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Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 13

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  semblait qu'on eût pu le faire repartir ou le laisser attendre. Mais le
  protocole de Françoise ne le permettait pas, elle aurait manqué de
  délicatesse envers ce brave homme, l'état de ma grand'mère ne comptait
  plus. Quand au bout d'un quart d'heure, exaspéré, j'allai la chercher à
  la cuisine, je la trouvai causant avec lui sur le «carré» de l'escalier
  de service, dont la porte était ouverte, procédé qui avait l'avantage de
  permettre, si l'un de nous arrivait, de faire semblant qu'on allait se
  quitter, mais l'inconvénient d'envoyer d'affreux courants d'air.
  Françoise quitta donc l'ouvrier, non sans lui avoir encore crié
  quelques compliments, qu'elle avait oubliés, pour sa femme et son
  beau-frère. Souci caractéristique de Combray, de ne pas manquer à la
  délicatesse, que Françoise portait jusque dans la politique extérieure.
  Les niais s'imaginent que les grosses dimensions des phénomènes sociaux
  sont une excellente occasion de pénétrer plus avant dans l'âme humaine;
  ils devraient au contraire comprendre que c'est en descendant en
  profondeur dans une individualité qu'ils auraient chance de comprendre
  ces phénomènes. Françoise avait mille fois répété au jardinier de
  Combray que la guerre est le plus insensé des crimes et que rien ne vaut
  sinon vivre. Or, quand éclata la guerre russo-japonaise, elle était
  gênée, vis-à-vis du czar, que nous ne nous fussions pas mis en guerre
  pour aider «les pauvres Russes» «puisqu'on est alliance», disait-elle.
  Elle ne trouvait pas cela délicat envers Nicolas II qui avait toujours
  eu «de si bonnes paroles pour nous»; c'était un effet du même code qui
  l'eût empêchée de refuser à Jupien un petit verre, dont elle savait
  qu'il allait «contrarier sa digestion», et qui faisait que, si près de
  la mort de ma grand'mère, la même malhonnêteté dont elle jugeait
  coupable la France, restée neutre à l'égard du Japon, elle eût cru la
  commettre, en n'allant pas s'excuser elle-même auprès de ce bon ouvrier
  électricien qui avait pris tant de dérangement.
  Nous fûmes heureusement très vite débarrassés de la fille de Françoise
  qui eut à s'absenter plusieurs semaines. Aux conseils habituels qu'on
  donnait, à Combray, à la famille d'un malade: «Vous n'avez pas essayé
  d'un petit voyage, le changement d'air, retrouver l'appétit, etc....»
  elle avait ajouté l'idée presque unique qu'elle s'était spécialement
  forgée et qu'ainsi elle répétait chaque fois qu'on la voyait, sans se
  lasser, et comme pour l'enfoncer dans la tête des autres: «Elle aurait
  dû se soigner _radicalement_ dès le début.» Elle ne préconisait pas un
  genre de cure plutôt qu'un autre, pourvu que cette cure fût _radicale_.
  Quant à Françoise, elle voyait qu'on donnait peu de médicaments à ma
  grand'mère. Comme, selon elle, ils ne servent qu'à vous abîmer
  l'estomac, elle en était heureuse, mais plus encore humiliée. Elle avait
  dans le Midi des cousins--riches relativement--dont la fille, tombée
  malade en pleine adolescence, était morte à vingt-trois ans; pendant
  quelques années le père et la mère s'étaient ruinés en remèdes, en
  docteurs différents, en pérégrinations d'une «station» thermale à une
  autre, jusqu'au décès. Or cela paraissait à Françoise, pour ces
  parents-là, une espèce de luxe, comme s'ils avaient eu des chevaux de
  courses, un château. Eux-mêmes, si affligés qu'ils fussent, tiraient une
  certaine vanité de tant de dépenses. Ils n'avaient plus rien, ni surtout
  le bien le plus précieux, leur enfant, mais ils aimaient à répéter
  qu'ils avaient fait pour elle autant et plus que les gens les plus
  riches. Les rayons ultra-violets, à l'action desquels on avait,
  plusieurs fois par jour, pendant des mois, soumis la malheureuse, les
  flattaient particulièrement. Le père, enorgueilli dans sa douleur par
  une espèce de gloire, en arrivait quelquefois à parler de sa fille comme
  d'une étoile de l'Opéra pour laquelle il se fût ruiné. Françoise n'était
  pas insensible à tant de mise en scène; celle qui entourait la maladie
  de ma grand'mère lui semblait un peu pauvre, bonne pour une maladie sur
  un petit théâtre de province.
