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Le Côté de Guermantes - Première partie - 06
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préférais parler tout haut, penser d'une manière mouvementée,
extérieure, qui n'était qu'un discours et une gesticulation inutiles,
tout un roman purement d'aventures, stérile et sans vérité, où la
duchesse, tombée dans la misère, venait m'implorer, moi qui étais devenu
par suite de circonstances inverses riche et puissant. Et quand j'avais
passé des heures ainsi à imaginer des circonstances, à prononcer les
phrases que je dirais à la duchesse en l'accueillant sous mon toit, la
situation restait la même; j'avais, hélas, dans la réalité, choisi
précisément pour l'aimer la femme qui réunissait peut-être le plus
d'avantages différents et aux yeux de qui, à cause de cela, je ne
pouvais espérer avoir aucun prestige; car elle était aussi riche que le
plus riche qui n'eût pas été noble; sans compter ce charme personnel qui
la mettait à la mode, en faisait entre toutes une sorte de reine.
Je sentais que je lui déplaisais en allant chaque matin au-devant
d'elle; mais si même j'avais eu le courage de rester deux ou trois jours
sans le faire, peut-être cette abstention qui eût représenté pour moi un
tel sacrifice, Mme de Guermantes ne l'eût pas remarquée, ou l'aurait
attribuée à quelque empêchement indépendant de ma volonté. Et en effet
je n'aurais pu réussir à cesser d'aller sur sa route qu'en m'arrangeant
à être dans l'impossibilité de le faire, car le besoin sans cesse
renaissant de la rencontrer, d'être pendant un instant l'objet de son
attention, la personne à qui s'adressait son salut, ce besoin-là était
plus fort que l'ennui de lui déplaire. Il aurait fallu m'éloigner pour
quelque temps; je n'en avais pas le courage. J'y songeais quelquefois.
Je disais alors à Françoise de faire mes malles, puis aussitôt après de
les défaire. Et comme le démon du pastiche, et de ne pas paraître vieux
jeu, altère la forme la plus naturelle et la plus sûre de soi,
Françoise, empruntant cette expression au vocabulaire de sa fille,
disait que j'étais dingo. Elle n'aimait pas cela, elle disait que je
«balançais» toujours, car elle usait, quand elle ne voulait pas
rivaliser avec les modernes, du langage de Saint-Simon. Il est vrai
qu'elle aimait encore moins quand je parlais en maître. Elle savait que
cela ne m'était pas naturel et ne me seyait pas, ce qu'elle traduisait
en disant que «le voulu ne m'allait pas». Je n'aurais eu le courage de
partir que dans une direction qui me rapprochât de Mme de Guermantes. Ce
n'était pas chose impossible. Ne serait-ce pas en effet me trouver plus
près d'elle que je ne l'étais le matin dans la rue, solitaire, humilié,
sentant que pas une seule des pensées que j'aurais voulu lui adresser
n'arrivait jamais jusqu'à elle, dans ce piétinement sur place de mes
promenades, qui pourraient durer indéfiniment sans m'avancer en rien, si
j'allais à beaucoup de lieues de Mme de Guermantes, mais chez quelqu'un
qu'elle connût, qu'elle sût difficile dans le choix de ses relations et
qui m'appréciât, qui pourrait lui parler de moi, et sinon obtenir d'elle
ce que je voulais, au moins le lui faire savoir, quelqu'un grâce à qui,
en tout cas, rien que parce que j'envisagerais avec lui s'il pourrait se
charger ou non de tel ou tel message auprès d'elle, je donnerais à mes
songeries solitaires et muettes une forme nouvelle, parlée, active, qui
me semblerait un progrès, presque une réalisation. Ce qu'elle faisait
durant la vie mystérieuse de la «Guermantes» qu'elle était, cela, qui
était l'objet de ma rêverie constante, y intervenir, même de façon
indirecte, comme avec un levier, en mettant en oeuvre quelqu'un à qui
ne fussent pas interdits l'hôtel de la duchesse, ses soirées, la
conversation prolongée avec elle, ne serait-ce pas un contact plus
distant mais plus effectif que ma contemplation dans la rue tous les
matins?
L'amitié, l'admiration que Saint-Loup avait pour moi, me semblaient
imméritées et m'étaient restées indifférentes. Tout d'un coup j'y
attachai du prix, j'aurais voulu qu'il les révélât à Mme de Guermantes,
j'aurais été capable de lui demander de le faire. Car dès qu'on est
amoureux, tous les petits privilèges inconnus qu'on possède, on voudrait
pouvoir les divulguer à la femme qu'on aime, comme font dans la vie les
déshérités et les fâcheux. On souffre qu'elle les ignore, on cherche à
se consoler en se disant que justement parce qu'ils ne sont jamais
visibles, peut-être ajoute-t-elle à l'idée qu'elle a de vous cette
possibilité d'avantages qu'on ne sait pas.
Saint-Loup ne pouvait pas depuis longtemps venir à Paris, soit, comme il
le disait, à cause des exigences de son métier, soit plutôt à cause de
chagrins que lui causait sa maîtresse avec laquelle il avait déjà été
deux fois sur le point de rompre. Il m'avait souvent dit le bien que je
lui ferais en allant le voir dans cette garnison dont, le surlendemain
du jour où il avait quitté Balbec, le nom m'avait causé tant de joie
quand je l'avais lu sur l'enveloppe de la première lettre que j'eusse
reçue de mon ami. C'était, moins loin de Balbec que le paysage tout
terrien ne l'aurait fait croire, une de ces petites cités
aristocratiques et militaires, entourées d'une campagne étendue où, par
les beaux jours, flotte si souvent dans le lointain une sorte de buée
sonore intermittente qui,--comme un rideau de peupliers par ses
sinuosités dessine le cours d'une rivière qu'on ne voit pas--révèle les
changements de place d'un régiment à la manoeuvre, que l'atmosphère même
des rues, des avenues et des places, a fini par contracter une sorte de
perpétuelle vibratilité musicale et guerrière, et que le bruit le plus
grossier de chariot ou de tramway s'y prolonge en vagues appels de
clairon, ressassés indéfiniment aux oreilles hallucinées par le silence.
Elle n'était pas située tellement loin de Paris que je ne pusse, en
descendant du rapide, rentrer, retrouver ma mère et ma grand'mère et
coucher dans mon lit. Aussitôt que je l'eus compris, troublé d'un
douloureux désir, j'eus trop peu de volonté pour décider de ne pas
revenir à Paris et de rester dans la ville; mais trop peu aussi pour
empêcher un employé de porter ma valise jusqu'à un fiacre et pour ne pas
prendre, en marchant derrière lui, l'âme dépourvue d'un voyageur qui
surveille ses affaires et qu'aucune grand'mère n'attend, pour ne pas
monter dans la voiture avec la désinvolture de quelqu'un qui, ayant
cessé de penser à ce qu'il veut, a l'air de savoir ce qu'il veut, et ne
pas donner au cocher l'adresse du quartier de cavalerie. Je pensais que
Saint-Loup viendrait coucher cette nuit-là à l'hôtel où je descendrais
afin de me rendre moins angoissant le premier contact avec cette ville
inconnue. Un homme de garde alla le chercher, et je l'attendis à la
porte du quartier, devant ce grand vaisseau tout retentissant du vent de
novembre, et d'où, à chaque instant, car c'était six heures du soir, des
hommes sortaient deux par deux dans la rue, titubant comme s'ils
descendaient à terre dans quelque port exotique où ils eussent
momentanément stationné.
