Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 10

--Elle n'en a aucune, me répondit sèchement M. de Charlus. Les femmes,
et beaucoup d'hommes d'ailleurs, n'entendent rien aux choses dont je
voulais parler. Ma belle-soeur est une femme charmante qui s'imagine
être encore au temps des romans de Balzac où les femmes influaient sur
la politique. Sa fréquentation ne pourrait actuellement exercer sur vous
qu'une action fâcheuse, comme d'ailleurs toute fréquentation mondaine.
Et c'est justement une des premières choses que j'allais vous dire quand
ce sot m'a interrompu. Le premier sacrifice qu'il faut me faire--j'en
exigerai autant que je vous ferai de dons--c'est de ne pas aller dans le
monde. J'ai souffert tantôt de vous voir à cette réunion ridicule. Vous
me direz que j'y étais bien, mais pour moi ce n'est pas une réunion
mondaine, c'est une visite de famille. Plus tard, quand vous serez un
homme arrivé, si cela vous amuse de descendre un moment dans le monde,
ce sera peut-être sans inconvénients. Alors je n'ai pas besoin de vous
dire de quelle utilité je pourrai vous être. Le «Sésame» de l'hôtel
Guermantes et de tous ceux qui valent la peine que la porte s'ouvre
grande devant vous, c'est moi qui le détiens. Je serai juge et entends
rester maître de l'heure.
Je voulus profiter de ce que M. de Charlus parlait de cette visite chez
Mme de Villeparisis pour tâcher de savoir quelle était exactement
celle-ci, mais la question se posa sur mes lèvres autrement que je
n'aurais voulu et je demandai ce que c'était que la famille
Villeparisis.
--C'est absolument comme si vous me demandiez ce que c'est que la
famille: «rien» me répondit M. de Charlus. Ma tante a épousé par amour
un M. Thirion, d'ailleurs excessivement riche, et dont les soeurs
étaient très bien mariées et qui, à partir de ce moment-là, s'est appelé
le marquis de Villeparisis. Cela n'a fait de mal à personne, tout au
plus un peu à lui, et bien peu! Quant à la raison, je ne sais pas; je
suppose que c'était, en effet, un monsieur de Villeparisis, un monsieur
né à Villeparisis, vous savez que c'est une petite localité près de
Paris. Ma tante a prétendu qu'il y avait ce marquisat dans la famille,
elle a voulu faire les choses régulièrement, je ne sais pas pourquoi. Du
moment qu'on prend un nom auquel on n'a pas droit, le mieux est de ne
pas simuler des formes régulières.
«Mme de Villeparisis, n'étant que Mme Thirion, acheva la chute qu'elle
avait commencée dans mon esprit quand j'avais vu la composition mêlée
de son salon. Je trouvais injuste qu'une femme dont même le titre et le
nom étaient presque tout récents pût faire illusion aux contemporains et
dût faire illusion à la postérité grâce à des amitiés royales. Mme de
Villeparisis redevenant ce qu'elle m'avait paru être dans mon enfance,
une personne qui n'avait rien d'aristocratique, ces grandes parentés qui
l'entouraient me semblèrent lui rester étrangères. Elle ne cessa dans la
suite d'être charmante pour nous. J'allais quelquefois la voir et elle
m'envoyait de temps en temps un souvenir. Mais je n'avais nullement
l'impression qu'elle fût du faubourg Saint-Germain, et si j'avais eu
quelque renseignement à demander sur lui, elle eût été une des dernières
personnes à qui je me fusse adressé.
