Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - 09

qu'elle n'entreprenait pas sur sa liberté, tant de tendresse pour qu'il
ne lui reprochât pas d'entraver ses plaisirs, que Saint-Loup ne put pas
ne pas apercevoir en lui-même comme la possibilité d'un attendrissement,
c'est-à-dire un obstacle à passer la soirée avec son amie. Aussi se
mit-il en colère:
--C'est regrettable, mais gentil ou non, c'est ainsi.
Et il fit à sa mère les reproches que sans doute il se sentait peut-être
mériter; c'est ainsi que les égoïstes ont toujours le dernier mot;
ayant posé d'abord que leur résolution est inébranlable, plus le
sentiment auquel on fait appel en eux pour qu'ils y renoncent est
touchant, plus ils trouvent condamnables, non pas eux qui y résistent,
mais ceux qui les mettent dans la nécessité d'y résister, de sorte que
leur propre dureté peut aller jusqu'à la plus extrême cruauté sans que
cela fasse à leurs yeux qu'aggraver d'autant la culpabilité de l'être
assez indélicat pour souffrir, pour avoir raison, et leur causer ainsi
lâchement la douleur d'agir contre leur propre pitié. D'ailleurs,
d'elle-même Mme de Marsantes cessa d'insister, car elle sentait qu'elle
ne le retiendrait plus.
--Je te laisse, me dit-il, mais, maman, ne le gardez pas longtemps parce
qu'il faut qu'il aille faire une visite tout à l'heure.
Je sentais bien que ma présence ne pouvait faire aucun plaisir à Mme de
Marsantes, mais j'aimais mieux, en ne partant pas avec Robert, qu'elle
ne crût pas que j'étais mêlé à ces plaisirs qui la privaient de lui.
J'aurais voulu trouver quelque excuse à la conduite de son fils, moins
par affection pour lui que par pitié pour elle. Mais ce fut elle qui
parla la première:
--Pauvre petit, me dit-elle, je suis sûre que je lui ai fait de la
peine. Voyez-vous, monsieur, les mères sont très égoïstes; il n'a
pourtant pas tant de plaisirs, lui qui vient si peu à Paris. Mon Dieu,
s'il n'était pas encore parti, j'aurais voulu le rattraper, non pas pour
le retenir certes, mais pour lui dire que je ne lui en veux pas, que je
trouve qu'il a eu raison. Cela ne vous ennuie pas que je regarde sur
l'escalier?
Et nous allâmes jusque-là:
--Robert! Robert! cria-t-elle. Non, il est parti, il est trop tard.
Maintenant je me serais aussi volontiers chargé d'une mission pour
faire rompre Robert et sa maîtresse qu'il y a quelques heures pour qu'il
partît vivre tout à fait avec elle. Dans un cas Saint-Loup m'eût jugé
un ami traître, dans l'autre cas sa famille m'eût appelé son mauvais
génie. J'étais pourtant le même homme à quelques heures de distance.
Nous rentrâmes dans le salon. En ne voyant pas rentrer Saint-Loup, Mme
de Villeparisis échangea avec M. de Norpois ce regard dubitatif,
moqueur, et sans grande pitié qu'on a en montrant une épouse trop
jalouse ou une mère trop tendre (lesquelles donnent aux autres la
comédie) et qui signifie: «Tiens, il a dû y avoir de l'orage.»
Robert alla chez sa maîtresse en lui apportant le splendide bijou que,
d'après leurs conventions, il n'aurait pas dû lui donner. Mais
d'ailleurs cela revint au même car elle n'en voulut pas, et même, dans
la suite, il ne réussit jamais à le lui faire accepter. Certains amis
de Robert pensaient que ces preuves de désintéressement qu'elle donnait
étaient un calcul pour se l'attacher. Pourtant elle ne tenait pas à
l'argent, sauf peut-être pour pouvoir le dépenser sans compter. Je lui
ai vu faire à tort et à travers, à des gens qu'elle croyait pauvres, des
charités insensées. «En ce moment, disaient à Robert ses amis pour faire
contrepoids par leurs mauvaises paroles à un acte de désintéressement de
Rachel, en ce moment elle doit être au promenoir des Folies-Bergère.
