Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 16
presque puérile. Effaçant d'elle toutes préoccupations, toutes
prétentions habituelles, le moment qui précède le plaisir, pareil en
cela à celui qui suit la mort, avait rendu à ses traits rajeunis comme
l'innocence du premier âge. Et sans doute tout être dont le talent est
soudain mis en jeu devient modeste, appliqué et charmant; surtout si,
par ce talent, il sait nous donner un grand plaisir, il en est lui-même
heureux, veut nous le donner bien complet. Mais dans cette expression
nouvelle du visage d'Albertine il y avait plus que du désintéressement
et de la conscience, de la générosité professionnels, une sorte de
dévouement conventionnel et subit; et c'est plus loin qu'à sa propre
enfance, mais à la jeunesse de sa race qu'elle était revenue. Bien
différente de moi qui n'avais rien souhaité de plus qu'un apaisement
physique, enfin obtenu, Albertine semblait trouver qu'il y eût eu de sa
part quelque grossièreté à croire que ce plaisir matériel allât sans un
sentiment moral et terminât quelque chose. Elle, si pressée tout à
l'heure, maintenant sans doute et parce qu'elle trouvait que les baisers
impliquent l'amour et que l'amour l'emporte sur tout autre devoir,
disait, quand je lui rappelais son dîner:
--Mais ça ne fait rien du tout, voyons, j'ai tout mon temps.
Elle semblait gênée de se lever tout de suite après ce qu'elle venait
de faire, gênée par bienséance, comme Françoise, quand elle avait cru,
sans avoir soif, devoir accepter avec une gaieté décente le verre de vin
que Jupien lui offrait, n'aurait pas osé partir aussitôt la dernière
gorgée bue, quelque devoir impérieux qui l'eût appelée. Albertine--et
c'était peut-être, avec une autre que l'on verra plus tard, une des
raisons qui m'avaient à mon insu fait la désirer--était une des
incarnations de la petite paysanne française dont le modèle est en
pierre à Saint-André-des-Champs. De Françoise, qui devait pourtant
bientôt devenir sa mortelle ennemie, je reconnus en elle la courtoisie
envers l'hôte et l'étranger, la décence, le respect de la couche.
Françoise, qui, après la mort de ma tante, ne croyait pouvoir parler que
sur un ton apitoyé, dans les mois qui précédèrent le mariage de sa
fille, eût trouvé choquant, quand celle-ci se promenait avec son fiancé,
qu'elle ne le tînt pas par le bras. Albertine, immobilisée auprès de
moi, me disait:
--Vous avez de jolis cheveux, vous avez de beaux yeux, vous êtes gentil.
Comme, lui ayant fait remarquer qu'il était tard, j'ajoutais: «Vous ne
me croyez pas?», elle me répondit, ce qui était peut-être vrai, mais
seulement depuis deux minutes et pour quelques heures:
--Je vous crois toujours.
Elle me parla de moi, de ma famille, de mon milieu social. Elle me dit:
«Oh! je sais que vos parents connaissent des gens très bien. Vous êtes
ami de Robert Forestier et de Suzanne Delage.» A la première minute, ces
noms ne me dirent absolument rien. Mais tout d'un coup je me rappelai
que j'avais en effet joué aux Champs-Élysées avec Robert Forestier que
je n'avais jamais revu. Quant à Suzanne Delage, c'était la petite nièce
de Mme Blandais, et j'avais dû une fois aller à une leçon de danse, et
même tenir un petit rôle dans une comédie de salon, chez ses parents.
Mais la peur d'avoir le fou rire, et des saignements de nez m'en avaient
empêché, de sorte que je ne l'avais jamais vue. J'avais tout au plus cru
comprendre autrefois que l'institutrice à plumet des Swann avait été
chez ses parents, mais peut-être n'était-ce qu'une soeur de cette
institutrice ou une amie. Je protestai à Albertine que Robert Forestier
et Suzanne Delage tenaient peu de place dans ma vie. «C'est possible,
vos mères sont liées, cela permet de vous situer. Je croise souvent
Suzanne Delage avenue de Messine, elle a du chic.» Nos mères ne se
connaissaient que dans l'imagination de Mme Bontemps qui, ayant su que
j'avais joué jadis avec Robert Forestier auquel, paraît-il, je récitais
des vers, en avait conclu que nous étions liés par des relations de
famille. Elle ne laissait jamais, m'a-t-on dit, passer le nom de maman
sans dire: «Ah! oui, c'est le milieu des Delage, des Forestier, etc.»,
donnant à mes parents un bon point qu'ils ne méritaient pas.
Du reste les notions sociales d'Albertine étaient d'une sottise extrême.
Elle croyait les Simonnet avec deux _n_ inférieurs non seulement aux
Simonet avec un seul _n_, mais à toutes les autres personnes possibles.
Que quelqu'un ait le même nom que vous, sans être de votre famille, est
une grande raison de le dédaigner. Certes il y a des exceptions. Il peut
arriver que deux Simonnet (présentés l'un à l'autre dans une de ces
réunions où l'on éprouve le besoin de parler de n'importe quoi et où on
se sent d'ailleurs plein de dispositions optimistes, par exemple dans le
cortège d'un enterrement qui se rend au cimetière), voyant qu'ils
s'appellent de même, cherchent avec une bienveillance réciproque, et
sans résultat, s'ils n'ont aucun lien de parenté. Mais ce n'est qu'une
exception. Beaucoup d'hommes sont peu honorables, mais nous l'ignorons
ou n'en avons cure. Mais si l'homonymie fait qu'on nous remet des
lettres à eux destinées, ou _vice versa_ nous commençons par une
méfiance, souvent justifiée, quant à ce qu'ils valent. Nous craignons
des confusions, nous les prévenons par une moue de dégoût si l'on nous
parle d'eux. En lisant notre nom porté par eux, dans le journal, ils
nous semblent l'avoir usurpé. Les péchés des autres membres du corps
social nous sont indifférents. Nous en chargeons plus lourdement nos
homonymes. La haine que nous portons aux autres Simonnet est d'autant
plus forte qu'elle n'est pas individuelle, mais se transmet
héréditairement. Au bout de deux générations on se souvient seulement de
la moue insultante que les grands-parents avaient à l'égard des autres
Simonnet; on ignore la cause; on ne serait pas étonné d'apprendre que
cela a commencé par un assassinat. Jusqu'au jour fréquent où, entre une
Simonnet et un Simonnet qui ne sont pas parents du tout, cela finit par
un mariage.
Non seulement Albertine me parla de Robert Forestier et de Suzanne
Delage, mais spontanément, par un devoir de confidence que le
rapprochement des corps crée, au début du moins, avant qu'il ait
engendré une duplicité spéciale et le secret envers le même être,
Albertine me raconta sur sa famille et un oncle d'Andrée une histoire
dont elle avait, à Balbec, refusé de me dire un seul mot, mais elle ne
pensait pas qu'elle dût paraître avoir encore des secrets à mon égard.
Maintenant sa meilleure amie lui eût raconté quelque chose contre moi
qu'elle se fût fait un devoir de me le rapporter. J'insistai pour
qu'elle rentrât, elle finit par partir, mais si confuse pour moi de ma
grossièreté, qu'elle riait presque pour m'excuser, comme une maîtresse
de maison chez qui on va en veston, qui vous accepte ainsi mais à qui
cela n'est pas indifférent.
--Vous riez? lui dis-je.
