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Le Capitaine Aréna — Tome 2 - 07
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précaution, notre logis avait fort peu souffert des dernières
secousses, tandis que plusieurs maisons de Triolo étaient déjà fort
endommagées.
Nous étions écrasés de fatigue, moins de la route parcourue que de la
privation du sommeil, de sorte que nous ne nous occupâmes que de
notre souper et de nos lits. Notre souper fut encore assez facile à
organiser; quant à nos lits, ce fut autre chose: deux voyageurs qui
étaient arrivés dans la journée et qui dans ce moment-là visitaient
les ravages que le tremblement de terre avait faits à Triolo, avaient
pris les deux seules paires de draps blancs qui se trouvassent dans
l'hôtel, de sorte qu'il fallait nous contenter des autres. Nous nous
informâmes alors sérieusement de l'époque fixe où cette disette de
linge cesserait, et notre hôte nous assura que nous trouverions à
Cosenza un excellent hôtel, où il y aurait probablement des draps
blancs, si toutefois l'hôtel n'avait pas été renversé par les
tremblements de terre. Nous demandâmes le nom de cette bienheureuse
auberge, qui devenait pour nous ce que la terre promise était pour les
Hébreux, et nous apprîmes qu'elle portait pour enseigne: _Al Riposo
d'Alarico_, c'est-à-dire _Au Repos d'Alaric_. Cette enseigne était de
bon augure: si un roi s'était reposé là, il est évident que nous, qui
étions de simples particuliers, ne pouvions pas être plus difficiles
qu'un roi. Nous prîmes donc patience en songeant que nous n'avions
plus que deux nuits à souffrir, et qu'ensuite nous serions heureux
comme des Visigoths.
Je tins donc mon hôte quitte de ses draps: et tandis que Jadin allait
fumer sa pipe, je me jetai sur mon lit, enveloppé dans mon manteau.
J'étais dans cet état de demi-sommeil qui rend impassible, et pendant
lequel on distingue à peine la réalité du songe, lorsque j'entendis
dans la chambre voisine la voix de Jadin, dialoguant avec celle de nos
deux compatriotes: au milieu de mille paroles confuses je distinguai
le nom de Bellini. Cela me reporta à Palerme, où j'avais entendu sa
_Norma_, son chef-d'œuvre peut-être; le trio du premier acte me
revint dans l'esprit, je me sentis bercé par cette mélodie et je fis
un pas de plus vers le sommeil. Puis il me sembla entendre: «Il est
mort.--Bellini est mort?...--Oui.» Je répétai machinalement: Bellini
est mort. Et je m'endormis.
Cinq minutes après, ma porte s'ouvrit et je me réveillai en sursaut:
c'était Jadin qui rentrait.
--Pardieu, lui dis-je, vous avez bien fait de m'éveiller, je faisais
un mauvais rêve.
--Lequel?
--Je rêvais que ce pauvre Bellini était mort.
--Rien de plus vrai que votre rêve, Bellini est mort.
Je me levai tout debout.
--Que dites-vous là? Voyons.
--Je vous répète ce que viennent de m'assurer nos deux compatriotes,
qui l'ont lu à Naples sur les journaux de France, Bellini est mort.
--Impossible! m'écriai-je, j'ai une lettre de lui pour le duc de
Noja.--Je m'élançai vers ma redingote, je tirai de ma poche mon
portefeuille, et du portefeuille la lettre.
--Tenez.
--Quelle est sa date? Je regardai.
--6 mars.
--Eh bien! mon cher, me dit Jadin, nous sommes aujourd'hui au 18
octobre, et le pauvre garçon est mort dans l'intervalle, voilà tout.
Ne savez-vous pas que, de compte fait, notre sublime humanité possède
22,000 maladies, et que nous devons à la mort 12 cadavres par minute,
sans compter les époques de peste, de typhus et de choléra où elle
escompte?
--Bellini est mort! répétai-je sa lettre à la main....
Cette lettre, je la lui avais vu écrire au coin de ma cheminée; je me
rappelai ses beaux cheveux blonds, ses yeux si doux, sa physionomie si
mélancolique; je l'entendais me parler ce français qu'il parlait si
mal avec un si charmant accent; je le voyais poser sa main sur ce
papier: ce papier conservait son écriture, son nom; ce papier était
vivant et lui était mort! Il y avait deux mois à peine qu'à Catane, sa
patrie, j'avais vu son vieux père, heureux et fier comme on l'est à la
veille d'un malheur. Il m'avait embrassé, ce vieillard, quand je lui
avais dit que je connaissais son fils; et ce fils était mort! ce
n'était pas possible. Si Bellini fût mort, il me semble que ces lignes
eussent changé de couleur, que son nom se fût effacé; que sais-je!
je rêvais, j'étais fou. Bellini ne pouvait pas être mort; je me
rendormis.
Le lendemain on me répéta la même chose, je ne voulais pas la
croire davantage; ce ne fut qu'en arrivant à Naples que je demeurai
convaincu.
Le duc de Noja avait appris que j'avais pour lui une lettre de
l'auteur de la _Somnambule_ et des _Puritains_, il me la fit demander.
J'allai le voir et je la lui montrai, mais je ne la lui donnai point,
cette lettre était devenue pour moi une chose sacrée: elle prouvait
que non-seulement j'avais connu Bellini, mais encore que j'avais été
son ami.
La nuit avait été pluvieuse, et le temps ne paraissait pas devoir
s'améliorer beaucoup pendant la journée, qui devait être longue et
fatigante, puisque nous ne pouvions nous arrêter qu'à Rogliano,
c'est-à-dire à dix lieues d'où nous étions à peu près. Il était huit
heures du matin; en supposant sur la route une halte de deux heures
pour notre guide et nos mulets, nous ne pouvions donc guère espérer
que d'arriver à huit heures du soir.
A peine fûmes-nous partis, que la pluie recommença. Le mois d'octobre,
ordinairement assez beau en Calabre, était tout dérangé par le
tremblement de terre. Au reste, depuis deux ou trois jours et à mesure
que nous approchions de Cosenza, le tremblement de terre devenait la
cause ou plutôt le prétexte de tous ces malheurs qui nous arrivaient.
C'était la léthargie du légataire universel.
Vers midi nous fîmes notre halte: cette fois nous avions pris le soin
d'emporter avec nous du pain, du vin et un poulet rôti, de sorte qu'il
ne nous manqua, pour faire un excellent déjeuner, qu'un rayon de
soleil; mais, loin de là, le temps s'obscurcissait de plus en plus, et
d'énormes masses de nuages passaient dans le ciel, chassés par un vent
du midi qui, tout en nous présageant l'orage, avait cependant cela
de bon, qu'il nous donnait l'assurance que notre speronare devait,
à moins de mauvaise volonté de sa part, être en route pour nous
rejoindre. Or, notre réunion devenait urgente pour mille raisons, dont
la principale était l'épuisement prochain de nos finances.
