🕥 36-minute read
Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 12
Total number of words is 4695
Total number of unique words is 1639
39.1 of words are in the 2000 most common words
52.1 of words are in the 5000 most common words
57.3 of words are in the 8000 most common words
Le soleil déclinait; il enflammait un interminable mur que notre fiacre
avait à longer avant d'arriver à la rue que nous habitions, mur sur
lequel l'ombre, projetée par le couchant, du cheval et de la voiture,
se détachait en noir sur le fond rougeâtre, comme un char funèbre dans
une terre cuite de Pompéi. Enfin nous arrivâmes. Je fis asseoir la
malade en bas de l'escalier dans le vestibule, et je montai prévenir ma
mère. Je lui dis que ma grand'mère rentrait un peu souffrante, ayant eu
un étourdissement. Dès mes premiers mots, le visage de ma mère atteignit
au paroxysme d'un désespoir pourtant déjà si résigné, que je compris que
depuis bien des années elle le tenait tout prêt en elle pour un jour
incertain et fatal. Elle ne me demanda rien; il semblait, de même que la
méchanceté aime à exagérer les souffrances des autres, que par tendresse
elle ne voulût pas admettre que sa mère fût très atteinte, surtout d'une
maladie qui peut toucher l'intelligence. Maman frissonnait, son visage
pleurait sans larmes, elle courut dire qu'on allât chercher le médecin,
mais comme Françoise demandait qui était malade, elle ne put répondre,
sa voix s'arrêta dans sa gorge. Elle descendit en courant avec moi,
effaçant de sa figure le sanglot qui la plissait. Ma grand'mère
attendait en bas sur le canapé du vestibule, mais dès qu'elle nous
entendit, se redressa, se tint debout, fit à maman des signes gais de la
main. Je lui avais enveloppé à demi la tête avec une mantille en
dentelle blanche, lui disant que c'était pour qu'elle n'eût pas froid
dans l'escalier. Je ne voulais pas que ma mère remarquât trop
l'altération du visage, la déviation de la bouche; ma précaution était
inutile: ma mère s'approcha de grand'mère, embrassa sa main comme celle
de son Dieu, la soutint, la souleva jusqu'à l'ascenseur, avec des
précautions infinies où il y avait, avec la peur d'être maladroite et de
lui faire mal, l'humilité de qui se sent indigne de toucher ce qu'il
connaît de plus précieux, mais pas une fois elle ne leva les yeux et ne
regarda le visage de la malade. Peut-être fut-ce pour que celle-ci ne
s'attristât pas en pensant que sa vue avait pu inquiéter sa fille.
Peut-être par crainte d'une douleur trop forte qu'elle n'osa pas
affronter. Peut-être par respect, parce qu'elle ne croyait pas qu'il lui
fût permis sans impiété de constater la trace de quelque affaiblissement
intellectuel dans le visage vénéré. Peut-être pour mieux garder plus
tard intacte l'image du vrai visage de sa mère, rayonnant d'esprit et de
bonté. Ainsi montèrent-elles l'une à côté de l'autre, ma grand'mère à
demi cachée dans sa mantille, ma mère détournant les yeux.
Pendant ce temps il y avait une personne qui ne quittait pas des siens
ce qui pouvait se deviner des traits modifiés de ma grand'mère que sa
fille n'osait pas voir, une personne qui attachait sur eux un regard
ébahi, indiscret et de mauvais augure: c'était Françoise. Non qu'elle
n'aimât sincèrement ma grand'mère (même elle avait déçue et presque
scandalisée par la froideur de maman qu'elle aurait voulu voir se jeter
en pleurant dans les bras de sa mère), mais elle avait un certain
penchant à envisager toujours le pire, elle avait gardé de son enfance
deux particularités qui sembleraient devoir s'exclure, mais qui, quand
elles sont assemblées, se fortifient: le manque d'éducation des gens du
peuple qui ne cherchent pas à dissimuler l'impression, voire l'effroi
douloureux causé en eux par la vue d'un changement physique qu'il serait
plus délicat de ne pas paraître remarquer, et la rudesse insensible de
la paysanne qui arrache les ailes des libellules avant qu'elle ait
l'occasion de tordre le cou aux poulets et manque de la pudeur qui lui
ferait cacher l'intérêt qu'elle éprouve à voir la chair qui souffre.
Quand, grâce aux soins parfaits de Françoise, ma grand'mère fut couchée,
elle se rendit compte qu'elle parlait beaucoup plus facilement, le petit
déchirement ou encombrement d'un vaisseau qu'avait produit l'urémie
avait sans doute été très léger. Alors elle voulut ne pas faire faute à
maman, l'assister dans les instants les plus cruels que celle-ci eût
encore traversés.
--Eh bien! ma fille, lui dit-elle, en lui prenant la main, et en gardant
l'autre devant sa bouche pour donner cette cause apparente à la légère
difficulté qu'elle avait encore à prononcer certains mots, voilà comme
tu plains ta mère! tu as l'air de croire que ce n'est pas désagréable
une indigestion!
Alors pour la première fois les yeux de ma mère se posèrent
passionnément sur ceux de ma grand'mère, ne voulant pas voir le reste de
son visage, et elle dit, commençant la liste de ces faux serments que
nous ne pouvons pas tenir:
--Maman, tu seras bientôt guérie, c'est ta fille qui s'y engage.
Et enfermant son amour le plus fort, toute sa volonté que sa mère
guérît, dans un baiser à qui elle les confia et qu'elle accompagna de sa
pensée, de tout son être jusqu'au bord de ses lèvres, elle alla le
déposer humblement, pieusement sur le front adoré.
Ma grand'mère se plaignait d'une espèce d'alluvion de couvertures qui se
faisait tout le temps du même côté sur sa jambe gauche et qu'elle ne
pouvait pas arriver à soulever. Mais elle ne se rendait pas compte
qu'elle en était elle-même la cause, de sorte que chaque jour elle
accusa injustement Françoise de mal «retaper» son lit. Par un mouvement
convulsif, elle rejetait de ce côté tout le flot de ces écumantes
couvertures de fine laine qui s'y amoncelaient comme les sables dans une
baie bien vite transformée en grève (si on n'y construit une digue) par
les apports successifs du flux.
Ma mère et moi (de qui le mensonge était d'avance percé à jour par
Françoise, perspicace et offensante), nous ne voulions même pas dire que
ma grand'mère fût très malade, comme si cela eût pu faire plaisir aux
ennemis que d'ailleurs elle n'avait pas, et eût été plus affectueux de
trouver qu'elle n'allait pas si mal que ça, en somme, par le même
sentiment instinctif qui m'avait fait supposer qu'Andrée plaignait trop
Albertine pour l'aimer beaucoup. Les mêmes phénomènes se reproduisent
des particuliers à la masse, dans les grandes crises. Dans une guerre,
celui qui n'aime pas son pays n'en dit pas de mal, mais le croit perdu,
le plaint, voit les choses en noir.
