L'Avare - 6

Total number of words is 1964
Total number of unique words is 699
51.0 of words are in the 2000 most common words
61.0 of words are in the 5000 most common words
64.8 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
- Valère -
Sachez que j'ai le coeur trop bon pour me parer de quelque chose qui
ne soit point à moi, et que tout Naples peut rendre témoignage de ma
naissance.

- Anselme -
Tout beau ! Prenez garde à ce que vous allez dire. Vous risquez ici
plus que vous ne pensez, et vous parlez devant un homme à qui tout
Naples est connu et qui peut aisément voir clair dans l'histoire que
vous ferez.

- Valère -
(mettant fièrement son chapeau.)
Je ne suis point homme à rien craindre, et si Naples vous est connu,
vous savez qui était don Thomas d'Alburci.

- Anselme -
Sans doute, je le sais ; et peu de gens l'ont connu mieux que moi.

- Harpagon -
Je ne me soucie ni de dom Thomas ni dom Martin.
(Harpagon voyant deux chandelles allumées en souffle une.)
- Anselme -
De grâce, laissez-le parler ; nous verrons ce qu'il en veut dire.

- Valère -
Je veux dire que c'est lui qui m'a donné jour.

- Anselme -
Lui ?

- Valère -
Oui.

- Anselme -
Allez. Vous vous moquez. Cherchez quelque autre histoire qui vous
puisse mieux réussir, et ne prétendez pas vous sauver sous cette
imposture.

- Valère -
Songez à mieux parler. Ce n'est point une imposture, et je n'avance
rien qu'il ne me soit aisé de justifier.

- Anselme -
Quoi ! vous osez vous dire fils de don Thomas d'Alburci ?

- Valère -
Oui, je l'ose ; et je suis prêt de soutenir cette vérité contre qui que
ce soit.

- Anselme -
L'audace est merveilleuse ! Apprenez, pour vous confondre, qu'il y a
seize ans, pour le moins, que l'homme dont vous nous parlez périt sur
mer avec ses enfants et sa femme, en voulant dérober leur vie aux
cruelles persécutions qui ont accompagné les désordres de Naples, et
qui en firent exiler plusieurs nobles familles.

- Valère -
Oui ; mais apprenez, pour vous confondre, vous, que son fils, âgé de
sept ans, avec un domestique, fut sauvé de ce naufrage par un vaisseau
espagnol ; et que ce fils sauvé est celui qui vous parle. Apprenez que
le capitaine de ce vaisseau, touché de ma fortune, prit amitié pour
moi ; qu'il me fit élever comme son propre fils, et que les armes
furent mon emploi dès que je m'en trouvai capable ; que j'ai su depuis
peu que mon père n'était point mort, comme je l'avais toujours cru ;
que, passant ici pour l'aller chercher, une aventure, par le ciel
concertée, me fit voir la charmante Élise ; que cette vue me rendit
esclave de ses beautés, et que la violence de mon amour et les
sévérités de son père me firent prendre la résolution de m'introduire
dans son logis, et d'envoyer un autre à la quête de mes parents.

- Anselme -
Mais quels témoignages encore, autres que vos paroles, nous peuvent
assurer que ce ne soit point une fable que vous ayez bâtie sur une
vérité ?

- Valère -
Le capitaine espagnol, un cachet de rubis qui était à mon père ; un
bracelet d'agate que ma mère m'avait mis au bras ; le vieux Pedro, ce
domestique qui se sauva avec moi du naufrage.

- Mariane -
Hélas ! à vos paroles, je puis ici répondre, moi, que vous n'imposez
point ; et tout ce que vous dites me fait connaître clairement que
vous êtes mon frère.

- Valère -
Vous, ma soeur ?