Vers les deux heures, l'orage dont nous étions menacés depuis le matin
éclata: il faut avoir éprouvé un orage dans les pays méridionaux, pour
se faire une idée de la confusion où le vent, la pluie, le tonnerre,
la grêle et les éclairs peuvent mettre la nature. Nous nous avancions
par une route extrêmement escarpée et dominant des précipices, de
sorte que, de temps en temps, nous trouvant au milieu des nuages qui
couraient avec rapidité chassés par le vent, nous étions obligés
d'arrêter nos mulets; car, cessant entièrement de voir à trois pas
autour de nous, il eût été très possible que nos montures nous
précipitassent du haut en bas de quelque rocher. Bientôt les torrents
se mêlèrent de la partie et se mirent à bondir du haut en bas des
montagnes; enfin nos mulets rencontrèrent des espèces de fleuves
qui traversaient la route, et dans lesquels ils entrèrent d'abord
jusqu'aux jarrets, puis jusqu'au ventre, puis enfin où nous entrâmes
nous-mêmes jusqu'aux genoux. La situation devenait de plus en plus
pénible. Cette pluie continuelle nous avait percés jusqu'aux os; les
nuages qui passaient en nous inveloppant, chassés par la tiède haleine
du sirocco, nous laissaient le visage et les mains couverts d'une
espèce de sueur qui, au bout d'un instant, se glaçait au contact
de l'air; enfin, ces torrents toujours plus rapides, ces cascades
toujours plus bondissantes, menaçaient de nous entraîner avec elles.
Notre guide lui-même paraissait inquiet, tout habitué qu'il dût être
à de pareils cataclysmes; les animaux eux-mêmes partageaient cette
crainte, à chaque torrent Milord poussait des plaintes pitoyables, à
chaque coup de tonnerre nos mules frissonnaient.
Cette pluie incessante, ces nuages successifs, ces cascades que nous
rencontrions à chaque pas, avaient commencé par nous produire, tant
que nous avions conservé quelque chaleur personnelle, une sensation
des plus désagréables; mais peu à peu un refroidissement si grand
s'empara de nous, qu'à peine nous apercevions-nous, à la sensation
éprouvée, que nous passions au milieu de ces fleuves improvisés. Quant
à moi, l'engourdissement me gagnait au point que je ne sentais plus
mon mulet entre mes jambes, et que je ne voyais aucun motif pour
garder mon équilibre, comme je le faisais, autrement que par un
miracle; aussi cessai-je tout à fait de m'occuper de ma monture pour
la laisser aller où bon lui semblait. J'essayai de parler à Jadin,
mais à peine si j'entendais mes propres paroles, et, à coup sûr,
je n'entendis point la réponse. Cet état étrange allait, au reste,
toujours s'augmentant, et la nuit étant venue sur ces entrefaites, je
perdis à peu près tout sentiment de mon existence, à l'exception de ce
mouvement machinal que m'imprimait ma monture. De temps en temps ce
mouvement cessait tout à coup, et je restais immobile; c'était mon
mulet qui, engourdi comme moi, ne voulait plus aller, et que notre
guide ranimait à grands coups de bâton. Une fois la halte fut plus
longue, mais je n'eus pas la force de m'informer de ce qui la causait;
plus tard, j'appris que c'était Milord qui n'en pouvant plus avait, de
son côté, cessé de nous suivre, et qu'il avait fallu attendre. Enfin,
après un temps qu'il me serait impossible de mesurer, nous nous
arrêtâmes de nouveau; j'entendis des cris, je vis des lumières, je
sentis qu'on me soulevait de dessus ma selle; puis j'éprouvai une vive
douleur par le contact de mes pieds avec la terre. Je voulus cependant
marcher, mais cela me fut impossible. Au bout de quelques pas je
perdis entièrement connaissance, et je ne me réveillai que près d'un
grand feu et couvert de serviettes chaudes que m'appliquaient, avec
une charité toute chrétienne, mon hôtesse et ses deux filles. Quant à
Jadin, il avait mieux supporté que moi cette affreuse marche, sa veste
de panne l'ayant tenu plus long-temps à l'abri que n'avait pu le faire
mon manteau de drap et ma veste de toile. Quant à Milord, il était
étendu sur une dalle qu'on avait chauffée avec des cendres et
paraissait absolument privé de connaissance: deux chats jouaient entre
ses pattes, je le crus trépassé.
Mes premières sensations furent douloureuses; il fallait que je
revinsse sur mes pas pour vivre: j'avais moins de chemin à achever
pour mourir; et puis c'eût été autant de fait.
Je regardai autour de moi, nous étions dans une espèce de chaumière,
mais au moins nous étions à l'abri de l'orage et près d'un bon feu. Au
dehors on entendait le tonnerre qui continuait de gronder et le vent
qui mugissait à faire trembler la maison. Quant aux éclairs je les
apercevais à travers une large gerçure de la muraille produite par
les secousses du tremblement de terre. Nous étions dans le village de
Rogliano, et cette malheureuse cabane en était la meilleure auberge.
Au reste, je commençais à reprendre mes forces: j'éprouvais même
une espèce de sentiment de bien-être à ce retour de la vie et de la
chaleur. Cette immersion de six heures pouvait remplacer un bain, et
si j'avais eu du linge blanc et des habits secs à mettre j'aurais
presque béni l'orage et la pluie; mais toute notre robba était
imprégnée d'eau, et tout autour d'un immense brasier allumé au milieu
de la chambre et dont la fumée s'en allait par les mille ouvertures
de la maison, je voyais mes chemises, mes pantalons et mes habits qui
fumaient de leur côté à qui mieux mieux, mais qui, malgré le soin
qu'on avait pris de les tordre, ne promettaient pas d'être séchés de
sitôt.
Ce fut alors que j'enviai ces fameux draps blancs que, selon toute
probabilité, nous devions trouver au _Repos d'Alaric_ et dont je
n'osai pas même m'informer à Rogliano. Au reste, à la rigueur, ma
position était tolérable: j'étais sur un matelas, entre la cheminée et
le brasero, au milieu de la chambre; une douzaine de serviettes, qui
m'enveloppaient de la tête aux pieds, pouvaient à la rigueur remplacer
les draps. Je fis chauffer une couverture et me la fis jeter sur le
corps. Puis, sourd à toute proposition de souper, je déclarai que
j'abandonnais magnanimement ma part à mon guide, qui pendant toute
cette journée avait été admirable de patience, de courage et de
volonté.
Soit fatigue suprême, soit qu'effectivement la position fût plus
tolérable que la veille, nous parvînmes à dormir quelque peu pendant
cette nuit. Au reste, autant que je puis m'en souvenir au milieu de
la torpeur dans laquelle j'étais tombé, nos hôtes furent pleins
d'attention et de complaisance pour nous, et l'état dans lequel ils
nous avaient vus avait paru leur inspirer une profonde pitié.
Le lendemain au matin, notre guide vint nous prévenir qu'une de ses
mules ne pouvait plus se tenir sur ses jambes; elle avait été prise
d'un refroidissement, et paraissait entièrement paralysée. On envoya
chercher le médecin de Rogliano, qui, comme Figaro, était à la fois
barbier, docteur et vétérinaire; il répondit de l'animal si on lui
laissait pendant deux jours la faculté de le médicamenter. Nous
décidâmes alors qu'on chargerait tout notre bagage sur la mule valide,
et que nous irions à pied jusqu'à Cosenza, qui n'est éloignée de
Rogliano que de quatre lieues.
Le première chose que je fis en sortant fut de m'assurer de quel côté
venait le vent; heureusement il était est-sud-est, ce qui faisait que
notre speronare devait s'en trouver à merveille. Or, l'arrivée de
notre speronare devenait de plus en plus urgente: nous étions, Jadin
et moi, à la fin de nos espèces, et nous avions calculé que, notre
guide payé, il nous resterait une piastre et deux ou trois carlins.