«Actuellement, continua M. de Charlus, en allant dans le monde, vous ne
feriez que nuire à votre situation, déformer votre intelligence et votre
caractère. Du reste il faudrait surveiller, même et surtout, vos
camaraderies. Ayez des maîtresses si votre famille n'y voit pas
d'inconvénient, cela ne me regarde pas et même je ne peux que vous y
encourager, jeune polisson, jeune polisson qui allez avoir bientôt
besoin de vous faire raser, me dit-il en me touchant le menton. Mais le
choix des amis hommes a une autre importance. Sur dix jeunes gens, huit
sont de petites fripouilles, de petits misérables capables de vous faire
un tort que vous ne réparerez jamais. Tenez, mon neveu Saint-Loup est à
la rigueur un bon camarade pour vous. Au point de vue de votre avenir,
il ne pourra vous être utile en rien; mais pour cela, moi je suffis. Et,
somme toute, pour sortir avec vous, aux moments où vous aurez assez de
moi, il me semble ne pas présenter d'inconvénient sérieux, à ce que je
crois. Du moins, lui c'est un homme, ce n'est pas un de ces efféminés
comme on en rencontre tant aujourd'hui qui ont l'air de petits truqueurs
et qui mèneront peut-être demain à l'échafaud leurs innocentes
victimes. (Je ne savais pas le sens de cette expression d'argot:
«truqueur». Quiconque l'eût connue eût été aussi surpris que moi. Les
gens du monde aiment volontiers à parler argot, et les gens à qui on
peut reprocher certaines choses à montrer qu'ils ne craignent nullement
de parler d'elles. Preuve d'innocence à leurs yeux. Mais ils ont perdu
l'échelle, ne se rendent plus compte du degré à partir duquel une
certaine plaisanterie deviendra trop spéciale, trop choquante, sera
plutôt une preuve de corruption que de naïveté.) Il n'est pas comme les
autres, il est très gentil, très sérieux.
Je ne pus m'empêcher de sourire de cette épithète de «sérieux» à
laquelle l'intonation que lui prêta M. de Charlus semblait donner le
sens de «vertueux», de «rangé», comme on dit d'une petite ouvrière
qu'elle est «sérieuse». A ce moment un fiacre passa qui allait tout de
travers; un jeune cocher, ayant déserté son siège, le conduisait du fond
de la voiture où il était assis sur les coussins, l'air à moitié gris.
M. de Charlus l'arrêta vivement. Le cocher parlementa un moment.
--De quel côté allez-vous?
--Du vôtre (cela m'étonnait, car M. de Charlus avait déjà refusé
plusieurs fiacres ayant des lanternes de la même couleur).
--Mais je ne veux pas remonter sur le siège. Ça vous est égal que je
reste dans la voiture?
--Oui, seulement baissez la capote. Enfin pensez à ma proposition, me
dit M. de Charlus avant de me quitter, je vous donne quelques jours pour
y réfléchir, écrivez-moi. Je vous le répète, il faudra que je vous voie
chaque jour et que je reçoive de vous des garanties de loyauté, de
discrétion que d'ailleurs, je dois le dire, vous semblez offrir. Mais,
au cours de ma vie, j'ai été si souvent trompé par les apparences que je
ne veux plus m'y fier. Sapristi! c'est bien le moins qu'avant
d'abandonner un trésor je sache en quelles mains je le remets. Enfin,
rappelez-vous bien ce que je vous offre, vous êtes comme Hercule dont,
malheureusement pour vous, vous ne me semblez pas avoir la forte
musculature, au carrefour de deux routes. Tâchez de ne pas avoir à
regretter toute votre vie de n'avoir pas choisi celle qui conduisait à
la vertu. Comment, dit-il au cocher, vous n'avez pas encore, baissé la
capote? je vais plier les ressorts moi-même Je crois du reste qu'il
faudra aussi que je conduise, étant donné l'état où vous semblez être.
Et il sauta à côté du cocher, au fond du fiacre qui partit au grand
trot.
Pour ma part, à peine rentré à la maison, j'y retrouvai le pendant de la
conversation qu'avaient échangée un peu auparavant Bloch et M. de
Norpois, mais sous une forme brève, invertie et cruelle: c'était une
dispute entre notre maître d'hôtel, qui était dreyfusard, et celui des
Guermantes, qui était antidreyfusard. Les vérités et contre-vérités qui
s'opposaient en haut chez les intellectuels de la Ligue de la Patrie
française et celle des Droits de l'homme se propageaient en effet jusque
dans les profondeurs du peuple. M. Reinach manoeuvrait par le sentiment
des gens qui ne l'avaient jamais vu, alors que pour lui l'affaire
Dreyfus se posait seulement devant sa raison comme un théorème
irréfutable et qu'il démontra, en effet, par la plus étonnante réussite
de politique rationnelle (réussite contre la France, dirent certains)
qu'on ait jamais vue. En deux ans il remplaça un ministère Billot par un
ministère Clemenceau, changea de fond en comble l'opinion publique, tira
de sa prison Picquart pour le mettre, ingrat, au Ministère de la Guerre.