Françoise nous rendait un service infini par sa faculté de se passer de
sommeil, de faire les besognes les plus dures. Et si, étant allée se
coucher après plusieurs nuits passées debout, on était obligé de
l'appeler un quart d'heure après qu'elle s'était endormie, elle était si
heureuse de pouvoir faire des choses pénibles comme si elles eussent été
les plus simples du monde que, loin de rechigner, elle montrait sur son
visage de la satisfaction et de la modestie. Seulement quand arrivait
l'heure de la messe, et l'heure du premier déjeuner, ma grand'mère
eût-elle été agonisante, Françoise se fût éclipsée à temps pour ne pas
être en retard. Elle ne pouvait ni ne voulait être suppléée par son
jeune valet de pied. Certes elle avait apporté de Combray une idée très
haute des devoirs de chacun envers nous; elle n'eût pas toléré qu'un de
nos gens nous «manquât». Cela avait fait d'elle une si noble, si
impérieuse, si efficace éducatrice, qu'il n'y avait jamais eu chez nous
de domestiques si corrompus qui n'eussent vite modifié, épuré leur
conception de la vie jusqu'à ne plus toucher le «sou du franc» et à se
précipiter--si peu serviables qu'ils eussent été jusqu'alors--pour me
prendre des mains et ne pas me laisser me fatiguer à porter le moindre
paquet. Mais, à Combray aussi, Françoise avait contracté--et importé à
Paris--l'habitude de ne pouvoir supporter une aide quelconque dans son
travail. Se voir prêter un concours lui semblait recevoir une avanie,
et des domestiques sont restés des semaines sans obtenir d'elle une
réponse à leur salut matinal, sont même partis en vacances sans qu'elle
leur dît adieu et qu'ils devinassent pourquoi, en réalité pour la seule
raison qu'ils avaient voulu faire un peu de sa besogne, un jour qu'elle
était souffrante. Et en ce moment où ma grand'mère était si mal, la
besogne de Françoise lui semblait particulièrement sienne. Elle ne
voulait pas, elle la titulaire, se laisser chiper son rôle dans ces
jours de gala. Aussi son jeune valet de pied, écarté par elle, ne savait
que faire, et non content d'avoir, à l'exemple de Victor, pris mon
papier dans mon bureau, il s'était mis, de plus, à emporter des volumes
de vers de ma bibliothèque. Il les lisait, une bonne moitié de la
journée, par admiration pour les poètes qui les avaient composés, mais
aussi afin, pendant l'autre partie de son temps, d'émailler de citations
les lettres qu'il écrivait à ses amis de village. Certes, il pensait
ainsi les éblouir. Mais, comme il avait peu de suite dans les idées, il
s'était formé celle-ci que ces poèmes, trouvés dans ma bibliothèque,
étaient chose connue de tout le monde et à quoi il est courant de se
reporter. Si bien qu'écrivant à ces paysans dont il escomptait la
stupéfaction, il entremêlait ses propres réflexions de vers de
Lamartine, comme il eût dit: qui vivra verra, ou même: bonjour.
A cause des souffrances de ma grand'mère on lui permit la morphine.
Malheureusement si celle-ci les calmait, elle augmentait aussi la dose
d'albumine. Les coups que nous destinions au mal qui s'était installé en
grand'mère portaient toujours à faux; c'était elle, c'était son pauvre
corps interposé qui les recevait, sans qu'elle se plaignît qu'avec un
faible gémissement. Et les douleurs que nous lui causions n'étaient pas
compensées par un bien que nous ne pouvions lui faire. Le mal féroce que
nous aurions voulu exterminer, c'est à peine si nous l'avions frôlé,
nous ne faisions que l'exaspérer davantage, hâtant peut-être l'heure où
la captive serait dévorée. Les jours où la dose d'albumine avait été
trop forte, Cottard après une hésitation refusait la morphine. Chez cet
homme si insignifiant, si commun, il y avait, dans ces courts moments où
il délibérait, où les dangers d'un traitement et d'un autre se
disputaient en lui jusqu'à ce qu'il s'arrêtât à l'un, la sorte de
grandeur d'un général qui, vulgaire dans le reste de la vie, est un
grand stratège, et, dans un moment périlleux, après avoir réfléchi un
instant, conclut pour ce qui militairement est le plus sage et dit:
«Faites face à l'Est.» Médicalement, si peu d'espoir qu'il y eût de
mettre un terme à cette crise d'urémie, il ne fallait pas fatiguer le
rein. Mais, d'autre part, quand ma grand'mère n'avait pas de morphine,
ses douleurs devenaient intolérables, elle recommençait perpétuellement
un certain mouvement qui lui était difficile à accomplir sans gémir;
pour une grande part, la souffrance est une sorte de besoin de
l'organisme de prendre conscience d'un état nouveau qui l'inquiète, de
rendre la sensibilité adéquate à cet état. On peut discerner cette
origine de la douleur dans le cas d'incommodités qui n'en sont pas pour
tout le monde. Dans une chambre remplie d'une fumée à l'odeur
pénétrante, deux hommes grossiers entreront et vaqueront à leurs
affaires; un troisième, d'organisation plus fine, trahira un trouble
incessant. Ses narines ne cesseront de renifler anxieusement l'odeur
qu'il devrait, semble-t-il, essayer de ne pas sentir et qu'il cherchera
chaque fois à faire adhérer, par une connaissance plus exacte, à son
odorat incommodé. De là vient sans doute qu'une vive préoccupation
empêche de se plaindre d'une rage de dents. Quand ma grand'mère
souffrait ainsi, la sueur coulait sur son grand front mauve, y collant
les mèches blanches, et si elle croyait que nous n'étions pas dans la
chambre, elle poussait des cris: «Ah! c'est affreux!», mais si elle
apercevait ma mère, aussitôt elle employait toute son énergie à effacer
de son visage les traces de douleur, ou, au contraire, répétait les
mêmes plaintes en les accompagnant d'explications qui donnaient
rétrospectivement un autre sens à celles que ma mère avait pu entendre:
--Ah! ma fille, c'est affreux, rester couchée par ce beau soleil quand
on voudrait aller se promener, je pleure de rage contre vos
prescriptions.
Mais elle ne pouvait empêcher le gémissement de ses regards, la sueur de
son front, le sursaut convulsif, aussitôt réprimé, de ses membres.
--Je n'ai pas mal, je me plains parce que je suis mal couchée, je me
sens les cheveux en désordre, j'ai mal au coeur, je me suis cognée
contre le mur.
Et ma mère, au pied du lit, rivée à cette souffrance comme si, à force
de percer de son regard ce front douloureux, ce corps qui recelait le
mal, elle eût dû finir par l'atteindre et l'emporter, ma mère disait:
--Non, ma petite maman, nous ne te laisserons pas souffrir comme ça, on
va trouver quelque chose, prends patience une seconde, me permets-tu de
t'embrasser sans que tu aies à bouger?
Et penchée sur le lit, les jambes fléchissantes, à demi agenouillée,
comme si, à force d'humilité, elle avait plus de chance de faire exaucer
le don passionné d'elle-même, elle inclinait vers ma grand'mère toute sa
vie dans son visage comme, dans un ciboire qu'elle lui tendait, décoré
en reliefs de fossettes et de plissements si passionnés, si désolés et
si doux qu'on ne savait pas s'ils y étaient creusés par le ciseau d'un
baiser, d'un sanglot ou d'un sourire. Ma grand'mère essayait, elle
aussi, de tendre vers maman son visage. Il avait tellement changé que
sans doute, si elle eût eu la force de sortir, on ne l'eût reconnue qu'à
la plume de son chapeau. Ses traits, comme dans des séances de modelage,
semblaient s'appliquer, dans un effort qui la détournait de tout le
reste, à se conformer à certain modèle que nous ne connaissions pas. Ce
travail de statuaire touchait à sa fin et, si la figure de ma grand'mère
avait diminué, elle avait également durci. Les veines qui la
traversaient semblaient celles, non pas d'un marbre, mais d'une pierre
plus rugueuse. Toujours penchée en avant par la difficulté de respirer,
en même temps que repliée sur elle-même par la fatigue, sa figure
fruste, réduite, atrocement expressive, semblait, dans une sculpture
primitive, presque préhistorique, la figure rude, violâtre, rousse,
désespérée de quelque sauvage gardienne de tombeau. Mais toute l'oeuvre
n'était pas accomplie. Ensuite, il faudrait la briser, et puis, dans ce
tombeau--qu'on avait si péniblement gardé, avec cette dure
contraction--descendre.