* * * * *
A mesure que nous approchions, nous voyions des traces de plus en plus
marquées du tremblement de terre: les maisons, éparses sur le bord
de la route comme c'est la coutume aux environs des villes, étaient
presque toutes abandonnées; les unes manquaient de toit, tandis que
les autres étaient lézardées du haut en bas, et quelques-unes même
renversées tout à fait. Au milieu de tout cela, nous rencontrions des
Cosentins à cheval avec leur fusil et leur giberne, des paysans sur
des voitures pleines de tonneaux rougis par le vin; puis, de lieue
en lieue, de ces migrations de familles tout entières, avec leurs
instruments de labourage, leur guitare et leur inséparable cochon.
Enfin, en arrivant au haut d'une montagne, nous vîmes Cosenza,
s'étendant au fond de la vallée que nous dominions, et, dans une
prairie attenante à la ville, une espèce de camp, qui nous parut
infiniment plus habité que la ville elle-même.
Après avoir traversé une espèce de faubourg, nous descendîmes par une
grande rue assez régulière, mais qui ressemblait par sa solitude à une
rue d'Herculanum ou de Pompéïa; plusieurs maisons étaient renversées
tout à fait, d'autres lézardées depuis le toit jusqu'aux fondations,
d'autres enfin avaient toutes leurs fenêtres brisées, et c'étaient les
moins endommagées. Cette rue nous conduisit au bord du Busento, où,
comme on se le rappelle, fut enterré le roi Alaric; le fleuve était
complétement tari, et l'eau avait disparu sans doute dans quelque
gouffre qui s'était ouvert entre sa source et la ville. Nous vîmes
dans son lit desséché une foule de gens qui faisaient des fouilles sur
l'autorité de Jornandès, qui raconte les riches funérailles de ce roi.
A chaque fois que le même phénomène se renouvelle, on fait les mêmes
fouilles, et cela sans que les savants Cosentins, dans leur admirable
vénération pour l'antiquité, se laissent jamais abattre par les
déceptions successives qu'ils ont éprouvées. La seule chose qu'aient
jamais produite ces excavations est un petit cerf d'or, qui fut
retrouvé à la fin du dernier siècle.
En face de nous et de l'autre côté du Busento était la fameuse auberge
du _Repos d'Alaric_, ouvrant majestueusement sa grande porte au
voyageur fatigué. Nous avions trop long-temps soupiré après ce
but pour ne pas essayer de l'atteindre le plus vite possible; en
conséquence nous traversâmes le pont, et nous vînmes demander
l'hospitalité à l'hôtel patronisé par le spoliateur du Panthéon et le
destructeur de Rome.
CHAPITRE XV.
COSENZA.
Au premier abord, nous crûmes l'hôtel abandonné comme les maisons
que nous avions rencontrées sur la route. Nous parcourûmes tout
le rez-de-chaussée et tout le premier sans trouver ni maître ni
domestiques à qui adresser la parole: la plupart des carreaux des
fenêtres étaient cassés, et peu de meubles étaient à leur place. Nous
comprîmes que ce désordre était le résultat de la catastrophe qui
agitait en ce moment les Cosentins, et nous commençâmes à craindre
de ne point avoir encore trouvé là l'Eldorado que nous nous étions
promis.
Enfin, après être montés du rez-de-chaussée au premier et être
redescendus du premier au rez-de-chaussée sans rencontrer une seule
personne, nous crûmes entendre quelque bruit au-dessous de nous. Nous
enfilâmes un escalier qui nous conduisit à une cave, et, après avoir
descendu une douzaine de marches, nous nous trouvâmes dans une salle
souterraine éclairée par cinq ou six lampes fumeuses et occupée par
une vingtaine de personnes.
Je n'ai jamais vu d'aspect plus étrange que celui que présentait cette
chambre, dont les habitants formaient trois groupes bien distincts. Le
premier se composait d'un chanoine qui, depuis huit jours que durait
le tremblement de terre, n'avait pas voulu se lever; il était dans un
grand lit emboîté à l'angle le plus profond de la salle, et il avait
près de lui quatre campieri qui veillaient sans cesse leur fusil à
la main. En face du lit était une table où des marchands de bestiaux
jouaient aux cartes. Enfin, sur un plan plus rapproché de la porte, un
troisième groupe mangeait et buvait; des provisions de pain et de vin
étaient entassées dans un coin, afin que, si la maison s'écroulait sur
ses habitants, ils ne mourussent ni de faim ni de soif en attendant
qu'on leur portât secours. Quant au rez-de-chaussée et au premier, ils
étaient, comme nous l'avons dit, complètement abandonnés.
A peine les garçons de l'hôtel nous eurent-ils aperçus sur le pas
de la porte qu'ils accoururent à nous, non point avec la politesse
naturelle de l'espèce à laquelle ils appartiennent, mais au contraire
avec un air rébarbatif qui ne promettait rien de bon. En effet, au
lieu des offres et des promesses ordinaires qui vous accueillent sur
le seuil des auberges, c'était un interrogatoire en règle qui nous
attendait. On nous demanda d'où nous venions, où nous allions, qui
nous étions, comment nous voyagions; à et l'imprudence que nous eûmes
d'avouer que nous arrivions avec un guide et un seul mulet, on
nous répondit qu'à l'hôtel du Repos d'Alaric on ne logeait pas les
voyageurs à pied. J'avais grande envie de rosser vigoureusement le
drôle qui nous faisait cette réponse; mais Jadin me retint, et je
me contentai de tirer de ma poche la lettre que le fils du général
Nunziante m'avait donnée pour le baron Mollo.
--Connaissez-vous le baron Mollo? dis-je au garçon.
--Est-ce que vous connaissez le baron Mollo? demanda celui auquel je
m'adressais, d'un ton infiniment radouci.
--Il n'est pas question de savoir si je le connais, moi; il s'agit de
savoir si vous le connaissez, vous.
--Oui ... monsieur.
--Est-il en ce moment à Cosenza?
--Il y est ... excellence.
--Portez-lui cette lettre à l'instant même, et demandez-lui à quelle
heure il pourra recevoir les deux gentilshommes qui l'ont apportée.
Peut-être nous trouvera-t-il un hôtel, lui.
--Mille pardons, excellence; si nous eussions su que leurs excellences
eussent l'honneur de connaître le baron Mollo, ou plutôt que le baron
Mollo eût l'honneur de connaître leurs excellences, certainement
qu'au lieu de répondre ce que nous avons répondu nous nous serions
empressés.
--En ce cas, ne répondez rien, et empressez-vous. Allez!
Le garçon s'inclina jusqu'à terre, et sortit en courant.
Dix minutes après, le maître de l'hôtel rentra et vint à nous.
--Ce sont leurs excellences qui connaissent le baron Mollo? nous
demanda-t-il.
--C'est-à-dire, lui répondis-je, que nos excellences ont des lettres
pour lui de la part du fils du général Nunziante.
--Alors je fais mille excuses à leurs excellences de la manière dont
le garçon les a reçues. En ce temps de malheur, où la moitié des
maisons sont abandonnées, nous recommandons à nos gens les mesures
les plus sévères à l'endroit des étrangers; et je prierai leurs
excellences de ne pas se formaliser si au premier abord....
--On les a prises pour des voleurs, n'est-ce pas?.
--Oh! excellences.
