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Le Côté de Guermantes - Première partie - 07

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  duchesse de Guermantes qui étaient épinglés dans ma vision de Combray,
  le nez en bec de faucon, les yeux perçants, semblaient avoir servi aussi
  à découper--dans un autre exemplaire analogue et mince d'une peau trop
  fine--la figure de Robert presque superposable à celle de sa tante. Je
  regardais sur lui avec envie ces traits caractéristiques des Guermantes,
  de cette race restée si particulière au milieu du monde, où elle ne se
  perd pas et où elle reste isolée dans sa gloire divinement
  ornithologique, car elle semble issue, aux âges de la mythologie, de
  l'union d'une déesse et d'un oiseau.
  Robert, sans en connaître les causes, était touché de mon
  attendrissement. Celui-ci d'ailleurs s'augmentait du bien-être causé par
  la chaleur du feu et par le vin de Champagne qui faisait perler en même
  temps des gouttes de sueur à mon front et des larmes à mes yeux; il
  arrosait des perdreaux; je les mangeais avec l'émerveillement d'un
  profane, de quelque sorte qu'il soit, quand il trouve dans une certaine
  vie qu'il ne connaissait pas ce qu'il avait cru qu'elle excluait (par
  exemple d'un libre penseur faisant un dîner exquis dans un presbytère).
  Et le lendemain matin en m'éveillant, j'allai jeter par la fenêtre de
  Saint-Loup qui, située fort haut, donnait sur tout le pays, un regard de
  curiosité pour faire la connaissance de ma voisine, la campagne, que je
  n'avais pas pu apercevoir la veille, parce que j'étais arrivé trop tard,
  à l'heure où elle dormait déjà dans la nuit. Mais de si bonne heure
  qu'elle fût éveillée, je ne la vis pourtant en ouvrant la croisée, comme
  on la voit d'une fenêtre de château, du côté de l'étang, qu'emmitouflée
  encore dans sa douce et blanche robe matinale de brouillard qui ne me
  laissait presque rien distinguer. Mais je savais qu'avant que les
  soldats qui s'occupaient des chevaux dans la cour eussent fini leur
  pansage, elle l'aurait dévêtue. En attendant je ne pouvais voir qu'une
  maigre colline, dressant tout contre le quartier son dos déjà dépouillé
  d'ombre, grêle et rugueux. A travers les rideaux ajourés de givre, je ne
  quittais pas des yeux cette étrangère qui me regardait pour la première
  fois. Mais quand j'eus pris l'habitude de venir au quartier, la
  conscience que la colline était là, plus réelle par conséquent, même
  quand je ne la voyais pas, que l'hôtel de Balbec, que notre maison de
  Paris auxquels je pensais comme à des absents, comme à des morts,
  c'est-à-dire sans plus guère croire à leur existence, fit que, même sans
  que je m'en rendisse compte, sa forme réverbérée se profila toujours sur
  les moindres impressions que j'eus à Doncières et, pour commencer par ce
  matin-là, sur la bonne impression de chaleur que me donna le chocolat
  préparé par l'ordonnance de Saint-Loup dans cette chambre confortable
  qui avait l'air d'un centre optique pour regarder la colline (l'idée de
  faire autre chose que la regarder et de s'y promener étant rendue
  impossible par ce même brouillard qu'il y avait). Imbibant la forme de
  la colline, associé au goût du chocolat et à toute la trame de mes
  pensées d'alors, ce brouillard, sans que je pensasse le moins du monde à
  lui, vint mouiller toutes mes pensées de ce temps-là, comme tel or
  inaltérable et massif était resté allié à mes impressions de Balbec, ou
  comme la présence voisine des escaliers extérieurs de grès noirâtre
  donnait quelque grisaille à mes impressions de Combray. Il ne persista
  d'ailleurs pas tard dans la matinée, le soleil commença par user
  inutilement contre lui quelques flèches qui le passementèrent de
  brillants puis en eurent raison. La colline put offrir sa croupe grise
  aux rayons qui, une heure plus tard, quand je descendis dans la ville,
  donnaient aux rouges des feuilles d'arbres, aux rouges et aux bleus des
  affiches électorales posées sur les murs une exaltation qui me soulevait
  moi-même et me faisait battre, en chantant, les pavés sur lesquels je me
  retenais pour ne pas bondir de joie.