Dans un de ces moments où, selon l'expression populaire, on ne sait plus
à quel saint se vouer, comme ma grand'mère toussait et éternuait
beaucoup, on suivit le conseil d'un parent qui affirmait qu'avec le
spécialiste X... on était hors d'affaire en trois jours. Les gens du
monde disent cela de leur médecin, et on les croit comme Françoise
croyait les réclames des journaux. Le spécialiste vint avec sa trousse
chargée de tous les rhumes de ses clients, comme l'outre d'Éole. Ma
grand'mère refusa net de se laisser examiner. Et nous, gênés pour le
praticien qui s'était dérangé inutilement, nous déférâmes au désir qu'il
exprima de visiter nos nez respectifs, lesquels pourtant n'avaient rien.
Il prétendait que si, et que migraine ou colique, maladie de coeur ou
diabète, c'est une maladie du nez mal comprise. A chacun de nous il dit:
«Voilà une petite cornée que je serais bien aise de revoir. N'attendez
pas trop. Avec quelques pointes de feu je vous débarrasserai.» Certes
nous pensions à toute autre chose. Pourtant nous nous demandâmes: «Mais
débarrasser de quoi?» Bref tous nos nez étaient malades; il ne se
trompa qu'en mettant la chose au présent. Car dès le lendemain son
examen et son pansement provisoire avaient accompli leur effet. Chacun
de nous eut son catarrhe. Et comme il rencontrait dans la rue mon père
secoué par des quintes, il sourit à l'idée qu'un ignorant pût croire le
mal dû à son intervention. Il nous avait examinés au moment où nous
étions déjà malades.
La maladie de ma grand'mère donna lieu à diverses personnes de
manifester un excès ou une insuffisance de sympathie qui nous surprirent
tout autant que le genre de hasard par lequel les uns ou les autres nous
découvraient des chaînons de circonstances, ou même d'amitiés, que nous
n'eussions pas soupçonnées. Et les marques d'intérêt données par les
personnes qui venaient sans cesse prendre des nouvelles nous révélaient
la gravité d'un mal que jusque-là nous n'avions pas assez isolé, séparé
des mille impressions douloureuses ressenties auprès ma grand'mère.
Prévenues par dépêche, ses soeurs ne quittèrent pas Combray. Elles
avaient découvert un artiste qui leur donnait des séances d'excellente
musique de chambre, dans l'audition de laquelle elles pensaient trouver,
mieux qu'au chevet de la malade, un recueillement, une élévation
douloureuse, desquels la forme ne laissa pas de paraître insolite.
Madame Sazerat écrivit à maman, mais comme une personne dont les
fiançailles brusquement rompues (la rupture était le dreyfusisme) nous
ont à jamais séparés. En revanche Bergotte vint passer tous les jours
plusieurs heures avec moi.
Il avait toujours aimé à venir se fixer pendant quelque temps dans une
même maison où il n'eût pas de frais à faire. Mais autrefois c'était
pour y parler sans être interrompu, maintenant pour garder longuement le
silence sans qu'on lui demandât de parler. Car il était très malade: les
uns disaient d'albuminurie, comme ma grand'mère; selon d'autres il avait
une tumeur. Il allait en s'affaiblissant; c'est avec difficulté qu'il
montait notre escalier, avec une plus grande encore qu'il le descendait.
Bien qu'appuyé à la rampe il trébuchait souvent, et je crois qu'il
serait resté chez lui s'il n'avait pas craint de perdre entièrement
l'habitude, la possibilité de sortir, lui l'«homme à barbiche» que
j'avais connu alerte, il n'y avait pas si longtemps. Il n'y voyait plus
goutte, et sa parole même s'embarrassait souvent.
Mais en même temps, tout au contraire, la somme de ses oeuvres, connues
seulement des lettrés à l'époque où Mme Swann patronnait leurs timides
efforts de dissémination, maintenant grandies et fortes aux yeux de
tous, avait pris dans le grand public une extraordinaire puissance
d'expansion. Sans doute il arrive que c'est après sa mort seulement
qu'un écrivain devient célèbre. Mais c'était en vie encore et durant son
lent acheminement vers la mort non encore atteinte, qu'il assistait à
celui de ses oeuvres vers la Renommée. Un auteur mort est du moins
illustre sans fatigue. Le rayonnement de son nom s'arrête à la pierre de
sa tombe. Dans la surdité du sommeil éternel, il n'est pas importuné par
la Gloire. Mais pour Bergotte l'antithèse n'était pas entièrement
achevée. Il existait encore assez pour souffrir du tumulte. Il remuait
encore, bien que péniblement, tandis que ses oeuvres, bondissantes,
comme des filles qu'on aime mais dont l'impétueuse jeunesse et les
bruyants plaisirs vous fatiguent, entraînaient chaque jour jusqu'au pied
de son lit des admirateurs nouveaux.
Les visites qu'il nous faisait maintenant venaient pour moi quelques
années trop tard, car je ne l'admirais plus autant. Ce qui n'est pas en
contradiction avec ce grandissement de sa renommée. Une oeuvre est
rarement tout à fait comprise et victorieuse, sans que celle d'un autre
écrivain, obscure encore, n'ait commencé, auprès de quelques esprits
plus difficiles, de substituer un nouveau culte à celui qui a presque
fini de s'imposer. Dans les livres de Bergotte, que je relisais souvent,
ses phrases étaient aussi claires devant mes yeux que mes propres idées,
les meubles dans ma chambre et les voitures dans la rue. Toutes choses
s'y voyaient aisément, sinon telles qu'on les avait toujours vues, du
moins telles qu'on avait l'habitude de les voir maintenant. Or un nouvel
écrivain avait commencé à publier des oeuvres où les rapports entre les
choses étaient si différents de ceux qui les liaient pour moi que je ne
comprenais presque rien de ce qu'il écrivait. Il disait par exemple:
«Les tuyaux d'arrosage admiraient le bel entretien des routes» (et cela
c'était facile, je glissais le long de ces routes) «qui partaient toutes
les cinq minutes de Briand et de Claudel». Alors je ne comprenais plus
parce que j'avais attendu un nom de ville et qu'il m'était donné un nom
de personne. Seulement je sentais que ce n'était pas la phrase qui était
mal faite, mais moi pas assez fort et agile pour aller jusqu'au bout. Je
reprenais mon élan, m'aidais des pieds et des mains pour arriver à
l'endroit d'où je verrais les rapports nouveaux entre les choses. Chaque
fois, parvenu à peu près à la moitié de la phrase, je retombais comme
plus tard au régiment, dans l'exercice appelé portique. Je n'en avais,
pas moins pour le nouvel écrivain l'admiration d'un enfant gauche et à
qui on donne zéro pour la gymnastique, devant un autre enfant plus
adroit. Dès lors j'admirai moins Bergotte dont la limpidité me parut de
l'insuffisance. Il y eut un temps où on reconnaissait bien les choses
quand c'était Fromentin qui les peignait et où on ne les reconnaissait
plus quand c'était Renoir.