Cette Rachel, c'est une énigme, un véritable sphinx.» Au reste combien
de femmes intéressées, puisqu'elles sont entretenues, ne voit-on pas,
par une délicatesse qui fleurit au milieu de cette existence, poser
elles-mêmes mille petites bornes à la générosité de leur amant!
Robert ignorait presque toutes les infidélités de sa maîtresse et
faisait travailler son esprit sur ce qui n'était que des riens
insignifiants auprès de la vraie vie de Rachel, vie qui ne commençait
chaque jour que lorsqu'il venait de la quitter. Il ignorait presque
toutes ces infidélités. On aurait pu les lui apprendre sans ébranler sa
confiance en Rachel. Car c'est une charmante loi de nature, qui se
manifeste au sein des sociétés les plus complexes, qu'on vive dans
l'ignorance parfaite de ce qu'on aime. D'un côté du miroir, l'amoureux
se dit: «C'est un ange, jamais elle ne se donnera à moi, je n'ai plus
qu'à mourir, et pourtant elle m'aime; elle m'aime tant que peut-être ...
mais non ce ne sera pas possible.» Et dans l'exaltation de son désir,
dans l'angoisse de son attente, que de bijoux il met aux pieds de cette
femme, comme il court emprunter de l'argent pour lui éviter un souci!
cependant, de l'autre côté de la cloison, à travers laquelle ces
conversations ne passeront pas plus que celles qu'échangent les
promeneurs devant un aquarium, le public dit: «Vous ne la connaissez
pas? je vous en félicite, elle a volé, ruiné je ne sais pas combien de
gens, il n'y a pas pis que ça comme fille. C'est une pure escroqueuse.
Et roublarde!» Et peut-être le public n'a-t-il pas absolument tort en ce
qui concerne cette dernière épithète, car même l'homme sceptique qui
n'est pas vraiment amoureux de cette femme et à qui elle plaît seulement
dit à ses amis: «Mais non, mon cher, ce n'est pas du tout une cocotte;
je ne dis pas que dans sa vie elle n'ait pas eu deux ou trois caprices,
mais ce n'est pas une femme qu'on paye, ou alors ce serait trop cher.
Avec elle c'est cinquante mille francs ou rien du tout.» Or, lui, a
dépensé cinquante mille francs pour elle, il l'a eue une fois, mais
elle, trouvant d'ailleurs pour cela un complice chez lui-même, dans la
personne de son amour-propre, elle a su lui persuader qu'il était de
ceux qui l'avaient eue pour rien. Telle est la société, où chaque être
est double, et où le plus percé à jour, le plus mal famé, ne sera jamais
connu par un certain autre qu'au fond et sous la protection d'une
coquille, d'un doux cocon, d'une délicieuse curiosité naturelle. Il y
avait à Paris deux honnêtes gens que Saint-Loup ne saluait plus et dont
il ne parlait pas sans que sa voix tremblât, les appelant exploiteurs de
femmes: c'est qu'ils avaient été ruinés par Rachel.
--Je ne me reproche qu'une chose, me dit tout bas Mme de Marsantes,
c'est de lui avoir dit qu'il n'était pas gentil. Lui, ce fils adorable,
unique, comme il n'y en a pas d'autres, pour la seule fois où je le
vois, lui avoir dit qu'il n'était pas gentil, j'aimerais mieux avoir
reçu un coup de bâton, parce que je suis certaine que, quelque plaisir
qu'il ait ce soir, lui qui n'en a pas tant, il lui sera gâté par cette
parole injuste. Mais, Monsieur, je ne vous retiens pas, puisque vous
êtes pressé.
