvoir reprendre sa maîtresse, de le pouvoir, donc de le
faire. Seulement elle lui demandait, pour qu'elle retrouvât son calme,
de ne pas revenir à Paris au 1er janvier. Or, il n'avait pas le courage
d'aller à Paris sans la voir. D'autre part elle avait consenti à voyager
avec lui, mais pour cela il lui fallait un véritable congé que le
capitaine de Borodino ne voulait pas lui accorder.
--Cela m'ennuie à cause de notre visite chez ma tante qui se trouve
ajournée. Je retournerai sans doute à Paris à Pâques.
--Nous ne pourrons pas aller chez Mme de Guermantes à ce moment-là, car
je serai déjà à Balbec. Mais ça ne fait absolument rien.
--A Balbec? mais vous n'y étiez allé qu'au mois d'août.
--Oui, mais cette année, à cause de ma santé, on doit m'y envoyer plus
tôt.
Toute sa crainte était que je ne jugeasse mal sa maîtresse, après ce
qu'il m'avait raconté. «Elle est violente seulement parce qu'elle est
trop franche, trop entière dans ses sentiments. Mais c'est un être
sublime. Tu ne peux pas t'imaginer les délicatesses de poésie qu'il y a
chez elle. Elle va passer tous les ans le jour des morts à Bruges. C'est
«bien», n'est-ce pas? Si jamais tu la connais, tu verras, elle a une
grandeur....» Et comme il était imbu d'un certain langage qu'on parlait
autour de cette femme dans des milieux littéraires: «Elle a quelque
chose de sidéral et même de vatique, tu comprends ce que je veux dire,
le poète qui était presque un prêtre.»
Je cherchai pendant tout le dîner un prétexte qui permît à Saint-Loup de
demander à sa tante de me recevoir sans attendre qu'il vînt à Paris. Or,
ce prétexte me fut fourni par le désir que j'avais de revoir des
tableaux d'Elstir, le grand peintre que Saint-Loup et moi nous avions
connu à Balbec. Prétexte où il y avait, d'ailleurs, quelque vérité car
si, dans mes visites à Elstir, j'avais demandé à sa peinture de me
conduire à la compréhension et à l'amour de choses meilleures
qu'elle-même, un dégel véritable, une authentique place de province, de
vivantes femmes sur la plage (tout au plus lui eussé-je commandé le
portrait des réalités que je n'avais pas su approfondir, comme un chemin
d'aubépine, non pour qu'il me conservât leur beauté mais me la
découvrît), maintenant au contraire, c'était l'originalité, la séduction
de ces peintures qui excitaient mon désir, et ce que je voulais surtout
voir, c'était d'autres tableaux d'Elstir.
Il me semblait d'ailleurs que ses moindres tableaux, à lui, étaient
quelque chose d'autre que les chefs-d'oeuvre de peintres même plus
grands. Son oeuvre était comme un royaume clos, aux frontières
infranchissables, à la matière sans seconde. Collectionnant avidement
les rares revues où on avait publié des études sur lui, j'y avais appris
que ce n'était que récemment qu'il avait commencé à peindre des paysages
et des natures mortes, mais qu'il avait commencé par des tableaux
mythologiques (j'avais vu les photographies de deux d'entre eux dans son
atelier), puis avait été longtemps impressionné par l'art japonais.
Certaines des oeuvres les plus caractéristiques de ses diverses manières
se trouvaient en province. Telle maison des Andelys où était un de ses
plus beaux paysages m'apparaissait aussi précieuse, me donnait un aussi
vif désir du voyage, qu'un village chartrain dans la pierre meulière
duquel est enchâssé un glorieux vitrail; et vers le possesseur de ce
chef-d'oeuvre, vers cet homme qui au fond de sa maison grossière, sur la
grand'rue, enfermé comme un astrologue, interrogeait un de ces miroirs
du monde qu'est un tableau d'Elstir et qui l'avait peut-être acheté
plusieurs milliers de francs, je me sentais porté par cette sympathie
qui unit jusqu'aux coeurs, jusqu'aux caractères de ceux qui pensent de
la même façon que nous sur un sujet capital. Or, trois oeuvres
importantes de mon peintre préféré étaient désignées, dans l'une de ces
revues, comme appartenant à Mme de Guermantes. Ce fut donc en somme
sincèrement que, le soir où Saint-Loup m'avait annoncé le voyage de son
amie à Bruges, je pus, pendant le dîner, devant ses amis, lui jeter
comme à l'improviste:
--Écoute, tu permets? dernière conversation au sujet de la dame dont
nous avons parlé. Tu te rappelles Elstir, le peintre que j'ai connu à
Balbec?
--Mais, voyons, naturellement.
--Tu te rappelles mon admiration pour lui?
--Très bien, et la lettre que nous lui avions fait remettre.