Saint-Loup arriva, remuant dans tous les sens, laissant voler son
monocle devant lui; je n'avais pas fait dire mon nom, j'étais impatient
de jouir de sa surprise et de sa joie.
--Ah! quel ennui, s'écria-t-il en m'apercevant tout à coup et en
devenant rouge jusqu'aux oreilles, je viens de prendre la semaine et je
ne pourrai pas sortir avant huit jours!
Et préoccupé par l'idée de me voir passer seul cette première nuit, car
il connaissait mieux que personne mes angoisses du soir qu'il avait
souvent remarquées et adoucies à Balbec, il interrompait ses plaintes
pour se retourner vers moi, m'adresser de petits sourires, de tendres
regards inégaux, les uns venant directement de son oeil, les autres à
travers son monocle, et qui tous étaient une allusion à l'émotion qu'il
avait de me revoir, une allusion aussi à cette chose importante que je
ne comprenais toujours pas mais qui m'importait maintenant, notre
amitié.
--Mon Dieu! et où allez-vous coucher? Vraiment, je ne vous conseille pas
l'hôtel où nous prenons pension, c'est à côté de l'Exposition où des
fêtes vont commencer, vous auriez un monde fou. Non, il vaudrait mieux
l'hôtel de Flandre, c'est un ancien petit palais du XVIIIe siècle avec
de vieilles tapisseries. Ça «fait» assez «vieille demeure historique».
Saint-Loup employait à tout propos ce mot de «faire» pour «avoir l'air»,
parce que la langue parlée, comme la langue écrite, éprouve de temps en
temps le besoin de ces altérations du sens des mots, de ces raffinements
d'expression. Et de même que souvent les journalistes ignorent de quelle
école littéraire proviennent les «élégances» dont ils usent, de même le
vocabulaire, la diction même de Saint-Loup étaient faits de l'imitation
de trois esthètes différents dont il ne connaissait aucun, mais dont ces
modes de langage lui avaient été indirectement inculqués. «D'ailleurs,
conclut-il, cet hôtel est assez adapté à votre hyperesthésie auditive.
Vous n'aurez pas de voisins. Je reconnais que c'est un piètre avantage,
et comme en somme un autre voyageur peut y arriver demain, cela ne
vaudrait pas la peine de choisir cet hôtel-là pour des résultats de
précarité. Non, c'est à cause de l'aspect que je vous le recommande. Les
chambres sont assez sympathiques, tous les meubles anciens et
confortables, ça a quelque chose de rassurant.» Mais pour moi, moins
artiste que Saint-Loup, le plaisir que peut donner une jolie maison
était superficiel, presque nul, et ne pouvait pas calmer mon angoisse
commençante, aussi pénible que celle que j'avais jadis à Combray quand
ma mère ne venait pas me dire bonsoir ou celle que j'avais ressentie le
jour de mon arrivée à Balbec dans la chambre trop haute qui sentait le
vétiver. Saint-Loup le comprit à mon regard fixe.
--Mais vous vous en fichez bien, mon pauvre petit, de ce joli palais,
vous êtes tout pâle; moi, comme une grande brute, je vous parle de
tapisseries que vous n'aurez pas même le coeur de regarder. Je connais
la chambre où on vous mettrait, personnellement je la trouve très gaie,
mais je me rends bien compte que pour vous avec votre sensibilité ce
n'est pas pareil. Ne croyez pas que je ne vous comprenne pas, moi je ne
ressens pas la même chose, mais je me mets bien à votre place.
Un sous-officier qui essayait un cheval dans la cour, très occupé à le
faire sauter, ne répondant pas aux saluts des soldats, mais envoyant des
bordées d'injures à ceux qui se mettaient sur son chemin, adressa à ce
moment un sourire à Saint-Loup et, s'apercevant alors que celui-ci avait
un ami avec lui, salua. Mais son cheval se dressa de toute sa hauteur,
écumant. Saint-Loup se jeta à sa tête, le prit par la bride, réussit à
le calmer et revint à moi.
--Oui, me dit-il, je vous assure que je me rends compte, que je souffre
de ce que vous éprouvez; je suis malheureux, ajouta-t-il, en posant
affectueusement sa main sur mon épaule, de penser que si j'avais pu
rester près de vous, peut-être j'aurais pu, en causant avec vous
jusqu'au matin, vous ôter un peu de votre tristesse. Je vous prêterais
bien des livrés, mais vous ne pourrez pas lire si vous êtes comme cela.
Et jamais je n'obtiendrai de me faire remplacer ici; voilà deux fois de
suite que je l'ai fait parce que ma gosse était venue.
Et il fronçait le sourcil à cause de son ennui et aussi de sa contention
à chercher, comme un médecin, quel remède il pourrait appliquer à mon
mal.
--Cours donc faire du feu dans ma chambre, dit-il à un soldat qui
passait. Allons, plus vite que ça, grouille-toi.
Puis, de nouveau, il se détournait vers moi, et le monocle et le regard
myope faisaient allusion à notre grande amitié:
--Non! vous ici, dans ce quartier où j'ai tant pensé à vous, je ne peux
pas en croire mes yeux, je crois que je rêve. En somme, la santé, cela
va-t-il plutôt mieux? Vous allez me raconter tout cela tout à l'heure.
Nous allons monter chez moi, ne restons pas trop dans la cour, il fait
un bon dieu de vent, moi je ne le sens même plus, mais pour vous qui
n'êtes pas habitué, j'ai peur que vous n'ayez froid. Et le travail, vous
y êtes-vous mis? Non? que vous êtes drôle! Si j'avais vos dispositions,
je crois que j'écrirais du matin au soir. Cela vous amuse davantage de
ne rien faire. Quel malheur que ce soient les médiocres comme moi qui
soient toujours prêts à travailler et que ceux qui pourraient ne
veuillent pas! Et je ne vous ai pas seulement demandé des nouvelles de
Madame votre grand'mère. Son Proudhon ne me quitte pas.
Un officier, grand, beau, majestueux, déboucha à pas lents et solennels
d'un escalier. Saint-Loup le salua et immobilisa la perpétuelle
instabilité de son corps le temps de tenir la main à la hauteur du képi.
Mais il l'y avait précipitée avec tant de force, se redressant d'un
mouvement si sec, et, aussitôt le salut fini, la fit retomber par un
déclanchement si brusque en changeant toutes les positions de l'épaule,
de la jambe et du monocle, que ce moment fut moins d'immobilité que
d'une vibrante tension où se neutralisaient les mouvements excessifs
qui venaient de se produire et ceux qui allaient commencer. Cependant
l'officier, sans se rapprocher, calme, bienveillant, digne, impérial,
représentant en somme tout l'opposé de Saint-Loup, leva, lui aussi, mais
sans se hâter, la main vers son képi.
--Il faut que je dise un mot au capitaine, me chuchota Saint-Loup; soyez
assez gentil pour aller m'attendre dans ma chambre, c'est la seconde à
droite, au troisième étage, je vous rejoins dans un moment.