- Mariane -
Oui, mon coeur s'est ému dès le moment que vous avez ouvert la bouche ;
et notre mère, que vous allez ravir, m'a mille fois entretenue des
disgrâces de notre famille. Le ciel ne nous fit point aussi périr dans
ce triste naufrage ; mais il ne nous sauva la vie que par la perte de
notre liberté, et ce furent des corsaires qui nous recueillirent, ma
mère et moi, sur un débris de notre vaisseau. Après dix ans
d'esclavage, une heureuse fortune nous rendit notre liberté ; et nous
retournâmes dans Naples, où nous trouvâmes tout notre bien vendu, sans
y pouvoir trouver des nouvelles de notre père. Nous passâmes à Gênes,
où ma mère alla ramasser quelques malheureux restes d'une succession
qu'on avait déchirée ; et de là, fuyant la barbare injustice de ses
parents, elle vint en ces lieux, où elle n'a presque vécu que d'une
vie languissante.

- Anselme -
Ô ciel ! quels sont les traits de ta puissance ! et que tu fais bien
voir qu'il n'appartient qu'à toi de faire des miracles !
Embrassez-moi, mes enfants, et mêlez tous deux vos transports à ceux
de votre père.

- Valère -
Vous êtes notre père ?

- Mariane -
C'est vous que ma mère a tant pleuré ?

- Anselme -
Oui, ma fille ; oui, mon fils ; je suis dom Thomas d'Alburci que le
ciel garantit des ondes avec tout l'argent qu'il portait, et qui, vous
ayant tous crus morts durant plus de seize ans, se préparait, après de
longs voyages, à chercher, dans l'hymen d'une douce et sage personne, la
consolation de quelque nouvelle famille. Le peu de sûreté que j'ai vu
pour ma vie à retourner à Naples m'a fait y renoncer pour toujours ;
et ayant su trouver moyen d'y faire vendre ce que j'avais, je me suis
habitué ici, où, sous le nom d'Anselme, j'ai voulu m'éloigner les
chagrins de cet autre nom qui m'a causé tant de traverses.

- Harpagon -
(à Anselme.)
C'est là votre fils ?

- Anselme -
Oui.

- Harpagon -
Je vous prends à partie pour me payer dix mille écus qu'il m'a volés.

- Anselme -
Lui, vous avoir volé ?

- Harpagon -
Lui-même.

- Valère -
Qui vous dit cela ?

- Harpagon -
Maître Jacques.

- Valère -
(à maître Jacques.)
C'est toi qui le dis ?

- Maître Jacques -
Vous voyez que je ne dis rien.

- Harpagon -
Oui. Voilà monsieur le commissaire qui a reçu sa déposition.

- Valère -
Pouvez-vous me croire capable d'une action si lâche ?

- Harpagon -
Capable ou non capable, je veux ravoir mon argent.

-----------
Scène VI. - Harpagon, Anselme, Élise, Mariane, Cléante, Valère,
Frosine, un commissaire, Maître Jacques, La Flèche.

- Cléante -
Ne vous tourmentez point, mon père, et n'accusez personne. J'ai
découvert des nouvelles de votre affaire, et je viens ici pour vous
dire que, si vous voulez vous résoudre à me laisser épouser Mariane,
votre argent vous sera rendu.

- Harpagon -
Où est-il ?

- Cléante -
Ne vous mettez point en peine. Il est en lieu dont je réponds, et tout
ne dépend que de moi. C'est à vous de me dire à quoi vous vous
déterminez ; et vous pouvez choisir, ou de me donner Mariane, ou de
perdre votre cassette.

- Harpagon -
N'en a-t-on rien ôté ?

- Cléante -
Rien du tout. Voyez si c'est votre dessein de souscrire à ce mariage,
et de joindre votre consentement à celui de sa mère, qui lui laisse la
liberté de faire un choix entre nous deux.

- Mariane -
(à Cléante.)
Mais vous ne savez pas que ce n'est pas assez que ce consentement et
que le ciel,
(montrant Valère.)
avec un frère que vous voyez, vient de me rendre un père
(montrant Anselme.)
dont vous avez à m'obtenir.

- Anselme -
Le ciel, mes enfants, ne me redonne point à vous pour être contraire à
vos voeux. Seigneur Harpagon, vous jugez bien que le choix d'une jeune
personne tombera sur le fils plutôt que sur le père : allons, ne vous
faites point dire ce qu'il n'est pas nécessaire d'entendre ; et consentez,
ainsi que moi, à ce double hyménée.

