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Le Côté de Guermantes - Première partie - 06

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  préférais parler tout haut, penser d'une manière mouvementée,
  extérieure, qui n'était qu'un discours et une gesticulation inutiles,
  tout un roman purement d'aventures, stérile et sans vérité, où la
  duchesse, tombée dans la misère, venait m'implorer, moi qui étais devenu
  par suite de circonstances inverses riche et puissant. Et quand j'avais
  passé des heures ainsi à imaginer des circonstances, à prononcer les
  phrases que je dirais à la duchesse en l'accueillant sous mon toit, la
  situation restait la même; j'avais, hélas, dans la réalité, choisi
  précisément pour l'aimer la femme qui réunissait peut-être le plus
  d'avantages différents et aux yeux de qui, à cause de cela, je ne
  pouvais espérer avoir aucun prestige; car elle était aussi riche que le
  plus riche qui n'eût pas été noble; sans compter ce charme personnel qui
  la mettait à la mode, en faisait entre toutes une sorte de reine.
  Je sentais que je lui déplaisais en allant chaque matin au-devant
  d'elle; mais si même j'avais eu le courage de rester deux ou trois jours
  sans le faire, peut-être cette abstention qui eût représenté pour moi un
  tel sacrifice, Mme de Guermantes ne l'eût pas remarquée, ou l'aurait
  attribuée à quelque empêchement indépendant de ma volonté. Et en effet
  je n'aurais pu réussir à cesser d'aller sur sa route qu'en m'arrangeant
  à être dans l'impossibilité de le faire, car le besoin sans cesse
  renaissant de la rencontrer, d'être pendant un instant l'objet de son
  attention, la personne à qui s'adressait son salut, ce besoin-là était
  plus fort que l'ennui de lui déplaire. Il aurait fallu m'éloigner pour
  quelque temps; je n'en avais pas le courage. J'y songeais quelquefois.
  Je disais alors à Françoise de faire mes malles, puis aussitôt après de
  les défaire. Et comme le démon du pastiche, et de ne pas paraître vieux
  jeu, altère la forme la plus naturelle et la plus sûre de soi,
  Françoise, empruntant cette expression au vocabulaire de sa fille,
  disait que j'étais dingo. Elle n'aimait pas cela, elle disait que je
  «balançais» toujours, car elle usait, quand elle ne voulait pas
  rivaliser avec les modernes, du langage de Saint-Simon. Il est vrai
  qu'elle aimait encore moins quand je parlais en maître. Elle savait que
  cela ne m'était pas naturel et ne me seyait pas, ce qu'elle traduisait
  en disant que «le voulu ne m'allait pas». Je n'aurais eu le courage de
  partir que dans une direction qui me rapprochât de Mme de Guermantes. Ce
  n'était pas chose impossible. Ne serait-ce pas en effet me trouver plus
  près d'elle que je ne l'étais le matin dans la rue, solitaire, humilié,
  sentant que pas une seule des pensées que j'aurais voulu lui adresser
  n'arrivait jamais jusqu'à elle, dans ce piétinement sur place de mes
  promenades, qui pourraient durer indéfiniment sans m'avancer en rien, si
  j'allais à beaucoup de lieues de Mme de Guermantes, mais chez quelqu'un
  qu'elle connût, qu'elle sût difficile dans le choix de ses relations et
  qui m'appréciât, qui pourrait lui parler de moi, et sinon obtenir d'elle
  ce que je voulais, au moins le lui faire savoir, quelqu'un grâce à qui,
  en tout cas, rien que parce que j'envisagerais avec lui s'il pourrait se
  charger ou non de tel ou tel message auprès d'elle, je donnerais à mes
  songeries solitaires et muettes une forme nouvelle, parlée, active, qui
  me semblerait un progrès, presque une réalisation. Ce qu'elle faisait
  durant la vie mystérieuse de la «Guermantes» qu'elle était, cela, qui
  était l'objet de ma rêverie constante, y intervenir, même de façon
  indirecte, comme avec un levier, en mettant en oeuvre quelqu'un à qui
  ne fussent pas interdits l'hôtel de la duchesse, ses soirées, la
  conversation prolongée avec elle, ne serait-ce pas un contact plus
  distant mais plus effectif que ma contemplation dans la rue tous les
  matins?