Peut-être ce rationaliste manoeuvreur de foules était-il lui-même
manoeuvré par son ascendance. Quand les systèmes philosophiques qui
contiennent le plus de vérités sont dictés à leurs auteurs, en dernière
analyse, par une raison de sentiment, comment supposer que, dans une
simple affaire politique comme l'affaire Dreyfus, des raisons de ce
genre ne puissent, à l'insu du raisonneur, gouverner sa raison? Bloch
croyait avoir logiquement choisi son dreyfusisme, et savait pourtant que
son nez, sa peau et ses cheveux lui avaient été imposés par sa race.
Sans doute la raison est plus libre; elle obéit pourtant à certaines
lois qu'elle ne s'est pas données. Le cas du maître d'hôtel des
Guermantes et du nôtre était particulier. Les vagues des deux courants
de dreyfusisme et d'antidreyfusisme, qui de haut en bas divisaient la
France, étaient assez silencieuses, mais les rares échos qu'elles
émettaient étaient sincères. En entendant quelqu'un, au milieu d'une
causerie qui s'écartait volontairement de l'Affaire, annoncer
furtivement une nouvelle politique, généralement fausse mais toujours
souhaitée, on pouvait induire de l'objet de ses prédictions
l'orientation de ses désirs. Ainsi s'affrontaient sur quelques points,
d'un côté un timide apostolat, de l'autre, une sainte indignation. Les
deux maîtres d'hôtel que j'entendis en rentrant faisaient exception à la
règle. Le nôtre laissa entendre que Dreyfus était coupable, celui des
Guermantes qu'il était innocent. Ce n'était pas pour dissimuler leurs
convictions, mais par méchanceté et âpreté au jeu. Notre maître d'hôtel,
incertain si la révision se ferait, voulait d'avance, pour le cas d'un
échec, ôter au maître d'hôtel des Guermantes la joie de croire une juste
cause battue. Le maître d'hôtel des Guermantes pensait qu'en cas de
refus de révision, le nôtre serait plus ennuyé de voir maintenir à l'île
du Diable un innocent.
Je remontai et trouvai ma grand'mère plus souffrante. Depuis quelque
temps, sans trop savoir ce qu'elle avait, elle se plaignait de sa santé.
C'est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons
pas seuls, mais enchaînés à un être d'un règne différent, dont des
abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est
impossible de nous faire comprendre: notre corps. Quelque brigand que
nous rencontrions sur une route, peut-être pourrons-nous arriver à le
rendre sensible à son intérêt personnel sinon à notre malheur. Mais
demander pitié à notre corps, c'est discourir devant une pieuvre, pour
qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de l'eau,
et avec laquelle nous serions épouvantés d'être condamnés à vivre. Les
malaises de ma grand'mère passaient souvent inaperçus à son attention
toujours détournée vers nous. Quand elle en souffrait trop, pour arriver
à les guérir, elle s'efforçait en vain de les comprendre. Si les
phénomènes morbides dont son corps était le théâtre restaient obscurs et
insaisissables à la pensée de ma grand'mère, ils étaient clairs et
intelligibles pour des êtres appartenant au même règne physique qu'eux,
de ceux à qui l'esprit humain a fini par s'adresser pour comprendre ce
que lui dit son corps, comme devant les réponses d'un étranger on va
chercher quelqu'un du même pays qui servira d'interprète. Eux peuvent
causer avec notre corps, nous dire si sa colère est grave ou s'apaisera
bientôt. Cottard, qu'on avait appelé auprès de ma grand'mère et qui nous
avait agacés en nous demandant avec un sourire fin, dès la première
minute où nous lui avions dit que ma grand'mère était malade: «Malade?
Ce n'est pas au moins une maladie diplomatique?», Cottard essaya, pour
calmer l'agitation de sa malade, le régime lacté. Mais les perpétuelles
soupes au lait ne firent pas d'effet parce que ma grand'mère y mettait
beaucoup de sel (Widal n'ayant pas encore fait ses découvertes), dont on
ignorait l'inconvénient en ce temps-là. Car la médecine étant un
compendium des erreurs successives et contradictoires des médecins, en
appelant à soi les meilleurs d'entre eux on a grande chance d'implorer
une vérité qui sera reconnue fausse quelques années plus tard. De sorte
que croire à la médecine serait la suprême folie, si n'y pas croire n'en
était pas une plus grande, car de cet amoncellement d'erreurs se sont
dégagées à la longue quelques vérités. Cottard avait recommandé qu'on
prît sa température. On alla chercher un thermomètre. Dans presque toute
sa hauteur le tube était vide de mercure. A peine si l'on distinguait,
tapie au fond dans sa petite cuve, la salamandre d'argent. Elle semblait
morte. On plaça le chalumeau de verre dans la bouche de ma grand'mère.