--Allons, allons, dit Jadin, nous nous ferons des compliments ce soir
ou demain matin. En attendant, pourrait-on avoir une chambre?
--Que dit son excellence? demanda le maître de l'hôtel.
Je lui traduisis le désir de Jadin.
--Certainement, reprit-il. Oh! de chambres, il n'en manque pas; mais
il s'agit de savoir si leurs excellences voudront coucher dans des
chambres.
--Mais certainement, dit Jadin, que nous voulons coucher dans des
chambres. Où voulez-vous donc que nous couchions? à la cave?
--Dans les circonstances actuelles ce serait peut-être plus prudent.
Voyez ces messieurs, ajouta notre hôte en nous montrant l'honorable
société que nous avons décrite, il y a huit jours qu'ils sont ici.
--Merci, merci, dit Jadin; elle infecte, votre société.
--Il y a encore les baraques, nous dit l'hôte.
--Qu'est-ce que les baraques? demandai-je.
--Ce sont de petites cabanes en bois et en paille que nous avons fait
bâtir dans la prairie et sous lesquelles tous les seigneurs de la
ville se sont retirés.
--Mais enfin, demanda Jadin, pourquoi avez-vous de la répugnance à
nous donner des chambres?
--Mais parce que d'un moment à l'autre le plancher peut tomber sur la
tête de leurs excellences et les écraser.
--Le plancher tomber! et pourquoi tomberait-il?
--Mais à cause du tremblement de terre.
--Est-ce que vous croyez au tremblement de terre, vous? me dit Jadin.
--Dame! il me semble que nous en avons vu des traces.
--Mais non, c'est un tas de farceurs; leurs maisons tombent parce
qu'elles sont vieilles, et ils disent que c'est un tremblement de
terre pour obtenir une indemnité du gouvernement. Mail l'hôtel est bâti
à neuf; il ne tombera pas.
--Est-ce votre avis?
--Je le crois bien.
--Mon cher hôte, avez-vous des baignoires?
--Oui.
--Vous pouvez nous donner à déjeuner?
--Oui.
--Vous possédez des draps blancs?
--Oh! oui, monsieur.
--Eh bien! avec des promesses comme celles-là, nous ne quitterons pas
l'hôtel quand il devrait nous tomber sur la tête.
--Vous êtes les maîtres.
--Ainsi vous entendez: deux bains, deux déjeuners, deux lits; tout
cela le plus tôt possible.
--Dame, peut-être ferai-je attendre leurs excellences, il faut trouver
le cuisinier.
--Et pourquoi ce gaillard-là n'est-il pas à ses fourneaux?
--Monsieur, il a eu peur et il est aux baraques; mais enfin, comme il
y a moins de danger le jour que la nuit, peut-être consentira-t-il à
venir à l'hôtel.
--S'il ne consent pas, prévenez-nous à l'instant même, et nous ferons
notre cuisine nous-mêmes.
--Oh! excellences, je ne souffrirais jamais....
--Nous verrons tout cela après; nos bains, notre déjeuner, nos lits
d'abord.
--Je cours faire préparer tout cela; en attendant, leurs excellences
peuvent choisir dans l'hôtel l'appartement qui leur convient le mieux.
Nous recommençâmes la visite, et nous nous arrêtâmes à une grande
chambre au premier dont les fenêtres s'ouvraient sur le fleuve et sur
le faubourg; le faubourg était toujours désert et le fleuve toujours
habité.
Au bout d'une heure et demie nous avions pris nos bains, nous avions
fait une excellente collation, et nous étions dans nos lits bien
confortablement bassinés.
On nous annonça le baron Mollo: on ne l'avait point trouvé chez lui;
on l'avait aussitôt poursuivi aux baraques, où il avait fallu le temps
de démêler sa cahute de toutes les cahutes voisines. Alors, avec cette
politesse excessive que l'on rencontre chez tous les gentilshommes
italiens, il n'avait pas voulu souffrir que nous nous dérangeassions,
fatigués comme nous devions l'être, et il était venu lui-même à
l'hôtel, ce qui avait porté au comble la confusion du pauvre camerière
et la vénération de notre hôte pour ses voyageurs.
Nous fîmes faire toutes nos excuses au baron, et nous lui dîmes que,
n'ayant point couché depuis huit jours dans des draps blancs, nous
avions été pressés de jouir de cette nouveauté; mais que, cependant,
s'il voulait passer par-dessus le cérémonial et entrer dans notre
chambre, il nous ferait le plus grand plaisir: trois minutes après que
le camerière était allé reporter notre réponse, la porte s'ouvrit et
le baron entra.
C'était un homme de cinquante-cinq à soixante ans, parlant très-bien
français et remarquable, de bonnes manières; il avait habité Naples
du temps de la domination française, et, comme presque toutes les
personnes des classes supérieures, il avait conservé de nous un
excellent souvenir.
De plus, la lettre que nous lui avions fait remettre avait produit des
merveilles. Le fils du général Nunziante, versé dans la littérature
française, qui faisait sur le volcan où il était relégué à peu près
sa seule distraction, m'avait recommandé à lui de la façon la plus
pressante; de sorte qu'il venait mettre à notre disposition sa
personne, sa voiture, ses chevaux et même sa baraque. Quant à son
palazzo, il n'en était point question; il était fendu depuis le haut
jusqu'en bas, et chaque soir il s'attendait à ne pas le retrouver
debout le lendemain.
Alors il nous fallut bien reconnaître qu'il y avait eu un tremblement
de terre. La première secousse s'était fait sentir dans la soirée du
douze, et elle avait été excessivement violente: c'était cette même
secousse qui, à l'extrémité de la Calabre, nous avait tous envoyés
du pont de notre speronare sur le sable du rivage. Toutes les nuits
d'autres secousses lui succédaient, mais on remarquait qu'elles
allaient chaque nuit s'affaiblissant; cependant, soit que les maisons
qui n'étaient pas tombées à la première secousse fussent ébranlées
et ne pussent résister aux autres, quoique moins violentes, chaque
matinée on signalait quelque nouveau désastre. Au reste, Cosenza
n'était point encore le point qui avait le plus souffert; plusieurs
villages, et entre autres celui de Castiglione, distant de cinq milles
de la capitale de la Calabre, étaient entièrement détruits.
A Cosenza une soixantaine de maisons étaient renversées seulement, et
une vingtaine de personnes avaient péri.
Le baron Mollo nous gronda fort de l'imprudence que nous commettions
en restant ainsi à l'hôtel; mais nous nous trouvions si bien dans nos
lits, que nous lui déclarâmes que, puisqu'il s'était si obligeamment
mis à notre disposition, nous le chargions, en cas de malheur, de nous
faire faire un enterrement digne de nous, mais que nous ne bougerions
pas d'où nous étions. Voyant que c'était une résolution prise, le
baron Mollo nous renouvela alors ses offres de services, nous donna
son adresse aux baraques et prit congé de nous.
Deux heures après nous nous levâmes parfaitement reposés, et nous
commençâmes à visiter la ville.
C'était le centre qui avait le plus souffert: là, toutes les maisons
étaient à peu près abandonnées et offraient un aspect de désolation
impossible à décrire: dans quelques-unes, complètement écroulées et
dont les habitants n'avaient pas eu le temps de fuir, on faisait des
fouilles pour retrouver les cadavres, tandis que les parents étaient
pleins d'anxiété pour savoir si les ensevelis seraient retirés morts
secousses, tandis que plusieurs maisons de Triolo étaient déjà fort
endommagées.