--Je ne ris pas, je vous souris, me répondit-elle tendrement. Quand
est-ce que je vous revois? ajouta-t-elle comme n'admettant pas que ce
que nous venions de faire, puisque c'en est d'habitude le couronnement,
ne fût pas au moins le prélude d'une amitié grande, d'une amitié
préexistante et que nous nous devions de découvrir, de confesser et qui
seule pouvait expliquer ce à quoi nous nous étions livrés.
--Puisque vous m'y autorisez, quand je pourrai je vous ferai chercher.
Je n'osai lui dire que je voulais tout subordonner à la possibilité de
voir Mme de Stermaria.
--Hélas! ce sera à l'improviste, je ne sais jamais d'avance, lui dis-je.
Serait-ce possible que je vous fisse chercher le soir quand je serai
libre?
--Ce sera très possible bientôt car j'aurai une entrée indépendante de
celle de ma tante. Mais en ce moment c'est impraticable. En tout cas je
viendrai à tout hasard demain ou après-demain dans l'après-midi. Vous ne
me recevrez que si vous le pouvez.
Arrivée à la porte, étonnée que je ne l'eusse pas devancée, elle me
tendit sa joue, trouvant qu'il n'y avait nul besoin d'un grossier désir
physique pour que maintenant nous nous embrassions. Comme les courtes
relations que nous avions eues tout à l'heure ensemble étaient de celles
auxquelles conduisent parfois une intimité absolue et un choix du coeur,
Albertine avait cru devoir improviser et ajouter momentanément aux
baisers que nous avions échangés sur mon lit, le sentiment dont ils
eussent été le signe pour un chevalier et sa dame tels que pouvait les
concevoir un jongleur gothique.
Quand m'eut quitté la jeune Picarde, qu'aurait pu sculpter à son porche
l'imagier de Saint-André-des-Champs, Françoise m'apporta une lettre qui
me remplit de joie, car elle était de Mme de Stermaria, laquelle
acceptait à dîner. De Mme de Stermaria, c'est-à-dire, pour moi, plus
que de la Mme de Stermaria réelle, de celle à qui j'avais pensé toute la
journée avant l'arrivée d'Albertine. C'est la terrible tromperie de
l'amour qu'il commence par nous faire jouer avec une femme non du monde
extérieur, mais avec une poupée intérieure à notre cerveau, la seule
d'ailleurs que nous ayons toujours à notre disposition, la seule que
nous posséderons, que l'arbitraire du souvenir, presque aussi absolu que
celui de l'imagination, peut avoir fait aussi différente de la femme
réelle que du Balbec réel avait été pour moi le Balbec rêvé; création
factice à laquelle peu à peu, pour notre souffrance, nous forcerons la
femme réelle à ressembler.
Albertine m'avait tant retardé que la comédie venait de finir quand
j'arrivai chez Mme de Villeparisis; et peu désireux de prendre à revers
le flot des invités qui s'écoulait en commentant la grande nouvelle: la
séparation qu'on disait déjà accomplie entre le duc et la duchesse de
Guermantes, je m'étais, en attendant de pouvoir saluer la maîtresse de
maison, assis sur une bergère vide dans le deuxième salon, quand du
premier, où sans doute elle avait été assise tout à fait au premier rang
de chaises, je vis déboucher, majestueuse, ample et haute dans une
longue robe de satin jaune à laquelle étaient attachés en relief
d'énormes pavots noirs, la duchesse. Sa vue ne me causait plus aucun
trouble. Un certain jour, m'imposant les mains sur le front (comme
c'était son habitude quand elle avait peur de me faire de la peine), en
me disant: «Ne continue pas tes sorties pour rencontrer Mme de
Guermantes, tu es la fable de la maison. D'ailleurs, vois comme ta
grand'mère est souffrante, tu as vraiment des choses plus sérieuses à
faire que de te poster sur le chemin d'une femme qui se moque de toi»,
d'un seul coup, comme un hypnotiseur qui vous fait revenir du lointain
pays où vous vous imaginiez être, et vous rouvre les yeux, ou comme le
médecin qui, vous rappelant au sentiment du devoir et de la réalité,
vous guérit d'un mal imaginaire dans lequel vous vous complaisiez, ma
mère m'avait réveillé d'un trop long songe. La journée qui avait suivi
avait été consacrée à dire un dernier adieu à ce mal auquel je
renonçais; j'avais chanté des heures de suite en pleurant l'«Adieu» de
Schubert:
... _Adieu, des voix étranges
T'appellent loin de moi, céleste soeur des Anges_.
Et puis ç'avait été fini. J'avais cessé mes sorties du matin, et si
facilement que je tirai alors le pronostic, qu'on verra se trouver faux,
plus tard, que je m'habituerais aisément, dans le cours de ma vie, à ne
plus voir une femme. Et quand ensuite Françoise m'eut raconté que
Jupien, désireux de s'agrandir, cherchait une boutique dans le quartier,
désireux de lui en trouver une (tout heureux aussi, en flânant dans la
rue que déjà de mon lit j'entendais crier lumineusement comme une plage,
de voir, sous le rideau de fer levé des crémeries, les petites laitières
à manches blanches), j'avais pu recommencer ces sorties. Fort librement
du reste; car j'avais conscience de ne plus les faire dans le but de
voir Mme de Guermantes; telle une femme qui prend des précautions
infinies tant qu'elle a un amant, du jour qu'elle a rompu avec lui
laisse traîner ses lettres, au risque de découvrir à son mari le secret
d'une faute dont elle a fini de s'effrayer en même temps que de la
commettre. Ce qui me faisait de la peine c'était d'apprendre que presque
toutes les maisons étaient habitées par des gens malheureux. Ici la
femme pleurait sans cesse parce que son mari la trompait. Là c'était
l'inverse. Ailleurs une mère travailleuse, rouée de coups par un fils
ivrogne, tâchait de cacher sa souffrance aux yeux des voisins. Toute une
moitié de l'humanité pleurait. Et quand je la connus, je vis qu'elle
était si exaspérante que je me demandai si ce n'était pas le mari ou la
femme adultères, qui l'étaient seulement parce que le bonheur légitime
leur avait été refusé, et se montraient charmants et loyaux envers tout
autre que leur femme ou leur mari, qui avaient raison. Bientôt je
n'avais même plus eu la raison d'être utile à Jupien pour continuer mes
pérégrinations matinales. Car on apprit que l'ébéniste de notre cour,
dont les ateliers n'étaient séparés de la boutique de Jupien que par une
cloison fort mince, allait recevoir congé du gérant parce qu'il frappait
des coups trop bruyants. Jupien ne pouvait espérer mieux, les ateliers
avaient un sous-sol où mettre les boiseries, et qui communiquait avec
nos caves. Jupien y mettrait son charbon, ferait abattre la cloison et
aurait une seule et vaste boutique. Mais même sans l'amusement de
chercher pour lui, j'avais continué à sortir avant déjeuner. Même comme
Jupien, trouvant le prix que M. de Guermantes faisait très élevé,
laissait visiter pour que, découragé de ne pas trouver de locataire, le
duc se résignât à lui faire une diminution, Françoise, ayant remarqué
que, même après l'heure où on ne visitait pas, le concierge laissait
«contre» la porte de la boutique à louer, flaira un piège dressé par le
concierge pour attirer la fiancée du valet de pied des Guermantes (ils y
trouveraient une retraite d'amour), et ensuite les surprendre.