  Il y eut un moment où les troubles de l'urémie se portèrent sur les yeux
  de ma grand'mère. Pendant quelques jours, elle ne vit plus du tout. Ses
  yeux n'étaient nullement ceux d'une aveugle et restaient les mêmes. Et
  je compris seulement qu'elle ne voyait pas, à l'étrangeté d'un certain
  sourire d'accueil qu'elle avait dès qu'on ouvrait la porte, jusqu'à ce
  qu'on lui eût pris la main pour lui dire bonjour, sourire qui
  commençait trop tôt et restait stéréotypé sur ses lèvres, fixe, mais
  toujours de face et tâchant à être vu de partout, parce qu'il n'y avait
  plus l'aide du regard pour le régler, lui indiquer le moment, la
  direction, le mettre au point, le faire varier au fur et à mesure du
  changement de place ou d'expression de la personne qui venait d'entrer;
  parce qu'il restait seul, sans sourire des yeux qui eût détourné un peu
  de lui l'attention du visiteur, et prenait par là, dans sa gaucherie,
  une importance excessive, donnant l'impression d'une amabilité exagérée.
  Puis la vue revint complètement, des yeux le mal nomade passa aux
  oreilles. Pendant quelques jours, ma grand'mère fut sourde. Et comme
  elle avait peur d'être surprise par l'entrée soudaine de quelqu'un
  qu'elle n'aurait pas entendu venir, à tout moment (bien que couchée du
  côté du mur) elle détournait brusquement la tête vers la porte. Mais le
  mouvement de son cou était maladroit, car on ne se fait pas en quelques
  jours à cette transposition, sinon de regarder les bruits, du moins
  d'écouter avec les yeux. Enfin les douleurs diminuèrent, mais l'embarras
  de la parole augmenta. On était obligé de faire répéter à ma grand'mère
  à peu près tout ce qu'elle disait.
  Maintenant ma grand'mère, sentant qu'on ne la comprenait plus, renonçait
  à prononcer un seul mot et restait immobile. Quand elle m'apercevait,
  elle avait une sorte de sursaut comme ceux qui tout d'un coup manquent
  d'air, elle voulait me parler, mais n'articulait que des sons
  inintelligibles. Alors, domptée par son impuissance même, elle laissait
  retomber sa tête, s'allongeait à plat sur le lit, le visage grave, de
  marbre, les mains immobiles sur le drap, ou s'occupant d'une action
  toute matérielle comme de s'essuyer les doigts avec son mouchoir. Elle
  ne voulait pas penser. Puis elle commença à avoir une agitation
  constante. Elle désirait sans cesse se lever. Mais on l'empêchait,
  autant qu'on pouvait, de le faire, de peur qu'elle ne se rendît compte
  de sa paralysie. Un jour qu'on l'avait laissée un instant seule, je la
  trouvai, debout, en chemise de nuit, qui essayait d'ouvrir la fenêtre.
  A Balbec, un jour où on avait sauvé malgré elle une veuve qui s'était
  jetée à l'eau, elle m'avait dit (mue peut-être par un de ces
  pressentiments que nous lisons parfois dans le mystère si obscur
  pourtant de notre vie organique, mais où il semble que se reflète
  l'avenir) qu'elle ne connaissait pas cruauté pareille à celle d'arracher
  une désespérée à la mort qu'elle a voulue et de la rendre à son martyre.