  L'amitié, l'admiration que Saint-Loup avait pour moi, me semblaient
  imméritées et m'étaient restées indifférentes. Tout d'un coup j'y
  attachai du prix, j'aurais voulu qu'il les révélât à Mme de Guermantes,
  j'aurais été capable de lui demander de le faire. Car dès qu'on est
  amoureux, tous les petits privilèges inconnus qu'on possède, on voudrait
  pouvoir les divulguer à la femme qu'on aime, comme font dans la vie les
  déshérités et les fâcheux. On souffre qu'elle les ignore, on cherche à
  se consoler en se disant que justement parce qu'ils ne sont jamais
  visibles, peut-être ajoute-t-elle à l'idée qu'elle a de vous cette
  possibilité d'avantages qu'on ne sait pas.
  Saint-Loup ne pouvait pas depuis longtemps venir à Paris, soit, comme il
  le disait, à cause des exigences de son métier, soit plutôt à cause de
  chagrins que lui causait sa maîtresse avec laquelle il avait déjà été
  deux fois sur le point de rompre. Il m'avait souvent dit le bien que je
  lui ferais en allant le voir dans cette garnison dont, le surlendemain
  du jour où il avait quitté Balbec, le nom m'avait causé tant de joie
  quand je l'avais lu sur l'enveloppe de la première lettre que j'eusse
  reçue de mon ami. C'était, moins loin de Balbec que le paysage tout
  terrien ne l'aurait fait croire, une de ces petites cités
  aristocratiques et militaires, entourées d'une campagne étendue où, par
  les beaux jours, flotte si souvent dans le lointain une sorte de buée
  sonore intermittente qui,--comme un rideau de peupliers par ses
  sinuosités dessine le cours d'une rivière qu'on ne voit pas--révèle les
  changements de place d'un régiment à la manoeuvre, que l'atmosphère même
  des rues, des avenues et des places, a fini par contracter une sorte de
  perpétuelle vibratilité musicale et guerrière, et que le bruit le plus
  grossier de chariot ou de tramway s'y prolonge en vagues appels de
  clairon, ressassés indéfiniment aux oreilles hallucinées par le silence.
  Elle n'était pas située tellement loin de Paris que je ne pusse, en
  descendant du rapide, rentrer, retrouver ma mère et ma grand'mère et
  coucher dans mon lit. Aussitôt que je l'eus compris, troublé d'un
  douloureux désir, j'eus trop peu de volonté pour décider de ne pas
  revenir à Paris et de rester dans la ville; mais trop peu aussi pour
  empêcher un employé de porter ma valise jusqu'à un fiacre et pour ne pas
  prendre, en marchant derrière lui, l'âme dépourvue d'un voyageur qui
  surveille ses affaires et qu'aucune grand'mère n'attend, pour ne pas
  monter dans la voiture avec la désinvolture de quelqu'un qui, ayant
  cessé de penser à ce qu'il veut, a l'air de savoir ce qu'il veut, et ne
  pas donner au cocher l'adresse du quartier de cavalerie. Je pensais que
  Saint-Loup viendrait coucher cette nuit-là à l'hôtel où je descendrais
  afin de me rendre moins angoissant le premier contact avec cette ville
  inconnue. Un homme de garde alla le chercher, et je l'attendis à la
  porte du quartier, devant ce grand vaisseau tout retentissant du vent de
  novembre, et d'où, à chaque instant, car c'était six heures du soir, des
  hommes sortaient deux par deux dans la rue, titubant comme s'ils
  descendaient à terre dans quelque port exotique où ils eussent
  momentanément stationné.