Quoi qu'il en fût, bien que n'ayant plus à chercher une boutique pour
Jupien, je continuai à sortir avant le déjeuner. Souvent, dans ces
sorties, je rencontrais M. de Norpois. Il arrivait que, causant avec un
collègue, il jetait sur moi des regards qui, après m'avoir entièrement
examiné, se détournaient vers son interlocuteur sans m'avoir plus souri
ni salué que s'il ne m'avait pas connu du tout. Car chez ces importants
diplomates, regarder d'une certaine manière n'a pas pour but de vous
faire savoir qu'ils vous ont vu, mais qu'ils ne vous ont pas vu et
qu'ils ont à parler avec leur collègue de quelque question sérieuse.
Une grande femme que je croisais souvent près de la maison était moins
discrète avec moi. Car bien que je ne la connusse pas, elle se
retournait vers moi, m'attendait--inutilement--devant les vitrines des
marchands, me souriait, comme si elle allait m'embrasser, faisait le
geste de s'abandonner. Elle reprenait un air glacial à mon égard si elle
rencontrait quelqu'un qu'elle connût. Depuis longtemps déjà dans ces
courses du matin, selon ce que j'avais à faire, fût-ce acheter le plus
insignifiant journal, je choisissais le chemin le plus direct, sans
regret s'il était en dehors du parcours habituel que suivaient les
promenades de la duchesse et, s'il en faisait au contraire partie, sans
scrupules et sans dissimulation parce qu'il ne me paraissait plus le
chemin défendu où j'arrachais à une ingrate la faveur de la voir malgré
elle. Mais je n'avais pas songé que ma guérison, en me donnant à l'égard
de Mme de Guermantes une attitude normale, accomplirait parallèlement la
même oeuvre en ce qui la concernait et rendrait possible une amabilité,
une amitié qui ne m'importaient plus. Jusque-là les efforts du monde
entier ligués pour me rapprocher d'elle eussent expiré devant le mauvais
sort que jette un amour malheureux. Des fées plus puissantes que les
hommes ont décrété que, dans ces cas-là, rien ne pourra servir jusqu'au
jour où nous aurons dit sincèrement dans notre coeur la parole: «Je
n'aime plus.» J'en avais voulu à Saint-Loup de ne m'avoir pas mené chez
sa tante. Mais pas plus que n'importe qui, il n'était capable de briser
un enchantement. Tandis que j'aimais Mme de Guermantes, les marques de
gentillesse que je recevais des autres, les compliments, me faisaient de
la peine, non seulement parce que cela ne venait pas d'elle, mais parce
qu'elle ne les apprenait pas. Or, les eût-elle sus que cela n'eût été
d'aucune utilité. Même dans les détails d'une affection, une absence,
le refus d'un dîner, une rigueur involontaire, inconsciente, servent
plus que tous les cosmétiques et les plus beaux habits. Il y aurait des
parvenus, si on enseignait dans ce sens l'art de parvenir.
Au moment où elle traversait le salon où j'étais assis, la pensée pleine
du souvenir des amis que je ne connaissais pas et qu'elle allait
peut-être retrouver tout à l'heure dans une autre soirée, Mme de
Guermantes m'aperçut sur ma bergère, véritable indifférent qui ne
cherchais qu'à être aimable, alors que, tandis que j'aimais, j'avais
tant essayé de prendre, sans y réussir, l'air d'indifférence; elle
obliqua, vint à moi et retrouvant le sourire du soir de l'Opéra-Comique
et que le sentiment pénible d'être aimée par quelqu'un qu'elle n'aimait
pas n'effaçait plus:
--Non, ne vous dérangez pas, vous permettez que je m'asseye un instant à
côté de vous? me dit-elle en relevant gracieusement son immense jupe qui
sans cela eût occupé la bergère dans son entier.
Plus grande que moi et accrue encore de tout le volume de sa robe,
j'étais presque effleuré par son admirable bras nu autour duquel un
duvet imperceptible et innombrable faisait fumer perpétuellement comme
une vapeur dorée, et par la torsade blonde de ses cheveux qui
m'envoyaient leur odeur. N'ayant guère de place, elle ne pouvait se
tourner facilement vers moi et, obligée de regarder plutôt devant elle
que de mon côté, prenait une expression rêveuse et douce, comme dans un
portrait.
--Avez-vous des nouvelles de Robert? me dit-elle.
Mme de Villeparisis passa à ce moment-là.
--Eh bien! vous arrivez à une jolie heure, monsieur, pour une fois qu'on
vous voit.
Et remarquant que je parlais avec sa nièce, supposant peut-être que nous
étions plus liés qu'elle ne savait:
--Mais je ne veux pas déranger votre conversation avec Oriane,
ajouta-t-elle (car les bons offices de l'entremetteuse font partie des
devoirs d'une maîtresse de maison). Vous ne voulez pas venir dîner
mercredi avec elle?
C'était le jour où je devais dîner avec Mme de Stermaria, je refusai.
--Et samedi?
Ma mère revenant le samedi ou le dimanche, c'eût été peu gentil de ne
pas rester tous les soirs à dîner avec elle; je refusai donc encore.
--Ah! vous n'êtes pas un homme facile à avoir chez soi.
--Pourquoi ne venez-vous jamais me voir? me dit Mme de Guermantes quand
Mme de Villeparisis se fut éloignée pour féliciter les artistes et
remettre à la diva un bouquet de roses dont la main qui l'offrait
faisait seule tout le prix, car il n'avait coûté que vingt francs.
(C'était du reste son prix maximum quand on n'avait chanté qu'une fois.
Celles qui prêtaient leur concours à toutes les matinées et soirées
recevaient des roses peintes par la marquise.)
--C'est ennuyeux de ne jamais se voir que chez les autres. Puisque vous
ne voulez pas dîner avec moi chez ma tante, pourquoi ne viendriez-vous
pas dîner chez moi?
Certaines personnes, étant restées le plus longtemps possible, sous des
prétextes quelconques, mais qui sortaient enfin, voyant la duchesse
assise pour causer avec un jeune homme, sur un meuble si étroit qu'on
n'y pouvait tenir que deux, pensèrent qu'on les avait mal renseignées,
que c'était la duchesse, non le duc, qui demandait la séparation, à
cause de moi. Puis elles se hâtèrent de répandre cette nouvelle. J'étais
plus à même que personne d'en connaître la fausseté. Mais j'étais
surpris que, dans ces périodes difficiles où s'effectue une séparation
non encore consommée, la duchesse, au lieu de s'isoler, invitât
justement quelqu'un qu'elle connaissait aussi peu. J'eus le soupçon que
le duc avait été seul à ne pas vouloir qu'elle me reçût et que,
maintenant qu'il la quittait, elle ne voyait plus d'obstacles à
s'entourer des gens qui lui plaisaient.
Deux minutes auparavant j'eusse été stupéfait si on m'avait dit que Mme
de Guermantes allait me demander d'aller la voir, encore plus de venir
dîner. J'avais beau savoir que le salon Guermantes ne pouvait pas
présenter les particularités que j'avais extraites de ce nom, le fait
qu'il m'avait été interdit d'y pénétrer, en m'obligeant à lui donner le
même genre d'existence qu'aux salons dont nous avons lu la description
dans un roman, ou vu l'image dans un rêve, me le faisait, même quand
j'étais certain qu'il était pareil à tous les autres, imaginer tout
différent; entre moi et lui il y avait la barrière où finit le réel.
