Le Côté de Guermantes - Première partie - 09
l'entendais qui disait à mi-voix à Saint-Loup le plaisir qu'il y
trouvait. Et de fait nous causâmes presque toute la soirée ensemble
devant nos verres de sauternes que nous ne vidions pas, séparés,
protégés des autres par les voiles magnifiques d'une de ces sympathies
entre hommes qui, lorsqu'elles n'ont pas d'attrait physique à leur
base, sont les seules qui soient tout à fait mystérieuses. Tel, de
nature énigmatique, m'était apparu à Balbec ce sentiment que Saint-Loup
ressentait pour moi, qui ne se confondait pas avec l'intérêt de nos
conversations, détaché de tout lien matériel, invisible, intangible et
dont pourtant il éprouvait la présence en lui-même comme une sorte de
phlogistique, de gaz, assez pour en parler en souriant. Et peut-être y
avait-il quelque chose de plus surprenant encore dans cette sympathie
née ici en une seule soirée, comme une fleur qui se serait ouverte en
quelques minutes, dans la chaleur de cette petite pièce. Je ne pus me
tenir de demander à Robert, comme il me parlait de Balbec, s'il était
vraiment décidé qu'il épousât Mlle d'Ambresac. Il me déclara que non
seulement ce n'était pas décidé, mais qu'il n'en avait jamais été
question, qu'il ne l'avait jamais vue, qu'il ne savait pas qui c'était.
Si j'avais vu à ce moment-là quelques-unes des personnes du monde qui
avaient annoncé ce mariage, elles m'eussent fait part de celui de Mlle
d'Ambresac avec quelqu'un qui n'était pas Saint-Loup et de celui de
Saint-Loup avec quelqu'un qui n'était pas Mlle d'Ambresac. Je les eusse
beaucoup étonnées en leur rappelant leurs prédictions contraires et
encore si récentes. Pour que ce petit jeu puisse continuer et multiplier
les fausses nouvelles en en accumulant successivement sur chaque nom le
plus grand nombre possible, la nature a donné à ce genre de joueurs une
mémoire d'autant plus courte que leur crédulité est plus grande.
Saint-Loup m'avait parlé d'un autre de ses camarades qui était là aussi,
avec qui il s'entendait particulièrement bien, car ils étaient dans ce
milieu les deux seuls partisans de la révision du procès Dreyfus.
--Oh! lui, ce n'est pas comme Saint-Loup, c'est un énergumène, me dit
mon nouvel ami; il n'est même pas de bonne foi. Au début, il disait: «Il
n'y a qu'à attendre, il y a là un homme que je connais bien, plein de
finesse, de bonté, le général de Boisdeffre; on pourra, sans hésiter,
accepter son avis.» Mais quand il a su que Boisdeffre proclamait la
culpabilité de Dreyfus, Boisdeffre ne valait plus rien; le cléricalisme,
les préjugés de l'état-major l'empêchaient de juger sincèrement, quoique
personne ne soit, ou du moins ne fût aussi clérical, avant son Dreyfus,
que notre ami. Alors il nous a dit qu'en tout cas on saurait la vérité,
car l'affaire allait être entre les mains de Saussier, et que celui-là,
soldat républicain (notre ami est d'une famille ultra-monarchiste),
était un homme de bronze, une conscience inflexible. Mais quand
Saussier a proclamé l'innocence d'Esterhazy, il a trouvé à ce verdict
des explications nouvelles, défavorables non à Dreyfus, mais au général
Saussier. C'était l'esprit militariste qui aveuglait Saussier (et
remarquez que lui est aussi militariste que clérical, ou du moins qu'il
l'était, car je ne sais plus que penser de lui). Sa famille est désolée
de le voir dans ces idées-là.
--Voyez-vous, dis-je et en me tournant à demi vers Saint-Loup, pour ne
pas avoir l'air de m'isoler, ainsi que vers son camarade, et pour le
faire participer à la conversation, c'est que l'influence qu'on prête au
milieu est surtout vraie du milieu intellectuel. On est l'homme de son
idée; il y a beaucoup moins d'idées que d'hommes, ainsi tous les hommes
d'une même idée sont pareils. Comme une idée n'a rien de matériel, les
hommes qui ne sont que matériellement autour de l'homme d'une idée ne
la modifient en rien.
Saint-Loup ne se contenta pas de ce rapprochement. Dans un délire de
joie que redoublait sans doute celle qu'il avait à me faire briller
devant ses amis, avec une volubilité extrême il me répétait en me
bouchonnant comme un cheval arrivé le premier au poteau: «Tu es l'homme
le plus intelligent que je connaisse, tu sais.» Il se reprit et ajouta:
«avec Elstir.--Cela ne te fâche pas, n'est-ce pas? tu comprends,
scrupule. Comparaison: je te le dis comme on aurait dit à Balzac: Vous
êtes le plus grand romancier du siècle, avec Stendhal. Excès de
scrupule, tu comprends, au fond immense admiration. Non? tu ne marches
pas pour Stendhal?» ajoutait-il avec une confiance naïve dans mon
jugement, qui se traduisait par une charmante interrogation souriante,
presque enfantine, de ses yeux verts. «Ah! bien, je vois que tu es de
mon avis, Bloch déteste Stendhal, je trouve cela idiot de sa part. _La
Chartreuse,_ c'est tout de même quelque chose d'énorme! Je suis content
que tu sois de mon avis. Qu'est-ce que tu aimes le mieux dans _La
Chartreuse_? réponds, me disait-il avec une impétuosité juvénile (et sa
force physique, menaçante, donnait presque quelque chose d'effrayant à
sa question), Mosca? Fabrice?» Je répondais timidement que Mosca avait
quelque chose de M. de Norpois. Sur quoi tempête de rire du jeune
Siegfried-Saint-Loup. Je n'avais pas fini d'ajouter: «Mais Mosca est
bien plus intelligent, moins pédantesque» que j'entendis Robert crier
bravo en battant effectivement des mains, en riant à s'étouffer, et en
criant: «D'une justesse! Excellent! Tu es inouï.»
A ce moment je fus interrompu par Saint-Loup parce qu'un des jeunes
militaires venait en souriant de me désigner à lui en disant: «Duroc,
tout à fait Duroc.» Je ne savais pas ce que ça voulait dire, mais je
sentais que l'expression du visage intimidé était plus que
bienveillante. Quand je parlais, l'approbation des autres semblait
encore de trop à Saint-Loup, il exigeait le silence. Et comme un chef
d'orchestre interrompt ses musiciens en frappant avec son archet parce
que quelqu'un a fait du bruit, il réprimanda le perturbateur: «Gibergue,
dit-il, il faut vous taire quand on parle. Vous direz ça après. Allez,
continuez», me dit-il.
Je respirai, car j'avais craint qu'il ne me fît tout recommencer.
--Et comme une idée, continuai-je, est quelque chose qui ne peut
participer aux intérêts humains et ne pourrait jouir de leurs
avantages, les hommes d'une idée ne sont pas influencés par l'intérêt.
--Dites donc, ça vous en bouche un coin, mes enfants, s'exclama après
que j'eus fini de parler Saint-Loup, qui m'avait suivi des yeux avec la
même sollicitude anxieuse que si j'avais marché sur la corde raide.
Qu'est-ce que vous vouliez dire, Gibergue?
--Je disais que monsieur me rappelait beaucoup le commandant Duroc. Je
croyais l'entendre.