Nous étions écrasés de fatigue, moins de la route parcourue que de la
privation du sommeil, de sorte que nous ne nous occupâmes que de
notre souper et de nos lits. Notre souper fut encore assez facile à
organiser; quant à nos lits, ce fut autre chose: deux voyageurs qui
étaient arrivés dans la journée et qui dans ce moment-là visitaient
les ravages que le tremblement de terre avait faits à Triolo, avaient
pris les deux seules paires de draps blancs qui se trouvassent dans
l'hôtel, de sorte qu'il fallait nous contenter des autres. Nous nous
informâmes alors sérieusement de l'époque fixe où cette disette de
linge cesserait, et notre hôte nous assura que nous trouverions à
Cosenza un excellent hôtel, où il y aurait probablement des draps
blancs, si toutefois l'hôtel n'avait pas été renversé par les
tremblements de terre. Nous demandâmes le nom de cette bienheureuse
auberge, qui devenait pour nous ce que la terre promise était pour les
Hébreux, et nous apprîmes qu'elle portait pour enseigne: _Al Riposo
d'Alarico_, c'est-à-dire _Au Repos d'Alaric_. Cette enseigne était de
bon augure: si un roi s'était reposé là, il est évident que nous, qui
étions de simples particuliers, ne pouvions pas être plus difficiles
qu'un roi. Nous prîmes donc patience en songeant que nous n'avions
plus que deux nuits à souffrir, et qu'ensuite nous serions heureux
comme des Visigoths.
Je tins donc mon hôte quitte de ses draps: et tandis que Jadin allait
fumer sa pipe, je me jetai sur mon lit, enveloppé dans mon manteau.
J'étais dans cet état de demi-sommeil qui rend impassible, et pendant
lequel on distingue à peine la réalité du songe, lorsque j'entendis
dans la chambre voisine la voix de Jadin, dialoguant avec celle de nos
deux compatriotes: au milieu de mille paroles confuses je distinguai
le nom de Bellini. Cela me reporta à Palerme, où j'avais entendu sa
_Norma_, son chef-d'œuvre peut-être; le trio du premier acte me
revint dans l'esprit, je me sentis bercé par cette mélodie et je fis
un pas de plus vers le sommeil. Puis il me sembla entendre: «Il est
mort.--Bellini est mort?...--Oui.» Je répétai machinalement: Bellini
est mort. Et je m'endormis.
Cinq minutes après, ma porte s'ouvrit et je me réveillai en sursaut:
c'était Jadin qui rentrait.
--Pardieu, lui dis-je, vous avez bien fait de m'éveiller, je faisais
un mauvais rêve.
--Lequel?
--Je rêvais que ce pauvre Bellini était mort.
--Rien de plus vrai que votre rêve, Bellini est mort.
Je me levai tout debout.
--Que dites-vous là? Voyons.
--Je vous répète ce que viennent de m'assurer nos deux compatriotes,
qui l'ont lu à Naples sur les journaux de France, Bellini est mort.
--Impossible! m'écriai-je, j'ai une lettre de lui pour le duc de
Noja.--Je m'élançai vers ma redingote, je tirai de ma poche mon
portefeuille, et du portefeuille la lettre.
--Tenez.
--Quelle est sa date? Je regardai.
--6 mars.
--Eh bien! mon cher, me dit Jadin, nous sommes aujourd'hui au 18
octobre, et le pauvre garçon est mort dans l'intervalle, voilà tout.
Ne savez-vous pas que, de compte fait, notre sublime humanité possède
22,000 maladies, et que nous devons à la mort 12 cadavres par minute,
sans compter les époques de peste, de typhus et de choléra où elle
escompte?
--Bellini est mort! répétai-je sa lettre à la main....
Cette lettre, je la lui avais vu écrire au coin de ma cheminée; je me
rappelai ses beaux cheveux blonds, ses yeux si doux, sa physionomie si
mélancolique; je l'entendais me parler ce français qu'il parlait si
mal avec un si charmant accent; je le voyais poser sa main sur ce
papier: ce papier conservait son écriture, son nom; ce papier était
vivant et lui était mort! Il y avait deux mois à peine qu'à Catane, sa
patrie, j'avais vu son vieux père, heureux et fier comme on l'est à la
veille d'un malheur. Il m'avait embrassé, ce vieillard, quand je lui
avais dit que je connaissais son fils; et ce fils était mort! ce
n'était pas possible. Si Bellini fût mort, il me semble que ces lignes
eussent changé de couleur, que son nom se fût effacé; que sais-je!
je rêvais, j'étais fou. Bellini ne pouvait pas être mort; je me
rendormis.
Le lendemain on me répéta la même chose, je ne voulais pas la
croire davantage; ce ne fut qu'en arrivant à Naples que je demeurai
convaincu.
Le duc de Noja avait appris que j'avais pour lui une lettre de
l'auteur de la _Somnambule_ et des _Puritains_, il me la fit demander.
J'allai le voir et je la lui montrai, mais je ne la lui donnai point,
cette lettre était devenue pour moi une chose sacrée: elle prouvait
que non-seulement j'avais connu Bellini, mais encore que j'avais été
son ami.
La nuit avait été pluvieuse, et le temps ne paraissait pas devoir
s'améliorer beaucoup pendant la journée, qui devait être longue et
fatigante, puisque nous ne pouvions nous arrêter qu'à Rogliano,
c'est-à-dire à dix lieues d'où nous étions à peu près. Il était huit
heures du matin; en supposant sur la route une halte de deux heures
pour notre guide et nos mulets, nous ne pouvions donc guère espérer
que d'arriver à huit heures du soir.
A peine fûmes-nous partis, que la pluie recommença. Le mois d'octobre,
ordinairement assez beau en Calabre, était tout dérangé par le
tremblement de terre. Au reste, depuis deux ou trois jours et à mesure
que nous approchions de Cosenza, le tremblement de terre devenait la
cause ou plutôt le prétexte de tous ces malheurs qui nous arrivaient.
C'était la léthargie du légataire universel.
Vers midi nous fîmes notre halte: cette fois nous avions pris le soin
d'emporter avec nous du pain, du vin et un poulet rôti, de sorte qu'il
ne nous manqua, pour faire un excellent déjeuner, qu'un rayon de
soleil; mais, loin de là, le temps s'obscurcissait de plus en plus, et
d'énormes masses de nuages passaient dans le ciel, chassés par un vent
du midi qui, tout en nous présageant l'orage, avait cependant cela
de bon, qu'il nous donnait l'assurance que notre speronare devait,
à moins de mauvaise volonté de sa part, être en route pour nous
rejoindre. Or, notre réunion devenait urgente pour mille raisons, dont
la principale était l'épuisement prochain de nos finances.