Dîner chez les Guermantes, c'était comme entreprendre un voyage
longtemps désiré, faire passer un désir de ma tête devant mes yeux et
lier connaissance avec un songe. Du moins eussé-je pu croire qu'il
s'agissait d'un de ces dîners auxquels les maîtres de maison invitent
quelqu'un en disant: «Venez, il n'y aura _absolument_ que nous»,
feignant d'attribuer au paria la crainte qu'ils éprouvent de le voir
mêlé à leurs autres amis, et cherchant même à transformer en un enviable
privilège réservé aux seuls intimes la quarantaine de l'exclu, malgré
lui sauvage et favorisé. Je sentis, au contraire, que Mme de Guermantes
avait le désir de me faire goûter à ce qu'elle avait de plus agréable
quand elle me dit, mettant d'ailleurs devant mes yeux comme la beauté
violâtre d'une arrivée chez la tante de Fabrice et le miracle d'une
présentation au comte Mosca:
--Vendredi vous ne seriez pas libre, en petit comité? Ce serait gentil.
Il y aura la princesse de Parme qui est charmante; d'abord je ne vous
inviterais pas si ce n'était pas pour rencontrer des gens agréables.
Désertée dans les milieux mondains intermédiaires qui sont livrés à un
mouvement perpétuel d'ascension, la famille joue au contraire un rôle
important dans les milieux immobiles comme la petite bourgeoisie et
comme l'aristocratie princière, qui ne peut chercher à s'élever puisque,
au-dessus d'elle, à son point de vue spécial, il n'y a rien. L'amitié
que me témoignaient «la tante Villeparisis» et Robert avait peut-être
fait de moi pour Mme de Guermantes et ses amis, vivant toujours sur
eux-mêmes et dans une même coterie, l'objet d'une attention curieuse que
je ne soupçonnais pas.
Elle avait de ces parents-là une connaissance familiale, quotidienne,
vulgaire, fort différente de ce que nous imaginons, et dans laquelle, si
nous nous y trouvons compris, loin que nos actions en soient expulsées
comme le grain de poussière de l'oeil ou la goutte d'eau de la
trachée-artère, elles peuvent rester gravées, être commentées, racontées
encore des années après que nous les avons oubliées nous-mêmes, dans le
palais où nous sommes étonnés de les retrouver comme une lettre de nous
dans une précieuse collection d'autographes.
De simples gens élégants peuvent défendre leur porte trop envahie. Mais
celle des Guermantes ne l'était pas. Un étranger n'avait presque jamais
l'occasion de passer devant elle. Pour une fois que la duchesse s'en
voyait désigner un, elle ne songeait pas à se préoccuper de la valeur
mondaine qu'il apporterait, puisque c'était chose qu'elle conférait et
ne pouvait recevoir. Elle ne pensait qu'à ses qualités réelles, Mme de
Villeparisis et Saint-Loup lui avaient dit que j'en possédais. Et sans
doute ne les eût-elle pas crus, si elle n'avait remarqué qu'ils ne
pouvaient jamais arriver à me faire venir quand ils le voulaient, donc
que je ne tenais pas au monde, ce qui semblait à la duchesse le signe
qu'un étranger faisait partie des «gens agréables».
Il fallait voir, parlant de femmes qu'elle n'aimait guère, comme elle
changeait de visage aussitôt si on nommait, à propos de l'une, par
exemple sa belle-soeur. «Oh! elle est charmante», disait-elle d'un air
de finesse et de certitude. La seule raison qu'elle en donnât était que
cette dame avait refusé d'être présentée à la marquise de Chaussegros et
à la princesse de Silistrie. Elle n'ajoutait pas que cette dame avait
refusé de lui être présentée à elle-même, duchesse de Guermantes. Cela
avait eu lieu pourtant, et depuis ce jour, l'esprit de la duchesse
travaillait sur ce qui pouvait bien se passer chez la dame si difficile
à connaître. Elle mourait d'envie d'être reçue chez elle. Les gens du
monde ont tellement l'habitude qu'on les recherche que qui les fuit leur
semble un phénix et accapare leur attention.
Le motif véritable de m'inviter était-il, dans l'esprit de Mme de
Guermantes (depuis que je ne l'aimais plus), que je ne recherchais pas
ses parents quoique étant recherché d'eux? Je ne sais. En tout cas,
s'étant décidée à m'inviter, elle voulait me faire les honneurs de ce
qu'elle avait de meilleur chez elle, et éloigner ceux de ses amis qui
auraient pu m'empêcher de revenir, ceux qu'elle savait ennuyeux. Je
n'avais pas su à quoi attribuer le changement de route de la duchesse
quand je l'avais vue dévier de sa marche stellaire, venir s'asseoir à
côté de moi et m'inviter à dîner, effet de causes ignorées, faute de
sens spécial qui nous renseigne à cet égard. Nous nous figurons les
gens que nous connaissons à peine--comme moi la duchesse--comme ne
pensant à nous que dans les rares moments où ils nous voient. Or, cet
oubli idéal où nous nous figurons qu'ils nous tiennent est absolument
arbitraire. De sorte que, pendant que dans le silence de la solitude
pareil à celui d'une belle nuit nous nous imaginons les différentes
reines de la société poursuivant leur route dans le ciel à une distance
infinie, nous ne pouvons nous défendre d'un sursaut de malaise ou de
plaisir s'il nous tombe de là-haut, comme un aérolithe portant gravé
notre nom, que nous croyions inconnu dans Vénus ou Cassiopée, une
invitation à dîner ou un méchant potin.
Peut-être parfois, quand, à l'imitation des princes persans qui, au dire
du _Livre d'Esther_, se faisaient lire les registres où étaient inscrits
les noms de ceux de leurs sujets qui leur avaient témoigné du zèle, Mme
de Guermantes consultait la liste des gens bien intentionnés, elle
s'était dit de moi: «Un à qui nous demanderons de venir dîner.» Mais
d'autres pensées l'avaient distraite
_(De soins tumultueux un prince environné
Vers de nouveaux objets est sans cesse entraîné)_
jusqu'au moment où elle m'avait aperçu seul comme Mardochée à la porte
du palais; et ma vue ayant rafraîchi sa mémoire elle voulait, tel
Assuérus, me combler de ses dons.
Cependant je dois dire qu'une surprise d'un genre opposé allait suivre
celle que j'avais eue au moment où Mme de Guermantes m'avait invité.
Cette première surprise, comme j'avais trouvé plus modeste de ma part et
plus reconnaissant de ne pas la dissimuler et d'exprimer au contraire
avec exagération ce qu'elle avait de joyeux, Mme de Guermantes, qui se
disposait à partir pour une dernière soirée, venait de me dire, presque
comme une justification, et par peur que je ne susse pas bien qui elle
était, pour avoir l'air si étonné d'être invité chez elle: «Vous savez
que je suis la tante de Robert de Saint-Loup qui vous aime beaucoup, et
du reste nous nous sommes déjà vus ici.» En répondant que je le savais,
j'ajoutai que je connaissais aussi M. de Charlus, lequel «avait été très
bon pour moi à Balbec et à Paris». Mme de Guermantes parut étonnée et
ses regards semblèrent se reporter, comme pour une vérification, à une
page déjà plus ancienne du livre intérieur. «Comment! vous connaissez
Palamède?» Ce prénom prenait dans la bouche de Mme de Guermantes une
grande douceur à cause de la simplicité involontaire avec laquelle elle
parlait d'un homme si brillant, mais qui n'était pour elle que son
beau-frère et le cousin avec lequel elle avait été élevée. Et dans le
gris confus qu'était pour moi la vie de la duchesse de Guermantes, ce
nom de Palamède mettait comme la clarté des longues journées d'été où
elle avait joué avec lui, jeune fille, à Guermantes, au jardin. De plus,
prétentions habituelles, le moment qui précède le plaisir, pareil en
cela à celui qui suit la mort, avait rendu à ses traits rajeunis comme
l'innocence du premier âge. Et sans doute tout être dont le talent est
soudain mis en jeu devient modeste, appliqué et charmant; surtout si,
par ce talent, il sait nous donner un grand plaisir, il en est lui-même
heureux, veut nous le donner bien complet. Mais dans cette expression
nouvelle du visage d'Albertine il y avait plus que du désintéressement
et de la conscience, de la générosité professionnels, une sorte de
dévouement conventionnel et subit; et c'est plus loin qu'à sa propre
enfance, mais à la jeunesse de sa race qu'elle était revenue. Bien
différente de moi qui n'avais rien souhaité de plus qu'un apaisement
physique, enfin obtenu, Albertine semblait trouver qu'il y eût eu de sa
part quelque grossièreté à croire que ce plaisir matériel allât sans un
sentiment moral et terminât quelque chose. Elle, si pressée tout à
l'heure, maintenant sans doute et parce qu'elle trouvait que les baisers
impliquent l'amour et que l'amour l'emporte sur tout autre devoir,
disait, quand je lui rappelais son dîner:
--Mais ça ne fait rien du tout, voyons, j'ai tout mon temps.