--Mais j'y ai pensé bien souvent, répondit Saint-Loup, il y a bien des
rapports, mais vous verrez que celui-ci a mille choses que n'a pas
Duroc.
De même qu'un frère de cet ami de Saint-Loup, élève à la Schola
Cantorum, pensait sur toute nouvelle oeuvre musicale nullement comme son
père, sa mère, ses cousins, ses camarades de club, mais exactement comme
tous les autres élèves de la Schola, de même ce sous-officier noble
(dont Bloch se fit une idée extraordinaire quand je lui en parlai, parce
que, touché d'apprendre qu'il était du même parti que lui, il
l'imaginait cependant, à cause de ses origines aristocratiques et de son
éducation religieuse et militaire, on ne peut plus différent, paré du
même charme qu'un natif d'une contrée lointaine) avait une «mentalité»,
comme on commençait à dire, analogue à celle de tous les dreyfusards en
général et de Bloch en particulier, et sur laquelle ne pouvaient avoir
aucune espèce de prise les traditions de sa famille et les intérêts de
sa carrière. C'est ainsi qu'un cousin de Saint-Loup avait épousé une
jeune princesse d'Orient qui, disait-on, faisait des vers aussi beaux
que ceux de Victor Hugo ou d'Alfred de Vigny et à qui, malgré cela, on
supposait un esprit autre que ce qu'on pouvait concevoir, un esprit de
princesse d'Orient recluse dans un palais des _Mille et une Nuits_. Aux
écrivains qui eurent le privilège de l'approcher fut réservée la
déception, ou plutôt la joie, d'entendre une conversation qui donnait
l'idée non de Schéhérazade, mais d'un être de génie du genre d'Alfred de
Vigny ou de Victor Hugo.
Je me plaisais surtout à causer avec ce jeune homme, comme avec les
autres amis de Robert du reste, et avec Robert lui-même, du quartier,
des officiers de la garnison, de l'armée en général. Grâce à cette
échelle immensément agrandie à laquelle nous voyons les choses, si
petites qu'elles soient, au milieu desquelles nous mangeons, nous
causons, nous menons notre vie réelle, grâce à cette formidable
majoration qu'elles subissent et qui fait que le reste, absent du monde,
ne peut lutter avec elles et prend, à côté, l'inconsistance d'un songe,
j'avais commencé à m'intéresser aux diverses personnalités du quartier,
aux officiers que j'apercevais dans la cour quand j'allais voir
Saint-Loup ou, si j'étais réveillé, quand le régiment passait sous mes
fenêtres. J'aurais voulu avoir des détails sur le commandant qu'admirait
tant Saint-Loup et sur le cours d'histoire militaire qui m'aurait ravi
«même esthétiquement». Je savais que chez Robert un certain verbalisme
était trop souvent un peu creux, mais d'autres fois signifiait
l'assimilation d'idées profondes qu'il était fort capable de comprendre.
Malheureusement, au point de vue armée, Robert était surtout préoccupé
en ce moment de l'affaire Dreyfus. Il en parlait peu parce que seul de
sa table il était dreyfusard; les autres étaient violemment hostiles à
la révision, excepté mon voisin de table, mon nouvel ami, dont les
opinions paraissaient assez flottantes. Admirateur convaincu du colonel,
qui passait pour un officier remarquable et qui avait flétri l'agitation
contre
l'armée en divers ordres du jour qui le faisaient passer pour
antidreyfusard, mon voisin avait appris que son chef avait laissé
échapper quelques assertions qui avaient donné à croire qu'il avait des
doutes sur la culpabilité de Dreyfus et gardait son estime à Picquart.
Sur ce dernier point, en tout cas, le bruit de dreyfusisme relatif du
colonel était mal fondé, comme tous les bruits venus on ne sait d'où qui
se produisent autour de toute grande affaire. Car, peu après, ce
colonel, ayant été chargé d'interroger l'ancien chef du bureau des
renseignements, le traita avec une brutalité et un mépris qui n'avaient
encore jamais été égalés. Quoi qu'il en fût et bien qu'il ne se fût pas
permis de se renseigner directement auprès du colonel, mon voisin avait
fait à Saint-Loup la politesse de lui dire--du ton dont une dame
catholique annonce à une dame juive que son curé blâme les massacres de
juifs en Russie et admire la générosité de certains Israélites--que le
colonel n'était pas pour le dreyfusisme--pour un certain dreyfusisme au
moins--l'adversaire fanatique, étroit, qu'on avait représenté.
--Cela ne m'étonne pas, dit Saint-Loup, car c'est un homme intelligent.
Mais, malgré tout, les préjugés de naissance et surtout le cléricalisme
l'aveuglent. Ah! me dit-il, le commandant Duroc, le professeur
d'histoire militaire dont je t'ai parlé, en voilà un qui, paraît-il,
marche à fond dans nos idées. Du reste, le contraire m'eût étonné, parce
qu'il est non seulement sublime d'intelligence, mais radical-socialiste
et franc-maçon.
Autant par politesse pour ses amis à qui les professions de foi
dreyfusardes de Saint-Loup étaient pénibles que parce que le reste
m'intéressait davantage, je demandai à mon voisin si c'était exact que
ce commandant fît, de l'histoire militaire, une démonstration d'une
véritable beauté esthétique.
--C'est absolument vrai.
--Mais qu'entendez-vous par là?
--Eh bien! par exemple, tout ce que vous lisez, je suppose, dans le
récit d'un narrateur militaire, les plus petits faits, les plus petits
événements, ne sont que les signes d'une idée qu'il faut dégager et qui
souvent en recouvre d'autres, comme dans un palimpseste. De sorte que
vous avez un ensemble aussi intellectuel que n'importe quelle science ou
n'importe quel art, et qui est satisfaisant pour l'esprit.
--Exemples, si je n'abuse pas.
--C'est difficile à te dire comme cela, interrompit Saint-Loup. Tu lis
par exemple que tel corps a tenté ... Avant même d'aller plus loin, le
nom du corps, sa composition, ne sont pas sans signification. Si ce
n'est pas la première fois que l'opération est essayée, et si pour la
même opération nous voyons apparaître un autre corps, ce peut être le
signe que les précédents ont été anéantis ou fort endommagés par ladite
opération, qu'ils ne sont plus en état de la mener à bien. Or, il faut
s'enquérir quel était ce corps aujourd'hui anéanti; si c'étaient des
troupes de choc, mises en réserve pour de puissants assauts: un nouveau
corps de moindre qualité a peu de chance de réussir là où elles ont
échoué. De plus, si ce n'est pas au début d'une campagne, ce nouveau
corps lui-même peut être composé de bric et de broc, ce qui, sur les
forces dont dispose encore le belligérant, sur la proximité du moment où
elles seront inférieures à celles de l'adversaire, peut fournir des
indications qui donneront à l'opération elle-même que ce corps va tenter
une signification différente, parce que, s'il n'est plus en état de
réparer ses pertes, ses succès eux-mêmes ne feront que l'acheminer,
arithmétiquement, vers l'anéantissement final. D'ailleurs, le numéro
désignatif du corps qui lui est opposé n'a pas moins de signification.
