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Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 13
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semblait qu'on eût pu le faire repartir ou le laisser attendre. Mais le
protocole de Françoise ne le permettait pas, elle aurait manqué de
délicatesse envers ce brave homme, l'état de ma grand'mère ne comptait
plus. Quand au bout d'un quart d'heure, exaspéré, j'allai la chercher à
la cuisine, je la trouvai causant avec lui sur le «carré» de l'escalier
de service, dont la porte était ouverte, procédé qui avait l'avantage de
permettre, si l'un de nous arrivait, de faire semblant qu'on allait se
quitter, mais l'inconvénient d'envoyer d'affreux courants d'air.
Françoise quitta donc l'ouvrier, non sans lui avoir encore crié
quelques compliments, qu'elle avait oubliés, pour sa femme et son
beau-frère. Souci caractéristique de Combray, de ne pas manquer à la
délicatesse, que Françoise portait jusque dans la politique extérieure.
Les niais s'imaginent que les grosses dimensions des phénomènes sociaux
sont une excellente occasion de pénétrer plus avant dans l'âme humaine;
ils devraient au contraire comprendre que c'est en descendant en
profondeur dans une individualité qu'ils auraient chance de comprendre
ces phénomènes. Françoise avait mille fois répété au jardinier de
Combray que la guerre est le plus insensé des crimes et que rien ne vaut
sinon vivre. Or, quand éclata la guerre russo-japonaise, elle était
gênée, vis-à-vis du czar, que nous ne nous fussions pas mis en guerre
pour aider «les pauvres Russes» «puisqu'on est alliance», disait-elle.
Elle ne trouvait pas cela délicat envers Nicolas II qui avait toujours
eu «de si bonnes paroles pour nous»; c'était un effet du même code qui
l'eût empêchée de refuser à Jupien un petit verre, dont elle savait
qu'il allait «contrarier sa digestion», et qui faisait que, si près de
la mort de ma grand'mère, la même malhonnêteté dont elle jugeait
coupable la France, restée neutre à l'égard du Japon, elle eût cru la
commettre, en n'allant pas s'excuser elle-même auprès de ce bon ouvrier
électricien qui avait pris tant de dérangement.
Nous fûmes heureusement très vite débarrassés de la fille de Françoise
qui eut à s'absenter plusieurs semaines. Aux conseils habituels qu'on
donnait, à Combray, à la famille d'un malade: «Vous n'avez pas essayé
d'un petit voyage, le changement d'air, retrouver l'appétit, etc....»
elle avait ajouté l'idée presque unique qu'elle s'était spécialement
forgée et qu'ainsi elle répétait chaque fois qu'on la voyait, sans se
lasser, et comme pour l'enfoncer dans la tête des autres: «Elle aurait
dû se soigner _radicalement_ dès le début.» Elle ne préconisait pas un
genre de cure plutôt qu'un autre, pourvu que cette cure fût _radicale_.
Quant à Françoise, elle voyait qu'on donnait peu de médicaments à ma
grand'mère. Comme, selon elle, ils ne servent qu'à vous abîmer
l'estomac, elle en était heureuse, mais plus encore humiliée. Elle avait
dans le Midi des cousins--riches relativement--dont la fille, tombée
malade en pleine adolescence, était morte à vingt-trois ans; pendant
quelques années le père et la mère s'étaient ruinés en remèdes, en
docteurs différents, en pérégrinations d'une «station» thermale à une
autre, jusqu'au décès. Or cela paraissait à Françoise, pour ces
parents-là, une espèce de luxe, comme s'ils avaient eu des chevaux de
courses, un château. Eux-mêmes, si affligés qu'ils fussent, tiraient une
certaine vanité de tant de dépenses. Ils n'avaient plus rien, ni surtout
le bien le plus précieux, leur enfant, mais ils aimaient à répéter
qu'ils avaient fait pour elle autant et plus que les gens les plus
riches. Les rayons ultra-violets, à l'action desquels on avait,
plusieurs fois par jour, pendant des mois, soumis la malheureuse, les
flattaient particulièrement. Le père, enorgueilli dans sa douleur par
une espèce de gloire, en arrivait quelquefois à parler de sa fille comme
d'une étoile de l'Opéra pour laquelle il se fût ruiné. Françoise n'était
pas insensible à tant de mise en scène; celle qui entourait la maladie
de ma grand'mère lui semblait un peu pauvre, bonne pour une maladie sur
un petit théâtre de province.
Il y eut un moment où les troubles de l'urémie se portèrent sur les yeux
de ma grand'mère. Pendant quelques jours, elle ne vit plus du tout. Ses
yeux n'étaient nullement ceux d'une aveugle et restaient les mêmes. Et
je compris seulement qu'elle ne voyait pas, à l'étrangeté d'un certain
sourire d'accueil qu'elle avait dès qu'on ouvrait la porte, jusqu'à ce
qu'on lui eût pris la main pour lui dire bonjour, sourire qui
commençait trop tôt et restait stéréotypé sur ses lèvres, fixe, mais
toujours de face et tâchant à être vu de partout, parce qu'il n'y avait
plus l'aide du regard pour le régler, lui indiquer le moment, la
direction, le mettre au point, le faire varier au fur et à mesure du
changement de place ou d'expression de la personne qui venait d'entrer;
parce qu'il restait seul, sans sourire des yeux qui eût détourné un peu
de lui l'attention du visiteur, et prenait par là, dans sa gaucherie,
une importance excessive, donnant l'impression d'une amabilité exagérée.
Puis la vue revint complètement, des yeux le mal nomade passa aux
oreilles. Pendant quelques jours, ma grand'mère fut sourde. Et comme
elle avait peur d'être surprise par l'entrée soudaine de quelqu'un
qu'elle n'aurait pas entendu venir, à tout moment (bien que couchée du
côté du mur) elle détournait brusquement la tête vers la porte. Mais le
mouvement de son cou était maladroit, car on ne se fait pas en quelques
jours à cette transposition, sinon de regarder les bruits, du moins
d'écouter avec les yeux. Enfin les douleurs diminuèrent, mais l'embarras
de la parole augmenta. On était obligé de faire répéter à ma grand'mère
à peu près tout ce qu'elle disait.
Maintenant ma grand'mère, sentant qu'on ne la comprenait plus, renonçait
à prononcer un seul mot et restait immobile. Quand elle m'apercevait,
elle avait une sorte de sursaut comme ceux qui tout d'un coup manquent
d'air, elle voulait me parler, mais n'articulait que des sons
inintelligibles. Alors, domptée par son impuissance même, elle laissait
retomber sa tête, s'allongeait à plat sur le lit, le visage grave, de
marbre, les mains immobiles sur le drap, ou s'occupant d'une action
toute matérielle comme de s'essuyer les doigts avec son mouchoir. Elle
ne voulait pas penser. Puis elle commença à avoir une agitation
constante. Elle désirait sans cesse se lever. Mais on l'empêchait,
autant qu'on pouvait, de le faire, de peur qu'elle ne se rendît compte
de sa paralysie. Un jour qu'on l'avait laissée un instant seule, je la
trouvai, debout, en chemise de nuit, qui essayait d'ouvrir la fenêtre.
A Balbec, un jour où on avait sauvé malgré elle une veuve qui s'était
jetée à l'eau, elle m'avait dit (mue peut-être par un de ces
pressentiments que nous lisons parfois dans le mystère si obscur
pourtant de notre vie organique, mais où il semble que se reflète
l'avenir) qu'elle ne connaissait pas cruauté pareille à celle d'arracher
une désespérée à la mort qu'elle a voulue et de la rendre à son martyre.