Nous n'eûmes pas besoin de l'y laisser longtemps; la petite sorcière
n'avait pas été longue à tirer son horoscope. Nous la trouvâmes
immobile, perchée à mi-hauteur de sa tour et n'en bougeant plus, nous
montrant avec exactitude le chiffre que nous lui avions demandé et que
toutes les réflexions qu'ait pu faire sur soi-même l'âme de ma
grand'mère eussent été bien incapables de lui fournir: 38°3. Pour la
première fois nous ressentîmes quelque inquiétude. Nous secouâmes bien
fort le thermomètre pour effacer le signe fatidique, comme si nous
avions pu par là abaisser la fièvre en même temps que la température
marquée. Hélas! il fut bien clair que la petite sibylle dépourvue de
raison n'avait pas donné arbitrairement cette réponse, car le lendemain,
à peine le thermomètre fut-il replacé entre les lèvres de ma grand'mère
que presque aussitôt, comme d'un seul bond, belle de certitude et de
l'intuition d'un fait pour nous invisible, la petite prophétesse était
venue s'arrêter au même point, en une immobilité implacable, et nous
montrait encore ce chiffre 38°3, de sa verge étincelante. Elle ne disait
rien d'autre, mais nous avions eu beau désirer, vouloir, prier, sourde,
il semblait que ce fût son dernier mot avertisseur et menaçant. Alors,
pour tâcher de la contraindre à modifier sa réponse, nous nous
adressâmes à une autre créature du même règne, mais plus puissante, qui
ne se contente pas d'interroger le corps mais peut lui commander, un
fébrifuge du même ordre que l'aspirine, non encore employée alors. Nous
n'avions pas fait baisser le thermomètre au delà de 37°1/2 dans l'espoir
qu'il n'aurait pas ainsi à remonter. Nous fîmes prendre ce fébrifuge à
ma grand'mère et remîmes alors le thermomètre. Comme un gardien
implacable à qui on montre l'ordre d'une autorité supérieure auprès de
laquelle on a fait jouer une protection, et qui le trouvant en règle
répond: «C'est bien, je n'ai rien à dire, du moment que c'est comme ça,
passez», la vigilante tourière ne bougea pas cette fois. Mais, morose,
elle semblait dire: «A quoi cela vous servira-t-il? Puisque vous
connaissez la quinine, elle me donnera l'ordre de ne pas bouger, une
fois, dix fois, vingt fois. Et puis elle se lassera, je la connais,
allez. Cela ne durera pas toujours. Alors vous serez bien avancés.»
Alors ma grand'mère éprouva la présence, en elle, d'une créature qui
connaissait mieux le corps humain que ma grand'mère, la présence d'une
contemporaine des races disparues, la présence du premier occupant--bien
antérieur à la création de l'homme qui pense;--elle sentit cet allié
millénaire qui la tâtait, un peu durement même, à la tête, au coeur, au
coude; il reconnaissait les lieux, organisait tout pour le combat
préhistorique qui eut lieu aussitôt après. En un moment, Python écrasé,
la fièvre fut vaincue par le puissant élément chimique, que ma
grand'mère, à travers les règnes, passant par-dessus tous les animaux et
les végétaux, aurait voulu pouvoir remercier. Et elle restait émue de
cette entrevue qu'elle venait d'avoir, à travers tant de siècles, avec
un climat antérieur à la création même des plantes. De son côté le
thermomètre, comme une Parque momentanément vaincue par un dieu plus
ancien, tenait immobile son fuseau d'argent. Hélas! d'autres créatures
inférieures, que l'homme a dressées à la chasse de ces gibiers
mystérieux qu'il ne peut pas poursuivre au fond de lui-même, nous
apportaient cruellement tous les jours un chiffre d'albumine faible,
mais assez fixe pour que lui aussi parût en rapport avec quelque état