Si, par exemple, c'est une unité beaucoup plus faible et qui a déjà
consommé plusieurs unités importantes de l'adversaire, l'opération
elle-même change de caractère car, dût-elle se terminer par la perte de
la position que tenait le défenseur, l'avoir tenue quelque temps peut
être un grand succès, si avec de très petites forces cela a suffi à en
détruire de très importantes chez l'adversaire. Tu peux comprendre que
si, dans l'analyse des corps engagés, on trouve ainsi des choses
importantes, l'étude de la position elle-même, des routes, des voies
ferrées qu'elle commande, des ravitaillements qu'elle protège est de
plus grande conséquence. Il faut étudier ce que j'appellerai tout le
contexte géographique, ajouta-t-il en riant. (Et en effet, il fut si
content de cette expression, que, dans la suite, chaque fois qu'il
l'employa, même des mois après, il eut toujours le même rire.) Pendant
que l'opération est préparée par l'un des belligérants, si tu lis qu'une
de ses patrouilles est anéantie dans les environs de la position par
l'autre belligérant, une des conclusions que tu peux tirer est que le
premier cherchait à se rendre compte des travaux défensifs par lesquels
le deuxième a l'intention de faire échec à son attaque. Une action
particulièrement violente sur un point peut signifier le désir de le
conquérir, mais aussi le désir de retenir là l'adversaire, de ne pas lui
répondre là où il a attaqué, ou même n'être qu'une feinte et cacher, par
ce redoublement de violence, des prélèvements de troupes à cet endroit.
(C'est une feinte classique dans les guerres de Napoléon.) D'autre part,
pour comprendre la signification d'une manoeuvre, son but probable et,
par conséquent, de quelles autres elle sera accompagnée ou suivie, il
n'est pas indifférent de consulter beaucoup moins ce qu'en annonce le
commandement et qui peut être destiné à tromper l'adversaire, à masquer
un échec possible, que les règlements militaires du pays. Il est
toujours à supposer que la manoeuvre qu'a voulu tenter une armée est
celle que prescrivait le règlement en vigueur dans les circonstances
analogues. Si, par exemple, le règlement prescrit d'accompagner une
attaque de front par une attaque de flanc, si, cette seconde attaque
ayant échoué, le commandement prétend qu'elle était sans lien avec la
première et n'était qu'une diversion, il y a chance pour que la vérité
doive être cherchée dans le règlement et non dans les dires du
commandement. Et il n'y a pas que les règlements de chaque armée, mais
leurs traditions, leurs habitudes, leurs doctrines. L'étude de l'action
diplomatique toujours en perpétuel état d'action ou de réaction sur
l'action militaire ne doit pas être négligée non plus. Des incidents en
apparence insignifiants, mal compris à l'époque, t'expliqueront que
l'ennemi, comptant sur une aide dont ces incidents trahissent qu'il a
été privé, n'a exécuté en réalité qu'une partie de son action
stratégique. De sorte que, si tu sais lire l'histoire militaire, ce qui
est récit confus pour le commun des lecteurs est pour toi un
enchaînement aussi rationnel qu'un tableau pour l'amateur qui sait
regarder ce que le personnage porte sur lui, tient dans les mains,
tandis que le visiteur ahuri des musées se laisse étourdir et migrainer
par de vagues couleurs. Mais, comme pour certains tableaux où il ne
suffit pas de remarquer que le personnage tient un calice, mais où il
faut savoir pourquoi le peintre lui a mis dans les mains un calice, ce
qu'il symbolise par là, ces opérations militaires, en dehors même de
leur but immédiat, sont habituellement, dans l'esprit du général qui
dirige la campagne, calquées sur des batailles plus anciennes qui sont,
si tu veux, comme le passé, comme la bibliothèque, comme l'érudition,
comme l'étymologie, comme l'aristocratie des batailles nouvelles.
Remarque que je ne parle pas en ce moment de l'identité locale, comment
dirais-je, spatiale des batailles. Elle existe aussi. Un champ de
bataille n'a pas été ou ne sera pas à travers les siècles que le champ
d'une seule bataille. S'il a été champ de bataille, c'est qu'il
réunissait certaines conditions de situation géographique, de nature
géologique, de défauts même propres à gêner l'adversaire (un fleuve, par
exemple, le coupant en deux) qui en ont fait un bon champ de bataille.
Donc il l'a été, il le sera. On ne fait pas un atelier de peinture avec
n'importe quelle chambre, on ne fait pas un champ de bataille avec
n'importe quel endroit. Il y a des lieux prédestinés. Mais encore une
fois, ce n'est pas de cela que je parlais, mais du type de bataille
qu'on imite, d'une espèce de décalque stratégique, de pastiche tactique,
si tu veux: la bataille d'Ulm, de Lodi, de Leipzig, de Cannes. Je ne
sais s'il y aura encore des guerres ni entre quels peuples; mais s'il y
en a, sois sûr qu'il y aura (et sciemment de la part du chef) un Cannes,
un Austerlitz, un Rosbach, un Waterloo, sans parler des autres,
quelques-uns ne se gênent pas pour le dire. Le maréchal von Schieffer et
le général de Falkenhausen ont d'avance préparé contre la France une
bataille de Cannes, genre Annibal, avec fixation de l'adversaire sur
tout le front et avance par les deux ailes, surtout par la droite en
Belgique, tandis que Bernhardi préfère l'ordre oblique de Frédéric le
Grand, Leuthen plutôt que Cannes. D'autres exposent moins crûment leurs
vues, mais je te garantis bien, mon vieux, que Beauconseil, ce chef
d'escadron à qui je t'ai présenté l'autre jour et qui est un officier du
plus grand avenir, a potassé sa petite attaque du Pratzen, la connaît
dans les coins, la tient en réserve et que si jamais il a l'occasion de
l'exécuter, il ne ratera pas le coup et nous la servira dans les grandes
largeurs. L'enfoncement du centre à Rivoli, va, ça se refera s'il y a
encore des guerres. Ce n'est pas plus périmé que _l'Iliade_. J'ajoute
qu'on est presque condamné aux attaques frontales parce qu'on ne veut
pas retomber dans l'erreur de 70, mais faire de l'offensive, rien que de
l'offensive. La seule chose qui me trouble est que, si je ne vois que
des esprits retardataires s'opposer à cette magnifique doctrine,
pourtant un de mes plus jeunes maîtres, qui est un homme de génie,
Mangin, voudrait qu'on laisse sa place, place provisoire, naturellement,
à la défensive. On est bien embarrassé de lui répondre quand il cite
comme exemple Austerlitz où la défense n'est que le prélude de l'attaque
et de la victoire.