Les gens de goût nous disent aujourd'hui que Renoir est un grand peintre
du XVIIIe siècle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu'il en
a fallu beaucoup, même en plein XIXe, pour que Renoir fût salué grand
artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original,
l'artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par
leur peinture, par leur prose, n'est pas toujours agréable. Quand il est
terminé, le praticien nous dit: Maintenant regardez. Et voici que le
monde (qui n'a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu'un artiste
original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l'ancien,
mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de
celles d'autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous
refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir,
et l'eau, et le ciel: nous avons envie de nous promener dans la forêt
pareille à celle qui le premier jour nous semblait tout excepté une
forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où
manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l'univers
nouveau et périssable qui vient d'être créé. Il durera jusqu'à la
prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou
un nouvel écrivain originaux.
Celui qui avait remplacé pour moi Bergotte me lassait non par
l'incohérence mais par la nouveauté, parfaitement cohérente, de rapports
que je n'avais pas l'habitude de suivre. Le point, toujours le même, où
je me sentait retomber, indiquait l'identité de chaque tour de force à
faire. Du reste, quand une fois sur mille je pouvais suivre l'écrivain
jusqu'au bout de sa phrase, ce que je voyais était toujours d'une
drôlerie, d'une vérité, d'un charme, pareils à ceux que j'avais trouvés
jadis dans la lecture de Bergotte, mais plus délicieux. Je songeais
qu'il n'y avait pas tant d'années qu'un même renouvellement du monde,
pareil à celui que j'attendais de son successeur, c'était Bergotte qui
me l'avait apporté. Et j'arrivais à me demander s'il y avait quelque
vérité en cette distinction que nous faisons toujours entre l'art, qui
n'est pas plus avancé qu'au temps d'Homère, et la science aux progrès
continus. Peut-être l'art ressemblait-il au contraire en cela à la
science; chaque nouvel écrivain original me semblait en progrès sur
celui qui l'avait précédé; et qui me disait que dans vingt ans, quand je
saurais accompagner sans fatigue le nouveau d'aujourd'hui, un autre ne
surviendrait pas devant qui l'actuel filerait rejoindre Bergotte?
Je parlai à ce dernier du nouvel écrivain. Il me dégoûta de lui moins en
m'assurant que son art était rugueux, facile et vide, qu'en me racontant
l'avoir vu, ressemblant, au point de s'y méprendre, à Bloch.
Cette image se profila désormais sur les pages écrites et je ne me crus
plus astreint à la peine de comprendre. Si Bergotte m'avait mal parlé de
lui, c'était moins, je crois, par jalousie de son insuccès que par
ignorance de son oeuvre. Il ne lisait presque rien. Déjà la plus grande
partie de sa pensée avait passé de son cerveau dans ses livres. Il était
amaigri comme s'il avait été opéré d'eux. Son instinct reproducteur ne
l'induisait plus à l'activité, maintenant qu'il avait produit au dehors
presque tout ce qu'il pensait. Il menait la vie végétative d'un
convalescent, d'une accouchée; ses beaux yeux restaient immobiles,
vaguement éblouis, comme les yeux d'un homme étendu au bord de la mer
qui dans une vague rêverie regarde seulement chaque petit flot.
D'ailleurs si j'avais moins d'intérêt à causer avec lui que je n'aurais
eu jadis, de cela je n'éprouvais pas de remords. Il était tellement
homme d'habitude que les plus simples comme les plus luxueuses, une fois
qu'il les avait prises, lui devenaient indispensables pendant un certain
temps. Je ne sais ce qui le fit venir une première fois, mais ensuite
chaque jour ce fut pour la raison qu'il était venu la veille. Il
arrivait à la maison comme il fût allé au café, pour qu'on ne lui parlât
pas, pour qu'il pût--bien rarement--parler, de sorte qu'on aurait pu en
somme trouver un signe qu'il fût ému de notre chagrin ou prît plaisir à
se trouver avec moi, si l'on avait voulu induire quelque chose d'une
telle assiduité. Elle n'était pas indifférente à ma mère, sensible à
tout ce qui pouvait être considéré comme un hommage à sa malade. Et tous
les jours elle me disait: «Surtout n'oublie pas de bien le remercier.»
Nous eûmes--discrète attention de femme, comme le goûter que nous sert
entre deux séances de pose la compagne d'un peintre,--supplément à titre
gracieux de celles que nous faisait son mari, la visite de Mme Cottard.
Elle venait nous offrir sa «camériste», si nous aimions le service d'un
homme, allait se «mettre en campagne» et mieux, devant nos refus, nous
dit qu'elle espérait du moins que ce n'était pas là de notre part une
«défaite», mot qui dans son monde signifie un faux prétexte pour ne pas
accepter une invitation. Elle nous assura que le professeur, qui ne
parlait jamais chez lui de ses malades, était aussi triste que s'il
s'était agi d'elle-même. On verra plus tard que même si cela eût été
vrai, cela eût été à la fois bien peu et beaucoup, de la part du plus
infidèle et plus reconnaissant des maris.