  Mais, dès le second jour, il me fallut aller coucher à l'hôtel. Et je
  savais d'avance que fatalement j'allais y trouver la tristesse. Elle
  était comme un arome irrespirable que depuis ma naissance exhalait pour
  moi toute chambre nouvelle, c'est-à-dire toute chambre: dans celle que
  j'habitais d'ordinaire, je n'étais pas présent, ma pensée restait
  ailleurs et à sa place envoyait seulement l'habitude. Mais je ne pouvais
  charger cette servante moins sensible de s'occuper de mes affaires dans
  un pays nouveau, où je la précédais, où j'arrivais seul, où il me
  fallait faire entrer en contact avec les choses ce «Moi» que je ne
  retrouvais qu'à des années d'intervalles, mais toujours le même, n'ayant
  pas grandi depuis Combray, depuis ma première arrivée à Balbec,
  pleurant, sans pouvoir être consolé, sur le coin d'une malle défaite.
  Or, je m'étais trompé. Je n'eus pas le temps d'être triste, car je ne
  fus pas un instant seul. C'est qu'il restait du palais ancien un
  excédent de luxe, inutilisable dans un hôtel moderne, et qui, détaché de
  toute affectation pratique, avait pris dans son désoeuvrement une sorte
  de vie: couloirs revenant sur leurs pas, dont on croisait à tous moments
  les allées et venues sans but, vestibules longs comme des corridors et
  ornés comme des salons, qui avaient plutôt l'air d'habiter là que de
  faire partie de l'habitation, qu'on n'avait pu faire entrer dans aucun
  appartement, mais qui rôdaient autour du mien et vinrent tout de suite
  m'offrir leur compagnie--sorte de voisins oisifs, mais non bruyants, de
  fantômes subalternes du passé à qui on avait concédé de demeurer sans
  bruit à la porte des chambres qu'on louait, et qui chaque fois que je
  les trouvais sur mon chemin se montraient pour moi d'une prévenance
  silencieuse. En somme, l'idée d'un logis, simple contenant de notre
  existence actuelle et nous préservant seulement du froid, de la vue des
  autres, était absolument inapplicable à cette demeure, ensemble de
  pièces, aussi réelles qu'une colonie de personnes, d'une vie il est vrai
  silencieuse, mais qu'on était obligé de rencontrer, d'éviter,
  d'accueillir, quand on rentrait. On tâchait de ne pas déranger et on ne
  pouvait regarder sans respect le grand salon qui avait pris, depuis le
  XVIIIe siècle, l'habitude de s'étendre entre ses appuis de vieil or,
  sous les nuages de son plafond peint. Et on était pris d'une curiosité
  plus familière pour les petites pièces qui, sans aucun souci de la
  symétrie, couraient autour de lui, innombrables, étonnées, fuyant en
  désordre jusqu'au jardin où elles descendaient si facilement par trois
  marches ébréchées.