Ces théories de Saint-Loup me rendaient heureux. Elles me faisaient
espérer que peut-être je n'étais pas dupe dans ma vie de Doncières, à
l'égard de ces officiers dont j'entendais parler en buvant du sauternes
qui projetait sur eux son reflet charmant, de ce même grossissement qui
m'avait fait paraître énormes, tant que j'étais à Balbec, le roi et la
reine d'Océanie, la petite société des quatre gourmets, le jeune homme
joueur, le beau-frère de Legrandin, maintenant diminués à mes yeux
jusqu'à me paraître inexistants. Ce qui me plaisait aujourd'hui ne me
deviendrait peut-être pas indifférent demain, comme cela m'était
toujours arrivé jusqu'ici, l'être que j'étais encore en ce moment
n'était peut-être pas voué à une destruction prochaine, puisque, à la
passion ardente et fugitive que je portais, ces quelques soirs, à tout
ce qui concernait la vie militaire, Saint-Loup, par ce qu'il venait de
me dire touchant l'art de la guerre, ajoutait un fondement intellectuel,
d'une nature permanente, capable de m'attacher assez fortement pour que
je pusse croire, sans essayer de me tromper moi-même, qu'une fois parti,
je continuerais à m'intéresser aux travaux de mes amis de Doncières et
ne tarderais pas à revenir parmi eux. Afin d'être plus assuré pourtant
que cet art de la guerre fût bien un art au sens spirituel du mot:
--Vous m'intéressez, pardon, tu m'intéresses beaucoup, dis-je à
Saint-Loup, mais dis-moi, il y a un point qui m'inquiète. Je sens que je
pourrais me passionner pour l'art militaire, mais pour cela il faudrait
que je ne le crusse pas différent à tel point des autres arts, que la
règle apprise n'y fût pas tout. Tu me dis qu'on calque des batailles. Je
trouve cela en effet esthétique, comme tu disais, de voir sous une
bataille moderne une plus ancienne, je ne peux te dire comme cette idée
me plaît. Mais alors, est-ce que le génie du chef n'est rien? Ne fait-il
vraiment qu'appliquer des règles? Ou bien, à science égale, y a-t-il de
grands généraux comme il y a de grands chirurgiens qui, les éléments
fournis par deux états maladifs étant les mêmes au point de vue
matériel, sentent pourtant à un rien, peut-être fait de leur expérience,
mais interprété, que dans tel cas ils ont plutôt à faire ceci, dans tel
cas plutôt à faire cela, que dans tel cas il convient plutôt d'opérer,
dans tel cas de s'abstenir?
--Mais je crois bien! Tu verras Napoléon ne pas attaquer quand toutes
les règles voulaient qu'il attaquât, mais une obscure divination le lui
déconseillait. Par exemple, vois à Austerlitz ou bien, en 1806, ses
instructions à Lannes. Mais tu verras des généraux imiter
scolastiquement telle manoeuvre de Napoléon et arriver au résultat
diamétralement opposé. Dix exemples de cela en 1870. Mais même pour
l'interprétation de ce que _peut_ faire l'adversaire, ce qu'il fait
n'est qu'un symptôme qui peut signifier beaucoup de choses différentes.
Chacune de ces choses a autant de chance d'être la vraie, si on s'en
tient au raisonnement et à la science, de même que, dans certains cas
complexes, toute la science médicale du monde ne suffira pas à décider
si la tumeur invisible est fibreuse ou non, si l'opération doit être
faite ou pas. C'est le flair, la divination genre Mme de Thèbes (tu me
comprends) qui décide chez le grand général comme chez le grand médecin.
Ainsi je t'ai dit, pour te prendre un exemple, ce que pouvait signifier
une reconnaissance au début d'une bataille. Mais elle peut signifier dix
autres choses, par exemple faire croire à l'ennemi qu'on va attaquer
sur un point pendant qu'on veut attaquer sur un autre, tendre un rideau
qui l'empêchera de voir les préparatifs de l'opération réelle, le forcer
à amener des troupes, à les fixer, à les immobiliser dans un autre
endroit que celui où elles sont nécessaires, se rendre compte des forces
dont il dispose, le tâter, le forcer à découvrir son jeu. Même
quelquefois, le fait qu'on engage dans une opération des troupes énormes
n'est pas la preuve que cette opération soit la vraie; car on peut
l'exécuter pour de bon, bien qu'elle ne soit qu'une feinte, pour que
cette feinte ait plus de chances de tromper. Si j'avais le temps de te
raconter à ce point de vue les guerres de Napoléon, je t'assure que ces
simples mouvements classiques que nous étudions, et que tu nous verras
faire en service en campagne, par simple plaisir de promenade, jeune
cochon; non, je sais que tu es malade, pardon! eh bien, dans une guerre,
quand on sent derrière eux la vigilance, le raisonnement et les
profondes recherches du haut commandement, on est ému devant eux comme
devant les simples feux d'un phare, lumière matérielle, mais émanation
de l'esprit et qui fouille l'espace pour signaler le péril aux
vaisseaux. J'ai même peut-être tort de te parler seulement littérature
de guerre. En réalité, comme la constitution du sol, la direction du
vent et de la lumière indiquent de quel côté un arbre poussera, les
conditions dans lesquelles se font une campagne, les caractéristiques du
pays où on manoeuvre, commandent en quelque sorte et limitent les plans
entre lesquels le général peut choisir. De sorte que le long des
montagnes, dans un système de vallées, sur telles plaines, c'est presque
avec le caractère de nécessité et de beauté grandiose des avalanches que
tu peux prédire la marche des armées.
--Tu me refuses maintenant la liberté chez le chef, la divination chez
l'adversaire qui veut lire dans ses plans, que tu m'octroyais tout à
l'heure.
--Mais pas du tout! Tu te rappelles ce livre de philosophie que nous
lisions ensemble à Balbec, la richesse du monde des possibles par
rapport au monde réel. Eh bien! c'est encore ainsi en art militaire.
Dans une situation donnée, il y aura quatre plans qui s'imposent et
entre lesquels le général a pu choisir, comme une maladie peut suivre
diverses évolutions auxquelles le médecin doit s'attendre. Et là encore
la faiblesse et la grandeur humaines sont des causes nouvelles
d'incertitude. Car entre ces quatre plans, mettons que des raisons
contingentes (comme des buts accessoires à atteindre, ou le temps qui
presse, ou le petit nombre et le mauvais ravitaillement de ses
effectifs) fassent préférer au général le premier plan, qui est moins
parfait mais d'une exécution moins coûteuse, plus rapide, et ayant pour
terrain un pays plus riche pour nourrir son armée. Il peut, ayant
commencé par ce premier plan dans lequel l'ennemi, d'abord incertain,
lira bientôt, ne pas pouvoir y réussir, à cause d'obstacles trop
grands--c'est ce que j'appelle l'aléa né de la faiblesse
humaine--l'abandonner et essayer du deuxième ou du troisième ou du
quatrième plan. Mais il se peut aussi qu'il n'ait essayé du premier--et
c'est ici ce que j'appelle la grandeur humaine--que par feinte, pour
fixer l'adversaire de façon à le surprendre là où il ne croyait pas être
attaqué. C'est ainsi qu'à Ulm, Mack, qui attendait l'ennemi à l'ouest,
fut enveloppé par le nord où il se croyait bien tranquille. Mon exemple
n'est du reste pas très bon. Et Ulm est un meilleur type de bataille
d'enveloppement que l'avenir verra se reproduire parce qu'il n'est pas
seulement un exemple classique dont les généraux s'inspireront, mais une
forme en quelque sorte nécessaire (nécessaire entre d'autres, ce qui
laisse le choix, la variété), comme un type de cristallisation. Mais
tout cela ne fait rien parce que ces cadres sont malgré tout factices.
J'en reviens à notre livre de philosophie, c'est comme les principes
rationnels, ou les lois scientifiques, la réalité se conforme à cela, à
peu près, mais rappelle-toi le grand mathématicien Poincaré, il n'est
pas sûr que les mathématiques soient rigoureusement exactes. Quant aux
règlements eux-mêmes, dont je t'ai parlé, ils sont en somme d'une
importance secondaire, et d'ailleurs on les change de temps en temps.