Mme de Marsantes me dit au revoir avec anxiété. Ces sentiments se
rapportaient à Robert, elle était sincère. Mais elle cessa de l'être
pour redevenir grande dame:
--J'ai été _intéressée, si heureuse_, de causer un peu avec vous. Merci!
merci!
Et d'un air humble elle attachait sur moi des regards reconnaissants,
enivrés, comme si ma conversation était un des plus grands plaisirs
qu'elle eût connus dans la vie. Ces regards charmants allaient fort bien
avec les fleurs noires sur la robe blanche à ramages; ils étaient d'une
grande dame qui sait son métier.
--Mais, je ne suis pas pressé, Madame, répondis-je; d'ailleurs j'attends
M. de Charlus avec qui je dois m'en aller.
Mme de Villeparisis entendit ces derniers mots. Elle en parut
contrariée. S'il ne s'était agi d'une chose qui ne pouvait intéresser un
sentiment de cette nature, il m'eût paru que ce qui me semblait en
alarme à ce moment-là chez Mme de Villeparisis, c'était la pudeur. Mais
cette hypothèse ne se présenta même pas à mon esprit. J'étais content de
Mme de Guermantes, de Saint-Loup, de Mme de Marsantes, de M. de Charlus,
de Mme de Villeparisis, je ne réfléchissais pas, et je parlais gaiement
à tort et à travers.
--Vous devez partir avec mon neveu Palamède? me dit-elle.
Pensant que cela pouvait produire une impression très favorable sur Mme
de Villeparisis que je fusse lié avec un neveu qu'elle prisait si fort:
«Il m'a demandé de revenir avec lui, répondis-je avec joie. J'en suis
enchanté. Du reste nous sommes plus amis que vous ne croyez, Madame, et
je suis décidé à tout pour que nous le soyons davantage.»
De contrariée, Mme de Villeparisis sembla devenue soucieuse: «Ne
l'attendez pas, me dit-elle d'un air préoccupé, il cause avec M. de
Faffenheim. Il ne pense déjà plus à ce qu'il vous a dit. Tenez, partez,
profitez vite pendant qu'il a le dos tourné.»
Ce premier émoi de Mme de Villeparisis eût ressemblé, n'eussent été les
circonstances, à celui de la pudeur. Son insistance, son opposition
auraient pu, si l'on n'avait consulté que son visage, paraître dictées
par la vertu. Je n'étais, pour ma part, guère pressé d'aller retrouver
Robert et sa maîtresse. Mais Mme de Villeparisis semblait tenir tant à
ce que je partisse que, pensant peut-être qu'elle avait à causer
d'affaire importante avec son neveu, je lui dis au revoir. A côté
d'elle M. de Guermantes, superbe et olympien, était lourdement assis. On
aurait dit que la notion omniprésente en tous ses membres de ses grandes
richesses lui donnait une densité particulièrement élevée, comme si
elles avaient été fondues au creuset en un seul lingot humain, pour
faire cet homme qui valait si cher. Au moment où je lui dis au revoir,
il se leva poliment de son siège et je sentis la masse inerte de trente
millions que la vieille éducation française faisait mouvoir, soulevait,
et qui se tenait debout devant moi. Il me semblait voir cette statue de
Jupiter Olympien que Phidias, dit-on, avait fondue tout en or. Telle
était la puissance que la bonne éducation avait sur M. de Guermantes,
sur le corps de M. de Guermantes du moins, car elle ne régnait pas
aussi en maîtresse sur l'esprit du duc. M. de Guermantes riait de ses
bons mots, mais ne se déridait pas à ceux des autres.
Dans l'escalier, j'entendis derrière moi une voix qui m'interpellait:
--Voilà comme vous m'attendez, Monsieur. C'était M. de Charlus.