Vers les deux heures, l'orage dont nous étions menacés depuis le matin
éclata: il faut avoir éprouvé un orage dans les pays méridionaux, pour
se faire une idée de la confusion où le vent, la pluie, le tonnerre,
la grêle et les éclairs peuvent mettre la nature. Nous nous avancions
par une route extrêmement escarpée et dominant des précipices, de
sorte que, de temps en temps, nous trouvant au milieu des nuages qui
couraient avec rapidité chassés par le vent, nous étions obligés
d'arrêter nos mulets; car, cessant entièrement de voir à trois pas
autour de nous, il eût été très possible que nos montures nous
précipitassent du haut en bas de quelque rocher. Bientôt les torrents
se mêlèrent de la partie et se mirent à bondir du haut en bas des
montagnes; enfin nos mulets rencontrèrent des espèces de fleuves
qui traversaient la route, et dans lesquels ils entrèrent d'abord
jusqu'aux jarrets, puis jusqu'au ventre, puis enfin où nous entrâmes
nous-mêmes jusqu'aux genoux. La situation devenait de plus en plus
pénible. Cette pluie continuelle nous avait percés jusqu'aux os; les
nuages qui passaient en nous inveloppant, chassés par la tiède haleine
du sirocco, nous laissaient le visage et les mains couverts d'une
espèce de sueur qui, au bout d'un instant, se glaçait au contact
de l'air; enfin, ces torrents toujours plus rapides, ces cascades
toujours plus bondissantes, menaçaient de nous entraîner avec elles.
Notre guide lui-même paraissait inquiet, tout habitué qu'il dût être
à de pareils cataclysmes; les animaux eux-mêmes partageaient cette
crainte, à chaque torrent Milord poussait des plaintes pitoyables, à
chaque coup de tonnerre nos mules frissonnaient.
Cette pluie incessante, ces nuages successifs, ces cascades que nous
rencontrions à chaque pas, avaient commencé par nous produire, tant
que nous avions conservé quelque chaleur personnelle, une sensation
des plus désagréables; mais peu à peu un refroidissement si grand
s'empara de nous, qu'à peine nous apercevions-nous, à la sensation
éprouvée, que nous passions au milieu de ces fleuves improvisés. Quant
à moi, l'engourdissement me gagnait au point que je ne sentais plus
mon mulet entre mes jambes, et que je ne voyais aucun motif pour
garder mon équilibre, comme je le faisais, autrement que par un
miracle; aussi cessai-je tout à fait de m'occuper de ma monture pour
la laisser aller où bon lui semblait. J'essayai de parler à Jadin,
mais à peine si j'entendais mes propres paroles, et, à coup sûr,
je n'entendis point la réponse. Cet état étrange allait, au reste,
toujours s'augmentant, et la nuit étant venue sur ces entrefaites, je
perdis à peu près tout sentiment de mon existence, à l'exception de ce
mouvement machinal que m'imprimait ma monture. De temps en temps ce
mouvement cessait tout à coup, et je restais immobile; c'était mon
mulet qui, engourdi comme moi, ne voulait plus aller, et que notre
guide ranimait à grands coups de bâton. Une fois la halte fut plus
longue, mais je n'eus pas la force de m'informer de ce qui la causait;
plus tard, j'appris que c'était Milord qui n'en pouvant plus avait, de
son côté, cessé de nous suivre, et qu'il avait fallu attendre. Enfin,
après un temps qu'il me serait impossible de mesurer, nous nous
arrêtâmes de nouveau; j'entendis des cris, je vis des lumières, je
sentis qu'on me soulevait de dessus ma selle; puis j'éprouvai une vive
douleur par le contact de mes pieds avec la terre. Je voulus cependant
marcher, mais cela me fut impossible. Au bout de quelques pas je
perdis entièrement connaissance, et je ne me réveillai que près d'un
grand feu et couvert de serviettes chaudes que m'appliquaient, avec
une charité toute chrétienne, mon hôtesse et ses deux filles. Quant à
Jadin, il avait mieux supporté que moi cette affreuse marche, sa veste
de panne l'ayant tenu plus long-temps à l'abri que n'avait pu le faire
mon manteau de drap et ma veste de toile. Quant à Milord, il était
étendu sur une dalle qu'on avait chauffée avec des cendres et
paraissait absolument privé de connaissance: deux chats jouaient entre
ses pattes, je le crus trépassé.
Mes premières sensations furent douloureuses; il fallait que je
revinsse sur mes pas pour vivre: j'avais moins de chemin à achever
pour mourir; et puis c'eût été autant de fait.
Je regardai autour de moi, nous étions dans une espèce de chaumière,
mais au moins nous étions à l'abri de l'orage et près d'un bon feu. Au
dehors on entendait le tonnerre qui continuait de gronder et le vent
qui mugissait à faire trembler la maison. Quant aux éclairs je les
apercevais à travers une large gerçure de la muraille produite par
les secousses du tremblement de terre. Nous étions dans le village de
Rogliano, et cette malheureuse cabane en était la meilleure auberge.
Au reste, je commençais à reprendre mes forces: j'éprouvais même
une espèce de sentiment de bien-être à ce retour de la vie et de la
chaleur. Cette immersion de six heures pouvait remplacer un bain, et
si j'avais eu du linge blanc et des habits secs à mettre j'aurais
presque béni l'orage et la pluie; mais toute notre robba était
imprégnée d'eau, et tout autour d'un immense brasier allumé au milieu
de la chambre et dont la fumée s'en allait par les mille ouvertures
de la maison, je voyais mes chemises, mes pantalons et mes habits qui
fumaient de leur côté à qui mieux mieux, mais qui, malgré le soin
qu'on avait pris de les tordre, ne promettaient pas d'être séchés de
sitôt.
Ce fut alors que j'enviai ces fameux draps blancs que, selon toute
probabilité, nous devions trouver au _Repos d'Alaric_ et dont je
n'osai pas même m'informer à Rogliano. Au reste, à la rigueur, ma
position était tolérable: j'étais sur un matelas, entre la cheminée et
le brasero, au milieu de la chambre; une douzaine de serviettes, qui
m'enveloppaient de la tête aux pieds, pouvaient à la rigueur remplacer
les draps. Je fis chauffer une couverture et me la fis jeter sur le
corps. Puis, sourd à toute proposition de souper, je déclarai que
j'abandonnais magnanimement ma part à mon guide, qui pendant toute
cette journée avait été admirable de patience, de courage et de
volonté.
Soit fatigue suprême, soit qu'effectivement la position fût plus
tolérable que la veille, nous parvînmes à dormir quelque peu pendant
cette nuit. Au reste, autant que je puis m'en souvenir au milieu de
la torpeur dans laquelle j'étais tombé, nos hôtes furent pleins
d'attention et de complaisance pour nous, et l'état dans lequel ils
nous avaient vus avait paru leur inspirer une profonde pitié.
Le lendemain au matin, notre guide vint nous prévenir qu'une de ses
mules ne pouvait plus se tenir sur ses jambes; elle avait été prise
d'un refroidissement, et paraissait entièrement paralysée. On envoya
chercher le médecin de Rogliano, qui, comme Figaro, était à la fois
barbier, docteur et vétérinaire; il répondit de l'animal si on lui
laissait pendant deux jours la faculté de le médicamenter. Nous
décidâmes alors qu'on chargerait tout notre bagage sur la mule valide,
et que nous irions à pied jusqu'à Cosenza, qui n'est éloignée de
Rogliano que de quatre lieues.
Le première chose que je fis en sortant fut de m'assurer de quel côté
venait le vent; heureusement il était est-sud-est, ce qui faisait que
notre speronare devait s'en trouver à merveille. Or, l'arrivée de
notre speronare devenait de plus en plus urgente: nous étions, Jadin
et moi, à la fin de nos espèces, et nous avions calculé que, notre
guide payé, il nous resterait une piastre et deux ou trois carlins.