Nous n'eûmes que le temps de saisir ma grand'mère, elle soutint contre
ma mère une lutte presque brutale, puis vaincue, rassise de force dans
un fauteuil, elle cessa de vouloir, de regretter, son visage redevint
impassible et elle se mit à enlever soigneusement les poils de fourrure
qu'avait laissés sur sa chemise de nuit un manteau qu'on avait jeté sur
elle.
Son regard changea tout à fait, souvent inquiet, plaintif, hagard, ce
n'était plus son regard d'autrefois, c'était le regard maussade d'une
vieille femme qui radote....
A force de lui demander si elle ne désirait pas être coiffée, Françoise
finit par se persuader que la demande venait de ma grand'mère. Elle
apporta des brosses, des peignes, de l'eau de Cologne, un peignoir. Elle
disait: «Cela ne peut pas fatiguer Madame Amédée, que je la peigne; si
faible qu'on soit on peut toujours être peignée.» C'est-à-dire, on n'est
jamais trop faible pour qu'une autre personne ne puisse, en ce qui la
concerne, vous peigner. Mais quand j'entrai dans la chambre, je vis
entre les mains cruelles de Françoise, ravie comme si elle était en
train de rendre la santé à ma grand'mère, sous l'éplorement d'une
vieille chevelure qui n'avait pas la force de supporter le contact du
peigne, une tête qui, incapable de garder la pose qu'on lui donnait,
s'écroulait dans un tourbillon incessant où l'épuisement des forces
alternait avec la douleur. Je sentis que le moment où Françoise allait
avoir terminé s'approchait et je n'osai pas la hâter en lui disant:
«C'est assez», de peur qu'elle ne me désobéît. Mais en revanche je me
précipitai quand, pour que ma grand'mère vît si elle se trouvait bien
coiffée, Françoise, innocemment féroce, approcha une glace. Je fus
d'abord heureux d'avoir pu l'arracher à temps de ses mains, avant que ma
grand'mère, de qui on avait soigneusement éloigné tout miroir, eût
aperçu par mégarde une image d'elle-même qu'elle ne pouvait se figurer.
Mais, hélas! quand, un instant après, je me penchai vers elle pour
baiser ce beau front qu'on avait tant fatigué, elle me regarda d'un air
étonné, méfiant, scandalisé: elle ne m'avait pas reconnu.
Selon notre médecin c'était un symptôme que la congestion du cerveau
augmentait. Il fallait le dégager.
Cottard hésitait. Françoise espéra un instant qu'on mettrait des
ventouses «clarifiées». Elle en chercha les effets dans mon dictionnaire
mais ne put les trouver. Eût-elle bien dit scarifiées au lieu de
clarifiées qu'elle n'eût pas trouvé davantage cet adjectif, car elle ne
le cherchait pas plus à la lettre _s_ qu'à la lettre _c_; elle disait en
effet clarifiées mais écrivait (et par conséquent croyait que c'était
écrit) «esclarifiées». Cottard, ce qui la déçut, donna, sans beaucoup
d'espoir, la préférence aux sangsues. Quand, quelques heures après,
j'entrai chez ma grand'mère, attachés à sa nuque, à ses tempes, à ses
oreilles, les petits serpents noirs se tordaient dans sa chevelure
ensanglantée, comme dans celle de Méduse. Mais dans son visage pâle et
pacifié, entièrement immobile, je vis grands ouverts, lumineux et
calmes, ses beaux yeux d'autrefois (peut-être encore plus surchargés
d'intelligence qu'ils n'étaient avant sa maladie, parce que, comme elle
ne pouvait pas parler, ne devait pas bouger, c'est à ses yeux seuls
qu'elle confiait sa pensée, la pensée qui tantôt tient en nous une place
immense, nous offrant des trésors insoupçonnés, tantôt semble réduite à
rien, puis peut renaître comme par génération spontanée par quelques
gouttes de sang qu'on tire), ses yeux, doux et liquides comme de
l'huile, sur lesquels le feu rallumé qui brûlait éclairait devant la
malade l'univers reconquis. Son calme n'était plus la sagesse du
désespoir mais de l'espérance. Elle comprenait qu'elle allait mieux,
voulait être prudente, ne pas remuer, et me fit seulement le don d'un
beau sourire pour que je susse qu'elle se sentait mieux, et me pressa
légèrement la main.
Je savais quel dégoût ma grand'mère avait de voir certaines bêtes, à
plus forte raison d'être touchée par elles. Je savais que c'était en
considération d'une utilité supérieure qu'elle supportait les sangsues.
Aussi Françoise m'exaspérait-elle en lui répétant avec ces petits rires
qu'on a avec un enfant qu'on veut faire jouer: «Oh! les petites bébêtes
qui courent sur Madame.» C'était, de plus, traiter notre malade sans
respect, comme si elle était tombée en enfance. Mais ma grand'mère, dont
la figure avait pris la calme bravoure d'un stoïcien, n'avait même pas
l'air d'entendre.
Hélas! aussitôt les sangsues retirées, la congestion reprit de plus en
plus grave. Je fus surpris qu'à ce moment où ma grand'mère était si mal,
Françoise disparût à tout moment. C'est qu'elle s'était commandé une
toilette de deuil et ne voulait pas faire attendre la couturière. Dans
la vie de la plupart des femmes, tout, même le plus grand chagrin,
aboutit à une question d'essayage.
Quelques jours plus tard, comme je dormais, ma mère vint m'appeler au
milieu de la nuit. Avec les douces attentions que, dans les grandes
circonstances, les gens qu'une profonde douleur accable témoignent
fût-ce aux petits ennuis des autres:
--Pardonne-moi de venir troubler ton sommeil, me dit-elle.
--Je ne dormais pas, répondis-je en m'éveillant.
Je le disais de bonne foi. La grande modification qu'amène en nous le
réveil est moins de nous introduire dans la vie claire de la conscience
que de nous faire perdre le souvenir de la lumière un peu plus tamisée
où reposait notre intelligence, comme au fond opalin des eaux. Les
pensées à demi voilées sur lesquelles nous voguions il y a un instant
encore entraînaient en nous un mouvement parfaitement suffisant pour que
nous ayons pu les désigner sous le nom de veille. Mais les réveils
trouvent alors une interférence de mémoire. Peu après, nous les
qualifions sommeil parce que nous ne nous les rappelons plus. Et quand
luit cette brillante étoile, qui, à l'instant du réveil, éclaire
derrière le dormeur son sommeil tout entier, elle lui fait croire
pendant quelques secondes que c'était non du sommeil, mais de la veille;
étoile filante à vrai dire, qui emporte avec sa lumière l'existence
mensongère, mais les aspects aussi du songe et permet seulement à celui
qui s'éveille de se dire: «J'ai dormi.»
D'une voix si douce qu'elle semblait craindre de me faire mal, ma mère
me demanda si cela ne me fatiguerait pas trop de me lever, et me
caressant les mains:
--Mon pauvre petit, ce n'est plus maintenant que sur ton papa et sur ta
maman que tu pourras compter.