  Nous n'eûmes que le temps de saisir ma grand'mère, elle soutint contre
  ma mère une lutte presque brutale, puis vaincue, rassise de force dans
  un fauteuil, elle cessa de vouloir, de regretter, son visage redevint
  impassible et elle se mit à enlever soigneusement les poils de fourrure
  qu'avait laissés sur sa chemise de nuit un manteau qu'on avait jeté sur
  elle.
  Son regard changea tout à fait, souvent inquiet, plaintif, hagard, ce
  n'était plus son regard d'autrefois, c'était le regard maussade d'une
  vieille femme qui radote....
  A force de lui demander si elle ne désirait pas être coiffée, Françoise
  finit par se persuader que la demande venait de ma grand'mère. Elle
  apporta des brosses, des peignes, de l'eau de Cologne, un peignoir. Elle
  disait: «Cela ne peut pas fatiguer Madame Amédée, que je la peigne; si
  faible qu'on soit on peut toujours être peignée.» C'est-à-dire, on n'est
  jamais trop faible pour qu'une autre personne ne puisse, en ce qui la
  concerne, vous peigner. Mais quand j'entrai dans la chambre, je vis
  entre les mains cruelles de Françoise, ravie comme si elle était en
  train de rendre la santé à ma grand'mère, sous l'éplorement d'une
  vieille chevelure qui n'avait pas la force de supporter le contact du
  peigne, une tête qui, incapable de garder la pose qu'on lui donnait,
  s'écroulait dans un tourbillon incessant où l'épuisement des forces
  alternait avec la douleur. Je sentis que le moment où Françoise allait
  avoir terminé s'approchait et je n'osai pas la hâter en lui disant:
  «C'est assez», de peur qu'elle ne me désobéît. Mais en revanche je me
  précipitai quand, pour que ma grand'mère vît si elle se trouvait bien
  coiffée, Françoise, innocemment féroce, approcha une glace. Je fus
  d'abord heureux d'avoir pu l'arracher à temps de ses mains, avant que ma
  grand'mère, de qui on avait soigneusement éloigné tout miroir, eût
  aperçu par mégarde une image d'elle-même qu'elle ne pouvait se figurer.
  Mais, hélas! quand, un instant après, je me penchai vers elle pour
  baiser ce beau front qu'on avait tant fatigué, elle me regarda d'un air
  étonné, méfiant, scandalisé: elle ne m'avait pas reconnu.
  Selon notre médecin c'était un symptôme que la congestion du cerveau
  augmentait. Il fallait le dégager.
  Cottard hésitait. Françoise espéra un instant qu'on mettrait des
  ventouses «clarifiées». Elle en chercha les effets dans mon dictionnaire
  mais ne put les trouver. Eût-elle bien dit scarifiées au lieu de
  clarifiées qu'elle n'eût pas trouvé davantage cet adjectif, car elle ne
  le cherchait pas plus à la lettre _s_ qu'à la lettre _c_; elle disait en
  effet clarifiées mais écrivait (et par conséquent croyait que c'était
  écrit) «esclarifiées». Cottard, ce qui la déçut, donna, sans beaucoup
  d'espoir, la préférence aux sangsues. Quand, quelques heures après,
  j'entrai chez ma grand'mère, attachés à sa nuque, à ses tempes, à ses
  oreilles, les petits serpents noirs se tordaient dans sa chevelure
  ensanglantée, comme dans celle de Méduse. Mais dans son visage pâle et
  pacifié, entièrement immobile, je vis grands ouverts, lumineux et
  calmes, ses beaux yeux d'autrefois (peut-être encore plus surchargés
  d'intelligence qu'ils n'étaient avant sa maladie, parce que, comme elle
  ne pouvait pas parler, ne devait pas bouger, c'est à ses yeux seuls
  qu'elle confiait sa pensée, la pensée qui tantôt tient en nous une place
  immense, nous offrant des trésors insoupçonnés, tantôt semble réduite à
  rien, puis peut renaître comme par génération spontanée par quelques
  gouttes de sang qu'on tire), ses yeux, doux et liquides comme de
  l'huile, sur lesquels le feu rallumé qui brûlait éclairait devant la
  malade l'univers reconquis. Son calme n'était plus la sagesse du
  désespoir mais de l'espérance. Elle comprenait qu'elle allait mieux,
  voulait être prudente, ne pas remuer, et me fit seulement le don d'un
  beau sourire pour que je susse qu'elle se sentait mieux, et me pressa
  légèrement la main.