  Si je voulais sortir ou rentrer sans prendre l'ascenseur ni être vu dans
  le grand escalier, un plus petit, privé, qui ne servait plus, me tendait
  ses marches si adroitement posées l'une tout près de l'autre, qu'il
  semblait exister dans leur gradation une proportion parfaite du genre de
  celles qui dans les couleurs, dans les parfums, dans les saveurs,
  viennent souvent émouvoir en nous une sensualité particulière. Mais
  celle qu'il y a à monter et à descendre, il m'avait fallu venir ici pour
  la connaître, comme jadis dans une station alpestre pour savoir que
  l'acte, habituellement non perçu, de respirer, peut être une constante
  volupté. Je reçus cette dispense d'effort que nous accordent seules les
  choses dont nous avons un long usage, quand je posai mes pieds pour la
  première fois sur ces marches, familières avant d'être connues, comme si
  elles possédaient, peut-être déposée, incorporée en elles par les
  maîtres d'autrefois qu'elles accueillaient chaque jour, la douceur
  anticipée d'habitudes que je n'avais pas contractées encore et qui même
  ne pourraient que s'affaiblir quand elles seraient devenues miennes.
  J'ouvris une chambre, la double porte se referma derrière moi, la
  draperie fit entrer un silence sur lequel je me sentis comme une sorte
  d'enivrante royauté; une cheminée de marbre ornée de cuivres ciselés,
  dont on aurait eu tort de croire qu'elle ne savait que représenter l'art
  du Directoire, me faisait du feu, et un petit fauteuil bas sur pieds
  m'aida à me chauffer aussi confortablement que si j'eusse été assis sur
  le tapis. Les murs étreignaient la chambre, la séparant du reste du
  monde et, pour y laisser entrer, y enfermer ce qui la faisait complète,
  s'écartaient devant la bibliothèque, réservaient l'enfoncement du lit
  des deux côtés duquel des colonnes soutenaient légèrement le plafond
  surélevé de l'alcôve. Et la chambre était prolongée dans le sens de la
  profondeur par deux cabinets aussi larges qu'elle, dont le dernier
  suspendait à son mur, pour parfumer le recueillement qu'on y vient
  chercher, un voluptueux rosaire de grains d'iris; les portes, si je les
  laissais ouvertes pendant que je me retirais dans ce dernier retrait, ne
  se contentaient pas de le tripler, sans qu'il cessât d'être harmonieux,
  et ne faisaient pas seulement goûter à mon regard le plaisir de
  l'étendue après celui de la concentration, mais encore ajoutaient, au
  plaisir de ma solitude, qui restait inviolable et cessait d'être
  enclose, le sentiment de la liberté. Ce réduit donnait sur une cour,
  belle solitaire que je fus heureux d'avoir pour voisine quand, le
  lendemain matin, je la découvris, captive entre ses hauts murs où ne
  prenait jour aucune fenêtre, et n'ayant que deux arbres jaunis qui
  suffisaient à donner une douceur mauve au ciel pur.
  Avant de me coucher, je voulus sortir de ma chambre pour explorer tout
  mon féerique domaine. Je marchai en suivant une longue galerie qui me
  fit successivement hommage de tout ce qu'elle avait à m'offrir si je
  n'avais pas sommeil, un fauteuil placé dans un coin, une épinette, sur
  une console un pot de faïence bleu rempli de cinéraires, et dans un
  cadre ancien le fantôme d'une dame d'autrefois aux cheveux poudrés mêlés
  de fleurs bleues et tenant à la main un bouquet d'oeillets. Arrivé au
  bout, son mur plein où ne s'ouvrait aucune porte me dit naïvement:
  «Maintenant il faut revenir, mais tu vois, tu es chez toi», tandis que
  le tapis moelleux ajoutait pour ne pas demeurer en reste que, si je ne
  dormais pas cette nuit, je pourrais très bien venir nu-pieds, et que les
  fenêtres sans volets qui regardaient la campagne m'assuraient qu'elles
  passeraient une nuit blanche et qu'en venant à l'heure que je voudrais
  je n'avais à craindre de réveiller personne. Et derrière une tenture je
  surpris seulement un petit cabinet qui, arrêté par la muraille et ne
  pouvant se sauver, s'était caché là, tout penaud, et me regardait avec
  effroi de son oeil-de-boeuf rendu bleu par le clair de lune. Je me
  couchai, mais la présence de l'édredon, des colonnettes, de la petite
  cheminée, en mettant mon attention à un cran où elle n'était pas à
  Paris, m'empêcha de me livrer au traintrain habituel de mes rêvasseries.