Nous entrâmes dans la chambre. Courbée en demi-cercle sur le lit, un
autre être que ma grand'mère, une espèce de bête qui se serait affublée
de ses cheveux et couchée dans ses draps, haletait, geignait, de ses
convulsions secouait les couvertures. Les paupières étaient closes et
c'est parce qu'elles fermaient mal plutôt que parce qu'elles s'ouvraient
qu'elle laissaient voir un coin de prunelle, voilé, chassieux, reflétant
l'obscurité d'une vision organique et d'une souffrance interne. Toute
cette agitation ne s'adressait pas à nous qu'elle ne voyait pas, ni ne
connaissait. Mais si ce n'était plus qu'une bête qui remuait là, ma
grand'mère où était-elle? On reconnaissait pourtant la forme de son nez,
sans proportion maintenant avec le reste de la figure, mais au coin
duquel un grain de beauté restait attaché, sa main qui écartait les
couvertures d'un geste qui eût autrefois signifié que ces couvertures la
gênaient et qui maintenant ne signifiait rien.
Maman me demanda d'aller chercher un peu d'eau et de vinaigre pour
imbiber le front de grand'mère. C'était la seule chose qui la
rafraîchissait, croyait maman qui la voyait essayer d'écarter ses
cheveux. Mais on me fit signe par la porte de venir. La nouvelle que ma
grand'mère était à toute extrémité s'était immédiatement répandue dans
la maison. Un de ces «extras» qu'on fait venir dans les périodes
exceptionnelles pour soulager la fatigue des domestiques, ce qui fait
que les agonies ont quelque chose des fêtes, venait d'ouvrir au duc de
Guermantes, lequel, resté dans l'antichambre, me demandait; je ne pus
lui échapper.
--Je viens, mon cher monsieur, d'apprendre ces nouvelles macabres. Je
voudrais en signe de sympathie serrer la main à monsieur votre père.
Je m'excusai sur la difficulté de le déranger en ce moment. M. de
Guermantes tombait comme au moment où on part en voyage. Mais il sentait
tellement l'importance de la politesse qu'il nous faisait, que cela lui
cachait le reste et qu'il voulait absolument entrer au salon. En
général, il avait l'habitude de tenir à l'accomplissement entier des
formalités dont il avait décidé d'honorer quelqu'un et il s'occupait peu
que les malles fussent faites ou le cercueil prêt.
--Avez-vous fait venir Dieulafoy? Ah! c'est une grave erreur. Et si vous
me l'aviez demandé, il serait venu pour moi, il ne me refuse rien, bien
qu'il ait refusé à la duchesse de Chartres. Vous voyez, je me mets
carrément au-dessus d'une princesse du sang. D'ailleurs devant la mort
nous sommes tous égaux, ajouta-t-il, non pour me persuader que ma
grand'mère devenait son égale, mais ayant peut-être senti qu'une
conversation prolongée relativement à son pouvoir sur Dieulafoy et à sa
prééminence sur la duchesse de Chartres ne serait pas de très bon goût.
Son conseil du reste ne m'étonnait pas. Je savais que, chez les
Guermantes, on citait toujours le nom de Dieulafoy (avec un peu plus de
respect seulement) comme celui d'un «fournisseur» sans rival. Et la
vieille duchesse de Mortemart, née Guermantes (il est impossible de
comprendre pourquoi dès qu'il s'agit d'une duchesse on dit presque
toujours: «la vieille duchesse de» ou tout au contraire, d'un air fin et
Watteau, si elle est jeune, la «petite duchesse de»), préconisait
presque mécaniquement, en clignant de l'oeil, dans les cas graves
«Dieulafoy, Dieulafoy», comme si on avait besoin d'un glacier «Poiré
Blanche» ou pour des petits fours «Rebattet, Rebattet». Mais j'ignorais
que mon père venait précisément de faire demander Dieulafoy.
A ce moment ma mère, qui attendait avec impatience des ballons d'oxygène
qui devaient rendre plus aisée la respiration de ma grand'mère, entra
elle-même dans l'antichambre où elle ne savait guère trouver M. de
Guermantes. J'aurais voulu le cacher n'importe où. Mais persuadé que
rien n'était plus essentiel, ne pouvait d'ailleurs la flatter davantage
et n'était plus indispensable à maintenir sa réputation de parfait
gentilhomme, il me prit violemment par le bras et malgré que je me
défendisse comme contre un viol par des: «Monsieur, monsieur, monsieur»
répétés, il m'entraîna vers maman en me disant: «Voulez-vous me faire le
grand honneur de me présenter à madame votre _mère_?» en déraillant un
peu sur le mot mère. Et il trouvait tellement que l'honneur était pour
elle qu'il ne pouvait s'empêcher de sourire tout en faisant une figure
de circonstance. Je ne pus faire autrement que de le nommer, ce qui
déclancha aussitôt de sa part des courbettes, des entrechats, et il
allait commencer toute la cérémonie complète du salut. Il pensait même
entrer en conversation, mais ma mère, noyée dans sa douleur, me dit de
venir vite, et ne répondit même pas aux phrases de M. de Guermantes qui,
s'attendant à être reçu en visite et se trouvant au contraire laissé
seul dans l'antichambre, eût fini par sortir si, au même moment, il
n'avait vu entrer Saint-Loup arrivé le matin même et accouru aux
nouvelles. «Ah! elle est bien bonne!» s'écria joyeusement le duc en
attrapant son neveu par sa manche qu'il faillit arracher, sans se
soucier de la présence de ma mère qui retraversait l'antichambre.
Saint-Loup n'était pas fâché, je crois, malgré son sincère chagrin,
d'éviter de me voir, étant donné ses dispositions pour moi. Il partit,
entraîné par son oncle qui, ayant quelque chose de très important à lui
dire et ayant failli pour cela partir à Doncières, ne pouvait pas en
croire sa joie d'avoir pu économiser un tel dérangement. «Ah! si on
m'avait dit que je n'avais qu'à traverser la cour et que je te
trouverais ici, j'aurais cru à une vaste blague; comme dirait ton
camarade M. Bloch, c'est assez farce.» Et tout en s'éloignant avec
Robert, qu'il tenait par l'épaule: «C'est égal, répétait-il, on voit
bien que je viens de toucher de la corde de pendu ou tout comme; j'ai
une sacrée veine.» Ce n'est pas que le duc de Guermantes fût mal élevé,
au contraire. Mais il était de ces hommes incapables de se mettre à la
place des autres, de ces hommes ressemblant en cela à la plupart des
médecins et aux croquemorts, et qui, après avoir pris une figure de
circonstance et dit: «ce sont des instants très pénibles», vous avoir au
besoin embrassé et conseillé le repos, ne considèrent plus une agonie
ou un enterrement que comme une réunion mondaine plus ou moins
restreinte où, avec une jovialité comprimée un moment, ils cherchent des
yeux la personne à qui ils peuvent parler de leurs petites affaires,
demander de les présenter à une autre ou «offrir une place» dans leur
voiture pour les «ramener». Le duc de Guermantes, tout en se félicitant
du «bon vent» qui l'avait poussé vers son neveu, resta si étonné de
l'accueil pourtant si naturel de ma mère, qu'il déclara plus tard
qu'elle était aussi désagréable que mon père était poli, qu'elle avait
des «absences» pendant lesquelles elle semblait même ne pas entendre les
choses qu'on lui disait et qu'à son avis elle n'était pas dans son
assiette et peut-être même n'avait pas toute sa tête à elle. Il voulut
bien cependant, à ce qu'on me dit, mettre cela en partie sur le compte
des circonstances et déclarer que ma mère lui avait paru très «affectée»
par cet événement. Mais il avait encore dans les jambes tout le reste
des saluts et révérences à reculons qu'on l'avait empêché de mener à
leur fin et se rendait d'ailleurs si peu compte de ce que c'était que le
chagrin de maman, qu'il demanda, la veille de l'enterrement, si je
n'essayais pas de la distraire.