  Je savais quel dégoût ma grand'mère avait de voir certaines bêtes, à
  plus forte raison d'être touchée par elles. Je savais que c'était en
  considération d'une utilité supérieure qu'elle supportait les sangsues.
  Aussi Françoise m'exaspérait-elle en lui répétant avec ces petits rires
  qu'on a avec un enfant qu'on veut faire jouer: «Oh! les petites bébêtes
  qui courent sur Madame.» C'était, de plus, traiter notre malade sans
  respect, comme si elle était tombée en enfance. Mais ma grand'mère, dont
  la figure avait pris la calme bravoure d'un stoïcien, n'avait même pas
  l'air d'entendre.
  Hélas! aussitôt les sangsues retirées, la congestion reprit de plus en
  plus grave. Je fus surpris qu'à ce moment où ma grand'mère était si mal,
  Françoise disparût à tout moment. C'est qu'elle s'était commandé une
  toilette de deuil et ne voulait pas faire attendre la couturière. Dans
  la vie de la plupart des femmes, tout, même le plus grand chagrin,
  aboutit à une question d'essayage.
  Quelques jours plus tard, comme je dormais, ma mère vint m'appeler au
  milieu de la nuit. Avec les douces attentions que, dans les grandes
  circonstances, les gens qu'une profonde douleur accable témoignent
  fût-ce aux petits ennuis des autres:
  --Pardonne-moi de venir troubler ton sommeil, me dit-elle.
  --Je ne dormais pas, répondis-je en m'éveillant.
  Je le disais de bonne foi. La grande modification qu'amène en nous le
  réveil est moins de nous introduire dans la vie claire de la conscience
  que de nous faire perdre le souvenir de la lumière un peu plus tamisée
  où reposait notre intelligence, comme au fond opalin des eaux. Les
  pensées à demi voilées sur lesquelles nous voguions il y a un instant
  encore entraînaient en nous un mouvement parfaitement suffisant pour que
  nous ayons pu les désigner sous le nom de veille. Mais les réveils
  trouvent alors une interférence de mémoire. Peu après, nous les
  qualifions sommeil parce que nous ne nous les rappelons plus. Et quand
  luit cette brillante étoile, qui, à l'instant du réveil, éclaire
  derrière le dormeur son sommeil tout entier, elle lui fait croire
  pendant quelques secondes que c'était non du sommeil, mais de la veille;
  étoile filante à vrai dire, qui emporte avec sa lumière l'existence
  mensongère, mais les aspects aussi du songe et permet seulement à celui
  qui s'éveille de se dire: «J'ai dormi.»
  D'une voix si douce qu'elle semblait craindre de me faire mal, ma mère
  me demanda si cela ne me fatiguerait pas trop de me lever, et me
  caressant les mains:
  --Mon pauvre petit, ce n'est plus maintenant que sur ton papa et sur ta
  maman que tu pourras compter.
  Nous entrâmes dans la chambre. Courbée en demi-cercle sur le lit, un
  autre être que ma grand'mère, une espèce de bête qui se serait affublée
  de ses cheveux et couchée dans ses draps, haletait, geignait, de ses
  convulsions secouait les couvertures. Les paupières étaient closes et
  c'est parce qu'elles fermaient mal plutôt que parce qu'elles s'ouvraient
  qu'elle laissaient voir un coin de prunelle, voilé, chassieux, reflétant
  l'obscurité d'une vision organique et d'une souffrance interne. Toute
  cette agitation ne s'adressait pas à nous qu'elle ne voyait pas, ni ne
  connaissait. Mais si ce n'était plus qu'une bête qui remuait là, ma
  grand'mère où était-elle? On reconnaissait pourtant la forme de son nez,
  sans proportion maintenant avec le reste de la figure, mais au coin
  duquel un grain de beauté restait attaché, sa main qui écartait les
  couvertures d'un geste qui eût autrefois signifié que ces couvertures la
  gênaient et qui maintenant ne signifiait rien.