Elle semblait gênée de se lever tout de suite après ce qu'elle venait
de faire, gênée par bienséance, comme Françoise, quand elle avait cru,
sans avoir soif, devoir accepter avec une gaieté décente le verre de vin
que Jupien lui offrait, n'aurait pas osé partir aussitôt la dernière
gorgée bue, quelque devoir impérieux qui l'eût appelée. Albertine--et
c'était peut-être, avec une autre que l'on verra plus tard, une des
raisons qui m'avaient à mon insu fait la désirer--était une des
incarnations de la petite paysanne française dont le modèle est en
pierre à Saint-André-des-Champs. De Françoise, qui devait pourtant
bientôt devenir sa mortelle ennemie, je reconnus en elle la courtoisie
envers l'hôte et l'étranger, la décence, le respect de la couche.
Françoise, qui, après la mort de ma tante, ne croyait pouvoir parler que
sur un ton apitoyé, dans les mois qui précédèrent le mariage de sa
fille, eût trouvé choquant, quand celle-ci se promenait avec son fiancé,
qu'elle ne le tînt pas par le bras. Albertine, immobilisée auprès de
moi, me disait:
--Vous avez de jolis cheveux, vous avez de beaux yeux, vous êtes gentil.
Comme, lui ayant fait remarquer qu'il était tard, j'ajoutais: «Vous ne
me croyez pas?», elle me répondit, ce qui était peut-être vrai, mais
seulement depuis deux minutes et pour quelques heures:
--Je vous crois toujours.
Elle me parla de moi, de ma famille, de mon milieu social. Elle me dit:
«Oh! je sais que vos parents connaissent des gens très bien. Vous êtes
ami de Robert Forestier et de Suzanne Delage.» A la première minute, ces
noms ne me dirent absolument rien. Mais tout d'un coup je me rappelai
que j'avais en effet joué aux Champs-Élysées avec Robert Forestier que
je n'avais jamais revu. Quant à Suzanne Delage, c'était la petite nièce
de Mme Blandais, et j'avais dû une fois aller à une leçon de danse, et
même tenir un petit rôle dans une comédie de salon, chez ses parents.
Mais la peur d'avoir le fou rire, et des saignements de nez m'en avaient
empêché, de sorte que je ne l'avais jamais vue. J'avais tout au plus cru
comprendre autrefois que l'institutrice à plumet des Swann avait été
chez ses parents, mais peut-être n'était-ce qu'une soeur de cette
institutrice ou une amie. Je protestai à Albertine que Robert Forestier
et Suzanne Delage tenaient peu de place dans ma vie. «C'est possible,
vos mères sont liées, cela permet de vous situer. Je croise souvent
Suzanne Delage avenue de Messine, elle a du chic.» Nos mères ne se
connaissaient que dans l'imagination de Mme Bontemps qui, ayant su que
j'avais joué jadis avec Robert Forestier auquel, paraît-il, je récitais
des vers, en avait conclu que nous étions liés par des relations de
famille. Elle ne laissait jamais, m'a-t-on dit, passer le nom de maman
sans dire: «Ah! oui, c'est le milieu des Delage, des Forestier, etc.»,
donnant à mes parents un bon point qu'ils ne méritaient pas.
Du reste les notions sociales d'Albertine étaient d'une sottise extrême.
Elle croyait les Simonnet avec deux _n_ inférieurs non seulement aux
Simonet avec un seul _n_, mais à toutes les autres personnes possibles.
Que quelqu'un ait le même nom que vous, sans être de votre famille, est
une grande raison de le dédaigner. Certes il y a des exceptions. Il peut
arriver que deux Simonnet (présentés l'un à l'autre dans une de ces
réunions où l'on éprouve le besoin de parler de n'importe quoi et où on
se sent d'ailleurs plein de dispositions optimistes, par exemple dans le
cortège d'un enterrement qui se rend au cimetière), voyant qu'ils
s'appellent de même, cherchent avec une bienveillance réciproque, et
sans résultat, s'ils n'ont aucun lien de parenté. Mais ce n'est qu'une
exception. Beaucoup d'hommes sont peu honorables, mais nous l'ignorons
ou n'en avons cure. Mais si l'homonymie fait qu'on nous remet des
lettres à eux destinées, ou _vice versa_ nous commençons par une
méfiance, souvent justifiée, quant à ce qu'ils valent. Nous craignons
des confusions, nous les prévenons par une moue de dégoût si l'on nous
parle d'eux. En lisant notre nom porté par eux, dans le journal, ils
nous semblent l'avoir usurpé. Les péchés des autres membres du corps
social nous sont indifférents. Nous en chargeons plus lourdement nos
homonymes. La haine que nous portons aux autres Simonnet est d'autant
plus forte qu'elle n'est pas individuelle, mais se transmet
héréditairement. Au bout de deux générations on se souvient seulement de
la moue insultante que les grands-parents avaient à l'égard des autres
Simonnet; on ignore la cause; on ne serait pas étonné d'apprendre que
cela a commencé par un assassinat. Jusqu'au jour fréquent où, entre une
Simonnet et un Simonnet qui ne sont pas parents du tout, cela finit par
un mariage.
Non seulement Albertine me parla de Robert Forestier et de Suzanne
Delage, mais spontanément, par un devoir de confidence que le
rapprochement des corps crée, au début du moins, avant qu'il ait
engendré une duplicité spéciale et le secret envers le même être,
Albertine me raconta sur sa famille et un oncle d'Andrée une histoire
dont elle avait, à Balbec, refusé de me dire un seul mot, mais elle ne
pensait pas qu'elle dût paraître avoir encore des secrets à mon égard.
Maintenant sa meilleure amie lui eût raconté quelque chose contre moi
qu'elle se fût fait un devoir de me le rapporter. J'insistai pour
qu'elle rentrât, elle finit par partir, mais si confuse pour moi de ma
grossièreté, qu'elle riait presque pour m'excuser, comme une maîtresse
de maison chez qui on va en veston, qui vous accepte ainsi mais à qui
cela n'est pas indifférent.
--Vous riez? lui dis-je.
--Je ne ris pas, je vous souris, me répondit-elle tendrement. Quand
est-ce que je vous revois? ajouta-t-elle comme n'admettant pas que ce
que nous venions de faire, puisque c'en est d'habitude le couronnement,
ne fût pas au moins le prélude d'une amitié grande, d'une amitié
préexistante et que nous nous devions de découvrir, de confesser et qui
seule pouvait expliquer ce à quoi nous nous étions livrés.