--Eh bien, une des raisons, pas des plus importantes, une raison
accessoire pour laquelle je désirerais connaître ladite dame, tu sais
toujours bien laquelle?
--Mais oui! que de parenthèses!
--C'est qu'elle a chez elle au moins un très beau tableau d'Elstir.
--Tiens, je ne savais pas.
--Elstir sera sans doute à Balbec à Pâques, vous savez qu'il passe
maintenant presque toute l'année sur cette côte. J'aurais beaucoup aimé
avoir vu ce tableau avant mon départ. Je ne sais si vous êtes en termes
assez intimes avec votre tante: ne pourriez-vous, en me faisant assez
habilement valoir à ses yeux pour qu'elle ne refuse pas, lui demander de
me laisser aller voir le tableau sans vous, puisque vous ne serez pas
là?
--C'est entendu, je réponds pour elle, j'en fais mon affaire.
--Robert, comme je vous aime!
--Vous êtes gentil de m'aimer mais vous le seriez aussi de me tutoyer
comme vous l'aviez promis et comme tu avais commencé de le faire.
--J'espère que ce n'est pas votre départ que vous complotez, me dit un
des amis de Robert. Vous savez, si Saint-Loup part en permission, cela
ne doit rien changer, nous sommes là. Ce sera peut-être moins amusant
pour vous, mais on se donnera tant de peine pour tâcher de vous faire
oublier son absence.
En effet, au moment où on croyait que l'amie de Robert irait seule à
Bruges, on venait d'apprendre que le capitaine de Borodino, jusque-là
d'un avis contraire, venait de faire accorder au sous-officier
Saint-Loup une longue permission pour Bruges. Voici ce qui s'était
passé. Le Prince, très fier de son opulente chevelure, était un client
assidu du plus grand coiffeur de la ville, autrefois garçon de l'ancien
coiffeur de Napoléon III. Le capitaine de Borodino était au mieux avec
le coiffeur car il était, malgré ses façons majestueuses, simple avec
les petites gens. Mais le coiffeur, chez qui le Prince avait une note
arriérée d'au moins cinq ans et que les flacons de «Portugal», d'«Eau
des Souverains», les fers, les rasoirs, les cuirs enflaient non moins
que les shampoings, les coupes de cheveux, etc., plaçait plus haut
Saint-Loup qui payait rubis sur l'ongle, avait plusieurs voitures et des
chevaux de selle. Mis au courant de l'ennui de Saint-Loup de ne pouvoir
partir avec sa maîtresse, il en parla chaudement au Prince ligoté d'un
surplis blanc dans le moment que le barbier lui tenait la tête renversée
et menaçait sa gorge. Le récit de ces aventures galantes d'un jeune
homme arracha au capitaine-prince un sourire d'indulgence bonapartiste.
Il est peu probable qu'il pensa à sa note impayée, mais la
recommandation du coiffeur l'inclinait autant à la bonne humeur qu'à la
mauvaise celle d'un duc. Il avait encore du savon plein le menton que la
permission était promise et elle fut signée le soir même. Quant au
coiffeur, qui avait l'habitude de se vanter sans cesse et, afin de le
pouvoir, s'attribuait, avec une faculté de mensonge extraordinaire, des
prestiges entièrement inventés, pour une fois qu'il rendit un service
signalé à Saint-Loup, non seulement il n'en fit pas sonner le mérite,
mais, comme si la vanité avait besoin de mentir, et, quand il n'y a pas
lieu de le faire, cède la place à la modestie, n'en reparla jamais à
Robert.
Tous les amis de Robert me dirent qu'aussi longtemps que je resterais à
Doncières, ou à quelque époque que j'y revinsse, s'il n'était pas là,
leurs voitures, leurs chevaux, leurs maisons, leurs heures de liberté
seraient à moi et je sentais que c'était de grand coeur que ces jeunes
gens mettaient leur luxe, leur jeunesse, leur vigueur au service de ma
faiblesse.
--Pourquoi du reste, reprirent les amis de Saint-Loup après avoir
insisté pour que je restasse, ne reviendriez-vous pas tous les ans? vous
voyez bien que cette petite vie vous plaît! Et, même, vous vous
intéressez à tout ce qui se passe au régiment comme un ancien.
Car je continuais à leur demander avidement de classer les différents
officiers dont je savais les noms, selon l'admiration plus ou moins
grande qu'ils leur semblaient mériter, comme jadis, au collège, je
faisais faire à mes camarades pour les acteurs du Théâtre-Français. Si à
la place d'un des généraux que j'entendais toujours citer en tête de
tous les autres, un Galliffet ou un Négrier, quelque ami de Saint-Loup
disait: «Mais Négrier est un officier général des plus médiocres» et
jetait le nom nouveau, intact et savoureux de Pau ou de Geslin de
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