  Saint-Loup arriva, remuant dans tous les sens, laissant voler son
  monocle devant lui; je n'avais pas fait dire mon nom, j'étais impatient
  de jouir de sa surprise et de sa joie.
  --Ah! quel ennui, s'écria-t-il en m'apercevant tout à coup et en
  devenant rouge jusqu'aux oreilles, je viens de prendre la semaine et je
  ne pourrai pas sortir avant huit jours!
  Et préoccupé par l'idée de me voir passer seul cette première nuit, car
  il connaissait mieux que personne mes angoisses du soir qu'il avait
  souvent remarquées et adoucies à Balbec, il interrompait ses plaintes
  pour se retourner vers moi, m'adresser de petits sourires, de tendres
  regards inégaux, les uns venant directement de son oeil, les autres à
  travers son monocle, et qui tous étaient une allusion à l'émotion qu'il
  avait de me revoir, une allusion aussi à cette chose importante que je
  ne comprenais toujours pas mais qui m'importait maintenant, notre
  amitié.
  --Mon Dieu! et où allez-vous coucher? Vraiment, je ne vous conseille pas
  l'hôtel où nous prenons pension, c'est à côté de l'Exposition où des
  fêtes vont commencer, vous auriez un monde fou. Non, il vaudrait mieux
  l'hôtel de Flandre, c'est un ancien petit palais du XVIIIe siècle avec
  de vieilles tapisseries. Ça «fait» assez «vieille demeure historique».
  Saint-Loup employait à tout propos ce mot de «faire» pour «avoir l'air»,
  parce que la langue parlée, comme la langue écrite, éprouve de temps en
  temps le besoin de ces altérations du sens des mots, de ces raffinements
  d'expression. Et de même que souvent les journalistes ignorent de quelle
  école littéraire proviennent les «élégances» dont ils usent, de même le
  vocabulaire, la diction même de Saint-Loup étaient faits de l'imitation
  de trois esthètes différents dont il ne connaissait aucun, mais dont ces
  modes de langage lui avaient été indirectement inculqués. «D'ailleurs,
  conclut-il, cet hôtel est assez adapté à votre hyperesthésie auditive.
  Vous n'aurez pas de voisins. Je reconnais que c'est un piètre avantage,
  et comme en somme un autre voyageur peut y arriver demain, cela ne
  vaudrait pas la peine de choisir cet hôtel-là pour des résultats de
  précarité. Non, c'est à cause de l'aspect que je vous le recommande. Les
  chambres sont assez sympathiques, tous les meubles anciens et
  confortables, ça a quelque chose de rassurant.» Mais pour moi, moins
  artiste que Saint-Loup, le plaisir que peut donner une jolie maison
  était superficiel, presque nul, et ne pouvait pas calmer mon angoisse
  commençante, aussi pénible que celle que j'avais jadis à Combray quand
  ma mère ne venait pas me dire bonsoir ou celle que j'avais ressentie le
  jour de mon arrivée à Balbec dans la chambre trop haute qui sentait le
  vétiver. Saint-Loup le comprit à mon regard fixe.
  --Mais vous vous en fichez bien, mon pauvre petit, de ce joli palais,
  vous êtes tout pâle; moi, comme une grande brute, je vous parle de
  tapisseries que vous n'aurez pas même le coeur de regarder. Je connais
  la chambre où on vous mettrait, personnellement je la trouve très gaie,
  mais je me rends bien compte que pour vous avec votre sensibilité ce
  n'est pas pareil. Ne croyez pas que je ne vous comprenne pas, moi je ne
  ressens pas la même chose, mais je me mets bien à votre place.
  Un sous-officier qui essayait un cheval dans la cour, très occupé à le
  faire sauter, ne répondant pas aux saluts des soldats, mais envoyant des
  bordées d'injures à ceux qui se mettaient sur son chemin, adressa à ce
  moment un sourire à Saint-Loup et, s'apercevant alors que celui-ci avait
  un ami avec lui, salua. Mais son cheval se dressa de toute sa hauteur,
  écumant. Saint-Loup se jeta à sa tête, le prit par la bride, réussit à
  le calmer et revint à moi.