--Puisque vous m'y autorisez, quand je pourrai je vous ferai chercher.
Je n'osai lui dire que je voulais tout subordonner à la possibilité de
voir Mme de Stermaria.
--Hélas! ce sera à l'improviste, je ne sais jamais d'avance, lui dis-je.
Serait-ce possible que je vous fisse chercher le soir quand je serai
libre?
--Ce sera très possible bientôt car j'aurai une entrée indépendante de
celle de ma tante. Mais en ce moment c'est impraticable. En tout cas je
viendrai à tout hasard demain ou après-demain dans l'après-midi. Vous ne
me recevrez que si vous le pouvez.
Arrivée à la porte, étonnée que je ne l'eusse pas devancée, elle me
tendit sa joue, trouvant qu'il n'y avait nul besoin d'un grossier désir
physique pour que maintenant nous nous embrassions. Comme les courtes
relations que nous avions eues tout à l'heure ensemble étaient de celles
auxquelles conduisent parfois une intimité absolue et un choix du coeur,
Albertine avait cru devoir improviser et ajouter momentanément aux
baisers que nous avions échangés sur mon lit, le sentiment dont ils
eussent été le signe pour un chevalier et sa dame tels que pouvait les
concevoir un jongleur gothique.
Quand m'eut quitté la jeune Picarde, qu'aurait pu sculpter à son porche
l'imagier de Saint-André-des-Champs, Françoise m'apporta une lettre qui
me remplit de joie, car elle était de Mme de Stermaria, laquelle
acceptait à dîner. De Mme de Stermaria, c'est-à-dire, pour moi, plus
que de la Mme de Stermaria réelle, de celle à qui j'avais pensé toute la
journée avant l'arrivée d'Albertine. C'est la terrible tromperie de
l'amour qu'il commence par nous faire jouer avec une femme non du monde
extérieur, mais avec une poupée intérieure à notre cerveau, la seule
d'ailleurs que nous ayons toujours à notre disposition, la seule que
nous posséderons, que l'arbitraire du souvenir, presque aussi absolu que
celui de l'imagination, peut avoir fait aussi différente de la femme
réelle que du Balbec réel avait été pour moi le Balbec rêvé; création
factice à laquelle peu à peu, pour notre souffrance, nous forcerons la
femme réelle à ressembler.
Albertine m'avait tant retardé que la comédie venait de finir quand
j'arrivai chez Mme de Villeparisis; et peu désireux de prendre à revers
le flot des invités qui s'écoulait en commentant la grande nouvelle: la
séparation qu'on disait déjà accomplie entre le duc et la duchesse de
Guermantes, je m'étais, en attendant de pouvoir saluer la maîtresse de
maison, assis sur une bergère vide dans le deuxième salon, quand du
premier, où sans doute elle avait été assise tout à fait au premier rang
de chaises, je vis déboucher, majestueuse, ample et haute dans une
longue robe de satin jaune à laquelle étaient attachés en relief
d'énormes pavots noirs, la duchesse. Sa vue ne me causait plus aucun
trouble. Un certain jour, m'imposant les mains sur le front (comme
c'était son habitude quand elle avait peur de me faire de la peine), en
me disant: «Ne continue pas tes sorties pour rencontrer Mme de
Guermantes, tu es la fable de la maison. D'ailleurs, vois comme ta
grand'mère est souffrante, tu as vraiment des choses plus sérieuses à
faire que de te poster sur le chemin d'une femme qui se moque de toi»,
d'un seul coup, comme un hypnotiseur qui vous fait revenir du lointain
pays où vous vous imaginiez être, et vous rouvre les yeux, ou comme le
médecin qui, vous rappelant au sentiment du devoir et de la réalité,
vous guérit d'un mal imaginaire dans lequel vous vous complaisiez, ma
mère m'avait réveillé d'un trop long songe. La journée qui avait suivi
avait été consacrée à dire un dernier adieu à ce mal auquel je
renonçais; j'avais chanté des heures de suite en pleurant l'«Adieu» de
Schubert:
... _Adieu, des voix étranges
T'appellent loin de moi, céleste soeur des Anges_.
Et puis ç'avait été fini. J'avais cessé mes sorties du matin, et si
facilement que je tirai alors le pronostic, qu'on verra se trouver faux,
plus tard, que je m'habituerais aisément, dans le cours de ma vie, à ne
plus voir une femme. Et quand ensuite Françoise m'eut raconté que
Jupien, désireux de s'agrandir, cherchait une boutique dans le quartier,
désireux de lui en trouver une (tout heureux aussi, en flânant dans la
rue que déjà de mon lit j'entendais crier lumineusement comme une plage,
de voir, sous le rideau de fer levé des crémeries, les petites laitières
à manches blanches), j'avais pu recommencer ces sorties. Fort librement
du reste; car j'avais conscience de ne plus les faire dans le but de
voir Mme de Guermantes; telle une femme qui prend des précautions
infinies tant qu'elle a un amant, du jour qu'elle a rompu avec lui
laisse traîner ses lettres, au risque de découvrir à son mari le secret
d'une faute dont elle a fini de s'effrayer en même temps que de la
commettre. Ce qui me faisait de la peine c'était d'apprendre que presque
toutes les maisons étaient habitées par des gens malheureux. Ici la
femme pleurait sans cesse parce que son mari la trompait. Là c'était
l'inverse. Ailleurs une mère travailleuse, rouée de coups par un fils
ivrogne, tâchait de cacher sa souffrance aux yeux des voisins. Toute une
moitié de l'humanité pleurait. Et quand je la connus, je vis qu'elle
était si exaspérante que je me demandai si ce n'était pas le mari ou la
femme adultères, qui l'étaient seulement parce que le bonheur légitime
leur avait été refusé, et se montraient charmants et loyaux envers tout
autre que leur femme ou leur mari, qui avaient raison. Bientôt je
n'avais même plus eu la raison d'être utile à Jupien pour continuer mes
pérégrinations matinales. Car on apprit que l'ébéniste de notre cour,
dont les ateliers n'étaient séparés de la boutique de Jupien que par une
cloison fort mince, allait recevoir congé du gérant parce qu'il frappait
des coups trop bruyants. Jupien ne pouvait espérer mieux, les ateliers
avaient un sous-sol où mettre les boiseries, et qui communiquait avec
nos caves. Jupien y mettrait son charbon, ferait abattre la cloison et
aurait une seule et vaste boutique. Mais même sans l'amusement de
chercher pour lui, j'avais continué à sortir avant déjeuner. Même comme
Jupien, trouvant le prix que M. de Guermantes faisait très élevé,
laissait visiter pour que, découragé de ne pas trouver de locataire, le
duc se résignât à lui faire une diminution, Françoise, ayant remarqué
que, même après l'heure où on ne visitait pas, le concierge laissait
«contre» la porte de la boutique à louer, flaira un piège dressé par le
concierge pour attirer la fiancée du valet de pied des Guermantes (ils y
trouveraient une retraite d'amour), et ensuite les surprendre.
Quoi qu'il en fût, bien que n'ayant plus à chercher une boutique pour
Jupien, je continuai à sortir avant le déjeuner. Souvent, dans ces
sorties, je rencontrais M. de Norpois. Il arrivait que, causant avec un
collègue, il jetait sur moi des regards qui, après m'avoir entièrement
examiné, se détournaient vers son interlocuteur sans m'avoir plus souri
ni salué que s'il ne m'avait pas connu du tout. Car chez ces importants
diplomates, regarder d'une certaine manière n'a pas pour but de vous
faire savoir qu'ils vous ont vu, mais qu'ils ne vous ont pas vu et
qu'ils ont à parler avec leur collègue de quelque question sérieuse.