Et, partant au pas de charge, précédé de son monocle qui volait en tous
sens, il marcha droit vers le digne et lent capitaine dont on amenait à
ce moment le cheval et qui, avant de se préparer à y monter, donnait
quelques ordres avec une noblesse de gestes étudiée comme dans quelque
tableau historique et s'il allait partir pour une bataille du premier
Empire, alors qu'il rentrait simplement chez lui, dans la demeure qu'il
avait louée pour le temps qu'il resterait à Doncières et qui était sise
sur une place, nommée, comme par une ironie anticipée à l'égard de ce
napoléonide, Place de la République! Je m'engageai dans l'escalier,
manquant à chaque pas de glisser sur ces marches cloutées, apercevant
des chambrées aux murs nus, avec le double alignement des lits et des
paquetages. On m'indiqua la chambre de Saint-Loup. Je restai un instant
devant sa porte fermée, car j'entendais remuer; on bougeait une chose,
on en laissait tomber une autre; je sentais que la chambre n'était pas
vide et qu'il y avait quelqu'un. Mais ce n'était que le feu allumé qui
brûlait. Il ne pouvait pas se tenir tranquille, il déplaçait les bûches
et fort maladroitement. J'entrai; il en laissa rouler une, en fit fumer
une autre. Et même quand il ne bougeait pas, comme les gens vulgaires il
faisait tout le temps entendre des bruits qui, du moment que je voyais
monter la flamme, se montraient à moi des bruits de feu, mais que, si
j'eusse été de l'autre côté du mur, j'aurais cru venir de quelqu'un qui
se mouchait et marchait. Enfin, je m'assis dans la chambre. Des tentures
de liberty et de vieilles étoffes allemandes du XVIIIe siècle la
préservaient de l'odeur qu'exhalait le reste du bâtiment, grossière,
fade et corruptible comme celle du pain bis. C'est là, dans cette
chambre charmante, que j'eusse dîné et dormi avec bonheur et avec calme.
Saint-Loup y semblait presque présent grâce aux livres de travail qui
étaient sur sa table à côté des photographies parmi lesquelles je
reconnus la mienne et celle de Mme de Guermantes, grâce au feu qui avait
fini par s'habituer à la cheminée et, comme une bête couchée en une
attente ardente, silencieuse et fidèle, laissait seulement de temps à
autre tomber une braise qui s'émiettait, ou léchait d'une flamme la
paroi de la cheminée. J'entendais le tic tac de la montre de Saint-Loup,
laquelle ne devait pas être bien loin de moi. Ce tic tac changeait de
place à tout moment, car je ne voyais pas la montre; il me semblait
venir de derrière moi, de devant, d'à droite, d'à gauche, parfois
s'éteindre comme s'il était très loin. Tout d'un coup je découvris la
montre sur la table. Alors j'entendis le tic tac en un lieu fixe d'où il
ne bougea plus. Je croyais l'entendre à cet endroit-là; je ne l'y
entendais pas, je l'y voyais, les sons n'ont pas de lieu. Du moins les
rattachons-nous à des mouvements et par là ont-ils l'utilité de nous
prévenir de ceux-ci, de paraître les rendre nécessaires et naturels.
Certes il arrive quelquefois qu'un malade auquel on a hermétiquement
bouché les oreilles n'entende plus le bruit d'un feu pareil à celui qui
rabâchait en ce moment dans la cheminée de Saint-Loup, tout en
travaillant à faire des tisons et des cendres qu'il laissait ensuite
tomber dans sa corbeille, n'entende pas non plus le passage des tramways
dont la musique prenait son vol, à intervalles réguliers, sur la
grand'place de Doncières. Alors que le malade lise, et les pages se
tourneront silencieusement comme si elles étaient feuilletées par un
dieu. La lourde rumeur d'un bain qu'on prépare s'atténue, s'allège et
s'éloigne comme un gazouillement céleste. Le recul du bruit, son
amincissement, lui ôtent toute puissance agressive à notre égard;
affolés tout à l'heure par des coups de marteau qui semblaient ébranler
le plafond sur notre tête, nous nous plaisons maintenant à les
recueillir, légers, caressants, lointains comme un murmure de feuillages
jouant sur la route avec le zéphir. On fait des réussites avec des
cartes qu'on n'entend pas, si bien qu'on croit ne pas les avoir remuées,
qu'elles bougent d'elles-mêmes et, allant au-devant de notre désir de
jouer avec elles, se sont mises à jouer avec nous. Et à ce propos on
peut se demander si pour l'Amour (ajoutons même à l'Amour l'amour de la
vie, l'amour de la gloire, puisqu'il y a, paraît-il, des gens qui
connaissent ces deux derniers sentiments) on ne devrait pas agir comme
ceux qui, contre le bruit, au lieu d'implorer qu'il cesse, se bouchent
les oreilles; et, à leur imitation, reporter notre attention, notre
défensive, en nous-même, leur donner comme objet à réduire, non pas
l'être extérieur que nous aimons, mais notre capacité de souffrir par
lui.
Pour revenir au son, qu'on épaississe encore les boules qui ferment le
conduit auditif, elles obligent au pianissimo la jeune fille qui jouait
au-dessus de notre tête un air turbulent; qu'on enduise une de ces
boules d'une matière grasse, aussitôt son despotisme est obéi par toute
la maison, ses lois mêmes s'étendent au dehors. Le pianissimo ne suffit
plus, la boule fait instantanément fermer le clavier et la leçon de
musique est brusquement finie; le monsieur qui marchait sur notre tête
cesse d'un seul coup sa ronde; la circulation des voitures et des
tramways est interrompue comme si on attendait un Chef d'État. Et cette
atténuation des sons trouble même quelquefois le sommeil au lieu de le
protéger. Hier encore les bruits incessants, en nous décrivant d'une
façon continue les mouvements dans la rue et dans la maison, finissaient
par nous endormir comme un livre ennuyeux; aujourd'hui, à la surface de
silence étendue sur notre sommeil, un heurt plus fort que les autres
arrive à se faire entendre, léger comme un soupir, sans lien avec aucun
autre son, mystérieux; et la demande d'explication qu'il exhale suffit à
nous éveiller. Que l'on retire pour un instant au malade les cotons
superposés à son tympan, et soudain la lumière, le plein soleil du son
se montre de nouveau, aveuglant, renaît dans l'univers; à toute vitesse
rentre le peuple des bruits exilés; on assiste, comme si elles étaient
psalmodiées par des anges musiciens, à la résurrection des voix. Les
rues vides sont remplies pour un instant par les ailes rapides et
successives des tramways chanteurs. Dans la chambre elle-même, le malade
vient de créer, non pas, comme Prométhée, le feu, mais le bruit du feu.
Et en augmentant, en relâchant les tampons d'ouate, c'est comme si on
faisait jouer alternativement l'une et l'autre des deux pédales qu'on a
ajoutées à la sonorité du monde extérieur.