  --Oui, me dit-il, je vous assure que je me rends compte, que je souffre
  de ce que vous éprouvez; je suis malheureux, ajouta-t-il, en posant
  affectueusement sa main sur mon épaule, de penser que si j'avais pu
  rester près de vous, peut-être j'aurais pu, en causant avec vous
  jusqu'au matin, vous ôter un peu de votre tristesse. Je vous prêterais
  bien des livrés, mais vous ne pourrez pas lire si vous êtes comme cela.
  Et jamais je n'obtiendrai de me faire remplacer ici; voilà deux fois de
  suite que je l'ai fait parce que ma gosse était venue.
  Et il fronçait le sourcil à cause de son ennui et aussi de sa contention
  à chercher, comme un médecin, quel remède il pourrait appliquer à mon
  mal.
  --Cours donc faire du feu dans ma chambre, dit-il à un soldat qui
  passait. Allons, plus vite que ça, grouille-toi.
  Puis, de nouveau, il se détournait vers moi, et le monocle et le regard
  myope faisaient allusion à notre grande amitié:
  --Non! vous ici, dans ce quartier où j'ai tant pensé à vous, je ne peux
  pas en croire mes yeux, je crois que je rêve. En somme, la santé, cela
  va-t-il plutôt mieux? Vous allez me raconter tout cela tout à l'heure.
  Nous allons monter chez moi, ne restons pas trop dans la cour, il fait
  un bon dieu de vent, moi je ne le sens même plus, mais pour vous qui
  n'êtes pas habitué, j'ai peur que vous n'ayez froid. Et le travail, vous
  y êtes-vous mis? Non? que vous êtes drôle! Si j'avais vos dispositions,
  je crois que j'écrirais du matin au soir. Cela vous amuse davantage de
  ne rien faire. Quel malheur que ce soient les médiocres comme moi qui
  soient toujours prêts à travailler et que ceux qui pourraient ne
  veuillent pas! Et je ne vous ai pas seulement demandé des nouvelles de
  Madame votre grand'mère. Son Proudhon ne me quitte pas.
  Un officier, grand, beau, majestueux, déboucha à pas lents et solennels
  d'un escalier. Saint-Loup le salua et immobilisa la perpétuelle
  instabilité de son corps le temps de tenir la main à la hauteur du képi.
  Mais il l'y avait précipitée avec tant de force, se redressant d'un
  mouvement si sec, et, aussitôt le salut fini, la fit retomber par un
  déclanchement si brusque en changeant toutes les positions de l'épaule,
  de la jambe et du monocle, que ce moment fut moins d'immobilité que
  d'une vibrante tension où se neutralisaient les mouvements excessifs
  qui venaient de se produire et ceux qui allaient commencer. Cependant
  l'officier, sans se rapprocher, calme, bienveillant, digne, impérial,
  représentant en somme tout l'opposé de Saint-Loup, leva, lui aussi, mais
  sans se hâter, la main vers son képi.
  --Il faut que je dise un mot au capitaine, me chuchota Saint-Loup; soyez
  assez gentil pour aller m'attendre dans ma chambre, c'est la seconde à
  droite, au troisième étage, je vous rejoins dans un moment.