Une grande femme que je croisais souvent près de la maison était moins
discrète avec moi. Car bien que je ne la connusse pas, elle se
retournait vers moi, m'attendait--inutilement--devant les vitrines des
marchands, me souriait, comme si elle allait m'embrasser, faisait le
geste de s'abandonner. Elle reprenait un air glacial à mon égard si elle
rencontrait quelqu'un qu'elle connût. Depuis longtemps déjà dans ces
courses du matin, selon ce que j'avais à faire, fût-ce acheter le plus
insignifiant journal, je choisissais le chemin le plus direct, sans
regret s'il était en dehors du parcours habituel que suivaient les
promenades de la duchesse et, s'il en faisait au contraire partie, sans
scrupules et sans dissimulation parce qu'il ne me paraissait plus le
chemin défendu où j'arrachais à une ingrate la faveur de la voir malgré
elle. Mais je n'avais pas songé que ma guérison, en me donnant à l'égard
de Mme de Guermantes une attitude normale, accomplirait parallèlement la
même oeuvre en ce qui la concernait et rendrait possible une amabilité,
une amitié qui ne m'importaient plus. Jusque-là les efforts du monde
entier ligués pour me rapprocher d'elle eussent expiré devant le mauvais
sort que jette un amour malheureux. Des fées plus puissantes que les
hommes ont décrété que, dans ces cas-là, rien ne pourra servir jusqu'au
jour où nous aurons dit sincèrement dans notre coeur la parole: «Je
n'aime plus.» J'en avais voulu à Saint-Loup de ne m'avoir pas mené chez
sa tante. Mais pas plus que n'importe qui, il n'était capable de briser
un enchantement. Tandis que j'aimais Mme de Guermantes, les marques de
gentillesse que je recevais des autres, les compliments, me faisaient de
la peine, non seulement parce que cela ne venait pas d'elle, mais parce
qu'elle ne les apprenait pas. Or, les eût-elle sus que cela n'eût été
d'aucune utilité. Même dans les détails d'une affection, une absence,
le refus d'un dîner, une rigueur involontaire, inconsciente, servent
plus que tous les cosmétiques et les plus beaux habits. Il y aurait des
parvenus, si on enseignait dans ce sens l'art de parvenir.
Au moment où elle traversait le salon où j'étais assis, la pensée pleine
du souvenir des amis que je ne connaissais pas et qu'elle allait
peut-être retrouver tout à l'heure dans une autre soirée, Mme de
Guermantes m'aperçut sur ma bergère, véritable indifférent qui ne
cherchais qu'à être aimable, alors que, tandis que j'aimais, j'avais
tant essayé de prendre, sans y réussir, l'air d'indifférence; elle
obliqua, vint à moi et retrouvant le sourire du soir de l'Opéra-Comique
et que le sentiment pénible d'être aimée par quelqu'un qu'elle n'aimait
pas n'effaçait plus:
--Non, ne vous dérangez pas, vous permettez que je m'asseye un instant à
côté de vous? me dit-elle en relevant gracieusement son immense jupe qui
sans cela eût occupé la bergère dans son entier.
Plus grande que moi et accrue encore de tout le volume de sa robe,
j'étais presque effleuré par son admirable bras nu autour duquel un
duvet imperceptible et innombrable faisait fumer perpétuellement comme
une vapeur dorée, et par la torsade blonde de ses cheveux qui
m'envoyaient leur odeur. N'ayant guère de place, elle ne pouvait se
tourner facilement vers moi et, obligée de regarder plutôt devant elle
que de mon côté, prenait une expression rêveuse et douce, comme dans un
portrait.
--Avez-vous des nouvelles de Robert? me dit-elle.
Mme de Villeparisis passa à ce moment-là.
--Eh bien! vous arrivez à une jolie heure, monsieur, pour une fois qu'on
vous voit.
Et remarquant que je parlais avec sa nièce, supposant peut-être que nous
étions plus liés qu'elle ne savait:
--Mais je ne veux pas déranger votre conversation avec Oriane,
ajouta-t-elle (car les bons offices de l'entremetteuse font partie des
devoirs d'une maîtresse de maison). Vous ne voulez pas venir dîner
mercredi avec elle?
C'était le jour où je devais dîner avec Mme de Stermaria, je refusai.
--Et samedi?
Ma mère revenant le samedi ou le dimanche, c'eût été peu gentil de ne
pas rester tous les soirs à dîner avec elle; je refusai donc encore.
--Ah! vous n'êtes pas un homme facile à avoir chez soi.
--Pourquoi ne venez-vous jamais me voir? me dit Mme de Guermantes quand
Mme de Villeparisis se fut éloignée pour féliciter les artistes et
remettre à la diva un bouquet de roses dont la main qui l'offrait
faisait seule tout le prix, car il n'avait coûté que vingt francs.
(C'était du reste son prix maximum quand on n'avait chanté qu'une fois.
Celles qui prêtaient leur concours à toutes les matinées et soirées
recevaient des roses peintes par la marquise.)
--C'est ennuyeux de ne jamais se voir que chez les autres. Puisque vous
ne voulez pas dîner avec moi chez ma tante, pourquoi ne viendriez-vous
pas dîner chez moi?
Certaines personnes, étant restées le plus longtemps possible, sous des
prétextes quelconques, mais qui sortaient enfin, voyant la duchesse
assise pour causer avec un jeune homme, sur un meuble si étroit qu'on
n'y pouvait tenir que deux, pensèrent qu'on les avait mal renseignées,
que c'était la duchesse, non le duc, qui demandait la séparation, à
cause de moi. Puis elles se hâtèrent de répandre cette nouvelle. J'étais
plus à même que personne d'en connaître la fausseté. Mais j'étais
surpris que, dans ces périodes difficiles où s'effectue une séparation
non encore consommée, la duchesse, au lieu de s'isoler, invitât
justement quelqu'un qu'elle connaissait aussi peu. J'eus le soupçon que
le duc avait été seul à ne pas vouloir qu'elle me reçût et que,
maintenant qu'il la quittait, elle ne voyait plus d'obstacles à
s'entourer des gens qui lui plaisaient.
Deux minutes auparavant j'eusse été stupéfait si on m'avait dit que Mme
de Guermantes allait me demander d'aller la voir, encore plus de venir
dîner. J'avais beau savoir que le salon Guermantes ne pouvait pas
présenter les particularités que j'avais extraites de ce nom, le fait
qu'il m'avait été interdit d'y pénétrer, en m'obligeant à lui donner le
même genre d'existence qu'aux salons dont nous avons lu la description
dans un roman, ou vu l'image dans un rêve, me le faisait, même quand
j'étais certain qu'il était pareil à tous les autres, imaginer tout
différent; entre moi et lui il y avait la barrière où finit le réel.