* * * * *
A mesure que nous approchions, nous voyions des traces de plus en plus
marquées du tremblement de terre: les maisons, éparses sur le bord
de la route comme c'est la coutume aux environs des villes, étaient
presque toutes abandonnées; les unes manquaient de toit, tandis que
les autres étaient lézardées du haut en bas, et quelques-unes même
renversées tout à fait. Au milieu de tout cela, nous rencontrions des
Cosentins à cheval avec leur fusil et leur giberne, des paysans sur
des voitures pleines de tonneaux rougis par le vin; puis, de lieue
en lieue, de ces migrations de familles tout entières, avec leurs
instruments de labourage, leur guitare et leur inséparable cochon.
Enfin, en arrivant au haut d'une montagne, nous vîmes Cosenza,
s'étendant au fond de la vallée que nous dominions, et, dans une
prairie attenante à la ville, une espèce de camp, qui nous parut
infiniment plus habité que la ville elle-même.
Après avoir traversé une espèce de faubourg, nous descendîmes par une
grande rue assez régulière, mais qui ressemblait par sa solitude à une
rue d'Herculanum ou de Pompéïa; plusieurs maisons étaient renversées
tout à fait, d'autres lézardées depuis le toit jusqu'aux fondations,
d'autres enfin avaient toutes leurs fenêtres brisées, et c'étaient les
moins endommagées. Cette rue nous conduisit au bord du Busento, où,
comme on se le rappelle, fut enterré le roi Alaric; le fleuve était
complétement tari, et l'eau avait disparu sans doute dans quelque
gouffre qui s'était ouvert entre sa source et la ville. Nous vîmes
dans son lit desséché une foule de gens qui faisaient des fouilles sur
l'autorité de Jornandès, qui raconte les riches funérailles de ce roi.
A chaque fois que le même phénomène se renouvelle, on fait les mêmes
fouilles, et cela sans que les savants Cosentins, dans leur admirable
vénération pour l'antiquité, se laissent jamais abattre par les
déceptions successives qu'ils ont éprouvées. La seule chose qu'aient
jamais produite ces excavations est un petit cerf d'or, qui fut
retrouvé à la fin du dernier siècle.
En face de nous et de l'autre côté du Busento était la fameuse auberge
du _Repos d'Alaric_, ouvrant majestueusement sa grande porte au
voyageur fatigué. Nous avions trop long-temps soupiré après ce
but pour ne pas essayer de l'atteindre le plus vite possible; en
conséquence nous traversâmes le pont, et nous vînmes demander
l'hospitalité à l'hôtel patronisé par le spoliateur du Panthéon et le
destructeur de Rome.
CHAPITRE XV.
COSENZA.
Au premier abord, nous crûmes l'hôtel abandonné comme les maisons
que nous avions rencontrées sur la route. Nous parcourûmes tout
le rez-de-chaussée et tout le premier sans trouver ni maître ni
domestiques à qui adresser la parole: la plupart des carreaux des
fenêtres étaient cassés, et peu de meubles étaient à leur place. Nous
comprîmes que ce désordre était le résultat de la catastrophe qui
agitait en ce moment les Cosentins, et nous commençâmes à craindre
de ne point avoir encore trouvé là l'Eldorado que nous nous étions
promis.
Enfin, après être montés du rez-de-chaussée au premier et être
redescendus du premier au rez-de-chaussée sans rencontrer une seule
personne, nous crûmes entendre quelque bruit au-dessous de nous. Nous
enfilâmes un escalier qui nous conduisit à une cave, et, après avoir
descendu une douzaine de marches, nous nous trouvâmes dans une salle
souterraine éclairée par cinq ou six lampes fumeuses et occupée par
une vingtaine de personnes.
Je n'ai jamais vu d'aspect plus étrange que celui que présentait cette
chambre, dont les habitants formaient trois groupes bien distincts. Le
premier se composait d'un chanoine qui, depuis huit jours que durait
le tremblement de terre, n'avait pas voulu se lever; il était dans un
grand lit emboîté à l'angle le plus profond de la salle, et il avait
près de lui quatre campieri qui veillaient sans cesse leur fusil à
la main. En face du lit était une table où des marchands de bestiaux
jouaient aux cartes. Enfin, sur un plan plus rapproché de la porte, un
troisième groupe mangeait et buvait; des provisions de pain et de vin
étaient entassées dans un coin, afin que, si la maison s'écroulait sur
ses habitants, ils ne mourussent ni de faim ni de soif en attendant
qu'on leur portât secours. Quant au rez-de-chaussée et au premier, ils
étaient, comme nous l'avons dit, complètement abandonnés.
A peine les garçons de l'hôtel nous eurent-ils aperçus sur le pas
de la porte qu'ils accoururent à nous, non point avec la politesse
naturelle de l'espèce à laquelle ils appartiennent, mais au contraire
avec un air rébarbatif qui ne promettait rien de bon. En effet, au
lieu des offres et des promesses ordinaires qui vous accueillent sur
le seuil des auberges, c'était un interrogatoire en règle qui nous
attendait. On nous demanda d'où nous venions, où nous allions, qui
nous étions, comment nous voyagions; à et l'imprudence que nous eûmes
d'avouer que nous arrivions avec un guide et un seul mulet, on
nous répondit qu'à l'hôtel du Repos d'Alaric on ne logeait pas les
voyageurs à pied. J'avais grande envie de rosser vigoureusement le
drôle qui nous faisait cette réponse; mais Jadin me retint, et je
me contentai de tirer de ma poche la lettre que le fils du général
Nunziante m'avait donnée pour le baron Mollo.
--Connaissez-vous le baron Mollo? dis-je au garçon.
--Est-ce que vous connaissez le baron Mollo? demanda celui auquel je
m'adressais, d'un ton infiniment radouci.
--Il n'est pas question de savoir si je le connais, moi; il s'agit de
savoir si vous le connaissez, vous.
--Oui ... monsieur.
--Est-il en ce moment à Cosenza?
--Il y est ... excellence.
--Portez-lui cette lettre à l'instant même, et demandez-lui à quelle
heure il pourra recevoir les deux gentilshommes qui l'ont apportée.
Peut-être nous trouvera-t-il un hôtel, lui.
--Mille pardons, excellence; si nous eussions su que leurs excellences
eussent l'honneur de connaître le baron Mollo, ou plutôt que le baron
Mollo eût l'honneur de connaître leurs excellences, certainement
qu'au lieu de répondre ce que nous avons répondu nous nous serions
empressés.
--En ce cas, ne répondez rien, et empressez-vous. Allez!
Le garçon s'inclina jusqu'à terre, et sortit en courant.
Dix minutes après, le maître de l'hôtel rentra et vint à nous.
--Ce sont leurs excellences qui connaissent le baron Mollo? nous
demanda-t-il.
--C'est-à-dire, lui répondis-je, que nos excellences ont des lettres
pour lui de la part du fils du général Nunziante.
--Alors je fais mille excuses à leurs excellences de la manière dont
le garçon les a reçues. En ce temps de malheur, où la moitié des
maisons sont abandonnées, nous recommandons à nos gens les mesures
les plus sévères à l'endroit des étrangers; et je prierai leurs
excellences de ne pas se formaliser si au premier abord....
--On les a prises pour des voleurs, n'est-ce pas?.
--Oh! excellences.