  Maman me demanda d'aller chercher un peu d'eau et de vinaigre pour
  imbiber le front de grand'mère. C'était la seule chose qui la
  rafraîchissait, croyait maman qui la voyait essayer d'écarter ses
  cheveux. Mais on me fit signe par la porte de venir. La nouvelle que ma
  grand'mère était à toute extrémité s'était immédiatement répandue dans
  la maison. Un de ces «extras» qu'on fait venir dans les périodes
  exceptionnelles pour soulager la fatigue des domestiques, ce qui fait
  que les agonies ont quelque chose des fêtes, venait d'ouvrir au duc de
  Guermantes, lequel, resté dans l'antichambre, me demandait; je ne pus
  lui échapper.
  --Je viens, mon cher monsieur, d'apprendre ces nouvelles macabres. Je
  voudrais en signe de sympathie serrer la main à monsieur votre père.
  Je m'excusai sur la difficulté de le déranger en ce moment. M. de
  Guermantes tombait comme au moment où on part en voyage. Mais il sentait
  tellement l'importance de la politesse qu'il nous faisait, que cela lui
  cachait le reste et qu'il voulait absolument entrer au salon. En
  général, il avait l'habitude de tenir à l'accomplissement entier des
  formalités dont il avait décidé d'honorer quelqu'un et il s'occupait peu
  que les malles fussent faites ou le cercueil prêt.
  --Avez-vous fait venir Dieulafoy? Ah! c'est une grave erreur. Et si vous
  me l'aviez demandé, il serait venu pour moi, il ne me refuse rien, bien
  qu'il ait refusé à la duchesse de Chartres. Vous voyez, je me mets
  carrément au-dessus d'une princesse du sang. D'ailleurs devant la mort
  nous sommes tous égaux, ajouta-t-il, non pour me persuader que ma
  grand'mère devenait son égale, mais ayant peut-être senti qu'une
  conversation prolongée relativement à son pouvoir sur Dieulafoy et à sa
  prééminence sur la duchesse de Chartres ne serait pas de très bon goût.
  Son conseil du reste ne m'étonnait pas. Je savais que, chez les
  Guermantes, on citait toujours le nom de Dieulafoy (avec un peu plus de
  respect seulement) comme celui d'un «fournisseur» sans rival. Et la
  vieille duchesse de Mortemart, née Guermantes (il est impossible de
  comprendre pourquoi dès qu'il s'agit d'une duchesse on dit presque
  toujours: «la vieille duchesse de» ou tout au contraire, d'un air fin et
  Watteau, si elle est jeune, la «petite duchesse de»), préconisait
  presque mécaniquement, en clignant de l'oeil, dans les cas graves
  «Dieulafoy, Dieulafoy», comme si on avait besoin d'un glacier «Poiré
  Blanche» ou pour des petits fours «Rebattet, Rebattet». Mais j'ignorais
  que mon père venait précisément de faire demander Dieulafoy.