Un beau-frère de ma grand'mère, qui était religieux, et que je ne
connaissais pas, télégraphia en Autriche où était le chef de son ordre,
et ayant par faveur exceptionnelle obtenu l'autorisation, vint ce
jour-là. Accablé de tristesse, il lisait à côté du lit des textes de
prières et de méditations sans cependant détacher ses yeux en vrille de
la malade. A un moment où ma grand'mère était sans connaissance, la vue
de la tristesse de ce prêtre me fit mal, et je le regardai. Il parut
surpris de ma pitié et il se produisit alors quelque chose de singulier.
Il joignit ses mains sur sa figure comme un homme absorbé dans une
méditation douloureuse, mais, comprenant que j'allais détourner de lui
les yeux, je vis qu'il avait laissé un petit écart entre ses doigts. Et,
au moment où mes regards le quittaient, j'aperçus son oeil aigu qui
avait profité de cet abri de ses mains pour observer si ma douleur était
sincère. Il était embusqué là comme dans l'ombre d'un confessionnal. Il
s'aperçut que je le voyais et aussitôt clôtura hermétiquement le
grillage qu'il avait laissé entr'ouvert. Je l'ai revu plus tard, et
jamais entre nous il ne fut question de cette minute. Il fut tacitement
convenu que je n'avais pas remarqué qu'il m'épiait. Chez le prêtre comme
chez l'aliéniste, il y a toujours quelque chose du juge d'instruction.
D'ailleurs quel est l'ami, si cher soit-il, dans le passé, commun avec
le nôtre, de qui il n'y ait pas de ces minutes dont nous ne trouvions
plus commode de nous persuader qu'il a dû les oublier?
Le médecin fit une piqûre de morphine et pour rendre la respiration
moins pénible demanda des ballons d'oxygène. Ma mère, le docteur, la
soeur les tenaient dans leurs mains; dès que l'un était fini, on leur en
passait un autre. J'étais sorti un moment de la chambre. Quand je
rentrai je me trouvai comme devant un miracle. Accompagnée en sourdine
par un murmure incessant, ma grand'mère semblait nous adresser un long
chant heureux qui remplissait la chambre, rapide et musical. Je compris
bientôt qu'il n'était guère moins inconscient, qu'il était aussi
purement mécanique, que le râle de tout à l'heure. Peut-être
reflétait-il dans une faible mesure quelque bien-être apporté par la
morphine. Il résultait surtout, l'air ne passant plus tout à fait de la
même façon dans les bronches, d'un changement de registre de la
respiration. Dégagé par la double action de l'oxygène et de la morphine,
le souffle de ma grand'mère ne peinait plus, ne geignait plus, mais vif,
léger, glissait, patineur, vers le fluide délicieux. Peut-être à
l'haleine, insensible comme celle du vent dans la flûte d'un roseau, se
mêlait-il, dans ce chant, quelques-uns de ces soupirs plus humains qui,
libérés à l'approche de la mort, font croire à des impressions de
souffrance ou de bonheur chez ceux qui déjà ne sentent plus, et venaient
ajouter un accent plus mélodieux, mais sans changer son rythme, à cette
longue phrase qui s'élevait, montait encore, puis retombait pour
s'élancer de nouveau de la poitrine allégée, à la poursuite de
l'oxygène. Puis, parvenu si haut, prolongé avec tant de force, le chant,
mêlé d'un murmure de supplication dans la volupté, semblait à certains
moments s'arrêter tout à fait comme une source s'épuise.
Françoise, quand elle avait un grand chagrin, éprouvait le besoin si
inutile, mais ne possédait pas l'art si simple, de l'exprimer. Jugeant
ma grand'mère tout à fait perdue, c'était ses impressions à elle,
Françoise, qu'elle tenait à nous faire connaître. Et elle ne savait que
répéter: «Cela me fait quelque chose», du même ton dont elle disait,
quand elle avait pris trop de soupe aux choux: «J'ai comme un poids sur
l'estomac», ce qui dans les deux cas était plus naturel qu'elle ne
semblait le croire. Si faiblement traduit, son chagrin n'en était pas
moins très grand, aggravé d'ailleurs par l'ennui que sa fille, retenue à
Combray (que la jeune Parisienne appelait maintenant la «cambrousse» et
où elle se sentait devenir «pétrousse»), ne pût vraisemblablement
revenir pour la cérémonie mortuaire que Françoise sentait devoir être
quelque chose de superbe. Sachant que nous nous épanchions peu, elle
avait à tout hasard convoqué d'avance Jupien pour tous les soirs de la
semaine. Elle savait qu'il ne serait pas libre à l'heure de
l'enterrement. Elle voulait du moins, au retour, le lui «raconter».
Depuis plusieurs nuits mon père, mon grand-père, un de nos cousins
veillaient et ne sortaient plus de la maison. Leur dévouement continu
finissait par prendre un masque d'indifférence, et l'interminable
oisiveté autour de cette agonie leur faisait tenir ces mêmes propos qui
sont inséparables d'un séjour prolongé dans un wagon de chemin de fer.
D'ailleurs ce cousin (le neveu de ma grand'tante) excitait chez moi
autant d'antipathie qu'il méritait et obtenait généralement d'estime.
On le «trouvait» toujours dans les circonstances graves, et il était si
assidu auprès des mourants que les familles, prétendant qu'il était
délicat de santé, malgré son apparence robuste, sa voix de basse-taille
et sa barbe de sapeur, le conjuraient toujours avec les périphrases
d'usage de ne pas venir à l'enterrement. Je savais d'avance que maman,
qui pensait aux autres au milieu de la plus immense douleur, lui dirait
sous une tout autre forme ce qu'il avait l'habitude de s'entendre
toujours dire:
--Promettez-moi que vous ne viendrez pas «demain». Faites-le pour
«elle». Au moins n'allez pas «là-bas». Elle vous avait demandé de ne pas
venir.
Rien n'y faisait; il était toujours le premier à la «maison», à cause de
quoi on lui avait donné, dans un autre milieu, le surnom, que nous
ignorions, de «ni fleurs ni couronnes». Et avant d'aller à «tout», il
avait toujours «pensé à tout», ce qui lui valait ces mots: «Vous, on ne
vous dit pas merci.»
--Quoi? demanda d'une voix forte mon grand-père qui était devenu un peu
sourd et qui n'avait pas entendu quelque chose que mon cousin venait de
dire à mon père.
--Rien, répondit le cousin. Je disais seulement que j'avais reçu ce
matin une lettre de Combray où il fait un temps épouvantable et ici un
soleil trop chaud.
--Et pourtant le baromètre est très bas, dit mon père.
--Où ça dites-vous qu'il fait mauvais temps? demanda mon grand-père.
--A Combray.
--Ah! cela ne m'étonne pas, chaque fois qu'il fait mauvais ici il fait
beau à Combray, et _vice versa_. Mon Dieu! vous parlez de Combray:
a-t-on pensé à prévenir Legrandin?
--Oui, ne vous tourmentez pas, c'est fait, dit mon cousin dont les joues
bronzées par une barbe trop forte sourirent imperceptiblement de la
satisfaction d'y avoir pensé.