Seulement il y aussi des suppressions de bruits qui ne sont pas
momentanées. Celui qui est devenu entièrement sourd ne peut même pas
faire chauffer auprès de lui une bouillotte de lait sans devoir guetter
des yeux, sur le couvercle ouvert, le reflet blanc, hyperboréen, pareil
à celui d'une tempête de neige et qui est le signe prémonitoire auquel
il est sage d'obéir en retirant, comme le Seigneur arrêtant les flots,
les prises électriques; car déjà l'oeuf ascendant et spasmodique du lait
qui bout accomplit sa crue en quelques soulèvements obliques, enfle,
arrondit quelques voiles à demi chavirées qu'avait plissées la crème,
en lance dans la tempête une en nacre et que l'interruption des
courants, si l'orage électrique est conjuré à temps, fera toutes
tournoyer sur elles-mêmes et jettera à la dérive, changées en pétales de
magnolia. Mais si le malade n'avait pas pris assez vite les précautions
nécessaires, bientôt ses livres et sa montre engloutis, émergeant à
peine d'une mer blanche après ce mascaret lacté, il serait obligé
d'appeler au secours sa vieille bonne qui, fût-il lui-même un homme
politique illustre ou un grand écrivain, lui dirait qu'il n'a pas plus
de raison qu'un enfant de cinq ans. A d'autres moments, dans la chambre
magique, devant la porte fermée, une personne qui n'était pas là tout à
l'heure a fait son apparition, c'est un visiteur qu'on n'a pas entendu
entrer et qui fait seulement des gestes comme dans un de ces petits
théâtres de marionnettes, si reposants pour ceux qui ont pris en dégoût
le langage parlé. Et pour ce sourd total, comme la perte d'un sens
ajoute autant de beauté au monde que ne fait son acquisition, c'est avec
délices qu'il se promène maintenant sur une Terre presque édénique où le
son n'a pas encore été créé. Les plus hautes cascades déroulent pour ses
yeux seuls leur nappe de cristal, plus calmes que la mer immobile, comme
des cataractes du Paradis. Comme le bruit était pour lui, avant sa
surdité, la forme perceptible que revêtait la cause d'un mouvement, les
objets remués sans bruit semblent l'être sans cause; dépouillés de toute
qualité sonore, ils montrent une activité spontanée, ils semblent vivre;
ils remuent, s'immobilisent, prennent feu d'eux-mêmes. D'eux-mêmes ils
s'envolent comme les monstres ailés de la préhistoire. Dans la maison
solitaire et sans voisins du sourd, le service qui, avant que
l'infirmité fût complète, montrait déjà plus de réserve, se faisait
silencieusement, est assuré maintenant, avec quelque chose de
subreptice, par des muets, ainsi qu'il arrive pour un roi de féerie.
Comme sur la scène encore, le monument que le sourd voit de sa
fenêtre--caserne, église, mairie--n'est qu'un décor. Si un jour il vient
à s'écrouler, il pourra émettre un nuage de poussière et des décombres
visibles; mais moins matériel même qu'un palais de théâtre dont il n'a
pourtant pas la minceur, il tombera dans l'univers magique sans que la
chute de ses lourdes pierres de taille ternisse de la vulgarité d'aucun
bruit la chasteté du silence.
Celui, bien plus relatif, qui régnait dans la petite chambre militaire
où je me trouvais depuis un moment, fut rompu. La porte s'ouvrit, et
Saint-Loup, laissant tomber son monocle, entra vivement.
--Ah! Robert, qu'on est bien chez vous, lui dis-je; comme il serait bon
qu'il fût permis d'y dîner et d'y coucher!
Et en effet, si cela n'avait pas été défendu, quel repos sans tristesse
j'aurais goûté là, protégé par cette atmosphère de tranquillité, de
vigilance et de gaieté qu'entretenaient mille volontés réglées et sans
inquiétude, mille esprits insouciants, dans cette grande communauté
qu'est une caserne où, le temps ayant pris la forme de l'action, la
triste cloche des heures était remplacée par la même joyeuse fanfare de
ces appels dont était perpétuellement tenu en suspens sur les pavés de
la ville, émietté et pulvérulent, le souvenir sonore;--voix sûre d'être
écoutée, et musicale, parce qu'elle n'était pas seulement le
commandement de l'autorité à l'obéissance mais aussi de la sagesse au
bonheur.
--Ah! vous aimeriez mieux coucher ici près de moi que de partir seul à
l'hôtel, me dit Saint-Loup en riant.
--Oh! Robert, vous êtes cruel de prendre cela avec ironie, lui dis-je,
puisque vous savez que c'est impossible et que je vais tant souffrir
là-bas.
--Eh bien! vous me flattez, me dit-il, car j'ai justement eu, de
moi-même, cette idée que vous aimeriez mieux rester ici ce soir. Et
c'est précisément cela que j'étais allé demander au capitaine.
--Et il a permis? m'écriai-je.
--Sans aucune difficulté.
--Oh! je l'adore!
--Non, c'est trop. Maintenant laissez-moi appeler mon ordonnance pour
qu'il s'occupe de notre dîner, ajouta-t-il, pendant que je me détournais
pour cacher mes larmes.
Plusieurs fois entrèrent l'un ou l'autre des camarades de Saint-Loup. Il
les jetait à la porte.
--Allons, fous le camp.
Je lui demandais de les laisser rester.
--Mais non, ils vous assommeraient: ce sont des êtres tout à fait
incultes, qui ne peuvent parler que courses, si ce n'est pansage. Et
puis, même pour moi, ils me gâteraient ces instants si précieux que j'ai
tant désirés. Remarquez que si je parle de la médiocrité de mes
camarades, ce n'est pas que tout ce qui est militaire manque
d'intellectualité. Bien loin de là. Nous avons un commandant qui est un
homme admirable. Il a fait un cours où l'histoire militaire est traitée
comme une démonstration, comme une espèce d'algèbre. Même
esthétiquement, c'est d'une beauté tour à tour inductive et déductive à
laquelle vous ne seriez pas insensible.
--Ce n'est pas le capitaine qui m'a permis de rester ici?
--Non, Dieu merci, car l'homme que vous «adorez» pour peu de chose est
le plus grand imbécile que la terre ait jamais porté. Il est parfait
pour s'occuper de l'ordinaire et de la tenue de ses hommes; il passe des
heures avec le maréchal des logis chef et le maître tailleur. Voilà sa
mentalité. Il méprise d'ailleurs beaucoup, comme tout le monde,
l'admirable commandant dont je vous parle. Personne ne fréquente
celui-là, parce qu'il est franc-maçon et ne va pas à confesse. Jamais le
Prince de Borodino ne recevrait chez lui ce petit bourgeois. Et c'est
tout de même un fameux culot de la part d'un homme dont
l'arrière-grand-père était un petit fermier et qui, sans les guerres de
Napoléon, serait probablement fermier aussi. Du reste il se rend bien un
peu compte de la situation ni chair ni poisson qu'il a dans la société.
Il va à peine au Jockey, tant il y est gêné, ce prétendu prince, ajouta
Robert, qui, ayant été amené par un même esprit d'imitation à adopter
les théories sociales de ses maîtres et les préjugés mondains de ses
parents, unissait, sans s'en rendre compte, à l'amour de la démocratie
le dédain de la noblesse d'Empire.
Je regardais la photographie de sa tante et la pensée que Saint-Loup
possédant cette photographie, il pourrait peut-être me la donner, me fit
le chérir davantage et souhaiter de lui rendre mille services qui me
semblaient peu de choses en échange d'elle. Car cette photographie
c'était comme une rencontre de plus ajoutée à celles que j'avais déjà
faites de Mme de Guermantes; bien mieux, une rencontre prolongée, comme
si, par un brusque progrès dans nos relations, elle s'était arrêtée
auprès de moi, en chapeau de jardin, et m'avait laissé pour la première
fois regarder à loisir ce gras de joue, ce tournant de nuque, ce coin de
sourcils (jusqu'ici voilés pour moi par la rapidité de son passage,
l'étourdissement de mes impressions, l'inconsistance du souvenir); et
leur contemplation, autant que celle de la gorge et des bras d'une femme
que je n'aurais jamais vue qu'en robe montante, m'était une voluptueuse
découverte, une faveur. Ces lignes qu'il me semblait presque défendu de
regarder, je pourrais les étudier là comme dans un traité de la seule
géométrie qui eût de la valeur pour moi. Plus tard, en regardant Robert,
je m'aperçus que lui aussi était un peu comme une photographie de sa
tante, et par un mystère presque aussi émouvant pour moi puisque, si sa
figure à lui n'avait pas été directement produite par sa figure à elle,
toutes deux avaient cependant une origine commune. Les traits de la
extérieure, qui n'était qu'un discours et une gesticulation inutiles,
tout un roman purement d'aventures, stérile et sans vérité, où la
duchesse, tombée dans la misère, venait m'implorer, moi qui étais devenu
par suite de circonstances inverses riche et puissant. Et quand j'avais
passé des heures ainsi à imaginer des circonstances, à prononcer les
phrases que je dirais à la duchesse en l'accueillant sous mon toit, la
situation restait la même; j'avais, hélas, dans la réalité, choisi
précisément pour l'aimer la femme qui réunissait peut-être le plus
d'avantages différents et aux yeux de qui, à cause de cela, je ne
pouvais espérer avoir aucun prestige; car elle était aussi riche que le
plus riche qui n'eût pas été noble; sans compter ce charme personnel qui
la mettait à la mode, en faisait entre toutes une sorte de reine.