--Cela vous est égal de faire quelques pas à pied? me dit-il sèchement,
quand nous fûmes dans la cour. Nous marcherons jusqu'à ce que j'aie
trouvé un fiacre qui me convienne.
--Vous vouliez me parler de quelque chose, Monsieur?
--Ah! voilà, en effet, j'avais certaines choses à vous dire, mais je ne
sais trop si je vous les dirai. Certes je crois qu'elles pourraient être
pour vous le point de départ d'avantages inappréciables. Mais
j'entrevois aussi qu'elles amèneraient dans mon existence, à mon âge où
on commence à tenir à la tranquillité, bien des pertes de temps, bien
des dérangements. Je me demande si vous valez la peine que je me donne
pour vous tout ce tracas, et je n'ai pas le plaisir de vous connaître
assez pour en décider. Peut-être aussi n'avez-vous pas de ce que je
pourrais faire pour vous un assez grand désir pour que je me donne tant
d'ennuis, car je vous le répète très franchement, Monsieur, pour moi ce
ne peut être que de l'ennui.
Je protestai qu'alors il n'y fallait pas songer. Cette rupture des
pourparlers ne parut pas être de son goût.
--Cette politesse ne signifie rien, me dit-il d'un ton dur. Il n'y a
rien de plus agréable que de se donner de l'ennui pour une personne qui
en vaille le peine. Pour les meilleurs d'entre nous, l'étude des arts,
le goût de la brocante, les collections, les jardins, ne sont que des
ersatz, des succédanés, des alibis. Dans le fond de notre tonneau, comme
Diogène, nous demandons un homme. Nous cultivons les bégonias, nous
taillons les ifs, par pis aller, parce que les ifs et les bégonias se
laissent faire. Mais nous aimerions donner notre temps à un arbuste
humain, si nous étions sûrs qu'il en valût la peine. Toute la question
est là; vous devez vous connaître un peu. Valez-vous la peine ou non?
--Je ne voudrais, Monsieur, pour rien au monde, être pour vous une cause
de soucis, lui dis-je, mais quant à mon plaisir, croyez bien que tout
ce qui me viendra de vous m'en causera un très grand. Je suis
profondément touché que vous veuillez bien faire ainsi attention à moi
et chercher à m'être utile.
A mon grand étonnement ce fut presque avec effusion qu'il me remercia de
ces paroles. Passant son bras sous le mien avec cette familiarité
intermittente qui m'avait déjà frappé à Balbec et qui contrastait avec
la dureté de son accent:
--Avec l'inconsidération de votre âge, me dit-il, vous pourriez parfois
avoir des paroles capables de creuser un abîme infranchissable entre
nous. Celles que vous venez de prononcer au contraire sont du genre qui
est justement capable de me toucher et de me faire faire beaucoup pour
vous.
Tout en marchant bras dessus bras dessous avec moi et en me disant ces
paroles qui, bien que mêlées de dédain, étaient si affectueuses, M. de
Charlus tantôt fixait ses regards sur moi avec cette fixité intense,
cette dureté perçante qui m'avaient frappé le premier matin où je
l'avais aperçu devant le casino à Balbec, et même bien des années avant,
près de l'épinier rose, à côté de Mme Swann que je croyais alors sa
maîtresse, dans le parc de Tansonville; tantôt il les faisait errer
autour de lui et examiner les fiacres, qui passaient assez nombreux à
cette heure de relais, avec tant d'insistance que plusieurs
s'arrêtèrent, le cocher ayant cru qu'on voulait le prendre. Mais M. de
Charlus les congédiait aussitôt.
--Aucun ne fait mon affaire, me dit-il, tout cela est une question de
lanternes, du quartier où ils rentrent. Je voudrais, Monsieur, me
dit-il, que vous ne puissiez pas vous méprendre sur le caractère
purement désintéressé et charitable de la proposition que je vais vous
adresser.
J'étais frappé combien sa diction ressemblait à celle de Swann encore
plus qu'à Balbec.