Ainsi pour nous autres cavaliers, nous vivons sur le _Service en
Campagne_ de 1895 dont on peut dire qu'il est périmé, puisqu'il repose
sur la vieille et désuète doctrine qui considère que le combat de
cavalerie n'a guère qu'un effet moral par l'effroi que la charge produit
sur l'adversaire. Or, les plus intelligents de nos maîtres, tout ce
qu'il y a de meilleur dans la cavalerie, et notamment le commandant dont
je te parlais, envisagent au contraire que la décision sera obtenue par
trouvait. Et de fait nous causâmes presque toute la soirée ensemble
devant nos verres de sauternes que nous ne vidions pas, séparés,
protégés des autres par les voiles magnifiques d'une de ces sympathies
entre hommes qui, lorsqu'elles n'ont pas d'attrait physique à leur
base, sont les seules qui soient tout à fait mystérieuses. Tel, de
nature énigmatique, m'était apparu à Balbec ce sentiment que Saint-Loup
ressentait pour moi, qui ne se confondait pas avec l'intérêt de nos
conversations, détaché de tout lien matériel, invisible, intangible et
dont pourtant il éprouvait la présence en lui-même comme une sorte de
phlogistique, de gaz, assez pour en parler en souriant. Et peut-être y
avait-il quelque chose de plus surprenant encore dans cette sympathie
née ici en une seule soirée, comme une fleur qui se serait ouverte en
quelques minutes, dans la chaleur de cette petite pièce. Je ne pus me
tenir de demander à Robert, comme il me parlait de Balbec, s'il était
vraiment décidé qu'il épousât Mlle d'Ambresac. Il me déclara que non
seulement ce n'était pas décidé, mais qu'il n'en avait jamais été
question, qu'il ne l'avait jamais vue, qu'il ne savait pas qui c'était.
Si j'avais vu à ce moment-là quelques-unes des personnes du monde qui
avaient annoncé ce mariage, elles m'eussent fait part de celui de Mlle
d'Ambresac avec quelqu'un qui n'était pas Saint-Loup et de celui de
Saint-Loup avec quelqu'un qui n'était pas Mlle d'Ambresac. Je les eusse
beaucoup étonnées en leur rappelant leurs prédictions contraires et
encore si récentes. Pour que ce petit jeu puisse continuer et multiplier
les fausses nouvelles en en accumulant successivement sur chaque nom le
plus grand nombre possible, la nature a donné à ce genre de joueurs une
mémoire d'autant plus courte que leur crédulité est plus grande.
Saint-Loup m'avait parlé d'un autre de ses camarades qui était là aussi,
avec qui il s'entendait particulièrement bien, car ils étaient dans ce
milieu les deux seuls partisans de la révision du procès Dreyfus.
--Oh! lui, ce n'est pas comme Saint-Loup, c'est un énergumène, me dit
mon nouvel ami; il n'est même pas de bonne foi. Au début, il disait: «Il
n'y a qu'à attendre, il y a là un homme que je connais bien, plein de
finesse, de bonté, le général de Boisdeffre; on pourra, sans hésiter,
accepter son avis.» Mais quand il a su que Boisdeffre proclamait la
culpabilité de Dreyfus, Boisdeffre ne valait plus rien; le cléricalisme,
les préjugés de l'état-major l'empêchaient de juger sincèrement, quoique
personne ne soit, ou du moins ne fût aussi clérical, avant son Dreyfus,
que notre ami. Alors il nous a dit qu'en tout cas on saurait la vérité,
car l'affaire allait être entre les mains de Saussier, et que celui-là,
soldat républicain (notre ami est d'une famille ultra-monarchiste),
était un homme de bronze, une conscience inflexible. Mais quand
Saussier a proclamé l'innocence d'Esterhazy, il a trouvé à ce verdict
des explications nouvelles, défavorables non à Dreyfus, mais au général
Saussier. C'était l'esprit militariste qui aveuglait Saussier (et
remarquez que lui est aussi militariste que clérical, ou du moins qu'il
l'était, car je ne sais plus que penser de lui). Sa famille est désolée
de le voir dans ces idées-là.
--Voyez-vous, dis-je et en me tournant à demi vers Saint-Loup, pour ne
pas avoir l'air de m'isoler, ainsi que vers son camarade, et pour le
faire participer à la conversation, c'est que l'influence qu'on prête au
milieu est surtout vraie du milieu intellectuel. On est l'homme de son
idée; il y a beaucoup moins d'idées que d'hommes, ainsi tous les hommes
d'une même idée sont pareils. Comme une idée n'a rien de matériel, les
hommes qui ne sont que matériellement autour de l'homme d'une idée ne
la modifient en rien.
Saint-Loup ne se contenta pas de ce rapprochement. Dans un délire de
joie que redoublait sans doute celle qu'il avait à me faire briller
devant ses amis, avec une volubilité extrême il me répétait en me
bouchonnant comme un cheval arrivé le premier au poteau: «Tu es l'homme
le plus intelligent que je connaisse, tu sais.» Il se reprit et ajouta:
«avec Elstir.--Cela ne te fâche pas, n'est-ce pas? tu comprends,
scrupule. Comparaison: je te le dis comme on aurait dit à Balzac: Vous
êtes le plus grand romancier du siècle, avec Stendhal. Excès de
scrupule, tu comprends, au fond immense admiration. Non? tu ne marches
pas pour Stendhal?» ajoutait-il avec une confiance naïve dans mon
jugement, qui se traduisait par une charmante interrogation souriante,
presque enfantine, de ses yeux verts. «Ah! bien, je vois que tu es de
mon avis, Bloch déteste Stendhal, je trouve cela idiot de sa part. _La
Chartreuse,_ c'est tout de même quelque chose d'énorme! Je suis content
que tu sois de mon avis. Qu'est-ce que tu aimes le mieux dans _La
Chartreuse_? réponds, me disait-il avec une impétuosité juvénile (et sa
force physique, menaçante, donnait presque quelque chose d'effrayant à
sa question), Mosca? Fabrice?» Je répondais timidement que Mosca avait
quelque chose de M. de Norpois. Sur quoi tempête de rire du jeune
Siegfried-Saint-Loup. Je n'avais pas fini d'ajouter: «Mais Mosca est
bien plus intelligent, moins pédantesque» que j'entendis Robert crier
bravo en battant effectivement des mains, en riant à s'étouffer, et en
criant: «D'une justesse! Excellent! Tu es inouï.»
A ce moment je fus interrompu par Saint-Loup parce qu'un des jeunes
militaires venait en souriant de me désigner à lui en disant: «Duroc,
tout à fait Duroc.» Je ne savais pas ce que ça voulait dire, mais je
sentais que l'expression du visage intimidé était plus que
bienveillante. Quand je parlais, l'approbation des autres semblait
encore de trop à Saint-Loup, il exigeait le silence. Et comme un chef
d'orchestre interrompt ses musiciens en frappant avec son archet parce
que quelqu'un a fait du bruit, il réprimanda le perturbateur: «Gibergue,
dit-il, il faut vous taire quand on parle. Vous direz ça après. Allez,
continuez», me dit-il.
Je respirai, car j'avais craint qu'il ne me fît tout recommencer.
--Et comme une idée, continuai-je, est quelque chose qui ne peut
participer aux intérêts humains et ne pourrait jouir de leurs
avantages, les hommes d'une idée ne sont pas influencés par l'intérêt.
--Dites donc, ça vous en bouche un coin, mes enfants, s'exclama après
que j'eus fini de parler Saint-Loup, qui m'avait suivi des yeux avec la
même sollicitude anxieuse que si j'avais marché sur la corde raide.
Qu'est-ce que vous vouliez dire, Gibergue?
--Je disais que monsieur me rappelait beaucoup le commandant Duroc. Je
croyais l'entendre.
--Mais j'y ai pensé bien souvent, répondit Saint-Loup, il y a bien des
rapports, mais vous verrez que celui-ci a mille choses que n'a pas
Duroc.