  Et, partant au pas de charge, précédé de son monocle qui volait en tous
  sens, il marcha droit vers le digne et lent capitaine dont on amenait à
  ce moment le cheval et qui, avant de se préparer à y monter, donnait
  quelques ordres avec une noblesse de gestes étudiée comme dans quelque
  tableau historique et s'il allait partir pour une bataille du premier
  Empire, alors qu'il rentrait simplement chez lui, dans la demeure qu'il
  avait louée pour le temps qu'il resterait à Doncières et qui était sise
  sur une place, nommée, comme par une ironie anticipée à l'égard de ce
  napoléonide, Place de la République! Je m'engageai dans l'escalier,
  manquant à chaque pas de glisser sur ces marches cloutées, apercevant
  des chambrées aux murs nus, avec le double alignement des lits et des
  paquetages. On m'indiqua la chambre de Saint-Loup. Je restai un instant
  devant sa porte fermée, car j'entendais remuer; on bougeait une chose,
  on en laissait tomber une autre; je sentais que la chambre n'était pas
  vide et qu'il y avait quelqu'un. Mais ce n'était que le feu allumé qui
  brûlait. Il ne pouvait pas se tenir tranquille, il déplaçait les bûches
  et fort maladroitement. J'entrai; il en laissa rouler une, en fit fumer
  une autre. Et même quand il ne bougeait pas, comme les gens vulgaires il
  faisait tout le temps entendre des bruits qui, du moment que je voyais
  monter la flamme, se montraient à moi des bruits de feu, mais que, si
  j'eusse été de l'autre côté du mur, j'aurais cru venir de quelqu'un qui
  se mouchait et marchait. Enfin, je m'assis dans la chambre. Des tentures
  de liberty et de vieilles étoffes allemandes du XVIIIe siècle la
  préservaient de l'odeur qu'exhalait le reste du bâtiment, grossière,
  fade et corruptible comme celle du pain bis. C'est là, dans cette
  chambre charmante, que j'eusse dîné et dormi avec bonheur et avec calme.
  Saint-Loup y semblait presque présent grâce aux livres de travail qui
  étaient sur sa table à côté des photographies parmi lesquelles je
  reconnus la mienne et celle de Mme de Guermantes, grâce au feu qui avait
  fini par s'habituer à la cheminée et, comme une bête couchée en une
  attente ardente, silencieuse et fidèle, laissait seulement de temps à
  autre tomber une braise qui s'émiettait, ou léchait d'une flamme la
  paroi de la cheminée. J'entendais le tic tac de la montre de Saint-Loup,
  laquelle ne devait pas être bien loin de moi. Ce tic tac changeait de
  place à tout moment, car je ne voyais pas la montre; il me semblait
  venir de derrière moi, de devant, d'à droite, d'à gauche, parfois
  s'éteindre comme s'il était très loin. Tout d'un coup je découvris la
  montre sur la table. Alors j'entendis le tic tac en un lieu fixe d'où il
  ne bougea plus. Je croyais l'entendre à cet endroit-là; je ne l'y
  entendais pas, je l'y voyais, les sons n'ont pas de lieu. Du moins les
  rattachons-nous à des mouvements et par là ont-ils l'utilité de nous
  prévenir de ceux-ci, de paraître les rendre nécessaires et naturels.
  Certes il arrive quelquefois qu'un malade auquel on a hermétiquement
  bouché les oreilles n'entende plus le bruit d'un feu pareil à celui qui
  rabâchait en ce moment dans la cheminée de Saint-Loup, tout en
  travaillant à faire des tisons et des cendres qu'il laissait ensuite
  tomber dans sa corbeille, n'entende pas non plus le passage des tramways
  dont la musique prenait son vol, à intervalles réguliers, sur la
  grand'place de Doncières. Alors que le malade lise, et les pages se
  tourneront silencieusement comme si elles étaient feuilletées par un
  dieu. La lourde rumeur d'un bain qu'on prépare s'atténue, s'allège et
  s'éloigne comme un gazouillement céleste. Le recul du bruit, son
  amincissement, lui ôtent toute puissance agressive à notre égard;
  affolés tout à l'heure par des coups de marteau qui semblaient ébranler
  le plafond sur notre tête, nous nous plaisons maintenant à les
  recueillir, légers, caressants, lointains comme un murmure de feuillages
  jouant sur la route avec le zéphir. On fait des réussites avec des
  cartes qu'on n'entend pas, si bien qu'on croit ne pas les avoir remuées,
  qu'elles bougent d'elles-mêmes et, allant au-devant de notre désir de
  jouer avec elles, se sont mises à jouer avec nous. Et à ce propos on
  peut se demander si pour l'Amour (ajoutons même à l'Amour l'amour de la
  vie, l'amour de la gloire, puisqu'il y a, paraît-il, des gens qui
  connaissent ces deux derniers sentiments) on ne devrait pas agir comme
  ceux qui, contre le bruit, au lieu d'implorer qu'il cesse, se bouchent
  les oreilles; et, à leur imitation, reporter notre attention, notre
  défensive, en nous-même, leur donner comme objet à réduire, non pas
  l'être extérieur que nous aimons, mais notre capacité de souffrir par
  lui.