Je sentais que je lui déplaisais en allant chaque matin au-devant
d'elle; mais si même j'avais eu le courage de rester deux ou trois jours
sans le faire, peut-être cette abstention qui eût représenté pour moi un
tel sacrifice, Mme de Guermantes ne l'eût pas remarquée, ou l'aurait
attribuée à quelque empêchement indépendant de ma volonté. Et en effet
je n'aurais pu réussir à cesser d'aller sur sa route qu'en m'arrangeant
à être dans l'impossibilité de le faire, car le besoin sans cesse
renaissant de la rencontrer, d'être pendant un instant l'objet de son
attention, la personne à qui s'adressait son salut, ce besoin-là était
plus fort que l'ennui de lui déplaire. Il aurait fallu m'éloigner pour
quelque temps; je n'en avais pas le courage. J'y songeais quelquefois.
Je disais alors à Françoise de faire mes malles, puis aussitôt après de
les défaire. Et comme le démon du pastiche, et de ne pas paraître vieux
jeu, altère la forme la plus naturelle et la plus sûre de soi,
Françoise, empruntant cette expression au vocabulaire de sa fille,
disait que j'étais dingo. Elle n'aimait pas cela, elle disait que je
«balançais» toujours, car elle usait, quand elle ne voulait pas
rivaliser avec les modernes, du langage de Saint-Simon. Il est vrai
qu'elle aimait encore moins quand je parlais en maître. Elle savait que
cela ne m'était pas naturel et ne me seyait pas, ce qu'elle traduisait
en disant que «le voulu ne m'allait pas». Je n'aurais eu le courage de
partir que dans une direction qui me rapprochât de Mme de Guermantes. Ce
n'était pas chose impossible. Ne serait-ce pas en effet me trouver plus
près d'elle que je ne l'étais le matin dans la rue, solitaire, humilié,
sentant que pas une seule des pensées que j'aurais voulu lui adresser
n'arrivait jamais jusqu'à elle, dans ce piétinement sur place de mes
promenades, qui pourraient durer indéfiniment sans m'avancer en rien, si
j'allais à beaucoup de lieues de Mme de Guermantes, mais chez quelqu'un
qu'elle connût, qu'elle sût difficile dans le choix de ses relations et
qui m'appréciât, qui pourrait lui parler de moi, et sinon obtenir d'elle
ce que je voulais, au moins le lui faire savoir, quelqu'un grâce à qui,
en tout cas, rien que parce que j'envisagerais avec lui s'il pourrait se
charger ou non de tel ou tel message auprès d'elle, je donnerais à mes
songeries solitaires et muettes une forme nouvelle, parlée, active, qui
me semblerait un progrès, presque une réalisation. Ce qu'elle faisait
durant la vie mystérieuse de la «Guermantes» qu'elle était, cela, qui
était l'objet de ma rêverie constante, y intervenir, même de façon
indirecte, comme avec un levier, en mettant en oeuvre quelqu'un à qui
ne fussent pas interdits l'hôtel de la duchesse, ses soirées, la
conversation prolongée avec elle, ne serait-ce pas un contact plus
distant mais plus effectif que ma contemplation dans la rue tous les
matins?
L'amitié, l'admiration que Saint-Loup avait pour moi, me semblaient
imméritées et m'étaient restées indifférentes. Tout d'un coup j'y
attachai du prix, j'aurais voulu qu'il les révélât à Mme de Guermantes,
j'aurais été capable de lui demander de le faire. Car dès qu'on est
amoureux, tous les petits privilèges inconnus qu'on possède, on voudrait
pouvoir les divulguer à la femme qu'on aime, comme font dans la vie les
déshérités et les fâcheux. On souffre qu'elle les ignore, on cherche à
se consoler en se disant que justement parce qu'ils ne sont jamais
visibles, peut-être ajoute-t-elle à l'idée qu'elle a de vous cette
possibilité d'avantages qu'on ne sait pas.
Saint-Loup ne pouvait pas depuis longtemps venir à Paris, soit, comme il
le disait, à cause des exigences de son métier, soit plutôt à cause de
chagrins que lui causait sa maîtresse avec laquelle il avait déjà été
deux fois sur le point de rompre. Il m'avait souvent dit le bien que je
lui ferais en allant le voir dans cette garnison dont, le surlendemain
du jour où il avait quitté Balbec, le nom m'avait causé tant de joie
quand je l'avais lu sur l'enveloppe de la première lettre que j'eusse
reçue de mon ami. C'était, moins loin de Balbec que le paysage tout
terrien ne l'aurait fait croire, une de ces petites cités
aristocratiques et militaires, entourées d'une campagne étendue où, par
les beaux jours, flotte si souvent dans le lointain une sorte de buée
sonore intermittente qui,--comme un rideau de peupliers par ses
sinuosités dessine le cours d'une rivière qu'on ne voit pas--révèle les
changements de place d'un régiment à la manoeuvre, que l'atmosphère même
des rues, des avenues et des places, a fini par contracter une sorte de
perpétuelle vibratilité musicale et guerrière, et que le bruit le plus
grossier de chariot ou de tramway s'y prolonge en vagues appels de
clairon, ressassés indéfiniment aux oreilles hallucinées par le silence.
Elle n'était pas située tellement loin de Paris que je ne pusse, en
descendant du rapide, rentrer, retrouver ma mère et ma grand'mère et
coucher dans mon lit. Aussitôt que je l'eus compris, troublé d'un
douloureux désir, j'eus trop peu de volonté pour décider de ne pas
revenir à Paris et de rester dans la ville; mais trop peu aussi pour
empêcher un employé de porter ma valise jusqu'à un fiacre et pour ne pas
prendre, en marchant derrière lui, l'âme dépourvue d'un voyageur qui
surveille ses affaires et qu'aucune grand'mère n'attend, pour ne pas
monter dans la voiture avec la désinvolture de quelqu'un qui, ayant
cessé de penser à ce qu'il veut, a l'air de savoir ce qu'il veut, et ne
pas donner au cocher l'adresse du quartier de cavalerie. Je pensais que
Saint-Loup viendrait coucher cette nuit-là à l'hôtel où je descendrais
afin de me rendre moins angoissant le premier contact avec cette ville
inconnue. Un homme de garde alla le chercher, et je l'attendis à la
porte du quartier, devant ce grand vaisseau tout retentissant du vent de
novembre, et d'où, à chaque instant, car c'était six heures du soir, des
hommes sortaient deux par deux dans la rue, titubant comme s'ils
descendaient à terre dans quelque port exotique où ils eussent
momentanément stationné.