  Et comme c'est cet état particulier de l'attention qui enveloppe le
  sommeil et agit sur lui, le modifie, le met de plain-pied avec telle ou
  telle série de nos souvenirs, les images qui remplirent mes rêves, cette
  première nuit, furent empruntées à une mémoire entièrement distincte de
  celle que mettait d'habitude à contribution mon sommeil. Si j'avais été
  tenté en dormant de me laisser réentraîner vers ma mémoire coutumière,
  le lit auquel je n'étais pas habitué, la douce attention que j'étais
  obligé de prêter à mes positions quand je me retournais, suffisaient à
  rectifier ou à maintenir le fil nouveau de mes rêves. Il en est du
  sommeil comme de la perception du monde extérieur. Il suffit d'une
  modification dans nos habitudes pour le rendre poétique, il suffit qu'en
  nous déshabillant nous nous soyons endormi sans le vouloir sur notre
  lit, pour que les dimensions du sommeil soient changées et sa beauté
  sentie. On s'éveille, on voit quatre heures à sa montre, ce n'est que
  quatre heures du matin, mais nous croyons que toute la journée s'est
  écoulée, tant ce sommeil de quelques minutes et que nous n'avions pas
  cherché nous a paru descendu du ciel, en vertu de quelque droit divin,
  énorme et plein comme le globe d'or d'un empereur. Le matin, ennuyé de
  penser que mon grand-père était prêt et qu'on m'attendait pour partir du
  côté de Méséglise, je fus éveillé par la fanfare d'un régiment qui tous
  les jours passa sous mes fenêtres. Mais deux ou trois fois--et je le
  dis, car on ne peut bien décrire la vie des hommes si on ne la fait
  baigner dans le sommeil où elle plonge et qui, nuit après nuit, la
  contourne comme une presqu'île est cernée par la mer--le sommeil
  interposé fut en moi assez résistant pour soutenir le choc de la
  musique, et je n'entendis rien. Les autres jours il céda un instant;
  mais encore veloutée d'avoir dormi, ma conscience, comme ces organes
  préalablement anesthésiés, par qui une cautérisation, restée d'abord
  insensible, n'est perçue que tout à fait à sa fin et comme une légère
  brûlure, n'était touchée qu'avec douceur par les pointes aiguës des
  fifres qui la caressaient d'un vague et frais gazouillis matinal; et
  après cette étroite interruption où le silence s'était fait musique, il
  reprenait avec mon sommeil avant même que les dragons eussent fini de
  passer, me dérobant les dernières gerbes épanouies du bouquet
  jaillissant et sonore. Et la zone de ma conscience que ses tiges
  jaillissantes avaient effleurée était si étroite, si circonvenue de
  sommeil, que plus tard, quand Saint-Loup me demandait si j'avais entendu
  la musique, je n'étais pas plus certain que le son de la fanfare n'eût
  pas été aussi imaginaire que celui que j'entendais dans le jour s'élever
  après le moindre bruit au-dessus des pavés de la ville. Peut-être ne
  l'avais-je entendu qu'en un rêve, par la crainte d'être réveillé, ou au
  contraire de ne pas l'être et de ne pas voir le défilé. Car souvent
  quand je restais endormi au moment où j'avais pensé au contraire que le
  bruit m'aurait réveillé, pendant une heure encore je croyais l'être,
  tout en sommeillant, et je me jouais à moi-même en minces ombres sur
  l'écran de mon sommeil les divers spectacles auxquels il m'empêchait,
  mais auxquels j'avais l'illusion d'assister.
  Ce qu'on aurait fait le jour, il arrive en effet, le sommeil venant,
  qu'on ne l'accomplisse qu'en rêve, c'est-à-dire après l'inflexion de
  l'ensommeillement, en suivant une autre voie qu'on n'eût fait éveillé.