A ce moment, mon père se précipita, je crus qu'il y avait du mieux ou du
pire. C'était seulement le docteur Dieulafoy qui venait d'arriver. Mon
père alla le recevoir dans le salon voisin, comme l'acteur qui doit
venir jouer. On l'avait fait demander non pour soigner, mais pour
constater, en espèce de notaire. Le docteur Dieulafoy a pu en effet être
un grand médecin, un professeur merveilleux; à ces rôles divers où il
excella, il en joignait un autre dans lequel il fut pendant quarante ans
sans rival, un rôle aussi original que le raisonneur, le scaramouche ou
protocole de Françoise ne le permettait pas, elle aurait manqué de
délicatesse envers ce brave homme, l'état de ma grand'mère ne comptait
plus. Quand au bout d'un quart d'heure, exaspéré, j'allai la chercher à
la cuisine, je la trouvai causant avec lui sur le «carré» de l'escalier
de service, dont la porte était ouverte, procédé qui avait l'avantage de
permettre, si l'un de nous arrivait, de faire semblant qu'on allait se
quitter, mais l'inconvénient d'envoyer d'affreux courants d'air.
Françoise quitta donc l'ouvrier, non sans lui avoir encore crié
quelques compliments, qu'elle avait oubliés, pour sa femme et son
beau-frère. Souci caractéristique de Combray, de ne pas manquer à la
délicatesse, que Françoise portait jusque dans la politique extérieure.
Les niais s'imaginent que les grosses dimensions des phénomènes sociaux
sont une excellente occasion de pénétrer plus avant dans l'âme humaine;
ils devraient au contraire comprendre que c'est en descendant en
profondeur dans une individualité qu'ils auraient chance de comprendre
ces phénomènes. Françoise avait mille fois répété au jardinier de
Combray que la guerre est le plus insensé des crimes et que rien ne vaut
sinon vivre. Or, quand éclata la guerre russo-japonaise, elle était
gênée, vis-à-vis du czar, que nous ne nous fussions pas mis en guerre
pour aider «les pauvres Russes» «puisqu'on est alliance», disait-elle.
Elle ne trouvait pas cela délicat envers Nicolas II qui avait toujours
eu «de si bonnes paroles pour nous»; c'était un effet du même code qui
l'eût empêchée de refuser à Jupien un petit verre, dont elle savait
qu'il allait «contrarier sa digestion», et qui faisait que, si près de
la mort de ma grand'mère, la même malhonnêteté dont elle jugeait
coupable la France, restée neutre à l'égard du Japon, elle eût cru la
commettre, en n'allant pas s'excuser elle-même auprès de ce bon ouvrier
électricien qui avait pris tant de dérangement.
Nous fûmes heureusement très vite débarrassés de la fille de Françoise
qui eut à s'absenter plusieurs semaines. Aux conseils habituels qu'on
donnait, à Combray, à la famille d'un malade: «Vous n'avez pas essayé
d'un petit voyage, le changement d'air, retrouver l'appétit, etc....»
elle avait ajouté l'idée presque unique qu'elle s'était spécialement
forgée et qu'ainsi elle répétait chaque fois qu'on la voyait, sans se
lasser, et comme pour l'enfoncer dans la tête des autres: «Elle aurait
dû se soigner _radicalement_ dès le début.» Elle ne préconisait pas un
genre de cure plutôt qu'un autre, pourvu que cette cure fût _radicale_.
Quant à Françoise, elle voyait qu'on donnait peu de médicaments à ma
grand'mère. Comme, selon elle, ils ne servent qu'à vous abîmer
l'estomac, elle en était heureuse, mais plus encore humiliée. Elle avait
dans le Midi des cousins--riches relativement--dont la fille, tombée
malade en pleine adolescence, était morte à vingt-trois ans; pendant
quelques années le père et la mère s'étaient ruinés en remèdes, en
docteurs différents, en pérégrinations d'une «station» thermale à une
autre, jusqu'au décès. Or cela paraissait à Françoise, pour ces
parents-là, une espèce de luxe, comme s'ils avaient eu des chevaux de
courses, un château. Eux-mêmes, si affligés qu'ils fussent, tiraient une
certaine vanité de tant de dépenses. Ils n'avaient plus rien, ni surtout
le bien le plus précieux, leur enfant, mais ils aimaient à répéter
qu'ils avaient fait pour elle autant et plus que les gens les plus
riches. Les rayons ultra-violets, à l'action desquels on avait,
plusieurs fois par jour, pendant des mois, soumis la malheureuse, les
flattaient particulièrement. Le père, enorgueilli dans sa douleur par
une espèce de gloire, en arrivait quelquefois à parler de sa fille comme
d'une étoile de l'Opéra pour laquelle il se fût ruiné. Françoise n'était
pas insensible à tant de mise en scène; celle qui entourait la maladie
de ma grand'mère lui semblait un peu pauvre, bonne pour une maladie sur
un petit théâtre de province.
Il y eut un moment où les troubles de l'urémie se portèrent sur les yeux
de ma grand'mère. Pendant quelques jours, elle ne vit plus du tout. Ses
yeux n'étaient nullement ceux d'une aveugle et restaient les mêmes. Et
je compris seulement qu'elle ne voyait pas, à l'étrangeté d'un certain
sourire d'accueil qu'elle avait dès qu'on ouvrait la porte, jusqu'à ce
qu'on lui eût pris la main pour lui dire bonjour, sourire qui
commençait trop tôt et restait stéréotypé sur ses lèvres, fixe, mais
toujours de face et tâchant à être vu de partout, parce qu'il n'y avait
plus l'aide du regard pour le régler, lui indiquer le moment, la
direction, le mettre au point, le faire varier au fur et à mesure du
changement de place ou d'expression de la personne qui venait d'entrer;
parce qu'il restait seul, sans sourire des yeux qui eût détourné un peu
de lui l'attention du visiteur, et prenait par là, dans sa gaucherie,
une importance excessive, donnant l'impression d'une amabilité exagérée.
Puis la vue revint complètement, des yeux le mal nomade passa aux
oreilles. Pendant quelques jours, ma grand'mère fut sourde. Et comme
elle avait peur d'être surprise par l'entrée soudaine de quelqu'un
qu'elle n'aurait pas entendu venir, à tout moment (bien que couchée du
côté du mur) elle détournait brusquement la tête vers la porte. Mais le
mouvement de son cou était maladroit, car on ne se fait pas en quelques
jours à cette transposition, sinon de regarder les bruits, du moins
d'écouter avec les yeux. Enfin les douleurs diminuèrent, mais l'embarras
de la parole augmenta. On était obligé de faire répéter à ma grand'mère
à peu près tout ce qu'elle disait.
Maintenant ma grand'mère, sentant qu'on ne la comprenait plus, renonçait
à prononcer un seul mot et restait immobile. Quand elle m'apercevait,
elle avait une sorte de sursaut comme ceux qui tout d'un coup manquent
d'air, elle voulait me parler, mais n'articulait que des sons
inintelligibles. Alors, domptée par son impuissance même, elle laissait
retomber sa tête, s'allongeait à plat sur le lit, le visage grave, de
marbre, les mains immobiles sur le drap, ou s'occupant d'une action
toute matérielle comme de s'essuyer les doigts avec son mouchoir. Elle
ne voulait pas penser. Puis elle commença à avoir une agitation
constante. Elle désirait sans cesse se lever. Mais on l'empêchait,
autant qu'on pouvait, de le faire, de peur qu'elle ne se rendît compte
de sa paralysie. Un jour qu'on l'avait laissée un instant seule, je la
trouvai, debout, en chemise de nuit, qui essayait d'ouvrir la fenêtre.
A Balbec, un jour où on avait sauvé malgré elle une veuve qui s'était
jetée à l'eau, elle m'avait dit (mue peut-être par un de ces
pressentiments que nous lisons parfois dans le mystère si obscur
pourtant de notre vie organique, mais où il semble que se reflète
l'avenir) qu'elle ne connaissait pas cruauté pareille à celle d'arracher
une désespérée à la mort qu'elle a voulue et de la rendre à son martyre.