De même qu'un frère de cet ami de Saint-Loup, élève à la Schola
Cantorum, pensait sur toute nouvelle oeuvre musicale nullement comme son
père, sa mère, ses cousins, ses camarades de club, mais exactement comme
tous les autres élèves de la Schola, de même ce sous-officier noble
(dont Bloch se fit une idée extraordinaire quand je lui en parlai, parce
que, touché d'apprendre qu'il était du même parti que lui, il
l'imaginait cependant, à cause de ses origines aristocratiques et de son
éducation religieuse et militaire, on ne peut plus différent, paré du
même charme qu'un natif d'une contrée lointaine) avait une «mentalité»,
comme on commençait à dire, analogue à celle de tous les dreyfusards en
général et de Bloch en particulier, et sur laquelle ne pouvaient avoir
aucune espèce de prise les traditions de sa famille et les intérêts de
sa carrière. C'est ainsi qu'un cousin de Saint-Loup avait épousé une
jeune princesse d'Orient qui, disait-on, faisait des vers aussi beaux
que ceux de Victor Hugo ou d'Alfred de Vigny et à qui, malgré cela, on
supposait un esprit autre que ce qu'on pouvait concevoir, un esprit de
princesse d'Orient recluse dans un palais des _Mille et une Nuits_. Aux
écrivains qui eurent le privilège de l'approcher fut réservée la
déception, ou plutôt la joie, d'entendre une conversation qui donnait
l'idée non de Schéhérazade, mais d'un être de génie du genre d'Alfred de
Vigny ou de Victor Hugo.
Je me plaisais surtout à causer avec ce jeune homme, comme avec les
autres amis de Robert du reste, et avec Robert lui-même, du quartier,
des officiers de la garnison, de l'armée en général. Grâce à cette
échelle immensément agrandie à laquelle nous voyons les choses, si
petites qu'elles soient, au milieu desquelles nous mangeons, nous
causons, nous menons notre vie réelle, grâce à cette formidable
majoration qu'elles subissent et qui fait que le reste, absent du monde,
ne peut lutter avec elles et prend, à côté, l'inconsistance d'un songe,
j'avais commencé à m'intéresser aux diverses personnalités du quartier,
aux officiers que j'apercevais dans la cour quand j'allais voir
Saint-Loup ou, si j'étais réveillé, quand le régiment passait sous mes
fenêtres. J'aurais voulu avoir des détails sur le commandant qu'admirait
tant Saint-Loup et sur le cours d'histoire militaire qui m'aurait ravi
«même esthétiquement». Je savais que chez Robert un certain verbalisme
était trop souvent un peu creux, mais d'autres fois signifiait
l'assimilation d'idées profondes qu'il était fort capable de comprendre.
Malheureusement, au point de vue armée, Robert était surtout préoccupé
en ce moment de l'affaire Dreyfus. Il en parlait peu parce que seul de
sa table il était dreyfusard; les autres étaient violemment hostiles à
la révision, excepté mon voisin de table, mon nouvel ami, dont les
opinions paraissaient assez flottantes. Admirateur convaincu du colonel,
qui passait pour un officier remarquable et qui avait flétri l'agitation
contre
l'armée en divers ordres du jour qui le faisaient passer pour
antidreyfusard, mon voisin avait appris que son chef avait laissé
échapper quelques assertions qui avaient donné à croire qu'il avait des
doutes sur la culpabilité de Dreyfus et gardait son estime à Picquart.
Sur ce dernier point, en tout cas, le bruit de dreyfusisme relatif du
colonel était mal fondé, comme tous les bruits venus on ne sait d'où qui
se produisent autour de toute grande affaire. Car, peu après, ce
colonel, ayant été chargé d'interroger l'ancien chef du bureau des
renseignements, le traita avec une brutalité et un mépris qui n'avaient
encore jamais été égalés. Quoi qu'il en fût et bien qu'il ne se fût pas
permis de se renseigner directement auprès du colonel, mon voisin avait
fait à Saint-Loup la politesse de lui dire--du ton dont une dame
catholique annonce à une dame juive que son curé blâme les massacres de
juifs en Russie et admire la générosité de certains Israélites--que le
colonel n'était pas pour le dreyfusisme--pour un certain dreyfusisme au
moins--l'adversaire fanatique, étroit, qu'on avait représenté.
--Cela ne m'étonne pas, dit Saint-Loup, car c'est un homme intelligent.
Mais, malgré tout, les préjugés de naissance et surtout le cléricalisme
l'aveuglent. Ah! me dit-il, le commandant Duroc, le professeur
d'histoire militaire dont je t'ai parlé, en voilà un qui, paraît-il,
marche à fond dans nos idées. Du reste, le contraire m'eût étonné, parce
qu'il est non seulement sublime d'intelligence, mais radical-socialiste
et franc-maçon.
Autant par politesse pour ses amis à qui les professions de foi
dreyfusardes de Saint-Loup étaient pénibles que parce que le reste
m'intéressait davantage, je demandai à mon voisin si c'était exact que
ce commandant fît, de l'histoire militaire, une démonstration d'une
véritable beauté esthétique.
--C'est absolument vrai.
--Mais qu'entendez-vous par là?
--Eh bien! par exemple, tout ce que vous lisez, je suppose, dans le
récit d'un narrateur militaire, les plus petits faits, les plus petits
événements, ne sont que les signes d'une idée qu'il faut dégager et qui
souvent en recouvre d'autres, comme dans un palimpseste. De sorte que
vous avez un ensemble aussi intellectuel que n'importe quelle science ou
n'importe quel art, et qui est satisfaisant pour l'esprit.
--Exemples, si je n'abuse pas.
--C'est difficile à te dire comme cela, interrompit Saint-Loup. Tu lis
par exemple que tel corps a tenté ... Avant même d'aller plus loin, le
nom du corps, sa composition, ne sont pas sans signification. Si ce
n'est pas la première fois que l'opération est essayée, et si pour la
même opération nous voyons apparaître un autre corps, ce peut être le
signe que les précédents ont été anéantis ou fort endommagés par ladite
opération, qu'ils ne sont plus en état de la mener à bien. Or, il faut
s'enquérir quel était ce corps aujourd'hui anéanti; si c'étaient des
troupes de choc, mises en réserve pour de puissants assauts: un nouveau
corps de moindre qualité a peu de chance de réussir là où elles ont
échoué. De plus, si ce n'est pas au début d'une campagne, ce nouveau
corps lui-même peut être composé de bric et de broc, ce qui, sur les
forces dont dispose encore le belligérant, sur la proximité du moment où
elles seront inférieures à celles de l'adversaire, peut fournir des
indications qui donneront à l'opération elle-même que ce corps va tenter
une signification différente, parce que, s'il n'est plus en état de
réparer ses pertes, ses succès eux-mêmes ne feront que l'acheminer,
arithmétiquement, vers l'anéantissement final. D'ailleurs, le numéro
désignatif du corps qui lui est opposé n'a pas moins de signification.