  La même histoire tourne et a une autre fin. Malgré tout, le monde dans
  lequel on vit pendant le sommeil est tellement différent, que ceux qui
  ont de la peine à s'endormir cherchent avant tout à sortir du nôtre.
  Après avoir désespérément, pendant des heures, les yeux clos, roulé des
  pensées pareilles à celles qu'ils auraient eues les yeux ouverts, ils
  reprennent courage s'ils s'aperçoivent que la minute précédente a été
  toute alourdie d'un raisonnement en contradiction formelle avec les lois
  de la logique et l'évidence du présent, cette courte «absence»
  signifiant que la porte est ouverte par laquelle ils pourront peut-être
  s'échapper tout à l'heure de la perception du réel, aller faire une
  halte plus ou moins loin de lui, ce qui leur donnera un plus ou moins
  «bon» sommeil. Mais un grand pas est déjà fait quand on tourne le dos au
  réel, quand on atteint les premiers antres où les «autosuggestions»
  préparent comme des sorcières l'infernal fricot des maladies imaginaires
  ou de la recrudescence des maladies nerveuses, et guettent l'heure où
  les crises remontées pendant le sommeil inconscient se déclancheront
  assez fortes pour le faire cesser.
  Non loin de là est le jardin réservé où croissent comme des fleurs
  inconnues les sommeils si différents les uns des autres, sommeil du
  datura, du chanvre indien, des multiples extraits de l'éther, sommeil de
  la belladone, de l'opium, de la valériane, fleurs qui restent closes
  jusqu'au jour où l'inconnu prédestiné viendra les toucher, les épanouir,
  et pour de longues heures dégager l'arome de leurs rêves particuliers en
  un être émerveillé et surpris. Au fond du jardin est le couvent aux
  fenêtres ouvertes où l'on entend répéter les leçons apprises avant de
  s'endormir et qu'on ne saura qu'au réveil; tandis que, présage de
  celui-ci, fait résonner son tic tac ce réveille-matin intérieur que
  notre préoccupation a réglé si bien que, quand notre ménagère viendra
  nous dire: il est sept heures, elle nous trouvera déjà prêt. Aux parois
  obscures de cette chambre qui s'ouvre sur les rêves, et où travaille
  sans cesse cet oubli des chagrins amoureux duquel est parfois
  interrompue et défaite par un cauchemar plein de réminiscences la tâche
  vite recommencée, pendent, même après qu'on est réveillé, les souvenirs
  des songes, mais si enténébrés que souvent nous ne les apercevons pour
  la première fois qu'en pleine après-midi quand le rayon d'une idée
  similaire vient fortuitement les frapper; quelques-uns déjà,
  harmonieusement clairs pendant qu'on dormait, mais devenus si
  méconnaissables que, ne les ayant pas reconnus, nous ne pouvons que nous
  hâter de les rendre à la terre, ainsi que des morts trop vite décomposés
  ou que des objets si gravement atteints et près de la poussière que le
  restaurateur le plus habile ne pourrait leur rendre une forme, et rien
  en tirer. Près de la grille est la carrière où les sommeils profonds
  viennent chercher des substances qui imprègnent la tête d'enduits si
  durs que, pour éveiller le dormeur, sa propre volonté est obligée, même
  dans un matin d'or, de frapper à grands coups de hache, comme un jeune
  Siegfried. Au delà encore sont les cauchemars dont les médecins
  prétendent stupidement qu'ils fatiguent plus que l'insomnie, alors
  qu'ils permettent au contraire au penseur de s'évader de l'attention;
  les cauchemars avec leurs albums fantaisistes, où nos parents qui sont
  morts viennent de subir un grave accident qui n'exclut pas une guérison
  prochaine. En attendant nous les tenons dans une petite cage à rats, où
  ils sont plus petits que des souris blanches et, couverts de gros
  boutons rouges, plantés chacun d'une plume, nous tiennent des discours
  cicéroniens. A côté de cet album est le disque tournant du réveil grâce
  auquel nous subissons un instant l'ennui d'avoir à rentrer tout à
  l'heure dans une maison qui est détruite depuis cinquante ans, et dont
  l'image est effacée, au fur et à mesure que le sommeil s'éloigne, par
  plusieurs autres, avant que nous arrivions à celle qui ne se présente
  qu'une fois le disque arrêté et qui coïncide avec celle que nous verrons
  avec nos yeux ouverts.