Des offres aussi utiles, et infiniment plus touchantes par la manière
(qui était un mélange de la plus haute intelligence, du plus grand
coeur, et d'un rare bonheur d'expression), me furent adressées par le
grand-duc héritier de Luxembourg. Je l'avais connu à Balbec où il était
venu voir une de ses tantes, la princesse de Luxembourg, alors qu'il
n'était encore que comte de Nassau. Il avait épousé quelques mois après
la ravissante fille d'une autre princesse de Luxembourg, excessivement
riche parce qu'elle était la fille unique d'un prince à qui appartenait
une immense affaire de farines. Sur quoi le grand-duc de Luxembourg,
qui n'avait pas d'enfants et qui adorait son neveu Nassau, avait fait
approuver par la Chambre qu'il fût déclaré grand-duc héritier. Comme
dans tous les mariages de ce genre, l'origine de la fortune est
l'obstacle, comme elle est aussi la cause efficiente. Je me rappelais ce
comte de Nassau comme un des plus remarquables jeunes gens que j'aie
rencontrés, déjà dévoré alors d'un sombre et éclatant amour pour sa
fiancée. Je fus très touché des lettres qu'il ne cessa de m'écrire
pendant la maladie de ma grand'mère, et maman elle-même, émue, reprenait
tristement un mot de sa mère: Sévigné n'aurait pas mieux dit. Le sixième
jour, maman, pour obéir aux prières de grand'mère, dut la quitter un
moment et faire semblant d'aller se reposer. J'aurais voulu, pour que ma
grand'mère s'endormît, que Françoise restât sans bouger. Malgré mes
supplications, elle sortit de la chambre; elle aimait ma grand'mère;
avec sa clairvoyance et son pessimisme elle la jugeait perdue. Elle
aurait donc voulu lui donner tous les soins possibles. Mais on venait de
dire qu'il y avait un ouvrier électricien, très ancien dans sa maison,
beau-frère de son patron, estimé dans notre immeuble où il venait
travailler depuis de longues années, et surtout de Jupien. On avait
commandé cet ouvrier avant que ma grand'mère tombât malade. Il me
avait à longer avant d'arriver à la rue que nous habitions, mur sur
lequel l'ombre, projetée par le couchant, du cheval et de la voiture,
se détachait en noir sur le fond rougeâtre, comme un char funèbre dans
une terre cuite de Pompéi. Enfin nous arrivâmes. Je fis asseoir la
malade en bas de l'escalier dans le vestibule, et je montai prévenir ma
mère. Je lui dis que ma grand'mère rentrait un peu souffrante, ayant eu
un étourdissement. Dès mes premiers mots, le visage de ma mère atteignit
au paroxysme d'un désespoir pourtant déjà si résigné, que je compris que
depuis bien des années elle le tenait tout prêt en elle pour un jour
incertain et fatal. Elle ne me demanda rien; il semblait, de même que la
méchanceté aime à exagérer les souffrances des autres, que par tendresse
elle ne voulût pas admettre que sa mère fût très atteinte, surtout d'une
maladie qui peut toucher l'intelligence. Maman frissonnait, son visage
pleurait sans larmes, elle courut dire qu'on allât chercher le médecin,
mais comme Françoise demandait qui était malade, elle ne put répondre,
sa voix s'arrêta dans sa gorge. Elle descendit en courant avec moi,
effaçant de sa figure le sanglot qui la plissait. Ma grand'mère
attendait en bas sur le canapé du vestibule, mais dès qu'elle nous
entendit, se redressa, se tint debout, fit à maman des signes gais de la
main. Je lui avais enveloppé à demi la tête avec une mantille en
dentelle blanche, lui disant que c'était pour qu'elle n'eût pas froid
dans l'escalier. Je ne voulais pas que ma mère remarquât trop
l'altération du visage, la déviation de la bouche; ma précaution était
inutile: ma mère s'approcha de grand'mère, embrassa sa main comme celle
de son Dieu, la soutint, la souleva jusqu'à l'ascenseur, avec des
précautions infinies où il y avait, avec la peur d'être maladroite et de
lui faire mal, l'humilité de qui se sent indigne de toucher ce qu'il
connaît de plus précieux, mais pas une fois elle ne leva les yeux et ne
regarda le visage de la malade. Peut-être fut-ce pour que celle-ci ne
s'attristât pas en pensant que sa vue avait pu inquiéter sa fille.
Peut-être par crainte d'une douleur trop forte qu'elle n'osa pas
affronter. Peut-être par respect, parce qu'elle ne croyait pas qu'il lui
fût permis sans impiété de constater la trace de quelque affaiblissement
intellectuel dans le visage vénéré. Peut-être pour mieux garder plus
tard intacte l'image du vrai visage de sa mère, rayonnant d'esprit et de
bonté. Ainsi montèrent-elles l'une à côté de l'autre, ma grand'mère à
demi cachée dans sa mantille, ma mère détournant les yeux.
Pendant ce temps il y avait une personne qui ne quittait pas des siens
ce qui pouvait se deviner des traits modifiés de ma grand'mère que sa
fille n'osait pas voir, une personne qui attachait sur eux un regard
ébahi, indiscret et de mauvais augure: c'était Françoise. Non qu'elle
n'aimât sincèrement ma grand'mère (même elle avait déçue et presque
scandalisée par la froideur de maman qu'elle aurait voulu voir se jeter
en pleurant dans les bras de sa mère), mais elle avait un certain
penchant à envisager toujours le pire, elle avait gardé de son enfance
deux particularités qui sembleraient devoir s'exclure, mais qui, quand
elles sont assemblées, se fortifient: le manque d'éducation des gens du
peuple qui ne cherchent pas à dissimuler l'impression, voire l'effroi
douloureux causé en eux par la vue d'un changement physique qu'il serait
plus délicat de ne pas paraître remarquer, et la rudesse insensible de
la paysanne qui arrache les ailes des libellules avant qu'elle ait
l'occasion de tordre le cou aux poulets et manque de la pudeur qui lui
ferait cacher l'intérêt qu'elle éprouve à voir la chair qui souffre.
Quand, grâce aux soins parfaits de Françoise, ma grand'mère fut couchée,
elle se rendit compte qu'elle parlait beaucoup plus facilement, le petit
déchirement ou encombrement d'un vaisseau qu'avait produit l'urémie
avait sans doute été très léger. Alors elle voulut ne pas faire faute à
maman, l'assister dans les instants les plus cruels que celle-ci eût
encore traversés.
--Eh bien! ma fille, lui dit-elle, en lui prenant la main, et en gardant
l'autre devant sa bouche pour donner cette cause apparente à la légère
difficulté qu'elle avait encore à prononcer certains mots, voilà comme
tu plains ta mère! tu as l'air de croire que ce n'est pas désagréable
une indigestion!
Alors pour la première fois les yeux de ma mère se posèrent
passionnément sur ceux de ma grand'mère, ne voulant pas voir le reste de
son visage, et elle dit, commençant la liste de ces faux serments que
nous ne pouvons pas tenir:
--Maman, tu seras bientôt guérie, c'est ta fille qui s'y engage.
Et enfermant son amour le plus fort, toute sa volonté que sa mère
guérît, dans un baiser à qui elle les confia et qu'elle accompagna de sa
pensée, de tout son être jusqu'au bord de ses lèvres, elle alla le
déposer humblement, pieusement sur le front adoré.
Ma grand'mère se plaignait d'une espèce d'alluvion de couvertures qui se
faisait tout le temps du même côté sur sa jambe gauche et qu'elle ne
pouvait pas arriver à soulever. Mais elle ne se rendait pas compte
qu'elle en était elle-même la cause, de sorte que chaque jour elle
accusa injustement Françoise de mal «retaper» son lit. Par un mouvement
convulsif, elle rejetait de ce côté tout le flot de ces écumantes
couvertures de fine laine qui s'y amoncelaient comme les sables dans une
baie bien vite transformée en grève (si on n'y construit une digue) par
les apports successifs du flux.
Ma mère et moi (de qui le mensonge était d'avance percé à jour par
Françoise, perspicace et offensante), nous ne voulions même pas dire que
ma grand'mère fût très malade, comme si cela eût pu faire plaisir aux
ennemis que d'ailleurs elle n'avait pas, et eût été plus affectueux de
trouver qu'elle n'allait pas si mal que ça, en somme, par le même
sentiment instinctif qui m'avait fait supposer qu'Andrée plaignait trop
Albertine pour l'aimer beaucoup. Les mêmes phénomènes se reproduisent
des particuliers à la masse, dans les grandes crises. Dans une guerre,
celui qui n'aime pas son pays n'en dit pas de mal, mais le croit perdu,
le plaint, voit les choses en noir.