persistant que nous n'apercevions pas. Bergotte avait choqué en moi
l'instinct scrupuleux qui me faisait subordonner mon intelligence, quand
il m'avait parlé du docteur du Boulbon comme d'un médecin qui ne
m'ennuierait pas, qui trouverait des traitements, fussent-ils en
apparence bizarres, mais s'adapteraient à la singularité de mon
intelligence. Mais les idées se transforment en nous, elles triomphent
des résistances que nous leur opposions d'abord et se nourrissent de
riches réserves intellectuelles toutes prêtes, que nous ne savions pas
faites pour elles. Maintenant, comme il arrive chaque fois que les
propos entendus au sujet de quelqu'un que nous ne connaissons pas ont eu
la vertu d'éveiller en nous l'idée d'un grand talent, d'une sorte de
génie, au fond de mon esprit je faisais bénéficier le docteur du Boulbon
de cette confiance sans limites que nous inspire celui qui d'un oeil
plus profond qu'un autre perçoit la vérité. Je savais certes qu'il était
plutôt un spécialiste des maladies nerveuses, celui à qui Charcot avant
de mourir avait prédit qu'il régnerait sur la neurologie et la
psychiatrie. «Ah! je ne sais pas, c'est très possible», dit Françoise
qui était là et qui entendait pour la première fois le nom de Charcot
comme celui de du Boulbon. Mais cela ne l'empêchait nullement de dire:
«C'est possible.» Ses «c'est possible», ses «peut-être», ses «je ne sais
pas» étaient exaspérants en pareil cas. On avait envie de lui répondre:
«Bien entendu que vous ne le saviez pas puisque vous ne connaissez rien
à la chose dont il s'agit, comment pouvez-vous même dire que c'est
possible ou pas, vous n'en savez rien? En tout cas maintenant vous ne
pouvez pas dire que vous ne savez pas ce que Charcot a dit à du Boulbon,
etc., vous le savez puisque nous vous l'avons dit, et vos «peut-être»,
vos «c'est possible» ne sont pas de mise puisque c'est certain.»
Malgré cette compétence plus particulière en matière cérébrale et
nerveuse, comme je savais que du Boulbon était un grand médecin, un
homme supérieur, d'une intelligence inventive et profonde, je suppliai
ma mère de le faire venir, et l'espoir que, par une vue juste du mal, il
le guérirait peut-être, finit par l'emporter sur la crainte que nous
avions, si nous appelions un consultant, d'effrayer ma grand'mère. Ce
qui décida ma mère fut que, inconsciemment encouragée par Cottard, ma
grand'mère ne sortait plus, ne se levait guère. Elle avait beau nous
répondre par la lettre de Mme de Sévigné sur Mme de la Fayette: «On
disait qu'elle était folle de ne vouloir point sortir. Je disais à ces
personnes si précipitées dans leur jugement: «Mme de la Fayette n'est
pas folle» et je m'en tenais là. Il a fallu qu'elle soit morte pour
faire voir qu'elle avait raison de ne pas sortir.» Du Boulbon appelé
donna tort, sinon à Mme de Sévigné qu'on ne lui cita pas, du moins à ma
grand'mère. Au lieu de l'ausculter, tout en posant sur elle ses
admirables regards où il y avait peut-être l'illusion de scruter
profondément la malade, ou le désir de lui donner cette illusion, qui
semblait spontanée mais devait être tenue machinale, ou de ne pas lui
laisser voir qu'il pensait à tout autre chose, ou de prendre de l'empire
sur elle,--il commença à parler de Bergotte.
--Ah! je crois bien, Madame, c'est admirable; comme vous avez raison de
l'aimer! Mais lequel de ses livres préférez-vous? Ah! vraiment! Mon
Dieu, c'est peut-être en effet le meilleur. C'est en tout cas son roman
le mieux composé: Claire y est bien charmante; comme personnage d'homme
lequel vous y est le plus sympathique?