  A ce moment ma mère, qui attendait avec impatience des ballons d'oxygène
  qui devaient rendre plus aisée la respiration de ma grand'mère, entra
  elle-même dans l'antichambre où elle ne savait guère trouver M. de
  Guermantes. J'aurais voulu le cacher n'importe où. Mais persuadé que
  rien n'était plus essentiel, ne pouvait d'ailleurs la flatter davantage
  et n'était plus indispensable à maintenir sa réputation de parfait
  gentilhomme, il me prit violemment par le bras et malgré que je me
  défendisse comme contre un viol par des: «Monsieur, monsieur, monsieur»
  répétés, il m'entraîna vers maman en me disant: «Voulez-vous me faire le
  grand honneur de me présenter à madame votre _mère_?» en déraillant un
  peu sur le mot mère. Et il trouvait tellement que l'honneur était pour
  elle qu'il ne pouvait s'empêcher de sourire tout en faisant une figure
  de circonstance. Je ne pus faire autrement que de le nommer, ce qui
  déclancha aussitôt de sa part des courbettes, des entrechats, et il
  allait commencer toute la cérémonie complète du salut. Il pensait même
  entrer en conversation, mais ma mère, noyée dans sa douleur, me dit de
  venir vite, et ne répondit même pas aux phrases de M. de Guermantes qui,
  s'attendant à être reçu en visite et se trouvant au contraire laissé
  seul dans l'antichambre, eût fini par sortir si, au même moment, il
  n'avait vu entrer Saint-Loup arrivé le matin même et accouru aux
  nouvelles. «Ah! elle est bien bonne!» s'écria joyeusement le duc en
  attrapant son neveu par sa manche qu'il faillit arracher, sans se
  soucier de la présence de ma mère qui retraversait l'antichambre.
  Saint-Loup n'était pas fâché, je crois, malgré son sincère chagrin,
  d'éviter de me voir, étant donné ses dispositions pour moi. Il partit,
  entraîné par son oncle qui, ayant quelque chose de très important à lui
  dire et ayant failli pour cela partir à Doncières, ne pouvait pas en
  croire sa joie d'avoir pu économiser un tel dérangement. «Ah! si on
  m'avait dit que je n'avais qu'à traverser la cour et que je te
  trouverais ici, j'aurais cru à une vaste blague; comme dirait ton
  camarade M. Bloch, c'est assez farce.» Et tout en s'éloignant avec
  Robert, qu'il tenait par l'épaule: «C'est égal, répétait-il, on voit
  bien que je viens de toucher de la corde de pendu ou tout comme; j'ai
  une sacrée veine.» Ce n'est pas que le duc de Guermantes fût mal élevé,
  au contraire. Mais il était de ces hommes incapables de se mettre à la
  place des autres, de ces hommes ressemblant en cela à la plupart des
  médecins et aux croquemorts, et qui, après avoir pris une figure de
  circonstance et dit: «ce sont des instants très pénibles», vous avoir au
  besoin embrassé et conseillé le repos, ne considèrent plus une agonie
  ou un enterrement que comme une réunion mondaine plus ou moins
  restreinte où, avec une jovialité comprimée un moment, ils cherchent des
  yeux la personne à qui ils peuvent parler de leurs petites affaires,
  demander de les présenter à une autre ou «offrir une place» dans leur
  voiture pour les «ramener». Le duc de Guermantes, tout en se félicitant
  du «bon vent» qui l'avait poussé vers son neveu, resta si étonné de
  l'accueil pourtant si naturel de ma mère, qu'il déclara plus tard
  qu'elle était aussi désagréable que mon père était poli, qu'elle avait
  des «absences» pendant lesquelles elle semblait même ne pas entendre les
  choses qu'on lui disait et qu'à son avis elle n'était pas dans son
  assiette et peut-être même n'avait pas toute sa tête à elle. Il voulut
  bien cependant, à ce qu'on me dit, mettre cela en partie sur le compte
  des circonstances et déclarer que ma mère lui avait paru très «affectée»
  par cet événement. Mais il avait encore dans les jambes tout le reste
  des saluts et révérences à reculons qu'on l'avait empêché de mener à
  leur fin et se rendait d'ailleurs si peu compte de ce que c'était que le
  chagrin de maman, qu'il demanda, la veille de l'enterrement, si je
  n'essayais pas de la distraire.