Nous n'eûmes que le temps de saisir ma grand'mère, elle soutint contre
ma mère une lutte presque brutale, puis vaincue, rassise de force dans
un fauteuil, elle cessa de vouloir, de regretter, son visage redevint
impassible et elle se mit à enlever soigneusement les poils de fourrure
qu'avait laissés sur sa chemise de nuit un manteau qu'on avait jeté sur
elle.
Son regard changea tout à fait, souvent inquiet, plaintif, hagard, ce
n'était plus son regard d'autrefois, c'était le regard maussade d'une
vieille femme qui radote....
A force de lui demander si elle ne désirait pas être coiffée, Françoise
finit par se persuader que la demande venait de ma grand'mère. Elle
apporta des brosses, des peignes, de l'eau de Cologne, un peignoir. Elle
disait: «Cela ne peut pas fatiguer Madame Amédée, que je la peigne; si
faible qu'on soit on peut toujours être peignée.» C'est-à-dire, on n'est
jamais trop faible pour qu'une autre personne ne puisse, en ce qui la
concerne, vous peigner. Mais quand j'entrai dans la chambre, je vis
entre les mains cruelles de Françoise, ravie comme si elle était en
train de rendre la santé à ma grand'mère, sous l'éplorement d'une
vieille chevelure qui n'avait pas la force de supporter le contact du
peigne, une tête qui, incapable de garder la pose qu'on lui donnait,
s'écroulait dans un tourbillon incessant où l'épuisement des forces
alternait avec la douleur. Je sentis que le moment où Françoise allait
avoir terminé s'approchait et je n'osai pas la hâter en lui disant:
«C'est assez», de peur qu'elle ne me désobéît. Mais en revanche je me
précipitai quand, pour que ma grand'mère vît si elle se trouvait bien
coiffée, Françoise, innocemment féroce, approcha une glace. Je fus
d'abord heureux d'avoir pu l'arracher à temps de ses mains, avant que ma
grand'mère, de qui on avait soigneusement éloigné tout miroir, eût
aperçu par mégarde une image d'elle-même qu'elle ne pouvait se figurer.
Mais, hélas! quand, un instant après, je me penchai vers elle pour
baiser ce beau front qu'on avait tant fatigué, elle me regarda d'un air
étonné, méfiant, scandalisé: elle ne m'avait pas reconnu.
Selon notre médecin c'était un symptôme que la congestion du cerveau
augmentait. Il fallait le dégager.
Cottard hésitait. Françoise espéra un instant qu'on mettrait des
ventouses «clarifiées». Elle en chercha les effets dans mon dictionnaire
mais ne put les trouver. Eût-elle bien dit scarifiées au lieu de
clarifiées qu'elle n'eût pas trouvé davantage cet adjectif, car elle ne
le cherchait pas plus à la lettre _s_ qu'à la lettre _c_; elle disait en
effet clarifiées mais écrivait (et par conséquent croyait que c'était
écrit) «esclarifiées». Cottard, ce qui la déçut, donna, sans beaucoup
d'espoir, la préférence aux sangsues. Quand, quelques heures après,
j'entrai chez ma grand'mère, attachés à sa nuque, à ses tempes, à ses
oreilles, les petits serpents noirs se tordaient dans sa chevelure
ensanglantée, comme dans celle de Méduse. Mais dans son visage pâle et
pacifié, entièrement immobile, je vis grands ouverts, lumineux et
calmes, ses beaux yeux d'autrefois (peut-être encore plus surchargés
d'intelligence qu'ils n'étaient avant sa maladie, parce que, comme elle
ne pouvait pas parler, ne devait pas bouger, c'est à ses yeux seuls
qu'elle confiait sa pensée, la pensée qui tantôt tient en nous une place
immense, nous offrant des trésors insoupçonnés, tantôt semble réduite à
rien, puis peut renaître comme par génération spontanée par quelques
gouttes de sang qu'on tire), ses yeux, doux et liquides comme de
l'huile, sur lesquels le feu rallumé qui brûlait éclairait devant la
malade l'univers reconquis. Son calme n'était plus la sagesse du
désespoir mais de l'espérance. Elle comprenait qu'elle allait mieux,
voulait être prudente, ne pas remuer, et me fit seulement le don d'un
beau sourire pour que je susse qu'elle se sentait mieux, et me pressa
légèrement la main.
Je savais quel dégoût ma grand'mère avait de voir certaines bêtes, à
plus forte raison d'être touchée par elles. Je savais que c'était en
considération d'une utilité supérieure qu'elle supportait les sangsues.
Aussi Françoise m'exaspérait-elle en lui répétant avec ces petits rires
qu'on a avec un enfant qu'on veut faire jouer: «Oh! les petites bébêtes
qui courent sur Madame.» C'était, de plus, traiter notre malade sans
respect, comme si elle était tombée en enfance. Mais ma grand'mère, dont
la figure avait pris la calme bravoure d'un stoïcien, n'avait même pas
l'air d'entendre.
Hélas! aussitôt les sangsues retirées, la congestion reprit de plus en
plus grave. Je fus surpris qu'à ce moment où ma grand'mère était si mal,
Françoise disparût à tout moment. C'est qu'elle s'était commandé une
toilette de deuil et ne voulait pas faire attendre la couturière. Dans
la vie de la plupart des femmes, tout, même le plus grand chagrin,
aboutit à une question d'essayage.
Quelques jours plus tard, comme je dormais, ma mère vint m'appeler au
milieu de la nuit. Avec les douces attentions que, dans les grandes
circonstances, les gens qu'une profonde douleur accable témoignent
fût-ce aux petits ennuis des autres:
--Pardonne-moi de venir troubler ton sommeil, me dit-elle.
--Je ne dormais pas, répondis-je en m'éveillant.
Je le disais de bonne foi. La grande modification qu'amène en nous le
réveil est moins de nous introduire dans la vie claire de la conscience
que de nous faire perdre le souvenir de la lumière un peu plus tamisée
où reposait notre intelligence, comme au fond opalin des eaux. Les
pensées à demi voilées sur lesquelles nous voguions il y a un instant
encore entraînaient en nous un mouvement parfaitement suffisant pour que
nous ayons pu les désigner sous le nom de veille. Mais les réveils
trouvent alors une interférence de mémoire. Peu après, nous les
qualifions sommeil parce que nous ne nous les rappelons plus. Et quand
luit cette brillante étoile, qui, à l'instant du réveil, éclaire
derrière le dormeur son sommeil tout entier, elle lui fait croire
pendant quelques secondes que c'était non du sommeil, mais de la veille;
étoile filante à vrai dire, qui emporte avec sa lumière l'existence
mensongère, mais les aspects aussi du songe et permet seulement à celui
qui s'éveille de se dire: «J'ai dormi.»
D'une voix si douce qu'elle semblait craindre de me faire mal, ma mère
me demanda si cela ne me fatiguerait pas trop de me lever, et me
caressant les mains:
--Mon pauvre petit, ce n'est plus maintenant que sur ton papa et sur ta
maman que tu pourras compter.
Nous entrâmes dans la chambre. Courbée en demi-cercle sur le lit, un
autre être que ma grand'mère, une espèce de bête qui se serait affublée
de ses cheveux et couchée dans ses draps, haletait, geignait, de ses
convulsions secouait les couvertures. Les paupières étaient closes et
c'est parce qu'elles fermaient mal plutôt que parce qu'elles s'ouvraient
qu'elle laissaient voir un coin de prunelle, voilé, chassieux, reflétant
l'obscurité d'une vision organique et d'une souffrance interne. Toute
cette agitation ne s'adressait pas à nous qu'elle ne voyait pas, ni ne
connaissait. Mais si ce n'était plus qu'une bête qui remuait là, ma
grand'mère où était-elle? On reconnaissait pourtant la forme de son nez,
sans proportion maintenant avec le reste de la figure, mais au coin
duquel un grain de beauté restait attaché, sa main qui écartait les
couvertures d'un geste qui eût autrefois signifié que ces couvertures la
gênaient et qui maintenant ne signifiait rien.