--Vous êtes assez intelligent, je suppose, pour ne pas croire que c'est
par «manque de relations», par crainte de la solitude et de l'ennui, que
je m'adresse à vous. Je n'aime pas beaucoup à parler de moi, Monsieur,
mais enfin, vous l'avez peut-être appris, un article assez retentissant
du _Times_ y a fait allusion, l'empereur d'Autriche, qui m'a toujours
honoré de sa bienveillance et veut bien entretenir avec moi des
relations de cousinage, a déclaré naguère dans un entretien rendu public
que, si M. le comte de Chambord avait eu auprès de lui un homme
possédant aussi à fond que moi les dessous de la politique européenne,
il serait aujourd'hui roi de France. J'ai souvent pensé, Monsieur, qu'il
y avait en moi, du fait non de mes faibles dons mais de circonstances
que vous apprendrez peut-être un jour, un trésor d'expérience, une sorte
de dossier secret et inestimable, que je n'ai pas cru devoir utiliser
personnellement, mais qui serait sans prix pour un jeune homme à qui je
livrerais en quelques mois ce que j'ai mis plus de trente ans à acquérir
et que je suis peut-être seul à posséder. Je ne parle pas des
jouissances intellectuelles que vous auriez à apprendre certains secrets
qu'un Michelet de nos jours donnerait des années de sa vie pour
connaître et grâce auxquels certains événements prendraient à ses yeux
un aspect entièrement différent. Et je ne parle pas seulement des
événements accomplis, mais de l'enchaînement de circonstances (c'était
une des expressions favorites de M. de Charlus et souvent, quand il la
prononçait, il conjoignait ses deux mains comme quand on veut prier,
mais les doigts raides et comme pour faire comprendre par ce complexus
ces circonstances qu'il ne spécifiait pas et leur enchaînement). Je vous
donnerais une explication inconnue non seulement du passé, mais de
l'avenir. M. de Charlus s'interrompit pour me poser des questions sur
Bloch dont on avait parlé sans qu'il eût l'air d'entendre, chez Mme de
Villeparisis. Et de cet accent dont il savait si bien détacher ce qu'il
disait qu'il avait l'air de penser à toute autre chose et de parler
machinalement par simple politesse; il me demanda si mon camarade était
jeune, était beau, etc. Bloch, s'il l'eût entendu, eût été plus en peine
encore que pour M. de Norpois, mais à cause de raisons bien différentes,
de savoir si M. de Charlus était pour ou contre Dreyfus. «Vous n'avez
pas tort, si vous voulez vous instruire, me dit M. de Charlus après
m'avoir posé ces questions sur Bloch, d'avoir parmi vos amis quelques
étrangers.» Je répondis que Bloch était Français. «Ah! dit M. de
Charlus, j'avais cru qu'il était Juif.» La déclaration de cette
incompatibilité me fit croire que M. de Charlus était plus
antidreyfusard qu'aucune des personnes que j'avais rencontrées; Il
protesta au contraire contre l'accusation de trahison portée contre
Dreyfus. Mais ce fut sous cette forme: «Je crois que les journaux disent
que Dreyfus a commis un crime contre sa patrie, je crois qu'on le dit,
je ne fais pas attention aux journaux, je les lis comme je me lave les
mains, sans trouver que cela vaille la peine de m'intéresser. En tout
cas le crime est inexistant, le compatriote de votre ami aurait commis
un crime contre sa patrie s'il avait trahi la Judée, mais qu'est-ce
qu'il a à voir avec la France?» J'objectai que, s'il y avait jamais une
guerre, les Juifs seraient aussi bien mobilisés que les autres.
«Peut-être et il n'est pas certain que ce ne soit pas une imprudence.
Mais si on fait venir des Sénégalais et des Malgaches, je ne pense pas
qu'ils mettront grand coeur à défendre la France, et c'est bien naturel.