  Pour revenir au son, qu'on épaississe encore les boules qui ferment le
  conduit auditif, elles obligent au pianissimo la jeune fille qui jouait
  au-dessus de notre tête un air turbulent; qu'on enduise une de ces
  boules d'une matière grasse, aussitôt son despotisme est obéi par toute
  la maison, ses lois mêmes s'étendent au dehors. Le pianissimo ne suffit
  plus, la boule fait instantanément fermer le clavier et la leçon de
  musique est brusquement finie; le monsieur qui marchait sur notre tête
  cesse d'un seul coup sa ronde; la circulation des voitures et des
  tramways est interrompue comme si on attendait un Chef d'État. Et cette
  atténuation des sons trouble même quelquefois le sommeil au lieu de le
  protéger. Hier encore les bruits incessants, en nous décrivant d'une
  façon continue les mouvements dans la rue et dans la maison, finissaient
  par nous endormir comme un livre ennuyeux; aujourd'hui, à la surface de
  silence étendue sur notre sommeil, un heurt plus fort que les autres
  arrive à se faire entendre, léger comme un soupir, sans lien avec aucun
  autre son, mystérieux; et la demande d'explication qu'il exhale suffit à
  nous éveiller. Que l'on retire pour un instant au malade les cotons
  superposés à son tympan, et soudain la lumière, le plein soleil du son
  se montre de nouveau, aveuglant, renaît dans l'univers; à toute vitesse
  rentre le peuple des bruits exilés; on assiste, comme si elles étaient
  psalmodiées par des anges musiciens, à la résurrection des voix. Les
  rues vides sont remplies pour un instant par les ailes rapides et
  successives des tramways chanteurs. Dans la chambre elle-même, le malade
  vient de créer, non pas, comme Prométhée, le feu, mais le bruit du feu.
  Et en augmentant, en relâchant les tampons d'ouate, c'est comme si on
  faisait jouer alternativement l'une et l'autre des deux pédales qu'on a
  ajoutées à la sonorité du monde extérieur.
  Seulement il y aussi des suppressions de bruits qui ne sont pas
  momentanées. Celui qui est devenu entièrement sourd ne peut même pas
  faire chauffer auprès de lui une bouillotte de lait sans devoir guetter
  des yeux, sur le couvercle ouvert, le reflet blanc, hyperboréen, pareil
  à celui d'une tempête de neige et qui est le signe prémonitoire auquel
  il est sage d'obéir en retirant, comme le Seigneur arrêtant les flots,
  les prises électriques; car déjà l'oeuf ascendant et spasmodique du lait
  qui bout accomplit sa crue en quelques soulèvements obliques, enfle,
  arrondit quelques voiles à demi chavirées qu'avait plissées la crème,
  en lance dans la tempête une en nacre et que l'interruption des
  courants, si l'orage électrique est conjuré à temps, fera toutes
  tournoyer sur elles-mêmes et jettera à la dérive, changées en pétales de
  magnolia. Mais si le malade n'avait pas pris assez vite les précautions
  nécessaires, bientôt ses livres et sa montre engloutis, émergeant à
  peine d'une mer blanche après ce mascaret lacté, il serait obligé
  d'appeler au secours sa vieille bonne qui, fût-il lui-même un homme
  politique illustre ou un grand écrivain, lui dirait qu'il n'a pas plus
  de raison qu'un enfant de cinq ans. A d'autres moments, dans la chambre
  magique, devant la porte fermée, une personne qui n'était pas là tout à