Saint-Loup arriva, remuant dans tous les sens, laissant voler son
monocle devant lui; je n'avais pas fait dire mon nom, j'étais impatient
de jouir de sa surprise et de sa joie.
--Ah! quel ennui, s'écria-t-il en m'apercevant tout à coup et en
devenant rouge jusqu'aux oreilles, je viens de prendre la semaine et je
ne pourrai pas sortir avant huit jours!
Et préoccupé par l'idée de me voir passer seul cette première nuit, car
il connaissait mieux que personne mes angoisses du soir qu'il avait
souvent remarquées et adoucies à Balbec, il interrompait ses plaintes
pour se retourner vers moi, m'adresser de petits sourires, de tendres
regards inégaux, les uns venant directement de son oeil, les autres à
travers son monocle, et qui tous étaient une allusion à l'émotion qu'il
avait de me revoir, une allusion aussi à cette chose importante que je
ne comprenais toujours pas mais qui m'importait maintenant, notre
amitié.
--Mon Dieu! et où allez-vous coucher? Vraiment, je ne vous conseille pas
l'hôtel où nous prenons pension, c'est à côté de l'Exposition où des
fêtes vont commencer, vous auriez un monde fou. Non, il vaudrait mieux
l'hôtel de Flandre, c'est un ancien petit palais du XVIIIe siècle avec
de vieilles tapisseries. Ça «fait» assez «vieille demeure historique».
Saint-Loup employait à tout propos ce mot de «faire» pour «avoir l'air»,
parce que la langue parlée, comme la langue écrite, éprouve de temps en
temps le besoin de ces altérations du sens des mots, de ces raffinements
d'expression. Et de même que souvent les journalistes ignorent de quelle
école littéraire proviennent les «élégances» dont ils usent, de même le
vocabulaire, la diction même de Saint-Loup étaient faits de l'imitation
de trois esthètes différents dont il ne connaissait aucun, mais dont ces
modes de langage lui avaient été indirectement inculqués. «D'ailleurs,
conclut-il, cet hôtel est assez adapté à votre hyperesthésie auditive.
Vous n'aurez pas de voisins. Je reconnais que c'est un piètre avantage,
et comme en somme un autre voyageur peut y arriver demain, cela ne
vaudrait pas la peine de choisir cet hôtel-là pour des résultats de
précarité. Non, c'est à cause de l'aspect que je vous le recommande. Les
chambres sont assez sympathiques, tous les meubles anciens et
confortables, ça a quelque chose de rassurant.» Mais pour moi, moins
artiste que Saint-Loup, le plaisir que peut donner une jolie maison
était superficiel, presque nul, et ne pouvait pas calmer mon angoisse
commençante, aussi pénible que celle que j'avais jadis à Combray quand
ma mère ne venait pas me dire bonsoir ou celle que j'avais ressentie le
jour de mon arrivée à Balbec dans la chambre trop haute qui sentait le
vétiver. Saint-Loup le comprit à mon regard fixe.
--Mais vous vous en fichez bien, mon pauvre petit, de ce joli palais,
vous êtes tout pâle; moi, comme une grande brute, je vous parle de
tapisseries que vous n'aurez pas même le coeur de regarder. Je connais
la chambre où on vous mettrait, personnellement je la trouve très gaie,
mais je me rends bien compte que pour vous avec votre sensibilité ce
n'est pas pareil. Ne croyez pas que je ne vous comprenne pas, moi je ne
ressens pas la même chose, mais je me mets bien à votre place.
Un sous-officier qui essayait un cheval dans la cour, très occupé à le
faire sauter, ne répondant pas aux saluts des soldats, mais envoyant des
bordées d'injures à ceux qui se mettaient sur son chemin, adressa à ce
moment un sourire à Saint-Loup et, s'apercevant alors que celui-ci avait
un ami avec lui, salua. Mais son cheval se dressa de toute sa hauteur,
écumant. Saint-Loup se jeta à sa tête, le prit par la bride, réussit à
le calmer et revint à moi.
--Oui, me dit-il, je vous assure que je me rends compte, que je souffre
de ce que vous éprouvez; je suis malheureux, ajouta-t-il, en posant
affectueusement sa main sur mon épaule, de penser que si j'avais pu
rester près de vous, peut-être j'aurais pu, en causant avec vous
jusqu'au matin, vous ôter un peu de votre tristesse. Je vous prêterais
bien des livrés, mais vous ne pourrez pas lire si vous êtes comme cela.
Et jamais je n'obtiendrai de me faire remplacer ici; voilà deux fois de
suite que je l'ai fait parce que ma gosse était venue.
Et il fronçait le sourcil à cause de son ennui et aussi de sa contention
à chercher, comme un médecin, quel remède il pourrait appliquer à mon
mal.
--Cours donc faire du feu dans ma chambre, dit-il à un soldat qui
passait. Allons, plus vite que ça, grouille-toi.
Puis, de nouveau, il se détournait vers moi, et le monocle et le regard
myope faisaient allusion à notre grande amitié:
--Non! vous ici, dans ce quartier où j'ai tant pensé à vous, je ne peux
pas en croire mes yeux, je crois que je rêve. En somme, la santé, cela
va-t-il plutôt mieux? Vous allez me raconter tout cela tout à l'heure.
Nous allons monter chez moi, ne restons pas trop dans la cour, il fait
un bon dieu de vent, moi je ne le sens même plus, mais pour vous qui
n'êtes pas habitué, j'ai peur que vous n'ayez froid. Et le travail, vous
y êtes-vous mis? Non? que vous êtes drôle! Si j'avais vos dispositions,
je crois que j'écrirais du matin au soir. Cela vous amuse davantage de
ne rien faire. Quel malheur que ce soient les médiocres comme moi qui
soient toujours prêts à travailler et que ceux qui pourraient ne
veuillent pas! Et je ne vous ai pas seulement demandé des nouvelles de
Madame votre grand'mère. Son Proudhon ne me quitte pas.
Un officier, grand, beau, majestueux, déboucha à pas lents et solennels
d'un escalier. Saint-Loup le salua et immobilisa la perpétuelle
instabilité de son corps le temps de tenir la main à la hauteur du képi.
Mais il l'y avait précipitée avec tant de force, se redressant d'un
mouvement si sec, et, aussitôt le salut fini, la fit retomber par un
déclanchement si brusque en changeant toutes les positions de l'épaule,
de la jambe et du monocle, que ce moment fut moins d'immobilité que
d'une vibrante tension où se neutralisaient les mouvements excessifs
qui venaient de se produire et ceux qui allaient commencer. Cependant
l'officier, sans se rapprocher, calme, bienveillant, digne, impérial,
représentant en somme tout l'opposé de Saint-Loup, leva, lui aussi, mais
sans se hâter, la main vers son képi.
--Il faut que je dise un mot au capitaine, me chuchota Saint-Loup; soyez
assez gentil pour aller m'attendre dans ma chambre, c'est la seconde à
droite, au troisième étage, je vous rejoins dans un moment.