  Un beau-frère de ma grand'mère, qui était religieux, et que je ne
  connaissais pas, télégraphia en Autriche où était le chef de son ordre,
  et ayant par faveur exceptionnelle obtenu l'autorisation, vint ce
  jour-là. Accablé de tristesse, il lisait à côté du lit des textes de
  prières et de méditations sans cependant détacher ses yeux en vrille de
  la malade. A un moment où ma grand'mère était sans connaissance, la vue
  de la tristesse de ce prêtre me fit mal, et je le regardai. Il parut
  surpris de ma pitié et il se produisit alors quelque chose de singulier.
  Il joignit ses mains sur sa figure comme un homme absorbé dans une
  méditation douloureuse, mais, comprenant que j'allais détourner de lui
  les yeux, je vis qu'il avait laissé un petit écart entre ses doigts. Et,
  au moment où mes regards le quittaient, j'aperçus son oeil aigu qui
  avait profité de cet abri de ses mains pour observer si ma douleur était
  sincère. Il était embusqué là comme dans l'ombre d'un confessionnal. Il
  s'aperçut que je le voyais et aussitôt clôtura hermétiquement le
  grillage qu'il avait laissé entr'ouvert. Je l'ai revu plus tard, et
  jamais entre nous il ne fut question de cette minute. Il fut tacitement
  convenu que je n'avais pas remarqué qu'il m'épiait. Chez le prêtre comme
  chez l'aliéniste, il y a toujours quelque chose du juge d'instruction.
  D'ailleurs quel est l'ami, si cher soit-il, dans le passé, commun avec
  le nôtre, de qui il n'y ait pas de ces minutes dont nous ne trouvions
  plus commode de nous persuader qu'il a dû les oublier?
  Le médecin fit une piqûre de morphine et pour rendre la respiration
  moins pénible demanda des ballons d'oxygène. Ma mère, le docteur, la
  soeur les tenaient dans leurs mains; dès que l'un était fini, on leur en
  passait un autre. J'étais sorti un moment de la chambre. Quand je
  rentrai je me trouvai comme devant un miracle. Accompagnée en sourdine
  par un murmure incessant, ma grand'mère semblait nous adresser un long
  chant heureux qui remplissait la chambre, rapide et musical. Je compris
  bientôt qu'il n'était guère moins inconscient, qu'il était aussi
  purement mécanique, que le râle de tout à l'heure. Peut-être
  reflétait-il dans une faible mesure quelque bien-être apporté par la
  morphine. Il résultait surtout, l'air ne passant plus tout à fait de la
  même façon dans les bronches, d'un changement de registre de la
  respiration. Dégagé par la double action de l'oxygène et de la morphine,
  le souffle de ma grand'mère ne peinait plus, ne geignait plus, mais vif,
  léger, glissait, patineur, vers le fluide délicieux. Peut-être à
  l'haleine, insensible comme celle du vent dans la flûte d'un roseau, se
  mêlait-il, dans ce chant, quelques-uns de ces soupirs plus humains qui,
  libérés à l'approche de la mort, font croire à des impressions de
  souffrance ou de bonheur chez ceux qui déjà ne sentent plus, et venaient
  ajouter un accent plus mélodieux, mais sans changer son rythme, à cette
  longue phrase qui s'élevait, montait encore, puis retombait pour
  s'élancer de nouveau de la poitrine allégée, à la poursuite de
  l'oxygène. Puis, parvenu si haut, prolongé avec tant de force, le chant,
  mêlé d'un murmure de supplication dans la volupté, semblait à certains
  moments s'arrêter tout à fait comme une source s'épuise.