Françoise nous rendait un service infini par sa faculté de se passer de
sommeil, de faire les besognes les plus dures. Et si, étant allée se
coucher après plusieurs nuits passées debout, on était obligé de
l'appeler un quart d'heure après qu'elle s'était endormie, elle était si
heureuse de pouvoir faire des choses pénibles comme si elles eussent été
les plus simples du monde que, loin de rechigner, elle montrait sur son
visage de la satisfaction et de la modestie. Seulement quand arrivait
l'heure de la messe, et l'heure du premier déjeuner, ma grand'mère
eût-elle été agonisante, Françoise se fût éclipsée à temps pour ne pas
être en retard. Elle ne pouvait ni ne voulait être suppléée par son
jeune valet de pied. Certes elle avait apporté de Combray une idée très
haute des devoirs de chacun envers nous; elle n'eût pas toléré qu'un de
nos gens nous «manquât». Cela avait fait d'elle une si noble, si
impérieuse, si efficace éducatrice, qu'il n'y avait jamais eu chez nous
de domestiques si corrompus qui n'eussent vite modifié, épuré leur
conception de la vie jusqu'à ne plus toucher le «sou du franc» et à se
précipiter--si peu serviables qu'ils eussent été jusqu'alors--pour me
prendre des mains et ne pas me laisser me fatiguer à porter le moindre
paquet. Mais, à Combray aussi, Françoise avait contracté--et importé à
Paris--l'habitude de ne pouvoir supporter une aide quelconque dans son
travail. Se voir prêter un concours lui semblait recevoir une avanie,
et des domestiques sont restés des semaines sans obtenir d'elle une
réponse à leur salut matinal, sont même partis en vacances sans qu'elle
leur dît adieu et qu'ils devinassent pourquoi, en réalité pour la seule
raison qu'ils avaient voulu faire un peu de sa besogne, un jour qu'elle
était souffrante. Et en ce moment où ma grand'mère était si mal, la
besogne de Françoise lui semblait particulièrement sienne. Elle ne
voulait pas, elle la titulaire, se laisser chiper son rôle dans ces
jours de gala. Aussi son jeune valet de pied, écarté par elle, ne savait
que faire, et non content d'avoir, à l'exemple de Victor, pris mon
papier dans mon bureau, il s'était mis, de plus, à emporter des volumes
de vers de ma bibliothèque. Il les lisait, une bonne moitié de la
journée, par admiration pour les poètes qui les avaient composés, mais
aussi afin, pendant l'autre partie de son temps, d'émailler de citations
les lettres qu'il écrivait à ses amis de village. Certes, il pensait
ainsi les éblouir. Mais, comme il avait peu de suite dans les idées, il
s'était formé celle-ci que ces poèmes, trouvés dans ma bibliothèque,
étaient chose connue de tout le monde et à quoi il est courant de se
reporter. Si bien qu'écrivant à ces paysans dont il escomptait la
stupéfaction, il entremêlait ses propres réflexions de vers de
Lamartine, comme il eût dit: qui vivra verra, ou même: bonjour.
A cause des souffrances de ma grand'mère on lui permit la morphine.
Malheureusement si celle-ci les calmait, elle augmentait aussi la dose
d'albumine. Les coups que nous destinions au mal qui s'était installé en
grand'mère portaient toujours à faux; c'était elle, c'était son pauvre
corps interposé qui les recevait, sans qu'elle se plaignît qu'avec un
faible gémissement. Et les douleurs que nous lui causions n'étaient pas
compensées par un bien que nous ne pouvions lui faire. Le mal féroce que
nous aurions voulu exterminer, c'est à peine si nous l'avions frôlé,
nous ne faisions que l'exaspérer davantage, hâtant peut-être l'heure où
la captive serait dévorée. Les jours où la dose d'albumine avait été
trop forte, Cottard après une hésitation refusait la morphine. Chez cet
homme si insignifiant, si commun, il y avait, dans ces courts moments où
il délibérait, où les dangers d'un traitement et d'un autre se
disputaient en lui jusqu'à ce qu'il s'arrêtât à l'un, la sorte de
grandeur d'un général qui, vulgaire dans le reste de la vie, est un
grand stratège, et, dans un moment périlleux, après avoir réfléchi un
instant, conclut pour ce qui militairement est le plus sage et dit:
«Faites face à l'Est.» Médicalement, si peu d'espoir qu'il y eût de
mettre un terme à cette crise d'urémie, il ne fallait pas fatiguer le
rein. Mais, d'autre part, quand ma grand'mère n'avait pas de morphine,
ses douleurs devenaient intolérables, elle recommençait perpétuellement
un certain mouvement qui lui était difficile à accomplir sans gémir;
pour une grande part, la souffrance est une sorte de besoin de
l'organisme de prendre conscience d'un état nouveau qui l'inquiète, de
rendre la sensibilité adéquate à cet état. On peut discerner cette
origine de la douleur dans le cas d'incommodités qui n'en sont pas pour
tout le monde. Dans une chambre remplie d'une fumée à l'odeur
pénétrante, deux hommes grossiers entreront et vaqueront à leurs
affaires; un troisième, d'organisation plus fine, trahira un trouble
incessant. Ses narines ne cesseront de renifler anxieusement l'odeur
qu'il devrait, semble-t-il, essayer de ne pas sentir et qu'il cherchera
chaque fois à faire adhérer, par une connaissance plus exacte, à son
odorat incommodé. De là vient sans doute qu'une vive préoccupation
empêche de se plaindre d'une rage de dents. Quand ma grand'mère
souffrait ainsi, la sueur coulait sur son grand front mauve, y collant
les mèches blanches, et si elle croyait que nous n'étions pas dans la
chambre, elle poussait des cris: «Ah! c'est affreux!», mais si elle
apercevait ma mère, aussitôt elle employait toute son énergie à effacer
de son visage les traces de douleur, ou, au contraire, répétait les
mêmes plaintes en les accompagnant d'explications qui donnaient
rétrospectivement un autre sens à celles que ma mère avait pu entendre:
--Ah! ma fille, c'est affreux, rester couchée par ce beau soleil quand
on voudrait aller se promener, je pleure de rage contre vos
prescriptions.
Mais elle ne pouvait empêcher le gémissement de ses regards, la sueur de
son front, le sursaut convulsif, aussitôt réprimé, de ses membres.
--Je n'ai pas mal, je me plains parce que je suis mal couchée, je me
sens les cheveux en désordre, j'ai mal au coeur, je me suis cognée
contre le mur.
Et ma mère, au pied du lit, rivée à cette souffrance comme si, à force
de percer de son regard ce front douloureux, ce corps qui recelait le
mal, elle eût dû finir par l'atteindre et l'emporter, ma mère disait:
--Non, ma petite maman, nous ne te laisserons pas souffrir comme ça, on
va trouver quelque chose, prends patience une seconde, me permets-tu de
t'embrasser sans que tu aies à bouger?
Et penchée sur le lit, les jambes fléchissantes, à demi agenouillée,
comme si, à force d'humilité, elle avait plus de chance de faire exaucer
le don passionné d'elle-même, elle inclinait vers ma grand'mère toute sa
vie dans son visage comme, dans un ciboire qu'elle lui tendait, décoré
en reliefs de fossettes et de plissements si passionnés, si désolés et
si doux qu'on ne savait pas s'ils y étaient creusés par le ciseau d'un
baiser, d'un sanglot ou d'un sourire. Ma grand'mère essayait, elle
aussi, de tendre vers maman son visage. Il avait tellement changé que
sans doute, si elle eût eu la force de sortir, on ne l'eût reconnue qu'à
la plume de son chapeau. Ses traits, comme dans des séances de modelage,
semblaient s'appliquer, dans un effort qui la détournait de tout le
reste, à se conformer à certain modèle que nous ne connaissions pas. Ce
travail de statuaire touchait à sa fin et, si la figure de ma grand'mère
avait diminué, elle avait également durci. Les veines qui la
traversaient semblaient celles, non pas d'un marbre, mais d'une pierre
plus rugueuse. Toujours penchée en avant par la difficulté de respirer,
en même temps que repliée sur elle-même par la fatigue, sa figure
fruste, réduite, atrocement expressive, semblait, dans une sculpture
primitive, presque préhistorique, la figure rude, violâtre, rousse,
désespérée de quelque sauvage gardienne de tombeau. Mais toute l'oeuvre
n'était pas accomplie. Ensuite, il faudrait la briser, et puis, dans ce
tombeau--qu'on avait si péniblement gardé, avec cette dure
contraction--descendre.