Si, par exemple, c'est une unité beaucoup plus faible et qui a déjà
consommé plusieurs unités importantes de l'adversaire, l'opération
elle-même change de caractère car, dût-elle se terminer par la perte de
la position que tenait le défenseur, l'avoir tenue quelque temps peut
être un grand succès, si avec de très petites forces cela a suffi à en
détruire de très importantes chez l'adversaire. Tu peux comprendre que
si, dans l'analyse des corps engagés, on trouve ainsi des choses
importantes, l'étude de la position elle-même, des routes, des voies
ferrées qu'elle commande, des ravitaillements qu'elle protège est de
plus grande conséquence. Il faut étudier ce que j'appellerai tout le
contexte géographique, ajouta-t-il en riant. (Et en effet, il fut si
content de cette expression, que, dans la suite, chaque fois qu'il
l'employa, même des mois après, il eut toujours le même rire.) Pendant
que l'opération est préparée par l'un des belligérants, si tu lis qu'une
de ses patrouilles est anéantie dans les environs de la position par
l'autre belligérant, une des conclusions que tu peux tirer est que le
premier cherchait à se rendre compte des travaux défensifs par lesquels
le deuxième a l'intention de faire échec à son attaque. Une action
particulièrement violente sur un point peut signifier le désir de le
conquérir, mais aussi le désir de retenir là l'adversaire, de ne pas lui
répondre là où il a attaqué, ou même n'être qu'une feinte et cacher, par
ce redoublement de violence, des prélèvements de troupes à cet endroit.
(C'est une feinte classique dans les guerres de Napoléon.) D'autre part,
pour comprendre la signification d'une manoeuvre, son but probable et,
par conséquent, de quelles autres elle sera accompagnée ou suivie, il
n'est pas indifférent de consulter beaucoup moins ce qu'en annonce le
commandement et qui peut être destiné à tromper l'adversaire, à masquer
un échec possible, que les règlements militaires du pays. Il est
toujours à supposer que la manoeuvre qu'a voulu tenter une armée est
celle que prescrivait le règlement en vigueur dans les circonstances
analogues. Si, par exemple, le règlement prescrit d'accompagner une
attaque de front par une attaque de flanc, si, cette seconde attaque
ayant échoué, le commandement prétend qu'elle était sans lien avec la
première et n'était qu'une diversion, il y a chance pour que la vérité
doive être cherchée dans le règlement et non dans les dires du
commandement. Et il n'y a pas que les règlements de chaque armée, mais
leurs traditions, leurs habitudes, leurs doctrines. L'étude de l'action
diplomatique toujours en perpétuel état d'action ou de réaction sur
l'action militaire ne doit pas être négligée non plus. Des incidents en
apparence insignifiants, mal compris à l'époque, t'expliqueront que
l'ennemi, comptant sur une aide dont ces incidents trahissent qu'il a
été privé, n'a exécuté en réalité qu'une partie de son action
stratégique. De sorte que, si tu sais lire l'histoire militaire, ce qui
est récit confus pour le commun des lecteurs est pour toi un
enchaînement aussi rationnel qu'un tableau pour l'amateur qui sait
regarder ce que le personnage porte sur lui, tient dans les mains,
tandis que le visiteur ahuri des musées se laisse étourdir et migrainer
par de vagues couleurs. Mais, comme pour certains tableaux où il ne
suffit pas de remarquer que le personnage tient un calice, mais où il
faut savoir pourquoi le peintre lui a mis dans les mains un calice, ce
qu'il symbolise par là, ces opérations militaires, en dehors même de
leur but immédiat, sont habituellement, dans l'esprit du général qui
dirige la campagne, calquées sur des batailles plus anciennes qui sont,
si tu veux, comme le passé, comme la bibliothèque, comme l'érudition,
comme l'étymologie, comme l'aristocratie des batailles nouvelles.
Remarque que je ne parle pas en ce moment de l'identité locale, comment
dirais-je, spatiale des batailles. Elle existe aussi. Un champ de
bataille n'a pas été ou ne sera pas à travers les siècles que le champ
d'une seule bataille. S'il a été champ de bataille, c'est qu'il
réunissait certaines conditions de situation géographique, de nature
géologique, de défauts même propres à gêner l'adversaire (un fleuve, par
exemple, le coupant en deux) qui en ont fait un bon champ de bataille.
Donc il l'a été, il le sera. On ne fait pas un atelier de peinture avec
n'importe quelle chambre, on ne fait pas un champ de bataille avec
n'importe quel endroit. Il y a des lieux prédestinés. Mais encore une
fois, ce n'est pas de cela que je parlais, mais du type de bataille
qu'on imite, d'une espèce de décalque stratégique, de pastiche tactique,
si tu veux: la bataille d'Ulm, de Lodi, de Leipzig, de Cannes. Je ne
sais s'il y aura encore des guerres ni entre quels peuples; mais s'il y
en a, sois sûr qu'il y aura (et sciemment de la part du chef) un Cannes,
un Austerlitz, un Rosbach, un Waterloo, sans parler des autres,
quelques-uns ne se gênent pas pour le dire. Le maréchal von Schieffer et
le général de Falkenhausen ont d'avance préparé contre la France une
bataille de Cannes, genre Annibal, avec fixation de l'adversaire sur
tout le front et avance par les deux ailes, surtout par la droite en
Belgique, tandis que Bernhardi préfère l'ordre oblique de Frédéric le
Grand, Leuthen plutôt que Cannes. D'autres exposent moins crûment leurs
vues, mais je te garantis bien, mon vieux, que Beauconseil, ce chef
d'escadron à qui je t'ai présenté l'autre jour et qui est un officier du
plus grand avenir, a potassé sa petite attaque du Pratzen, la connaît
dans les coins, la tient en réserve et que si jamais il a l'occasion de
l'exécuter, il ne ratera pas le coup et nous la servira dans les grandes
largeurs. L'enfoncement du centre à Rivoli, va, ça se refera s'il y a
encore des guerres. Ce n'est pas plus périmé que _l'Iliade_. J'ajoute
qu'on est presque condamné aux attaques frontales parce qu'on ne veut
pas retomber dans l'erreur de 70, mais faire de l'offensive, rien que de
l'offensive. La seule chose qui me trouble est que, si je ne vois que
des esprits retardataires s'opposer à cette magnifique doctrine,
pourtant un de mes plus jeunes maîtres, qui est un homme de génie,
Mangin, voudrait qu'on laisse sa place, place provisoire, naturellement,
à la défensive. On est bien embarrassé de lui répondre quand il cite
comme exemple Austerlitz où la défense n'est que le prélude de l'attaque
et de la victoire.
Ces théories de Saint-Loup me rendaient heureux. Elles me faisaient
espérer que peut-être je n'étais pas dupe dans ma vie de Doncières, à
l'égard de ces officiers dont j'entendais parler en buvant du sauternes
qui projetait sur eux son reflet charmant, de ce même grossissement qui
m'avait fait paraître énormes, tant que j'étais à Balbec, le roi et la
reine d'Océanie, la petite société des quatre gourmets, le jeune homme
joueur, le beau-frère de Legrandin, maintenant diminués à mes yeux
jusqu'à me paraître inexistants. Ce qui me plaisait aujourd'hui ne me
deviendrait peut-être pas indifférent demain, comme cela m'était
toujours arrivé jusqu'ici, l'être que j'étais encore en ce moment
n'était peut-être pas voué à une destruction prochaine, puisque, à la
passion ardente et fugitive que je portais, ces quelques soirs, à tout
ce qui concernait la vie militaire, Saint-Loup, par ce qu'il venait de
me dire touchant l'art de la guerre, ajoutait un fondement intellectuel,
d'une nature permanente, capable de m'attacher assez fortement pour que
je pusse croire, sans essayer de me tromper moi-même, qu'une fois parti,
je continuerais à m'intéresser aux travaux de mes amis de Doncières et
ne tarderais pas à revenir parmi eux. Afin d'être plus assuré pourtant
que cet art de la guerre fût bien un art au sens spirituel du mot:
--Vous m'intéressez, pardon, tu m'intéresses beaucoup, dis-je à
Saint-Loup, mais dis-moi, il y a un point qui m'inquiète. Je sens que je
pourrais me passionner pour l'art militaire, mais pour cela il faudrait
que je ne le crusse pas différent à tel point des autres arts, que la
règle apprise n'y fût pas tout. Tu me dis qu'on calque des batailles. Je
trouve cela en effet esthétique, comme tu disais, de voir sous une
bataille moderne une plus ancienne, je ne peux te dire comme cette idée
me plaît. Mais alors, est-ce que le génie du chef n'est rien? Ne fait-il
vraiment qu'appliquer des règles? Ou bien, à science égale, y a-t-il de
grands généraux comme il y a de grands chirurgiens qui, les éléments
fournis par deux états maladifs étant les mêmes au point de vue
matériel, sentent pourtant à un rien, peut-être fait de leur expérience,
mais interprété, que dans tel cas ils ont plutôt à faire ceci, dans tel
cas plutôt à faire cela, que dans tel cas il convient plutôt d'opérer,
dans tel cas de s'abstenir?