Votre Dreyfus pourrait plutôt être condamné pour infraction aux règles
de l'hospitalité. Mais laissons cela. Peut-être pourriez-vous demander à
votre ami de me faire assister à quelque belle fête au temple, à une
circoncision, à des chants juifs. Il pourrait peut-être louer une salle
et me donner quelque divertissement biblique, comme les filles de
Saint-Cyr jouèrent des scènes tirées des _Psaumes_ par Racine pour
distraire Louis XIV. Vous pourriez peut-être arranger même des parties
pour faire rire. Par exemple une lutte entre votre ami et son père où
il le blesserait comme David Goliath. Cela composerait une farce assez
plaisante. Il pourrait même, pendant qu'il y est, frapper à coups
redoublés sur sa charogne, ou, comme dirait ma vieille bonne, sur sa
carogne de mère. Voilà qui serait fort bien fait et ne serait pas pour
nous déplaire, hein! petit ami, puisque nous aimons les spectacles
exotiques et que frapper cette créature extra-européenne, ce serait
donner une correction méritée à un vieux chameau.» En disant ces mots
affreux et presque fous, M. de Charlus me serrait le bras à me faire
mal. Je me souvenais de la famille de M. de Charlus citant tant de
traits de bonté admirables, de la part du baron, à l'égard, de cette
vieille bonne dont il venait de rappeler le patois moliéresque, et je me
disais que les rapports, peu étudiés jusqu'ici, me semblait-il, entre la
bonté et la méchanceté dans un même coeur, pour divers qu'ils puissent
être, seraient intéressants à établir.
Je l'avertis qu'en tout cas Mme Bloch n'existait plus, et que quant à M.
Bloch je me demandais jusqu'à quel point il se plairait à un jeu qui
pourrait parfaitement lui crever les yeux. M. de Charlus sembla fâché.
«Voilà, dit-il, une femme qui a eu grand tort de mourir. Quant aux yeux
crevés, justement la Synagogue est aveugle, elle ne voit pas les vérités
de l'Évangile. En tout cas, pensez, en ce moment où tous ces malheureux
Juifs tremblent devant la fureur stupide des chrétiens, quel honneur
pour eux de voir un homme comme moi condescendre à s'amuser de leurs
jeux.» A ce moment j'aperçus M. Bloch père qui passait, allant sans
doute au-devant de son fils. Il ne nous voyait pas mais j'offris à M. de
Charlus de le lui présenter. Je ne me doutais pas de la colère que;
j'allais déchaîner chez mon compagnon: «Me le présenter! Mais il faut
que vous ayez bien peu le sentiment des valeurs! On ne me connaît pas si
facilement que ça. Dans le cas actuel l'inconvenance serait double à
cause de la juvénilité du présentateur et de l'indignité du présenté.
Tout au plus, si on me donne un jour le spectacle asiatique que
j'esquissais, pourrai-je adresser à cet affreux bonhomme quelques
paroles empreintes de bonhomie. Mais à condition qu'il se soit laissé
copieusement rosser par son fils. Je pourrais aller jusqu'à exprimer ma
satisfaction.» D'ailleurs M. Bloch ne faisait nulle attention à nous. Il
était en train d'adresser à Mme Sazerat de grands saluts fort bien
accueillis d'elle. J'en étais surpris, car jadis, à Combray, elle avait
été indignée que mes parents eussent reçu le jeune Bloch, tant elle
était antisémite. Mais le dreyfusisme, comme une chasse d'air, avait
fait il y a quelques jours voler jusqu'à elle M. Bloch. Le père de mon
ami avait trouvé Mme Sazerat charmante et était particulièrement flatté
de l'antisémitisme de cette dame qu'il trouvait une preuve de la
sincérité de sa foi et de la vérité de ses opinions dreyfusardes, et qui
donnait aussi du prix à la visite qu'elle l'avait autorisée à lui
faire. Il n'avait même pas été blessé qu'elle eût dit étourdiment
devant lui: «M. Drumont a la prétention de mettre les révisionnistes
dans le même sac que les protestants et les juifs. C'est charmant cette
promiscuité!» «Bernard, avait-il dit avec orgueil, en rentrant, à M.