Et, partant au pas de charge, précédé de son monocle qui volait en tous
sens, il marcha droit vers le digne et lent capitaine dont on amenait à
ce moment le cheval et qui, avant de se préparer à y monter, donnait
quelques ordres avec une noblesse de gestes étudiée comme dans quelque
tableau historique et s'il allait partir pour une bataille du premier
Empire, alors qu'il rentrait simplement chez lui, dans la demeure qu'il
avait louée pour le temps qu'il resterait à Doncières et qui était sise
sur une place, nommée, comme par une ironie anticipée à l'égard de ce
napoléonide, Place de la République! Je m'engageai dans l'escalier,
manquant à chaque pas de glisser sur ces marches cloutées, apercevant
des chambrées aux murs nus, avec le double alignement des lits et des
paquetages. On m'indiqua la chambre de Saint-Loup. Je restai un instant
devant sa porte fermée, car j'entendais remuer; on bougeait une chose,
on en laissait tomber une autre; je sentais que la chambre n'était pas
vide et qu'il y avait quelqu'un. Mais ce n'était que le feu allumé qui
brûlait. Il ne pouvait pas se tenir tranquille, il déplaçait les bûches
et fort maladroitement. J'entrai; il en laissa rouler une, en fit fumer
une autre. Et même quand il ne bougeait pas, comme les gens vulgaires il
faisait tout le temps entendre des bruits qui, du moment que je voyais
monter la flamme, se montraient à moi des bruits de feu, mais que, si
j'eusse été de l'autre côté du mur, j'aurais cru venir de quelqu'un qui
se mouchait et marchait. Enfin, je m'assis dans la chambre. Des tentures
de liberty et de vieilles étoffes allemandes du XVIIIe siècle la
préservaient de l'odeur qu'exhalait le reste du bâtiment, grossière,
fade et corruptible comme celle du pain bis. C'est là, dans cette
chambre charmante, que j'eusse dîné et dormi avec bonheur et avec calme.
Saint-Loup y semblait presque présent grâce aux livres de travail qui
étaient sur sa table à côté des photographies parmi lesquelles je
reconnus la mienne et celle de Mme de Guermantes, grâce au feu qui avait
fini par s'habituer à la cheminée et, comme une bête couchée en une
attente ardente, silencieuse et fidèle, laissait seulement de temps à
autre tomber une braise qui s'émiettait, ou léchait d'une flamme la
paroi de la cheminée. J'entendais le tic tac de la montre de Saint-Loup,
laquelle ne devait pas être bien loin de moi. Ce tic tac changeait de
place à tout moment, car je ne voyais pas la montre; il me semblait
venir de derrière moi, de devant, d'à droite, d'à gauche, parfois
s'éteindre comme s'il était très loin. Tout d'un coup je découvris la
montre sur la table. Alors j'entendis le tic tac en un lieu fixe d'où il
ne bougea plus. Je croyais l'entendre à cet endroit-là; je ne l'y
entendais pas, je l'y voyais, les sons n'ont pas de lieu. Du moins les
rattachons-nous à des mouvements et par là ont-ils l'utilité de nous
prévenir de ceux-ci, de paraître les rendre nécessaires et naturels.
Certes il arrive quelquefois qu'un malade auquel on a hermétiquement
bouché les oreilles n'entende plus le bruit d'un feu pareil à celui qui
rabâchait en ce moment dans la cheminée de Saint-Loup, tout en
travaillant à faire des tisons et des cendres qu'il laissait ensuite
tomber dans sa corbeille, n'entende pas non plus le passage des tramways
dont la musique prenait son vol, à intervalles réguliers, sur la
grand'place de Doncières. Alors que le malade lise, et les pages se
tourneront silencieusement comme si elles étaient feuilletées par un
dieu. La lourde rumeur d'un bain qu'on prépare s'atténue, s'allège et
s'éloigne comme un gazouillement céleste. Le recul du bruit, son
amincissement, lui ôtent toute puissance agressive à notre égard;
affolés tout à l'heure par des coups de marteau qui semblaient ébranler
le plafond sur notre tête, nous nous plaisons maintenant à les
recueillir, légers, caressants, lointains comme un murmure de feuillages
jouant sur la route avec le zéphir. On fait des réussites avec des
cartes qu'on n'entend pas, si bien qu'on croit ne pas les avoir remuées,
qu'elles bougent d'elles-mêmes et, allant au-devant de notre désir de
jouer avec elles, se sont mises à jouer avec nous. Et à ce propos on
peut se demander si pour l'Amour (ajoutons même à l'Amour l'amour de la
vie, l'amour de la gloire, puisqu'il y a, paraît-il, des gens qui
connaissent ces deux derniers sentiments) on ne devrait pas agir comme
ceux qui, contre le bruit, au lieu d'implorer qu'il cesse, se bouchent
les oreilles; et, à leur imitation, reporter notre attention, notre
défensive, en nous-même, leur donner comme objet à réduire, non pas
l'être extérieur que nous aimons, mais notre capacité de souffrir par
lui.
Pour revenir au son, qu'on épaississe encore les boules qui ferment le
conduit auditif, elles obligent au pianissimo la jeune fille qui jouait
au-dessus de notre tête un air turbulent; qu'on enduise une de ces
boules d'une matière grasse, aussitôt son despotisme est obéi par toute
la maison, ses lois mêmes s'étendent au dehors. Le pianissimo ne suffit
plus, la boule fait instantanément fermer le clavier et la leçon de
musique est brusquement finie; le monsieur qui marchait sur notre tête
cesse d'un seul coup sa ronde; la circulation des voitures et des
tramways est interrompue comme si on attendait un Chef d'État. Et cette
atténuation des sons trouble même quelquefois le sommeil au lieu de le
protéger. Hier encore les bruits incessants, en nous décrivant d'une
façon continue les mouvements dans la rue et dans la maison, finissaient
par nous endormir comme un livre ennuyeux; aujourd'hui, à la surface de
silence étendue sur notre sommeil, un heurt plus fort que les autres
arrive à se faire entendre, léger comme un soupir, sans lien avec aucun
autre son, mystérieux; et la demande d'explication qu'il exhale suffit à
nous éveiller. Que l'on retire pour un instant au malade les cotons
superposés à son tympan, et soudain la lumière, le plein soleil du son
se montre de nouveau, aveuglant, renaît dans l'univers; à toute vitesse
rentre le peuple des bruits exilés; on assiste, comme si elles étaient
psalmodiées par des anges musiciens, à la résurrection des voix. Les
rues vides sont remplies pour un instant par les ailes rapides et
successives des tramways chanteurs. Dans la chambre elle-même, le malade
vient de créer, non pas, comme Prométhée, le feu, mais le bruit du feu.
Et en augmentant, en relâchant les tampons d'ouate, c'est comme si on
faisait jouer alternativement l'une et l'autre des deux pédales qu'on a
ajoutées à la sonorité du monde extérieur.