  Quelquefois je n'avais rien entendu, étant dans un de ces sommeils où
  l'on tombe comme dans un trou duquel on est tout heureux d'être tiré un
  peu plus tard, lourd, surnourri, digérant tout ce que nous ont apporté,
  pareilles aux nymphes qui nourrissaient Hercule, ces agiles puissances
  végétatives, à l'activité redoublée pendant que nous dormons.
  On appelle cela un sommeil de plomb; il semble qu'on soit devenu
  soi-même, pendant quelques instants après qu'un tel sommeil a cessé, un
  simple bonhomme de plomb. On n'est plus personne. Comment, alors,
  cherchant sa pensée, sa personnalité comme on cherche un objet perdu,
  finit-on par retrouver son propre moi plutôt que tout autre? Pourquoi,
  quand on se remet à penser, n'est-ce pas alors une autre personnalité
  que l'antérieure qui s'incarne en nous? On ne voit pas ce qui dicte le
  choix et pourquoi, entre les millions d'êtres humains qu'on pourrait
  être, c'est sur celui qu'on était la veille qu'on met juste la main.
  Qu'est-ce qui nous guide, quand il y a eu vraiment interruption (soit
  que le sommeil ait été complet, ou les rêves, entièrement différents de
  nous)? Il y a eu vraiment mort, comme quand le coeur a cessé de battre
  et que des tractions rythmées de la langue nous raniment. Sans doute la
  chambre, ne l'eussions-nous vue qu'une fois, éveille-t-elle des
  souvenirs auxquels de plus anciens sont suspendus. Ou quelques-uns
  dormaient-ils en nous-mêmes, dont nous prenons conscience? La
  résurrection au réveil--après ce bienfaisant accès d'aliénation mentale
  qu'est le sommeil--doit ressembler au fond à ce qui se passe quand on
  retrouve un nom, un vers, un refrain oubliés. Et peut-être la
  résurrection de l'âme après la mort est-elle concevable comme un
  phénomène de mémoire.
  Quand j'avais fini de dormir, attiré par le ciel ensoleillé, mais retenu
  par la fraîcheur de ces derniers matins si lumineux et si froids où
  commence l'hiver, pour regarder les arbres où les feuilles n'étaient
  plus indiquées que par une ou deux touches d'or ou de rose qui
  semblaient être restées en l'air, dans une trame invisible, je levais la
  tête et tendais le cou tout en gardant le corps à demi caché dans mes
  couvertures; comme une chrysalide en voie de métamorphose, j'étais une
  créature double aux diverses parties de laquelle ne convenait pas le
  même milieu; à mon regard suffisait de la couleur, sans chaleur; ma
  poitrine par contre se souciait de chaleur et non de couleur. Je ne me
  levais que quand mon feu était allumé et je regardais le tableau si
  transparent et si doux de la matinée mauve et dorée à laquelle je venais
  d'ajouter artificiellement les parties de chaleur qui lui manquaient,
  tisonnant mon feu qui brûlait et fumait comme une bonne pipe et qui me
  donnait comme elle eût fait un plaisir à la fois grossier parce qu'il
  reposait sur un bien-être matériel et délicat parce que derrière lui
  s'estompait une pure vision. Mon cabinet de toilette était tendu d'un
  papier à fond d'un rouge violent que parsemaient des fleurs noires et
  blanches, auxquelles il semble que j'aurais dû avoir quelque peine à
  m'habituer. Mais elles ne firent que me paraître nouvelles, que me
  forcer à entrer non en conflit mais en contact avec elles, que modifier