Nissim Bernard, tu sais, elle a le préjugé!» Mais M. Nissim Bernard
n'avait rien répondu et avait levé au ciel un regard d'ange.
S'attristant du malheur des Juifs, se souvenant de ses amitiés
chrétiennes, devenant maniéré et précieux au fur et à mesure que les
années venaient, pour des raisons que l'on verra plus tard, il avait
maintenant l'air d'une larve préraphaélite où des poils se seraient
malproprement implantés, comme des cheveux noyés dans une opale. «Toute
cette affaire Dreyfus, reprit le baron qui tenait toujours mon bras, n'a
qu'un inconvénient: c'est qu'elle détruit la société (je ne dis pas la
bonne société, il y a longtemps que la société ne mérite plus cette
épithète louangeuse) par l'afflux de messieurs et de dames du Chameau,
de la Chamellerie, de la Chamellière, enfin de gens inconnus que je
trouve même chez mes cousines parce qu'ils font partie de la ligue de la
Patrie Française, antijuive, je ne sais quoi, comme si une opinion
politique donnait droit à une qualification sociale.» Cette frivolité de
M. de Charlus l'apparentait davantage à la duchesse de Guermantes. Je
lui soulignai le rapprochement. Comme il semblait croire que je ne la
connaissais pas, je lui rappelai la soirée de l'Opéra où il avait
semblé vouloir se cacher de moi. M. de Charlus me dit avec tant de force
ne m'avoir nullement vu que j'aurais fini par le croire si bientôt un
petit incident ne m'avait donné à penser que trop orgueilleux peut-être
il n'aimait pas à être vu avec moi.
--Revenons à vous, me dit M. de Charlus, et à mes projets sur vous. Il
existe entre certains hommes, Monsieur, une franc-maçonnerie dont je ne
puis vous parler, mais qui compte dans ses rangs en ce moment quatre
souverains de l'Europe. Or l'entourage de l'un d'eux veut le guérir de
sa chimère. Cela est une chose très grave et peut nous amener la guerre.
Oui, Monsieur, parfaitement. Vous connaissez l'histoire de cet homme qui
croyait tenir dans une bouteille la princesse de la Chine. C'était une
folie. On l'en guérit. Mais dès qu'il ne fut plus fou il devint bête. Il
y a des maux dont il ne faut pas chercher à guérir parce qu'ils nous
protègent seuls contre de plus graves. Un de mes cousins avait une
maladie de l'estomac, il ne pouvait rien digérer. Les plus savants
spécialistes de l'estomac le soignèrent sans résultat. Je l'amenai à un
certain médecin (encore un être bien curieux, entre parenthèses, et sur
lequel il y aurait beaucoup à dire). Celui-ci devina aussitôt que la
maladie était nerveuse, il persuada son malade, lui ordonna de manger
sans crainte ce qu'il voudrait et qui serait toujours bien toléré. Mais
mon cousin avait aussi de la néphrite. Ce que l'estomac digère
parfaitement, le rein finit par ne plus pouvoir l'éliminer, et mon
cousin, au lieu de vivre vieux avec une maladie d'estomac imaginaire qui
le forçait à suivre un régime, mourut à quarante ans, l'estomac guéri
mais le rein perdu. Ayant une formidable avance sur votre propre vie,
qui sait, vous serez peut-être ce qu'eut pu être un homme éminent du
passé si un génie bienfaisant lui avait dévoilé, au milieu d'une
humanité qui les ignorait, les lois de la vapeur et de l'électricité. Ne
soyez pas bête, ne refusez pas par discrétion. Comprenez que si je vous
rends un grand service, je n'estime pas que vous m'en rendiez un moins
grand. Il y a longtemps que les gens du monde ont cessé de m'intéresser,
je n'ai plus qu'une passion, chercher à racheter les fautes de ma vie en
faisant profiter de ce que je sais une âme encore vierge et capable
d'être enflammée par la vertu. J'ai eu de grands chagrins, Monsieur, et
que je vous dirai peut-être un jour, j'ai perdu ma femme qui était
l'être le plus beau, le plus noble, le plus parfait qu'on pût rêver.