Seulement il y aussi des suppressions de bruits qui ne sont pas
momentanées. Celui qui est devenu entièrement sourd ne peut même pas
faire chauffer auprès de lui une bouillotte de lait sans devoir guetter
des yeux, sur le couvercle ouvert, le reflet blanc, hyperboréen, pareil
à celui d'une tempête de neige et qui est le signe prémonitoire auquel
il est sage d'obéir en retirant, comme le Seigneur arrêtant les flots,
les prises électriques; car déjà l'oeuf ascendant et spasmodique du lait
qui bout accomplit sa crue en quelques soulèvements obliques, enfle,
arrondit quelques voiles à demi chavirées qu'avait plissées la crème,
en lance dans la tempête une en nacre et que l'interruption des
courants, si l'orage électrique est conjuré à temps, fera toutes
tournoyer sur elles-mêmes et jettera à la dérive, changées en pétales de
magnolia. Mais si le malade n'avait pas pris assez vite les précautions
nécessaires, bientôt ses livres et sa montre engloutis, émergeant à
peine d'une mer blanche après ce mascaret lacté, il serait obligé
d'appeler au secours sa vieille bonne qui, fût-il lui-même un homme
politique illustre ou un grand écrivain, lui dirait qu'il n'a pas plus
de raison qu'un enfant de cinq ans. A d'autres moments, dans la chambre
magique, devant la porte fermée, une personne qui n'était pas là tout à
l'heure a fait son apparition, c'est un visiteur qu'on n'a pas entendu
entrer et qui fait seulement des gestes comme dans un de ces petits
théâtres de marionnettes, si reposants pour ceux qui ont pris en dégoût
le langage parlé. Et pour ce sourd total, comme la perte d'un sens
ajoute autant de beauté au monde que ne fait son acquisition, c'est avec
délices qu'il se promène maintenant sur une Terre presque édénique où le
son n'a pas encore été créé. Les plus hautes cascades déroulent pour ses
yeux seuls leur nappe de cristal, plus calmes que la mer immobile, comme
des cataractes du Paradis. Comme le bruit était pour lui, avant sa
surdité, la forme perceptible que revêtait la cause d'un mouvement, les
objets remués sans bruit semblent l'être sans cause; dépouillés de toute
qualité sonore, ils montrent une activité spontanée, ils semblent vivre;
ils remuent, s'immobilisent, prennent feu d'eux-mêmes. D'eux-mêmes ils
s'envolent comme les monstres ailés de la préhistoire. Dans la maison
solitaire et sans voisins du sourd, le service qui, avant que
l'infirmité fût complète, montrait déjà plus de réserve, se faisait
silencieusement, est assuré maintenant, avec quelque chose de
subreptice, par des muets, ainsi qu'il arrive pour un roi de féerie.
Comme sur la scène encore, le monument que le sourd voit de sa
fenêtre--caserne, église, mairie--n'est qu'un décor. Si un jour il vient
à s'écrouler, il pourra émettre un nuage de poussière et des décombres
visibles; mais moins matériel même qu'un palais de théâtre dont il n'a
pourtant pas la minceur, il tombera dans l'univers magique sans que la
chute de ses lourdes pierres de taille ternisse de la vulgarité d'aucun
bruit la chasteté du silence.
Celui, bien plus relatif, qui régnait dans la petite chambre militaire
où je me trouvais depuis un moment, fut rompu. La porte s'ouvrit, et
Saint-Loup, laissant tomber son monocle, entra vivement.
--Ah! Robert, qu'on est bien chez vous, lui dis-je; comme il serait bon
qu'il fût permis d'y dîner et d'y coucher!
Et en effet, si cela n'avait pas été défendu, quel repos sans tristesse
j'aurais goûté là, protégé par cette atmosphère de tranquillité, de
vigilance et de gaieté qu'entretenaient mille volontés réglées et sans
inquiétude, mille esprits insouciants, dans cette grande communauté
qu'est une caserne où, le temps ayant pris la forme de l'action, la
triste cloche des heures était remplacée par la même joyeuse fanfare de
ces appels dont était perpétuellement tenu en suspens sur les pavés de
la ville, émietté et pulvérulent, le souvenir sonore;--voix sûre d'être
écoutée, et musicale, parce qu'elle n'était pas seulement le
commandement de l'autorité à l'obéissance mais aussi de la sagesse au
bonheur.
--Ah! vous aimeriez mieux coucher ici près de moi que de partir seul à
l'hôtel, me dit Saint-Loup en riant.
--Oh! Robert, vous êtes cruel de prendre cela avec ironie, lui dis-je,
puisque vous savez que c'est impossible et que je vais tant souffrir
là-bas.
--Eh bien! vous me flattez, me dit-il, car j'ai justement eu, de
moi-même, cette idée que vous aimeriez mieux rester ici ce soir. Et
c'est précisément cela que j'étais allé demander au capitaine.
--Et il a permis? m'écriai-je.
--Sans aucune difficulté.
--Oh! je l'adore!
--Non, c'est trop. Maintenant laissez-moi appeler mon ordonnance pour
qu'il s'occupe de notre dîner, ajouta-t-il, pendant que je me détournais
pour cacher mes larmes.
Plusieurs fois entrèrent l'un ou l'autre des camarades de Saint-Loup. Il
les jetait à la porte.
--Allons, fous le camp.
Je lui demandais de les laisser rester.
--Mais non, ils vous assommeraient: ce sont des êtres tout à fait
incultes, qui ne peuvent parler que courses, si ce n'est pansage. Et
puis, même pour moi, ils me gâteraient ces instants si précieux que j'ai
tant désirés. Remarquez que si je parle de la médiocrité de mes
camarades, ce n'est pas que tout ce qui est militaire manque
d'intellectualité. Bien loin de là. Nous avons un commandant qui est un
homme admirable. Il a fait un cours où l'histoire militaire est traitée
comme une démonstration, comme une espèce d'algèbre. Même
esthétiquement, c'est d'une beauté tour à tour inductive et déductive à
laquelle vous ne seriez pas insensible.
--Ce n'est pas le capitaine qui m'a permis de rester ici?
--Non, Dieu merci, car l'homme que vous «adorez» pour peu de chose est
le plus grand imbécile que la terre ait jamais porté. Il est parfait
pour s'occuper de l'ordinaire et de la tenue de ses hommes; il passe des
heures avec le maréchal des logis chef et le maître tailleur. Voilà sa
mentalité. Il méprise d'ailleurs beaucoup, comme tout le monde,
l'admirable commandant dont je vous parle. Personne ne fréquente
celui-là, parce qu'il est franc-maçon et ne va pas à confesse. Jamais le
Prince de Borodino ne recevrait chez lui ce petit bourgeois. Et c'est
tout de même un fameux culot de la part d'un homme dont
l'arrière-grand-père était un petit fermier et qui, sans les guerres de
Napoléon, serait probablement fermier aussi. Du reste il se rend bien un
peu compte de la situation ni chair ni poisson qu'il a dans la société.
Il va à peine au Jockey, tant il y est gêné, ce prétendu prince, ajouta
Robert, qui, ayant été amené par un même esprit d'imitation à adopter
les théories sociales de ses maîtres et les préjugés mondains de ses
parents, unissait, sans s'en rendre compte, à l'amour de la démocratie
le dédain de la noblesse d'Empire.
Je regardais la photographie de sa tante et la pensée que Saint-Loup
possédant cette photographie, il pourrait peut-être me la donner, me fit
le chérir davantage et souhaiter de lui rendre mille services qui me
semblaient peu de choses en échange d'elle. Car cette photographie
c'était comme une rencontre de plus ajoutée à celles que j'avais déjà
faites de Mme de Guermantes; bien mieux, une rencontre prolongée, comme
si, par un brusque progrès dans nos relations, elle s'était arrêtée
auprès de moi, en chapeau de jardin, et m'avait laissé pour la première
fois regarder à loisir ce gras de joue, ce tournant de nuque, ce coin de
sourcils (jusqu'ici voilés pour moi par la rapidité de son passage,
l'étourdissement de mes impressions, l'inconsistance du souvenir); et
leur contemplation, autant que celle de la gorge et des bras d'une femme
que je n'aurais jamais vue qu'en robe montante, m'était une voluptueuse
découverte, une faveur. Ces lignes qu'il me semblait presque défendu de
regarder, je pourrais les étudier là comme dans un traité de la seule
géométrie qui eût de la valeur pour moi. Plus tard, en regardant Robert,
je m'aperçus que lui aussi était un peu comme une photographie de sa
tante, et par un mystère presque aussi émouvant pour moi puisque, si sa
figure à lui n'avait pas été directement produite par sa figure à elle,
toutes deux avaient cependant une origine commune. Les traits de la
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