  la gaieté et les chants de mon lever, elles ne firent que me mettre de
  force au coeur d'une sorte de coquelicot pour regarder le monde, que je
  voyais tout autre qu'à Paris, de ce gai paravent qu'était cette maison
  nouvelle, autrement orientée que celle de mes parents et où affluait un
  air pur. Certains jours, j'étais agité par l'envie de revoir ma
  grand'mère ou par la peur qu'elle ne fût souffrante; ou bien c'était le
  souvenir de quelque affaire laissée en train à Paris, et qui ne marchait
  pas: parfois aussi quelque difficulté dans laquelle, même ici, j'avais
  trouvé le moyen de me jeter. L'un ou l'autre de ces soucis m'avait
  empêché de dormir, et j'étais sans force contre ma tristesse, qui en un
  instant remplissait pour moi toute l'existence. Alors, de l'hôtel,
  j'envoyais quelqu'un au quartier, avec un mot pour Saint-Loup: je lui
  disais que si cela lui était matériellement possible--je savais que
  c'était très difficile--il fût assez bon pour passer un instant. Au bout
  d'une heure il arrivait; et en entendant son coup de sonnette je me
  sentais délivré de mes préoccupations. Je savais, que si elles étaient
  plus fortes que moi, il était plus fort qu'elles, et mon attention se
  détachait d'elles et se tournait vers lui qui avait à décider. Il venait
  d'entrer; et déjà il avait mis autour de moi le plein air où il
  déployait tant d'activité depuis le matin, milieu vital fort différent
  de ma chambre et auquel je m'adaptais immédiatement par des réactions
  appropriées.
  --J'espère que vous ne m'en voulez pas de vous avoir dérangé; j'ai
  quelque chose qui me tourmente, vous avez dû le deviner.
  --Mais non, j'ai pensé simplement que vous aviez envie de me voir et
  j'ai trouvé ça très gentil. J'étais enchanté que vous m'ayez fait
  demander. Mais quoi? ça ne va pas, alors? qu'est-ce qu'il y a pour votre
  service?
  Il écoutait mes explications, me répondait avec précision; mais avant
  même qu'il eût parlé, il m'avait fait semblable à lui; à côté des
  occupations importantes qui le faisaient si pressé, si alerte, si
  content, les ennuis qui m'empêchaient tout à l'heure de rester un
  instant sans souffrir me semblaient, comme à lui, négligeables; j'étais
  comme un homme qui, ne pouvant ouvrir les yeux depuis plusieurs jours,
  fait appeler un médecin lequel avec adresse et douceur lui écarte la
  paupière, lui enlève et lui montre un grain de sable; le malade est
  guéri et rassuré. Tous mes tracas se résolvaient en un télégramme que
  Saint-Loup se chargeait de faire partir. La vie me semblait si
  différente, si belle, j'étais inondé d'un tel trop-plein de force que je
  voulais agir.
  --Que faites-vous maintenant? disais-je à Saint-Loup.
  --Je vais vous quitter, car on part en marche dans trois quarts d'heure
  et on a besoin de moi.
  --Alors ça vous a beaucoup gêné de venir?
  --Non, ça ne m'a pas gêné, le capitaine a été très gentil, il a dit que
  du moment que c'était pour vous il fallait que je vienne, mais enfin je
  ne veux pas avoir l'air d'abuser.
  --Mais si je me levais vite et si j'allais de mon côté à l'endroit où
  vous allez manoeuvrer, cela m'intéresserait beaucoup, et je pourrais
  peut-être causer avec vous dans les pauses.