Dans un de ces moments où, selon l'expression populaire, on ne sait plus
à quel saint se vouer, comme ma grand'mère toussait et éternuait
beaucoup, on suivit le conseil d'un parent qui affirmait qu'avec le
spécialiste X... on était hors d'affaire en trois jours. Les gens du
monde disent cela de leur médecin, et on les croit comme Françoise
croyait les réclames des journaux. Le spécialiste vint avec sa trousse
chargée de tous les rhumes de ses clients, comme l'outre d'Éole. Ma
grand'mère refusa net de se laisser examiner. Et nous, gênés pour le
praticien qui s'était dérangé inutilement, nous déférâmes au désir qu'il
exprima de visiter nos nez respectifs, lesquels pourtant n'avaient rien.
Il prétendait que si, et que migraine ou colique, maladie de coeur ou
diabète, c'est une maladie du nez mal comprise. A chacun de nous il dit:
«Voilà une petite cornée que je serais bien aise de revoir. N'attendez
pas trop. Avec quelques pointes de feu je vous débarrasserai.» Certes
nous pensions à toute autre chose. Pourtant nous nous demandâmes: «Mais
débarrasser de quoi?» Bref tous nos nez étaient malades; il ne se
trompa qu'en mettant la chose au présent. Car dès le lendemain son
examen et son pansement provisoire avaient accompli leur effet. Chacun
de nous eut son catarrhe. Et comme il rencontrait dans la rue mon père
secoué par des quintes, il sourit à l'idée qu'un ignorant pût croire le
mal dû à son intervention. Il nous avait examinés au moment où nous
étions déjà malades.
La maladie de ma grand'mère donna lieu à diverses personnes de
manifester un excès ou une insuffisance de sympathie qui nous surprirent
tout autant que le genre de hasard par lequel les uns ou les autres nous
découvraient des chaînons de circonstances, ou même d'amitiés, que nous
n'eussions pas soupçonnées. Et les marques d'intérêt données par les
personnes qui venaient sans cesse prendre des nouvelles nous révélaient
la gravité d'un mal que jusque-là nous n'avions pas assez isolé, séparé
des mille impressions douloureuses ressenties auprès ma grand'mère.
Prévenues par dépêche, ses soeurs ne quittèrent pas Combray. Elles
avaient découvert un artiste qui leur donnait des séances d'excellente
musique de chambre, dans l'audition de laquelle elles pensaient trouver,
mieux qu'au chevet de la malade, un recueillement, une élévation
douloureuse, desquels la forme ne laissa pas de paraître insolite.
Madame Sazerat écrivit à maman, mais comme une personne dont les
fiançailles brusquement rompues (la rupture était le dreyfusisme) nous
ont à jamais séparés. En revanche Bergotte vint passer tous les jours
plusieurs heures avec moi.
Il avait toujours aimé à venir se fixer pendant quelque temps dans une
même maison où il n'eût pas de frais à faire. Mais autrefois c'était
pour y parler sans être interrompu, maintenant pour garder longuement le
silence sans qu'on lui demandât de parler. Car il était très malade: les
uns disaient d'albuminurie, comme ma grand'mère; selon d'autres il avait
une tumeur. Il allait en s'affaiblissant; c'est avec difficulté qu'il
montait notre escalier, avec une plus grande encore qu'il le descendait.
Bien qu'appuyé à la rampe il trébuchait souvent, et je crois qu'il
serait resté chez lui s'il n'avait pas craint de perdre entièrement
l'habitude, la possibilité de sortir, lui l'«homme à barbiche» que
j'avais connu alerte, il n'y avait pas si longtemps. Il n'y voyait plus
goutte, et sa parole même s'embarrassait souvent.
Mais en même temps, tout au contraire, la somme de ses oeuvres, connues
seulement des lettrés à l'époque où Mme Swann patronnait leurs timides
efforts de dissémination, maintenant grandies et fortes aux yeux de
tous, avait pris dans le grand public une extraordinaire puissance
d'expansion. Sans doute il arrive que c'est après sa mort seulement
qu'un écrivain devient célèbre. Mais c'était en vie encore et durant son
lent acheminement vers la mort non encore atteinte, qu'il assistait à
celui de ses oeuvres vers la Renommée. Un auteur mort est du moins
illustre sans fatigue. Le rayonnement de son nom s'arrête à la pierre de
sa tombe. Dans la surdité du sommeil éternel, il n'est pas importuné par
la Gloire. Mais pour Bergotte l'antithèse n'était pas entièrement
achevée. Il existait encore assez pour souffrir du tumulte. Il remuait
encore, bien que péniblement, tandis que ses oeuvres, bondissantes,
comme des filles qu'on aime mais dont l'impétueuse jeunesse et les
bruyants plaisirs vous fatiguent, entraînaient chaque jour jusqu'au pied
de son lit des admirateurs nouveaux.
Les visites qu'il nous faisait maintenant venaient pour moi quelques
années trop tard, car je ne l'admirais plus autant. Ce qui n'est pas en
contradiction avec ce grandissement de sa renommée. Une oeuvre est
rarement tout à fait comprise et victorieuse, sans que celle d'un autre
écrivain, obscure encore, n'ait commencé, auprès de quelques esprits
plus difficiles, de substituer un nouveau culte à celui qui a presque
fini de s'imposer. Dans les livres de Bergotte, que je relisais souvent,
ses phrases étaient aussi claires devant mes yeux que mes propres idées,
les meubles dans ma chambre et les voitures dans la rue. Toutes choses
s'y voyaient aisément, sinon telles qu'on les avait toujours vues, du
moins telles qu'on avait l'habitude de les voir maintenant. Or un nouvel
écrivain avait commencé à publier des oeuvres où les rapports entre les
choses étaient si différents de ceux qui les liaient pour moi que je ne
comprenais presque rien de ce qu'il écrivait. Il disait par exemple:
«Les tuyaux d'arrosage admiraient le bel entretien des routes» (et cela
c'était facile, je glissais le long de ces routes) «qui partaient toutes
les cinq minutes de Briand et de Claudel». Alors je ne comprenais plus
parce que j'avais attendu un nom de ville et qu'il m'était donné un nom
de personne. Seulement je sentais que ce n'était pas la phrase qui était
mal faite, mais moi pas assez fort et agile pour aller jusqu'au bout. Je
reprenais mon élan, m'aidais des pieds et des mains pour arriver à
l'endroit d'où je verrais les rapports nouveaux entre les choses. Chaque
fois, parvenu à peu près à la moitié de la phrase, je retombais comme
plus tard au régiment, dans l'exercice appelé portique. Je n'en avais,
pas moins pour le nouvel écrivain l'admiration d'un enfant gauche et à
qui on donne zéro pour la gymnastique, devant un autre enfant plus
adroit. Dès lors j'admirai moins Bergotte dont la limpidité me parut de
l'insuffisance. Il y eut un temps où on reconnaissait bien les choses
quand c'était Fromentin qui les peignait et où on ne les reconnaissait
plus quand c'était Renoir.