--Mais je crois bien! Tu verras Napoléon ne pas attaquer quand toutes
les règles voulaient qu'il attaquât, mais une obscure divination le lui
déconseillait. Par exemple, vois à Austerlitz ou bien, en 1806, ses
instructions à Lannes. Mais tu verras des généraux imiter
scolastiquement telle manoeuvre de Napoléon et arriver au résultat
diamétralement opposé. Dix exemples de cela en 1870. Mais même pour
l'interprétation de ce que _peut_ faire l'adversaire, ce qu'il fait
n'est qu'un symptôme qui peut signifier beaucoup de choses différentes.
Chacune de ces choses a autant de chance d'être la vraie, si on s'en
tient au raisonnement et à la science, de même que, dans certains cas
complexes, toute la science médicale du monde ne suffira pas à décider
si la tumeur invisible est fibreuse ou non, si l'opération doit être
faite ou pas. C'est le flair, la divination genre Mme de Thèbes (tu me
comprends) qui décide chez le grand général comme chez le grand médecin.
Ainsi je t'ai dit, pour te prendre un exemple, ce que pouvait signifier
une reconnaissance au début d'une bataille. Mais elle peut signifier dix
autres choses, par exemple faire croire à l'ennemi qu'on va attaquer
sur un point pendant qu'on veut attaquer sur un autre, tendre un rideau
qui l'empêchera de voir les préparatifs de l'opération réelle, le forcer
à amener des troupes, à les fixer, à les immobiliser dans un autre
endroit que celui où elles sont nécessaires, se rendre compte des forces
dont il dispose, le tâter, le forcer à découvrir son jeu. Même
quelquefois, le fait qu'on engage dans une opération des troupes énormes
n'est pas la preuve que cette opération soit la vraie; car on peut
l'exécuter pour de bon, bien qu'elle ne soit qu'une feinte, pour que
cette feinte ait plus de chances de tromper. Si j'avais le temps de te
raconter à ce point de vue les guerres de Napoléon, je t'assure que ces
simples mouvements classiques que nous étudions, et que tu nous verras
faire en service en campagne, par simple plaisir de promenade, jeune
cochon; non, je sais que tu es malade, pardon! eh bien, dans une guerre,
quand on sent derrière eux la vigilance, le raisonnement et les
profondes recherches du haut commandement, on est ému devant eux comme
devant les simples feux d'un phare, lumière matérielle, mais émanation
de l'esprit et qui fouille l'espace pour signaler le péril aux
vaisseaux. J'ai même peut-être tort de te parler seulement littérature
de guerre. En réalité, comme la constitution du sol, la direction du
vent et de la lumière indiquent de quel côté un arbre poussera, les
conditions dans lesquelles se font une campagne, les caractéristiques du
pays où on manoeuvre, commandent en quelque sorte et limitent les plans
entre lesquels le général peut choisir. De sorte que le long des
montagnes, dans un système de vallées, sur telles plaines, c'est presque
avec le caractère de nécessité et de beauté grandiose des avalanches que
tu peux prédire la marche des armées.
--Tu me refuses maintenant la liberté chez le chef, la divination chez
l'adversaire qui veut lire dans ses plans, que tu m'octroyais tout à
l'heure.
--Mais pas du tout! Tu te rappelles ce livre de philosophie que nous
lisions ensemble à Balbec, la richesse du monde des possibles par
rapport au monde réel. Eh bien! c'est encore ainsi en art militaire.
Dans une situation donnée, il y aura quatre plans qui s'imposent et
entre lesquels le général a pu choisir, comme une maladie peut suivre
diverses évolutions auxquelles le médecin doit s'attendre. Et là encore
la faiblesse et la grandeur humaines sont des causes nouvelles
d'incertitude. Car entre ces quatre plans, mettons que des raisons
contingentes (comme des buts accessoires à atteindre, ou le temps qui
presse, ou le petit nombre et le mauvais ravitaillement de ses
effectifs) fassent préférer au général le premier plan, qui est moins
parfait mais d'une exécution moins coûteuse, plus rapide, et ayant pour
terrain un pays plus riche pour nourrir son armée. Il peut, ayant
commencé par ce premier plan dans lequel l'ennemi, d'abord incertain,
lira bientôt, ne pas pouvoir y réussir, à cause d'obstacles trop
grands--c'est ce que j'appelle l'aléa né de la faiblesse
humaine--l'abandonner et essayer du deuxième ou du troisième ou du
quatrième plan. Mais il se peut aussi qu'il n'ait essayé du premier--et
c'est ici ce que j'appelle la grandeur humaine--que par feinte, pour
fixer l'adversaire de façon à le surprendre là où il ne croyait pas être
attaqué. C'est ainsi qu'à Ulm, Mack, qui attendait l'ennemi à l'ouest,
fut enveloppé par le nord où il se croyait bien tranquille. Mon exemple
n'est du reste pas très bon. Et Ulm est un meilleur type de bataille
d'enveloppement que l'avenir verra se reproduire parce qu'il n'est pas
seulement un exemple classique dont les généraux s'inspireront, mais une
forme en quelque sorte nécessaire (nécessaire entre d'autres, ce qui
laisse le choix, la variété), comme un type de cristallisation. Mais
tout cela ne fait rien parce que ces cadres sont malgré tout factices.
J'en reviens à notre livre de philosophie, c'est comme les principes
rationnels, ou les lois scientifiques, la réalité se conforme à cela, à
peu près, mais rappelle-toi le grand mathématicien Poincaré, il n'est
pas sûr que les mathématiques soient rigoureusement exactes. Quant aux
règlements eux-mêmes, dont je t'ai parlé, ils sont en somme d'une
importance secondaire, et d'ailleurs on les change de temps en temps.
Ainsi pour nous autres cavaliers, nous vivons sur le _Service en
Campagne_ de 1895 dont on peut dire qu'il est périmé, puisqu'il repose
sur la vieille et désuète doctrine qui considère que le combat de
cavalerie n'a guère qu'un effet moral par l'effroi que la charge produit
sur l'adversaire. Or, les plus intelligents de nos maîtres, tout ce
qu'il y a de meilleur dans la cavalerie, et notamment le commandant dont
je te parlais, envisagent au contraire que la décision sera obtenue par
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