--Allons, allons, dit Jadin, nous nous ferons des compliments ce soir
ou demain matin. En attendant, pourrait-on avoir une chambre?
--Que dit son excellence? demanda le maître de l'hôtel.
Je lui traduisis le désir de Jadin.
--Certainement, reprit-il. Oh! de chambres, il n'en manque pas; mais
il s'agit de savoir si leurs excellences voudront coucher dans des
chambres.
--Mais certainement, dit Jadin, que nous voulons coucher dans des
chambres. Où voulez-vous donc que nous couchions? à la cave?
--Dans les circonstances actuelles ce serait peut-être plus prudent.
Voyez ces messieurs, ajouta notre hôte en nous montrant l'honorable
société que nous avons décrite, il y a huit jours qu'ils sont ici.
--Merci, merci, dit Jadin; elle infecte, votre société.
--Il y a encore les baraques, nous dit l'hôte.
--Qu'est-ce que les baraques? demandai-je.
--Ce sont de petites cabanes en bois et en paille que nous avons fait
bâtir dans la prairie et sous lesquelles tous les seigneurs de la
ville se sont retirés.
--Mais enfin, demanda Jadin, pourquoi avez-vous de la répugnance à
nous donner des chambres?
--Mais parce que d'un moment à l'autre le plancher peut tomber sur la
tête de leurs excellences et les écraser.
--Le plancher tomber! et pourquoi tomberait-il?
--Mais à cause du tremblement de terre.
--Est-ce que vous croyez au tremblement de terre, vous? me dit Jadin.
--Dame! il me semble que nous en avons vu des traces.
--Mais non, c'est un tas de farceurs; leurs maisons tombent parce
qu'elles sont vieilles, et ils disent que c'est un tremblement de
terre pour obtenir une indemnité du gouvernement. Mail l'hôtel est bâti
à neuf; il ne tombera pas.
--Est-ce votre avis?
--Je le crois bien.
--Mon cher hôte, avez-vous des baignoires?
--Oui.
--Vous pouvez nous donner à déjeuner?
--Oui.
--Vous possédez des draps blancs?
--Oh! oui, monsieur.
--Eh bien! avec des promesses comme celles-là, nous ne quitterons pas
l'hôtel quand il devrait nous tomber sur la tête.
--Vous êtes les maîtres.
--Ainsi vous entendez: deux bains, deux déjeuners, deux lits; tout
cela le plus tôt possible.
--Dame, peut-être ferai-je attendre leurs excellences, il faut trouver
le cuisinier.
--Et pourquoi ce gaillard-là n'est-il pas à ses fourneaux?
--Monsieur, il a eu peur et il est aux baraques; mais enfin, comme il
y a moins de danger le jour que la nuit, peut-être consentira-t-il à
venir à l'hôtel.
--S'il ne consent pas, prévenez-nous à l'instant même, et nous ferons
notre cuisine nous-mêmes.
--Oh! excellences, je ne souffrirais jamais....
--Nous verrons tout cela après; nos bains, notre déjeuner, nos lits
d'abord.
--Je cours faire préparer tout cela; en attendant, leurs excellences
peuvent choisir dans l'hôtel l'appartement qui leur convient le mieux.
Nous recommençâmes la visite, et nous nous arrêtâmes à une grande
chambre au premier dont les fenêtres s'ouvraient sur le fleuve et sur
le faubourg; le faubourg était toujours désert et le fleuve toujours
habité.
Au bout d'une heure et demie nous avions pris nos bains, nous avions
fait une excellente collation, et nous étions dans nos lits bien
confortablement bassinés.
On nous annonça le baron Mollo: on ne l'avait point trouvé chez lui;
on l'avait aussitôt poursuivi aux baraques, où il avait fallu le temps
de démêler sa cahute de toutes les cahutes voisines. Alors, avec cette
politesse excessive que l'on rencontre chez tous les gentilshommes
italiens, il n'avait pas voulu souffrir que nous nous dérangeassions,
fatigués comme nous devions l'être, et il était venu lui-même à
l'hôtel, ce qui avait porté au comble la confusion du pauvre camerière
et la vénération de notre hôte pour ses voyageurs.
Nous fîmes faire toutes nos excuses au baron, et nous lui dîmes que,
n'ayant point couché depuis huit jours dans des draps blancs, nous
avions été pressés de jouir de cette nouveauté; mais que, cependant,
s'il voulait passer par-dessus le cérémonial et entrer dans notre
chambre, il nous ferait le plus grand plaisir: trois minutes après que
le camerière était allé reporter notre réponse, la porte s'ouvrit et
le baron entra.
C'était un homme de cinquante-cinq à soixante ans, parlant très-bien
français et remarquable, de bonnes manières; il avait habité Naples
du temps de la domination française, et, comme presque toutes les
personnes des classes supérieures, il avait conservé de nous un
excellent souvenir.
De plus, la lettre que nous lui avions fait remettre avait produit des
merveilles. Le fils du général Nunziante, versé dans la littérature
française, qui faisait sur le volcan où il était relégué à peu près
sa seule distraction, m'avait recommandé à lui de la façon la plus
pressante; de sorte qu'il venait mettre à notre disposition sa
personne, sa voiture, ses chevaux et même sa baraque. Quant à son
palazzo, il n'en était point question; il était fendu depuis le haut
jusqu'en bas, et chaque soir il s'attendait à ne pas le retrouver
debout le lendemain.
Alors il nous fallut bien reconnaître qu'il y avait eu un tremblement
de terre. La première secousse s'était fait sentir dans la soirée du
douze, et elle avait été excessivement violente: c'était cette même
secousse qui, à l'extrémité de la Calabre, nous avait tous envoyés
du pont de notre speronare sur le sable du rivage. Toutes les nuits
d'autres secousses lui succédaient, mais on remarquait qu'elles
allaient chaque nuit s'affaiblissant; cependant, soit que les maisons
qui n'étaient pas tombées à la première secousse fussent ébranlées
et ne pussent résister aux autres, quoique moins violentes, chaque
matinée on signalait quelque nouveau désastre. Au reste, Cosenza
n'était point encore le point qui avait le plus souffert; plusieurs
villages, et entre autres celui de Castiglione, distant de cinq milles
de la capitale de la Calabre, étaient entièrement détruits.
A Cosenza une soixantaine de maisons étaient renversées seulement, et
une vingtaine de personnes avaient péri.
Le baron Mollo nous gronda fort de l'imprudence que nous commettions
en restant ainsi à l'hôtel; mais nous nous trouvions si bien dans nos
lits, que nous lui déclarâmes que, puisqu'il s'était si obligeamment
mis à notre disposition, nous le chargions, en cas de malheur, de nous
faire faire un enterrement digne de nous, mais que nous ne bougerions
pas d'où nous étions. Voyant que c'était une résolution prise, le
baron Mollo nous renouvela alors ses offres de services, nous donna
son adresse aux baraques et prit congé de nous.
Deux heures après nous nous levâmes parfaitement reposés, et nous
commençâmes à visiter la ville.
C'était le centre qui avait le plus souffert: là, toutes les maisons
étaient à peu près abandonnées et offraient un aspect de désolation
impossible à décrire: dans quelques-unes, complètement écroulées et
dont les habitants n'avaient pas eu le temps de fuir, on faisait des
fouilles pour retrouver les cadavres, tandis que les parents étaient
pleins d'anxiété pour savoir si les ensevelis seraient retirés morts
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