J'ai de jeunes parents qui ne sont pas, je ne dirai pas dignes, mais
capables de recevoir l'héritage moral dont je vous parle. Qui sait si
vous n'êtes pas celui entre les mains de qui il peut aller, celui dont
je pourrai diriger et élever si haut la vie? La mienne y gagnerait par
surcroît. Peut-être en vous apprenant les grandes affaires diplomatiques
y reprendrais-je goût de moi-même et me mettrais-je enfin à faire des
choses intéressantes où vous seriez de moitié. Mais avant de le savoir,
il faudrait que je vous visse souvent, très souvent, chaque jour.
Je voulais profiter de ces bonnes dispositions inespérées de M. de
Charlus pour lui demander s'il ne pourrait pas me faire rencontrer sa
belle-soeur, mais, à ce moment, j'eus le bras vivement déplacé par une
secousse comme électrique. C'était M. de Charlus qui venait de retirer
précipitamment son bras de dessous le mien. Bien que, tout en parlant,
il promenât ses regards dans toutes les directions, il venait seulement
d'apercevoir M. d'Argencourt qui débouchait d'une rue transversale. En
nous voyant, M. d'Argencourt parut contrarié, jeta sur moi un regard de
méfiance, presque ce regard destiné à un être d'une autre race que Mme
de Guermantes avait eu pour Bloch, et tâcha de nous éviter. Mais on eût
dit que M. de Charlus tenait à lui montrer qu'il ne cherchait nullement
à ne pas être vu de lui, car il l'appela et pour lui dire une chose fort
insignifiante. Et craignant peut-être que M. d'Argencourt ne me reconnût
pas, M. de Charlus lui dit que j'étais un grand ami de Mme de
Villeparisis, de la duchesse de Guermantes, de Robert de Saint-Loup; que
lui-même, Charlus, était un vieil ami de ma grand'mère, heureux de
reporter sur le petit-fils un peu de la sympathie qu'il avait pour elle.
Néanmoins je remarquai que M. d'Argencourt, à qui pourtant j'avais été à
peine nommé chez Mme de Villeparisis et à qui M. de Charlus venait de
parler longuement de ma famille, fut plus froid avec moi qu'il n'avait
été il y a une heure; pendant fort longtemps il en fut ainsi chaque fois
qu'il me rencontrait. Il m'observait avec une curiosité qui n'avait rien
de sympathique et sembla même avoir à vaincre une résistance quand, en
nous quittant, après une hésitation, il me tendit une main qu'il retira
aussitôt.
--Je regrette cette rencontre, me dit M. de Charlus. Cet Argencourt,
bien né mais mal élevé, diplomate plus que médiocre, mari détestable et
coureur, fourbe comme dans les pièces, est un de ces hommes incapables
de comprendre, mais très capables de détruire les choses vraiment
grandes. J'espère que notre amitié le sera, si elle doit se fonder un
jour, et j'espère que vous me ferez l'honneur de la tenir autant que moi
à l'abri des coups de pied d'un de ces ânes qui, par désoeuvrement, par
maladresse, par méchanceté, écrasent ce qui semblait fait pour durer.
C'est malheureusement sur ce moule que sont faits la plupart des gens du
monde.
--La duchesse de Guermantes semble très intelligente. Nous parlions tout
à l'heure d'une guerre possible. Il paraît qu'elle a là-dessus des
lumières spéciales.