Les gens de goût nous disent aujourd'hui que Renoir est un grand peintre
du XVIIIe siècle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu'il en
a fallu beaucoup, même en plein XIXe, pour que Renoir fût salué grand
artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original,
l'artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par
leur peinture, par leur prose, n'est pas toujours agréable. Quand il est
terminé, le praticien nous dit: Maintenant regardez. Et voici que le
monde (qui n'a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu'un artiste
original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l'ancien,
mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de
celles d'autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous
refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir,
et l'eau, et le ciel: nous avons envie de nous promener dans la forêt
pareille à celle qui le premier jour nous semblait tout excepté une
forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où
manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l'univers
nouveau et périssable qui vient d'être créé. Il durera jusqu'à la
prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou
un nouvel écrivain originaux.
Celui qui avait remplacé pour moi Bergotte me lassait non par
l'incohérence mais par la nouveauté, parfaitement cohérente, de rapports
que je n'avais pas l'habitude de suivre. Le point, toujours le même, où
je me sentait retomber, indiquait l'identité de chaque tour de force à
faire. Du reste, quand une fois sur mille je pouvais suivre l'écrivain
jusqu'au bout de sa phrase, ce que je voyais était toujours d'une
drôlerie, d'une vérité, d'un charme, pareils à ceux que j'avais trouvés
jadis dans la lecture de Bergotte, mais plus délicieux. Je songeais
qu'il n'y avait pas tant d'années qu'un même renouvellement du monde,
pareil à celui que j'attendais de son successeur, c'était Bergotte qui
me l'avait apporté. Et j'arrivais à me demander s'il y avait quelque
vérité en cette distinction que nous faisons toujours entre l'art, qui
n'est pas plus avancé qu'au temps d'Homère, et la science aux progrès
continus. Peut-être l'art ressemblait-il au contraire en cela à la
science; chaque nouvel écrivain original me semblait en progrès sur
celui qui l'avait précédé; et qui me disait que dans vingt ans, quand je
saurais accompagner sans fatigue le nouveau d'aujourd'hui, un autre ne
surviendrait pas devant qui l'actuel filerait rejoindre Bergotte?
Je parlai à ce dernier du nouvel écrivain. Il me dégoûta de lui moins en
m'assurant que son art était rugueux, facile et vide, qu'en me racontant
l'avoir vu, ressemblant, au point de s'y méprendre, à Bloch.
Cette image se profila désormais sur les pages écrites et je ne me crus
plus astreint à la peine de comprendre. Si Bergotte m'avait mal parlé de
lui, c'était moins, je crois, par jalousie de son insuccès que par
ignorance de son oeuvre. Il ne lisait presque rien. Déjà la plus grande
partie de sa pensée avait passé de son cerveau dans ses livres. Il était
amaigri comme s'il avait été opéré d'eux. Son instinct reproducteur ne
l'induisait plus à l'activité, maintenant qu'il avait produit au dehors
presque tout ce qu'il pensait. Il menait la vie végétative d'un
convalescent, d'une accouchée; ses beaux yeux restaient immobiles,
vaguement éblouis, comme les yeux d'un homme étendu au bord de la mer
qui dans une vague rêverie regarde seulement chaque petit flot.
D'ailleurs si j'avais moins d'intérêt à causer avec lui que je n'aurais
eu jadis, de cela je n'éprouvais pas de remords. Il était tellement
homme d'habitude que les plus simples comme les plus luxueuses, une fois
qu'il les avait prises, lui devenaient indispensables pendant un certain
temps. Je ne sais ce qui le fit venir une première fois, mais ensuite
chaque jour ce fut pour la raison qu'il était venu la veille. Il
arrivait à la maison comme il fût allé au café, pour qu'on ne lui parlât
pas, pour qu'il pût--bien rarement--parler, de sorte qu'on aurait pu en
somme trouver un signe qu'il fût ému de notre chagrin ou prît plaisir à
se trouver avec moi, si l'on avait voulu induire quelque chose d'une
telle assiduité. Elle n'était pas indifférente à ma mère, sensible à
tout ce qui pouvait être considéré comme un hommage à sa malade. Et tous
les jours elle me disait: «Surtout n'oublie pas de bien le remercier.»
Nous eûmes--discrète attention de femme, comme le goûter que nous sert
entre deux séances de pose la compagne d'un peintre,--supplément à titre
gracieux de celles que nous faisait son mari, la visite de Mme Cottard.
Elle venait nous offrir sa «camériste», si nous aimions le service d'un
homme, allait se «mettre en campagne» et mieux, devant nos refus, nous
dit qu'elle espérait du moins que ce n'était pas là de notre part une
«défaite», mot qui dans son monde signifie un faux prétexte pour ne pas
accepter une invitation. Elle nous assura que le professeur, qui ne
parlait jamais chez lui de ses malades, était aussi triste que s'il
s'était agi d'elle-même. On verra plus tard que même si cela eût été
vrai, cela eût été à la fois bien peu et beaucoup, de la part du plus
infidèle et plus reconnaissant des maris.
Des offres aussi utiles, et infiniment plus touchantes par la manière
(qui était un mélange de la plus haute intelligence, du plus grand
coeur, et d'un rare bonheur d'expression), me furent adressées par le
grand-duc héritier de Luxembourg. Je l'avais connu à Balbec où il était
venu voir une de ses tantes, la princesse de Luxembourg, alors qu'il
n'était encore que comte de Nassau. Il avait épousé quelques mois après
la ravissante fille d'une autre princesse de Luxembourg, excessivement
riche parce qu'elle était la fille unique d'un prince à qui appartenait
une immense affaire de farines. Sur quoi le grand-duc de Luxembourg,
qui n'avait pas d'enfants et qui adorait son neveu Nassau, avait fait
approuver par la Chambre qu'il fût déclaré grand-duc héritier. Comme
dans tous les mariages de ce genre, l'origine de la fortune est
l'obstacle, comme elle est aussi la cause efficiente. Je me rappelais ce
comte de Nassau comme un des plus remarquables jeunes gens que j'aie
rencontrés, déjà dévoré alors d'un sombre et éclatant amour pour sa
fiancée. Je fus très touché des lettres qu'il ne cessa de m'écrire
pendant la maladie de ma grand'mère, et maman elle-même, émue, reprenait
tristement un mot de sa mère: Sévigné n'aurait pas mieux dit. Le sixième
jour, maman, pour obéir aux prières de grand'mère, dut la quitter un
moment et faire semblant d'aller se reposer. J'aurais voulu, pour que ma
grand'mère s'endormît, que Françoise restât sans bouger. Malgré mes
supplications, elle sortit de la chambre; elle aimait ma grand'mère;
avec sa clairvoyance et son pessimisme elle la jugeait perdue. Elle
aurait donc voulu lui donner tous les soins possibles. Mais on venait de
dire qu'il y avait un ouvrier électricien, très ancien dans sa maison,
beau-frère de son patron, estimé dans notre immeuble où il venait
travailler depuis de longues années, et surtout de Jupien. On avait
commandé cet ouvrier avant que ma grand'mère tombât malade. Il me
You have read 1 text from French literature.
Next - Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 13
- Parts
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 01
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 02
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 03
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 04
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 05
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 06
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 07
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 08
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 09
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 10
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 11
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 12
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 13
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 14
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 15
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 16
- Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 17