Maman me demanda d'aller chercher un peu d'eau et de vinaigre pour
imbiber le front de grand'mère. C'était la seule chose qui la
rafraîchissait, croyait maman qui la voyait essayer d'écarter ses
cheveux. Mais on me fit signe par la porte de venir. La nouvelle que ma
grand'mère était à toute extrémité s'était immédiatement répandue dans
la maison. Un de ces «extras» qu'on fait venir dans les périodes
exceptionnelles pour soulager la fatigue des domestiques, ce qui fait
que les agonies ont quelque chose des fêtes, venait d'ouvrir au duc de
Guermantes, lequel, resté dans l'antichambre, me demandait; je ne pus
lui échapper.
--Je viens, mon cher monsieur, d'apprendre ces nouvelles macabres. Je
voudrais en signe de sympathie serrer la main à monsieur votre père.
Je m'excusai sur la difficulté de le déranger en ce moment. M. de
Guermantes tombait comme au moment où on part en voyage. Mais il sentait
tellement l'importance de la politesse qu'il nous faisait, que cela lui
cachait le reste et qu'il voulait absolument entrer au salon. En
général, il avait l'habitude de tenir à l'accomplissement entier des
formalités dont il avait décidé d'honorer quelqu'un et il s'occupait peu
que les malles fussent faites ou le cercueil prêt.
--Avez-vous fait venir Dieulafoy? Ah! c'est une grave erreur. Et si vous
me l'aviez demandé, il serait venu pour moi, il ne me refuse rien, bien
qu'il ait refusé à la duchesse de Chartres. Vous voyez, je me mets
carrément au-dessus d'une princesse du sang. D'ailleurs devant la mort
nous sommes tous égaux, ajouta-t-il, non pour me persuader que ma
grand'mère devenait son égale, mais ayant peut-être senti qu'une
conversation prolongée relativement à son pouvoir sur Dieulafoy et à sa
prééminence sur la duchesse de Chartres ne serait pas de très bon goût.
Son conseil du reste ne m'étonnait pas. Je savais que, chez les
Guermantes, on citait toujours le nom de Dieulafoy (avec un peu plus de
respect seulement) comme celui d'un «fournisseur» sans rival. Et la
vieille duchesse de Mortemart, née Guermantes (il est impossible de
comprendre pourquoi dès qu'il s'agit d'une duchesse on dit presque
toujours: «la vieille duchesse de» ou tout au contraire, d'un air fin et
Watteau, si elle est jeune, la «petite duchesse de»), préconisait
presque mécaniquement, en clignant de l'oeil, dans les cas graves
«Dieulafoy, Dieulafoy», comme si on avait besoin d'un glacier «Poiré
Blanche» ou pour des petits fours «Rebattet, Rebattet». Mais j'ignorais
que mon père venait précisément de faire demander Dieulafoy.
A ce moment ma mère, qui attendait avec impatience des ballons d'oxygène
qui devaient rendre plus aisée la respiration de ma grand'mère, entra
elle-même dans l'antichambre où elle ne savait guère trouver M. de
Guermantes. J'aurais voulu le cacher n'importe où. Mais persuadé que
rien n'était plus essentiel, ne pouvait d'ailleurs la flatter davantage
et n'était plus indispensable à maintenir sa réputation de parfait
gentilhomme, il me prit violemment par le bras et malgré que je me
défendisse comme contre un viol par des: «Monsieur, monsieur, monsieur»
répétés, il m'entraîna vers maman en me disant: «Voulez-vous me faire le
grand honneur de me présenter à madame votre _mère_?» en déraillant un
peu sur le mot mère. Et il trouvait tellement que l'honneur était pour
elle qu'il ne pouvait s'empêcher de sourire tout en faisant une figure
de circonstance. Je ne pus faire autrement que de le nommer, ce qui
déclancha aussitôt de sa part des courbettes, des entrechats, et il
allait commencer toute la cérémonie complète du salut. Il pensait même
entrer en conversation, mais ma mère, noyée dans sa douleur, me dit de
venir vite, et ne répondit même pas aux phrases de M. de Guermantes qui,
s'attendant à être reçu en visite et se trouvant au contraire laissé
seul dans l'antichambre, eût fini par sortir si, au même moment, il
n'avait vu entrer Saint-Loup arrivé le matin même et accouru aux
nouvelles. «Ah! elle est bien bonne!» s'écria joyeusement le duc en
attrapant son neveu par sa manche qu'il faillit arracher, sans se
soucier de la présence de ma mère qui retraversait l'antichambre.
Saint-Loup n'était pas fâché, je crois, malgré son sincère chagrin,
d'éviter de me voir, étant donné ses dispositions pour moi. Il partit,
entraîné par son oncle qui, ayant quelque chose de très important à lui
dire et ayant failli pour cela partir à Doncières, ne pouvait pas en
croire sa joie d'avoir pu économiser un tel dérangement. «Ah! si on
m'avait dit que je n'avais qu'à traverser la cour et que je te
trouverais ici, j'aurais cru à une vaste blague; comme dirait ton
camarade M. Bloch, c'est assez farce.» Et tout en s'éloignant avec
Robert, qu'il tenait par l'épaule: «C'est égal, répétait-il, on voit
bien que je viens de toucher de la corde de pendu ou tout comme; j'ai
une sacrée veine.» Ce n'est pas que le duc de Guermantes fût mal élevé,
au contraire. Mais il était de ces hommes incapables de se mettre à la
place des autres, de ces hommes ressemblant en cela à la plupart des
médecins et aux croquemorts, et qui, après avoir pris une figure de
circonstance et dit: «ce sont des instants très pénibles», vous avoir au
besoin embrassé et conseillé le repos, ne considèrent plus une agonie
ou un enterrement que comme une réunion mondaine plus ou moins
restreinte où, avec une jovialité comprimée un moment, ils cherchent des
yeux la personne à qui ils peuvent parler de leurs petites affaires,
demander de les présenter à une autre ou «offrir une place» dans leur
voiture pour les «ramener». Le duc de Guermantes, tout en se félicitant
du «bon vent» qui l'avait poussé vers son neveu, resta si étonné de
l'accueil pourtant si naturel de ma mère, qu'il déclara plus tard
qu'elle était aussi désagréable que mon père était poli, qu'elle avait
des «absences» pendant lesquelles elle semblait même ne pas entendre les
choses qu'on lui disait et qu'à son avis elle n'était pas dans son
assiette et peut-être même n'avait pas toute sa tête à elle. Il voulut
bien cependant, à ce qu'on me dit, mettre cela en partie sur le compte
des circonstances et déclarer que ma mère lui avait paru très «affectée»
par cet événement. Mais il avait encore dans les jambes tout le reste
des saluts et révérences à reculons qu'on l'avait empêché de mener à
leur fin et se rendait d'ailleurs si peu compte de ce que c'était que le
chagrin de maman, qu'il demanda, la veille de l'enterrement, si je
n'essayais pas de la distraire.