  Françoise, quand elle avait un grand chagrin, éprouvait le besoin si
  inutile, mais ne possédait pas l'art si simple, de l'exprimer. Jugeant
  ma grand'mère tout à fait perdue, c'était ses impressions à elle,
  Françoise, qu'elle tenait à nous faire connaître. Et elle ne savait que
  répéter: «Cela me fait quelque chose», du même ton dont elle disait,
  quand elle avait pris trop de soupe aux choux: «J'ai comme un poids sur
  l'estomac», ce qui dans les deux cas était plus naturel qu'elle ne
  semblait le croire. Si faiblement traduit, son chagrin n'en était pas
  moins très grand, aggravé d'ailleurs par l'ennui que sa fille, retenue à
  Combray (que la jeune Parisienne appelait maintenant la «cambrousse» et
  où elle se sentait devenir «pétrousse»), ne pût vraisemblablement
  revenir pour la cérémonie mortuaire que Françoise sentait devoir être
  quelque chose de superbe. Sachant que nous nous épanchions peu, elle
  avait à tout hasard convoqué d'avance Jupien pour tous les soirs de la
  semaine. Elle savait qu'il ne serait pas libre à l'heure de
  l'enterrement. Elle voulait du moins, au retour, le lui «raconter».
  Depuis plusieurs nuits mon père, mon grand-père, un de nos cousins
  veillaient et ne sortaient plus de la maison. Leur dévouement continu
  finissait par prendre un masque d'indifférence, et l'interminable
  oisiveté autour de cette agonie leur faisait tenir ces mêmes propos qui
  sont inséparables d'un séjour prolongé dans un wagon de chemin de fer.
  D'ailleurs ce cousin (le neveu de ma grand'tante) excitait chez moi
  autant d'antipathie qu'il méritait et obtenait généralement d'estime.
  On le «trouvait» toujours dans les circonstances graves, et il était si
  assidu auprès des mourants que les familles, prétendant qu'il était
  délicat de santé, malgré son apparence robuste, sa voix de basse-taille
  et sa barbe de sapeur, le conjuraient toujours avec les périphrases
  d'usage de ne pas venir à l'enterrement. Je savais d'avance que maman,
  qui pensait aux autres au milieu de la plus immense douleur, lui dirait
  sous une tout autre forme ce qu'il avait l'habitude de s'entendre
  toujours dire:
  --Promettez-moi que vous ne viendrez pas «demain». Faites-le pour
  «elle». Au moins n'allez pas «là-bas». Elle vous avait demandé de ne pas
  venir.
  Rien n'y faisait; il était toujours le premier à la «maison», à cause de
  quoi on lui avait donné, dans un autre milieu, le surnom, que nous
  ignorions, de «ni fleurs ni couronnes». Et avant d'aller à «tout», il
  avait toujours «pensé à tout», ce qui lui valait ces mots: «Vous, on ne
  vous dit pas merci.»
  --Quoi? demanda d'une voix forte mon grand-père qui était devenu un peu
  sourd et qui n'avait pas entendu quelque chose que mon cousin venait de
  dire à mon père.
  --Rien, répondit le cousin. Je disais seulement que j'avais reçu ce
  matin une lettre de Combray où il fait un temps épouvantable et ici un
  soleil trop chaud.
  --Et pourtant le baromètre est très bas, dit mon père.
  --Où ça dites-vous qu'il fait mauvais temps? demanda mon grand-père.
  --A Combray.
  --Ah! cela ne m'étonne pas, chaque fois qu'il fait mauvais ici il fait
  beau à Combray, et _vice versa_. Mon Dieu! vous parlez de Combray:
  a-t-on pensé à prévenir Legrandin?
  --Oui, ne vous tourmentez pas, c'est fait, dit mon cousin dont les joues
  bronzées par une barbe trop forte sourirent imperceptiblement de la
  satisfaction d'y avoir pensé.
  A ce moment, mon père se précipita, je crus qu'il y avait du mieux ou du
  pire. C'était seulement le docteur Dieulafoy qui venait d'arriver. Mon
  père alla le recevoir dans le salon voisin, comme l'acteur qui doit
  venir jouer. On l'avait fait demander non pour soigner, mais pour
  constater, en espèce de notaire. Le docteur Dieulafoy a pu en effet être
  un grand médecin, un professeur merveilleux; à ces rôles divers où il
  excella, il en joignait un autre dans lequel il fut pendant quarante ans
  sans rival, un rôle aussi original que le raisonneur, le scaramouche ou
  
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