Dîner chez les Guermantes, c'était comme entreprendre un voyage
longtemps désiré, faire passer un désir de ma tête devant mes yeux et
lier connaissance avec un songe. Du moins eussé-je pu croire qu'il
s'agissait d'un de ces dîners auxquels les maîtres de maison invitent
quelqu'un en disant: «Venez, il n'y aura _absolument_ que nous»,
feignant d'attribuer au paria la crainte qu'ils éprouvent de le voir
mêlé à leurs autres amis, et cherchant même à transformer en un enviable
privilège réservé aux seuls intimes la quarantaine de l'exclu, malgré
lui sauvage et favorisé. Je sentis, au contraire, que Mme de Guermantes
avait le désir de me faire goûter à ce qu'elle avait de plus agréable
quand elle me dit, mettant d'ailleurs devant mes yeux comme la beauté
violâtre d'une arrivée chez la tante de Fabrice et le miracle d'une
présentation au comte Mosca:
--Vendredi vous ne seriez pas libre, en petit comité? Ce serait gentil.
Il y aura la princesse de Parme qui est charmante; d'abord je ne vous
inviterais pas si ce n'était pas pour rencontrer des gens agréables.
Désertée dans les milieux mondains intermédiaires qui sont livrés à un
mouvement perpétuel d'ascension, la famille joue au contraire un rôle
important dans les milieux immobiles comme la petite bourgeoisie et
comme l'aristocratie princière, qui ne peut chercher à s'élever puisque,
au-dessus d'elle, à son point de vue spécial, il n'y a rien. L'amitié
que me témoignaient «la tante Villeparisis» et Robert avait peut-être
fait de moi pour Mme de Guermantes et ses amis, vivant toujours sur
eux-mêmes et dans une même coterie, l'objet d'une attention curieuse que
je ne soupçonnais pas.
Elle avait de ces parents-là une connaissance familiale, quotidienne,
vulgaire, fort différente de ce que nous imaginons, et dans laquelle, si
nous nous y trouvons compris, loin que nos actions en soient expulsées
comme le grain de poussière de l'oeil ou la goutte d'eau de la
trachée-artère, elles peuvent rester gravées, être commentées, racontées
encore des années après que nous les avons oubliées nous-mêmes, dans le
palais où nous sommes étonnés de les retrouver comme une lettre de nous
dans une précieuse collection d'autographes.
De simples gens élégants peuvent défendre leur porte trop envahie. Mais
celle des Guermantes ne l'était pas. Un étranger n'avait presque jamais
l'occasion de passer devant elle. Pour une fois que la duchesse s'en
voyait désigner un, elle ne songeait pas à se préoccuper de la valeur
mondaine qu'il apporterait, puisque c'était chose qu'elle conférait et
ne pouvait recevoir. Elle ne pensait qu'à ses qualités réelles, Mme de
Villeparisis et Saint-Loup lui avaient dit que j'en possédais. Et sans
doute ne les eût-elle pas crus, si elle n'avait remarqué qu'ils ne
pouvaient jamais arriver à me faire venir quand ils le voulaient, donc
que je ne tenais pas au monde, ce qui semblait à la duchesse le signe
qu'un étranger faisait partie des «gens agréables».
Il fallait voir, parlant de femmes qu'elle n'aimait guère, comme elle
changeait de visage aussitôt si on nommait, à propos de l'une, par
exemple sa belle-soeur. «Oh! elle est charmante», disait-elle d'un air
de finesse et de certitude. La seule raison qu'elle en donnât était que
cette dame avait refusé d'être présentée à la marquise de Chaussegros et
à la princesse de Silistrie. Elle n'ajoutait pas que cette dame avait
refusé de lui être présentée à elle-même, duchesse de Guermantes. Cela
avait eu lieu pourtant, et depuis ce jour, l'esprit de la duchesse
travaillait sur ce qui pouvait bien se passer chez la dame si difficile
à connaître. Elle mourait d'envie d'être reçue chez elle. Les gens du
monde ont tellement l'habitude qu'on les recherche que qui les fuit leur
semble un phénix et accapare leur attention.
Le motif véritable de m'inviter était-il, dans l'esprit de Mme de
Guermantes (depuis que je ne l'aimais plus), que je ne recherchais pas
ses parents quoique étant recherché d'eux? Je ne sais. En tout cas,
s'étant décidée à m'inviter, elle voulait me faire les honneurs de ce
qu'elle avait de meilleur chez elle, et éloigner ceux de ses amis qui
auraient pu m'empêcher de revenir, ceux qu'elle savait ennuyeux. Je
n'avais pas su à quoi attribuer le changement de route de la duchesse
quand je l'avais vue dévier de sa marche stellaire, venir s'asseoir à
côté de moi et m'inviter à dîner, effet de causes ignorées, faute de
sens spécial qui nous renseigne à cet égard. Nous nous figurons les
gens que nous connaissons à peine--comme moi la duchesse--comme ne
pensant à nous que dans les rares moments où ils nous voient. Or, cet
oubli idéal où nous nous figurons qu'ils nous tiennent est absolument
arbitraire. De sorte que, pendant que dans le silence de la solitude
pareil à celui d'une belle nuit nous nous imaginons les différentes
reines de la société poursuivant leur route dans le ciel à une distance
infinie, nous ne pouvons nous défendre d'un sursaut de malaise ou de
plaisir s'il nous tombe de là-haut, comme un aérolithe portant gravé
notre nom, que nous croyions inconnu dans Vénus ou Cassiopée, une
invitation à dîner ou un méchant potin.
Peut-être parfois, quand, à l'imitation des princes persans qui, au dire
du _Livre d'Esther_, se faisaient lire les registres où étaient inscrits
les noms de ceux de leurs sujets qui leur avaient témoigné du zèle, Mme
de Guermantes consultait la liste des gens bien intentionnés, elle
s'était dit de moi: «Un à qui nous demanderons de venir dîner.» Mais
d'autres pensées l'avaient distraite
_(De soins tumultueux un prince environné
Vers de nouveaux objets est sans cesse entraîné)_
jusqu'au moment où elle m'avait aperçu seul comme Mardochée à la porte
du palais; et ma vue ayant rafraîchi sa mémoire elle voulait, tel
Assuérus, me combler de ses dons.
Cependant je dois dire qu'une surprise d'un genre opposé allait suivre
celle que j'avais eue au moment où Mme de Guermantes m'avait invité.
Cette première surprise, comme j'avais trouvé plus modeste de ma part et
plus reconnaissant de ne pas la dissimuler et d'exprimer au contraire
avec exagération ce qu'elle avait de joyeux, Mme de Guermantes, qui se
disposait à partir pour une dernière soirée, venait de me dire, presque
comme une justification, et par peur que je ne susse pas bien qui elle
était, pour avoir l'air si étonné d'être invité chez elle: «Vous savez
que je suis la tante de Robert de Saint-Loup qui vous aime beaucoup, et
du reste nous nous sommes déjà vus ici.» En répondant que je le savais,
j'ajoutai que je connaissais aussi M. de Charlus, lequel «avait été très
bon pour moi à Balbec et à Paris». Mme de Guermantes parut étonnée et
ses regards semblèrent se reporter, comme pour une vérification, à une
page déjà plus ancienne du livre intérieur. «Comment! vous connaissez
Palamède?» Ce prénom prenait dans la bouche de Mme de Guermantes une
grande douceur à cause de la simplicité involontaire avec laquelle elle
parlait d'un homme si brillant, mais qui n'était pour elle que son
beau-frère et le cousin avec lequel elle avait été élevée. Et dans le
gris confus qu'était pour moi la vie de la duchesse de Guermantes, ce
nom de Palamède mettait comme la clarté des longues journées d'été où
elle avait joué avec lui, jeune fille, à Guermantes, au jardin. De plus,
- Parts
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 01
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 02
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- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 04
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 05
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 06
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 07
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 08
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 09
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 10
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 11
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 12
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 13
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 14
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- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 16
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 17