Un beau-frère de ma grand'mère, qui était religieux, et que je ne
connaissais pas, télégraphia en Autriche où était le chef de son ordre,
et ayant par faveur exceptionnelle obtenu l'autorisation, vint ce
jour-là. Accablé de tristesse, il lisait à côté du lit des textes de
prières et de méditations sans cependant détacher ses yeux en vrille de
la malade. A un moment où ma grand'mère était sans connaissance, la vue
de la tristesse de ce prêtre me fit mal, et je le regardai. Il parut
surpris de ma pitié et il se produisit alors quelque chose de singulier.
Il joignit ses mains sur sa figure comme un homme absorbé dans une
méditation douloureuse, mais, comprenant que j'allais détourner de lui
les yeux, je vis qu'il avait laissé un petit écart entre ses doigts. Et,
au moment où mes regards le quittaient, j'aperçus son oeil aigu qui
avait profité de cet abri de ses mains pour observer si ma douleur était
sincère. Il était embusqué là comme dans l'ombre d'un confessionnal. Il
s'aperçut que je le voyais et aussitôt clôtura hermétiquement le
grillage qu'il avait laissé entr'ouvert. Je l'ai revu plus tard, et
jamais entre nous il ne fut question de cette minute. Il fut tacitement
convenu que je n'avais pas remarqué qu'il m'épiait. Chez le prêtre comme
chez l'aliéniste, il y a toujours quelque chose du juge d'instruction.
D'ailleurs quel est l'ami, si cher soit-il, dans le passé, commun avec
le nôtre, de qui il n'y ait pas de ces minutes dont nous ne trouvions
plus commode de nous persuader qu'il a dû les oublier?
Le médecin fit une piqûre de morphine et pour rendre la respiration
moins pénible demanda des ballons d'oxygène. Ma mère, le docteur, la
soeur les tenaient dans leurs mains; dès que l'un était fini, on leur en
passait un autre. J'étais sorti un moment de la chambre. Quand je
rentrai je me trouvai comme devant un miracle. Accompagnée en sourdine
par un murmure incessant, ma grand'mère semblait nous adresser un long
chant heureux qui remplissait la chambre, rapide et musical. Je compris
bientôt qu'il n'était guère moins inconscient, qu'il était aussi
purement mécanique, que le râle de tout à l'heure. Peut-être
reflétait-il dans une faible mesure quelque bien-être apporté par la
morphine. Il résultait surtout, l'air ne passant plus tout à fait de la
même façon dans les bronches, d'un changement de registre de la
respiration. Dégagé par la double action de l'oxygène et de la morphine,
le souffle de ma grand'mère ne peinait plus, ne geignait plus, mais vif,
léger, glissait, patineur, vers le fluide délicieux. Peut-être à
l'haleine, insensible comme celle du vent dans la flûte d'un roseau, se
mêlait-il, dans ce chant, quelques-uns de ces soupirs plus humains qui,
libérés à l'approche de la mort, font croire à des impressions de
souffrance ou de bonheur chez ceux qui déjà ne sentent plus, et venaient
ajouter un accent plus mélodieux, mais sans changer son rythme, à cette
longue phrase qui s'élevait, montait encore, puis retombait pour
s'élancer de nouveau de la poitrine allégée, à la poursuite de
l'oxygène. Puis, parvenu si haut, prolongé avec tant de force, le chant,
mêlé d'un murmure de supplication dans la volupté, semblait à certains
moments s'arrêter tout à fait comme une source s'épuise.
Françoise, quand elle avait un grand chagrin, éprouvait le besoin si
inutile, mais ne possédait pas l'art si simple, de l'exprimer. Jugeant
ma grand'mère tout à fait perdue, c'était ses impressions à elle,
Françoise, qu'elle tenait à nous faire connaître. Et elle ne savait que
répéter: «Cela me fait quelque chose», du même ton dont elle disait,
quand elle avait pris trop de soupe aux choux: «J'ai comme un poids sur
l'estomac», ce qui dans les deux cas était plus naturel qu'elle ne
semblait le croire. Si faiblement traduit, son chagrin n'en était pas
moins très grand, aggravé d'ailleurs par l'ennui que sa fille, retenue à
Combray (que la jeune Parisienne appelait maintenant la «cambrousse» et
où elle se sentait devenir «pétrousse»), ne pût vraisemblablement
revenir pour la cérémonie mortuaire que Françoise sentait devoir être
quelque chose de superbe. Sachant que nous nous épanchions peu, elle
avait à tout hasard convoqué d'avance Jupien pour tous les soirs de la
semaine. Elle savait qu'il ne serait pas libre à l'heure de
l'enterrement. Elle voulait du moins, au retour, le lui «raconter».
Depuis plusieurs nuits mon père, mon grand-père, un de nos cousins
veillaient et ne sortaient plus de la maison. Leur dévouement continu
finissait par prendre un masque d'indifférence, et l'interminable
oisiveté autour de cette agonie leur faisait tenir ces mêmes propos qui
sont inséparables d'un séjour prolongé dans un wagon de chemin de fer.
D'ailleurs ce cousin (le neveu de ma grand'tante) excitait chez moi
autant d'antipathie qu'il méritait et obtenait généralement d'estime.
On le «trouvait» toujours dans les circonstances graves, et il était si
assidu auprès des mourants que les familles, prétendant qu'il était
délicat de santé, malgré son apparence robuste, sa voix de basse-taille
et sa barbe de sapeur, le conjuraient toujours avec les périphrases
d'usage de ne pas venir à l'enterrement. Je savais d'avance que maman,
qui pensait aux autres au milieu de la plus immense douleur, lui dirait
sous une tout autre forme ce qu'il avait l'habitude de s'entendre
toujours dire:
--Promettez-moi que vous ne viendrez pas «demain». Faites-le pour
«elle». Au moins n'allez pas «là-bas». Elle vous avait demandé de ne pas
venir.
Rien n'y faisait; il était toujours le premier à la «maison», à cause de
quoi on lui avait donné, dans un autre milieu, le surnom, que nous
ignorions, de «ni fleurs ni couronnes». Et avant d'aller à «tout», il
avait toujours «pensé à tout», ce qui lui valait ces mots: «Vous, on ne
vous dit pas merci.»
--Quoi? demanda d'une voix forte mon grand-père qui était devenu un peu
sourd et qui n'avait pas entendu quelque chose que mon cousin venait de
dire à mon père.
--Rien, répondit le cousin. Je disais seulement que j'avais reçu ce
matin une lettre de Combray où il fait un temps épouvantable et ici un
soleil trop chaud.
--Et pourtant le baromètre est très bas, dit mon père.
--Où ça dites-vous qu'il fait mauvais temps? demanda mon grand-père.
--A Combray.
--Ah! cela ne m'étonne pas, chaque fois qu'il fait mauvais ici il fait
beau à Combray, et _vice versa_. Mon Dieu! vous parlez de Combray:
a-t-on pensé à prévenir Legrandin?
--Oui, ne vous tourmentez pas, c'est fait, dit mon cousin dont les joues
bronzées par une barbe trop forte sourirent imperceptiblement de la
satisfaction d'y avoir pensé.
A ce moment, mon père se précipita, je crus qu'il y avait du mieux ou du
pire. C'était seulement le docteur Dieulafoy qui venait d'arriver. Mon
père alla le recevoir dans le salon voisin, comme l'acteur qui doit
venir jouer. On l'avait fait demander non pour soigner, mais pour
constater, en espèce de notaire. Le docteur Dieulafoy a pu en effet être
un grand médecin, un professeur merveilleux; à ces rôles divers où il
excella, il en joignait un autre dans lequel il fut pendant quarante ans
sans rival, un rôle aussi original que le raisonneur, le scaramouche ou
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