  l'heure a fait son apparition, c'est un visiteur qu'on n'a pas entendu
  entrer et qui fait seulement des gestes comme dans un de ces petits
  théâtres de marionnettes, si reposants pour ceux qui ont pris en dégoût
  le langage parlé. Et pour ce sourd total, comme la perte d'un sens
  ajoute autant de beauté au monde que ne fait son acquisition, c'est avec
  délices qu'il se promène maintenant sur une Terre presque édénique où le
  son n'a pas encore été créé. Les plus hautes cascades déroulent pour ses
  yeux seuls leur nappe de cristal, plus calmes que la mer immobile, comme
  des cataractes du Paradis. Comme le bruit était pour lui, avant sa
  surdité, la forme perceptible que revêtait la cause d'un mouvement, les
  objets remués sans bruit semblent l'être sans cause; dépouillés de toute
  qualité sonore, ils montrent une activité spontanée, ils semblent vivre;
  ils remuent, s'immobilisent, prennent feu d'eux-mêmes. D'eux-mêmes ils
  s'envolent comme les monstres ailés de la préhistoire. Dans la maison
  solitaire et sans voisins du sourd, le service qui, avant que
  l'infirmité fût complète, montrait déjà plus de réserve, se faisait
  silencieusement, est assuré maintenant, avec quelque chose de
  subreptice, par des muets, ainsi qu'il arrive pour un roi de féerie.
  Comme sur la scène encore, le monument que le sourd voit de sa
  fenêtre--caserne, église, mairie--n'est qu'un décor. Si un jour il vient
  à s'écrouler, il pourra émettre un nuage de poussière et des décombres
  visibles; mais moins matériel même qu'un palais de théâtre dont il n'a
  pourtant pas la minceur, il tombera dans l'univers magique sans que la
  chute de ses lourdes pierres de taille ternisse de la vulgarité d'aucun
  bruit la chasteté du silence.
  Celui, bien plus relatif, qui régnait dans la petite chambre militaire
  où je me trouvais depuis un moment, fut rompu. La porte s'ouvrit, et
  Saint-Loup, laissant tomber son monocle, entra vivement.
  --Ah! Robert, qu'on est bien chez vous, lui dis-je; comme il serait bon
  qu'il fût permis d'y dîner et d'y coucher!
  Et en effet, si cela n'avait pas été défendu, quel repos sans tristesse
  j'aurais goûté là, protégé par cette atmosphère de tranquillité, de
  vigilance et de gaieté qu'entretenaient mille volontés réglées et sans
  inquiétude, mille esprits insouciants, dans cette grande communauté
  qu'est une caserne où, le temps ayant pris la forme de l'action, la
  triste cloche des heures était remplacée par la même joyeuse fanfare de
  ces appels dont était perpétuellement tenu en suspens sur les pavés de
  la ville, émietté et pulvérulent, le souvenir sonore;--voix sûre d'être
  écoutée, et musicale, parce qu'elle n'était pas seulement le
  commandement de l'autorité à l'obéissance mais aussi de la sagesse au
  bonheur.
  --Ah! vous aimeriez mieux coucher ici près de moi que de partir seul à
  l'hôtel, me dit Saint-Loup en riant.
  --Oh! Robert, vous êtes cruel de prendre cela avec ironie, lui dis-je,
  puisque vous savez que c'est impossible et que je vais tant souffrir
  là-bas.
  --Eh bien! vous me flattez, me dit-il, car j'ai justement eu, de
  moi-même, cette idée que vous aimeriez mieux rester ici ce soir. Et
  c'est précisément cela que j'étais allé demander au capitaine.
  --Et il a permis? m'écriai-je.
  --Sans aucune difficulté.
  --Oh! je l'adore!