  --Je ne vous le conseille pas; vous êtes resté éveillé, vous vous êtes
  mis martel en tête pour une chose qui, je vous assure, est sans aucune
  conséquence, mais maintenant qu'elle ne vous agite plus, retournez-vous
  sur votre oreiller et dormez, ce qui sera excellent contre la
  déminéralisation de vos cellules nerveuses; ne vous endormez pas trop
  vite parce que notre garce de musique va passer sous vos fenêtres; mais
  aussitôt après, je pense que vous aurez la paix, et nous nous reverrons
  ce soir à dîner.
  Mais un peu plus tard j'allai souvent voir le régiment faire du service
  en campagne, quand je commençai à m'intéresser aux théories militaires
  que développaient à dîner les amis de Saint-Loup et que cela devint le
  désir de mes journées de voir de plus près leurs différents chefs, comme
  quelqu'un qui fait de la musique sa principale étude et vit dans les
  concerts a du plaisir à fréquenter les cafés où l'on est mêlé à la vie
  des musiciens de l'orchestre. Pour arriver au terrain de manoeuvres il
  me fallait faire de grandes marches. Le soir, après le dîner, l'envie de
  dormir faisait par moments tomber ma tête comme un vertige. Le
  lendemain, je m'apercevais que je n'avais pas plus entendu la fanfare,
  qu'à Balbec, le lendemain des soirs où Saint-Loup m'avait emmené dîner à
  Rivebelle, je n'avais entendu le concert de la plage. Et au moment où je
  voulais me lever, j'en éprouvais délicieusement l'incapacité; je me
  sentais attaché à un sol invisible et profond par les articulations, que
  la fatigue me rendait sensibles, de radicelles musculeuses et
  nourricières. Je me sentais plein de force, la vie s'étendait plus
  longue devant moi; c'est que j'avais reculé jusqu'aux bonnes fatigues de
  mon enfance à Combray, le lendemain des jours où nous nous étions
  promenés du côté de Guermantes. Les poètes prétendent que nous
  retrouvons un moment ce que nous avons jadis été en rentrant dans telle
  maison, dans un tel jardin où nous avons vécu jeunes. Ce sont là
  pèlerinages fort hasardeux et à la suite desquels on compte autant de
  déceptions que de succès. Les lieux fixes, contemporains d'années
  différentes, c'est en nous-même qu'il vaut mieux les trouver. C'est à
  quoi peuvent, dans une certaine mesure, nous servir une grande fatigue
  que suit une bonne nuit. Celles-là du moins, pour nous faire descendre
  dans les galeries les plus souterraines du sommeil, où aucun reflet de
  la veille, aucune lueur de mémoire n'éclairent plus le monologue
  intérieur, si tant est que lui-même n'y cesse pas, retournent si bien le
  sol et le tuf de notre corps qu'elles nous font retrouver, là où nos
  muscles plongent et tordent leurs ramifications et aspirent la vie
  nouvelle, le jardin où nous avons été enfant. Il n'y a pas besoin de
  voyager pour le revoir, il faut descendre pour le retrouver. Ce qui a
  couvert la terre n'est plus sur elle, mais dessous; l'excursion ne
  suffit pas pour visiter la ville morte, les fouilles sont nécessaires.
  Mais on verra combien certaines impressions fugitives et fortuites
  ramènent bien mieux encore vers le passé, avec une précision plus fine,
  d'un vol plus léger, plus immatériel, plus vertigineux, plus
  infaillible, plus immortel, que ces dislocations organiques.
  Quelquefois ma fatigue était plus grande encore: j'avais, sans pouvoir
  me coucher, suivi les manoeuvres pendant plusieurs jours. Que le retour
  à l'hôtel était alors béni! En entrant dans mon lit, il me semblait
  avoir enfin échappé à des enchanteurs, à des sorciers, tels que ceux qui
  peuplent les «romans» aimés de notre XVIIe siècle. Mon sommeil et ma
  grasse matinée du lendemain n'étaient plus qu'un charmant conte de fées.
  
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