Je crus d'abord qu'il la faisait ainsi parler littérature parce que,
lui, la médecine l'ennuyait, peut-être aussi pour faire montre de sa
largeur d'esprit, et même, dans un but plus thérapeutique, pour rendre
confiance à la malade, lui montrer qu'il n'était pas inquiet, la
distraire de son état. Mais, depuis, j'ai compris que, surtout
particulièrement remarquable comme aliéniste et pour ses études sur le
cerveau, il avait voulu se rendre compte par ses questions si la mémoire
de ma grand'mère était bien intacte. Comme à contre-coeur il
l'interrogea un peu sur sa vie, l'oeil sombre et fixe. Puis tout à coup,
comme apercevant la vérité et décidé à l'atteindre coûte que coûte, avec
un geste préalable qui semblait avoir peine à s'ébrouer, en les
écartant, du flot des dernières hésitations qu'il pouvait avoir et de
toutes les objections que nous aurions pu faire, regardant ma grand'mère
d'un oeil lucide, librement et comme enfin sur la terre ferme, ponctuant
les mots sur un ton doux et prenant, dont l'intelligence nuançait toutes
les inflexions (sa voix du reste, pendant toute la visite, resta ce
qu'elle était naturellement, caressante, et sous ses sourcils
embroussaillés, ses yeux ironiques étaient remplis de bonté):
--Vous irez bien, Madame, le jour lointain ou proche, et il dépend de
vous que ce soit aujourd'hui même, où vous comprendrez que vous n'avez
rien et où vous aurez repris la vie commune. Vous m'avez dit que vous ne
mangiez pas, que vous ne sortiez pas?
--Mais, Monsieur, j'ai un peu de fièvre.
Il toucha sa main.
--Pas en ce moment en tout cas. Et puis la belle excuse! Ne savez-vous
pas que nous laissons au grand air, que nous suralimentons, des
tuberculeux qui ont jusqu'à 39°?
--Mais j'ai aussi un peu d'albumine.
--Vous ne devriez pas le savoir. Vous avez ce que j'ai décrit sous le
nom d'albumine mentale. Nous avons tous eu, au cours d'une
indisposition, notre petite crise d'albumine que notre médecin s'est
empressé de rendre durable en nous la signalant. Pour une affection que
les médecins guérissent avec des médicaments (on assure, du moins, que
cela est arrivé quelquefois), ils en produisent dix chez des sujets bien
portants, en leur inoculant cet agent pathogène, plus virulent mille
fois que tous les microbes, l'idée qu'on est malade. Une telle croyance,
puissante sur le tempérament de tous, agit avec une efficacité
particulière chez les nerveux. Dites-leur qu'une fenêtre fermée est
ouverte dans leur dos, ils commencent à éternuer; faites-leur croire que
vous avez mis de la magnésie dans leur potage, ils seront pris de
coliques; que leur café était plus fort que d'habitude, ils ne fermeront
pas l'oeil de la nuit. Croyez-vous, Madame, qu'il ne m'a pas suffi de
voir vos yeux, d'entendre seulement la façon dont vous vous exprimez,
que dis-je? de voir Madame votre fille et votre petit-fils qui vous
ressemblent tant, pour connaître à qui j'avais affaire? «Ta grand'mère
pourrait peut-être aller s'asseoir, si le docteur le lui permet, dans
une allée calme des Champs-Élysées, près de ce massif de lauriers devant
lequel tu jouais autrefois», me dit ma mère consultant ainsi
indirectement du Boulbon et de laquelle la voix prenait, à cause de
cela, quelque chose de timide et de déférent qu'elle n'aurait pas eu si
elle s'était adressée à moi seul. Le docteur se tourna vers ma
grand'mère et, comme il n'était pas moins lettré que savant: «Allez aux
Champs-Élysées, Madame, près du massif de lauriers qu'aime votre
petit-fils. Le laurier vous sera salutaire. Il purifie. Après avoir
exterminé le serpent Python, c'est une branche de laurier à la main
qu'Apollon fit son entrée dans Delphes. Il voulait ainsi se préserver
des germes mortels de la bête venimeuse. Vous voyez que le laurier est
le plus ancien, le plus vénérable, et j'ajouterai--ce qui a sa valeur en
thérapeutique, comme en prophylaxie--le plus beau des antiseptiques.»
Comme une grande partie de ce que savent les médecins leur est enseignée
par les malades, ils sont facilement portés à croire que ce savoir des
«patients» est le même chez tous, et ils se flattent d'étonner celui
auprès de qui ils se trouvent avec quelque remarque apprise de ceux
qu'ils ont auparavant soignés. Aussi fut-ce avec le fin sourire d'un
Parisien qui, causant avec un paysan, espérerait l'étonner en se servant
d'un mot de patois, que le docteur du Boulbon dit à ma grand'mère:
«Probablement les temps de vent réussissent à vous faire dormir là où
échoueraient les, plus puissants hypnotiques.--Au contraire, Monsieur,
le vent m'empêche absolument de dormir.» Mais les médecins sont
susceptibles. «Ach!» murmura du Boulbon en fronçant les sourcils, comme
si on lui avait marché sur le pied et si les insomnies de ma grand'mère
par les nuits de tempête étaient pour lui une injure personnelle. Il
n'avait pas tout de même trop d'amour-propre, et comme, en tant
qu'«esprit supérieur», il croyait de son devoir de ne pas ajouter foi à
la médecine, il reprit vite sa sérénité philosophique.