  --Non, c'est trop. Maintenant laissez-moi appeler mon ordonnance pour
  qu'il s'occupe de notre dîner, ajouta-t-il, pendant que je me détournais
  pour cacher mes larmes.
  Plusieurs fois entrèrent l'un ou l'autre des camarades de Saint-Loup. Il
  les jetait à la porte.
  --Allons, fous le camp.
  Je lui demandais de les laisser rester.
  --Mais non, ils vous assommeraient: ce sont des êtres tout à fait
  incultes, qui ne peuvent parler que courses, si ce n'est pansage. Et
  puis, même pour moi, ils me gâteraient ces instants si précieux que j'ai
  tant désirés. Remarquez que si je parle de la médiocrité de mes
  camarades, ce n'est pas que tout ce qui est militaire manque
  d'intellectualité. Bien loin de là. Nous avons un commandant qui est un
  homme admirable. Il a fait un cours où l'histoire militaire est traitée
  comme une démonstration, comme une espèce d'algèbre. Même
  esthétiquement, c'est d'une beauté tour à tour inductive et déductive à
  laquelle vous ne seriez pas insensible.
  --Ce n'est pas le capitaine qui m'a permis de rester ici?
  --Non, Dieu merci, car l'homme que vous «adorez» pour peu de chose est
  le plus grand imbécile que la terre ait jamais porté. Il est parfait
  pour s'occuper de l'ordinaire et de la tenue de ses hommes; il passe des
  heures avec le maréchal des logis chef et le maître tailleur. Voilà sa
  mentalité. Il méprise d'ailleurs beaucoup, comme tout le monde,
  l'admirable commandant dont je vous parle. Personne ne fréquente
  celui-là, parce qu'il est franc-maçon et ne va pas à confesse. Jamais le
  Prince de Borodino ne recevrait chez lui ce petit bourgeois. Et c'est
  tout de même un fameux culot de la part d'un homme dont
  l'arrière-grand-père était un petit fermier et qui, sans les guerres de
  Napoléon, serait probablement fermier aussi. Du reste il se rend bien un
  peu compte de la situation ni chair ni poisson qu'il a dans la société.
  Il va à peine au Jockey, tant il y est gêné, ce prétendu prince, ajouta
  Robert, qui, ayant été amené par un même esprit d'imitation à adopter
  les théories sociales de ses maîtres et les préjugés mondains de ses
  parents, unissait, sans s'en rendre compte, à l'amour de la démocratie
  le dédain de la noblesse d'Empire.
  Je regardais la photographie de sa tante et la pensée que Saint-Loup
  possédant cette photographie, il pourrait peut-être me la donner, me fit
  le chérir davantage et souhaiter de lui rendre mille services qui me
  semblaient peu de choses en échange d'elle. Car cette photographie
  c'était comme une rencontre de plus ajoutée à celles que j'avais déjà
  faites de Mme de Guermantes; bien mieux, une rencontre prolongée, comme
  si, par un brusque progrès dans nos relations, elle s'était arrêtée
  auprès de moi, en chapeau de jardin, et m'avait laissé pour la première
  fois regarder à loisir ce gras de joue, ce tournant de nuque, ce coin de
  sourcils (jusqu'ici voilés pour moi par la rapidité de son passage,
  l'étourdissement de mes impressions, l'inconsistance du souvenir); et
  leur contemplation, autant que celle de la gorge et des bras d'une femme
  que je n'aurais jamais vue qu'en robe montante, m'était une voluptueuse
  découverte, une faveur. Ces lignes qu'il me semblait presque défendu de
  regarder, je pourrais les étudier là comme dans un traité de la seule
  géométrie qui eût de la valeur pour moi. Plus tard, en regardant Robert,
  je m'aperçus que lui aussi était un peu comme une photographie de sa
  tante, et par un mystère presque aussi émouvant pour moi puisque, si sa
  figure à lui n'avait pas été directement produite par sa figure à elle,
  toutes deux avaient cependant une origine commune. Les traits de la
  
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