Ma mère, par désir passionné d'être rassurée par l'ami de Bergotte,
ajouta à l'appui de son dire qu'une cousine germaine de ma grand'mère,
en proie à une affection nerveuse, était restée sept ans cloîtrée dans
sa chambre à coucher de Combray, sans se lever qu'une fois ou deux par
semaine.
--Vous voyez, Madame, je ne le savais pas, et j'aurais pu vous le dire.
--Mais, Monsieur, je ne suis nullement comme elle, au contraire; mon
médecin ne peut pas me faire rester couchée, dit ma grand'mère, soit
qu'elle fût un peu agacée par les théories du docteur ou désireuse de
lui soumettre les objections qu'on y pouvait faire, dans l'espoir qu'il
les réfuterait, et que, une fois qu'il serait parti, elle n'aurait plus
en elle-même aucun doute à élever sur son heureux diagnostic.
--Mais naturellement, Madame, on ne peut pas avoir, pardonnez-moi le
mot, toutes les vésanies; vous en avez d'autres, vous n'avez pas
celle-là. Hier, j'ai visité une maison de santé pour neurasthéniques.
Dans le jardin, un homme était debout sur un banc, immobile comme un
fakir, le cou incliné dans une position qui devait être fort pénible.
Comme je lui demandais ce qu'il faisait là, il me répondit sans faire un
mouvement ni tourner la tête: «Docteur, je suis extrêmement rhumatisant
et enrhumable, je viens de prendre trop d'exercice, et pendant que je me
donnais bêtement chaud ainsi, mon cou était appuyé contre mes flanelles.
Si maintenant je l'éloignais de ces flanelles avant d'avoir laissé
tomber ma chaleur, je suis sûr de prendre un torticolis et peut-être une
bronchite.» Et il l'aurait pris, en effet. «Vous êtes un joli
neurasthénique, voilà ce que vous êtes», lui dis-je. Savez-vous la
raison qu'il me donna pour me prouver que non? C'est que, tandis que
tous les malades de l'établissement avaient la manie de prendre leur
poids, au point qu'on avait dû mettre un cadenas à la balance pour
qu'ils ne passassent pas toute la journée à se peser, lui on était
obligé de le forcer à monter sur la bascule, tant il en avait peu envie.
Il triomphait de n'avoir pas la manie des autres, sans penser qu'il
avait aussi la sienne et que c'était elle qui le préservait d'une autre.
Ne soyez pas blessée de la comparaison, Madame, car cet homme qui
n'osait pas tourner le cou de peur de s'enrhumer est le plus grand poète
de notre temps. Ce pauvre maniaque est la plus haute intelligence que je
connaisse. Supportez d'être appelée une nerveuse. Vous appartenez à
cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. Tout
ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et
non pas d'autres qui ont fondé les religions et composé les
chefs-d'oeuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu'il leur doit et
surtout ce qu'eux ont souffert pour le lui donner. Nous goûtons les
fines musiques, les beaux tableaux, mille délicatesses, mais nous ne
savons pas ce qu'elles ont coûté, à ceux qui les inventèrent,
d'insomnies, de pleurs, de rires spasmodiques, d'urticaires, d'asthmes,
d'épilepsies, d'une angoisse de mourir qui est pire que tout cela, et
que vous connaissez peut-être, Madame, ajouta-t-il en souriant à ma
grand'mère, car, avouez-le, quand je suis venu, vous n'étiez pas très
rassurée. Vous vous croyiez malade, dangereusement malade peut-être.
Dieu sait de quelle affection vous croyiez découvrir en vous les
symptômes. Et vous ne vous trompiez pas, vous les aviez. Le nervosisme
est un pasticheur de génie. Il n'y a pas de maladie qu'il ne contrefasse
à merveille. Il imite à s'y méprendre la dilatation des dyspeptiques,