- Harpagon -
Il faut, pour me donner conseil, que je voie ma cassette.

- Cléante -
Vous la verrez saine et entière.

- Harpagon -
Je n'ai point d'argent à donner en mariage à mes enfants.

- Anselme -
Eh bien ! j'en ai pour eux ; que cela ne vous inquiète point.

- Harpagon -
Vous obligerez-vous à faire tous les frais de ces deux mariages ?

- Anselme -
Oui, je m'y oblige. Etes-vous satisfait ?

- Harpagon -
Oui, pourvu que pour les noces, vous me fassiez faire un habit.

- Anselme -
D'accord. Allons jouir de l'allégresse que cet heureux jour nous
présente.

- Le commissaire -
Holà ! messieurs, holà ! Tout doucement, s'il vous plaît. Qui me
payera mes écritures ?

- Harpagon -
Nous n'avons que faire de vos écritures.

- Le commissaire -
Oui ! Mais je ne prétends pas, moi, les avoir faites pour rien.

- Harpagon -
(montrant maître Jacques.)
Pour votre payement, voilà un homme que je vous donne à pendre.

- Maître Jacques -
Hélas ! comment faut-il donc faire ? On me donne des coups de bâton
pour dire vrai, et on me veut pendre pour mentir !

- Anselme -
Seigneur Harpagon, il faut lui pardonner cette imposture.

- Harpagon -
Vous payerez donc le commissaire ?

- Anselme -
Soit. Allons vite faire part de notre joie à votre mère.

- Harpagon -
Et moi, voir ma chère cassette.

-------------------------------------------------------------------------
Notes [from 1890 edition]
-----------
(1) C'est-à-dire, elles ne sont pas fort "accommodées des biens
de la fortune". Cette expression est encore d'usage aujourd'hui, et
l'Académie cite cet exemple : Je l'ai vu pauvre, "mais il s'est bien
accommodé."
-----------
(2) On trouve pour la première fois le mot "moucher" pour "épier",
dans la légende de Faifeu, imprimée en 1532. Le mot "mouchard" n'est
donc pas ancien dans notre langue.
-----------
(3) On dit proverbialement "parler à la barette de quelqu'un", pour
lui parler sans ménagement, porter la main sur lui, le frapper à la
tête.
-----------
(4) Un denier d'intérêt pour douze prêtés, c'est-à-dire un peu plus
de huit pour cent.
-----------
(5) "Fluet". On disait autrefois "flouet" et "flou", dont "flouet"
est le diminutif.
-----------
(6) Ce tour de phrase est latin. Boileau a dit dans la "Satire sur
les Femmes" :
Je ne puis cette fois que je ne les excuse.
Ni Boileau ni Molière n'ont pu faire adopter ce latinisme.
-----------
(7) Avant sa conversion, saint Mathieu était receveur des tributs, et
la malignité lui attribuait des prêts usuraires. De là l'ancienne
expression proverbiale, "fester saint Matthieu", pour prêter à usure,
et, par corruption, "fesse-Matthieu".
-----------
(8) C'est-à-dire un denier d'intérêt pour dix-huit prêtés, ce qui
équivaut à un peu plus de cinq et demi pour cent.
-----------
(9) A vingt pour cent.
-----------
(10) A vingt-cinq pour cent.
-----------
(11) Les soldats portaient autrefois un bâton terminé d'un bout par
une pointe qu'ils enfonçaient en terre, et de l'autre, par un fer
fourchu sur lequel ils appuyaient leur mousquet, pour tirer plus
juste. C'est ce qu'on appelait "la fourchette d'un mousquet".
-----------
(12) Expression proverbiale : "L'épée de chevet", l'épée qui ne nous
quitte jamais. Au figuré, "l'expression qu'on a sans cesse à la bouche".
-----------
(13) C'était une formule ancienne de santé et d'économie qu'on trouve
quelquefois chez les Latins, énoncée par les seules lettres initiales
de chaque mot E.V.V.N.V.V.E. : "ede ut vivas, ne vivas ut edas.",
"Mange pour vivre, et ne vis pas pour manger."
-----------
(14) Expression proverbiale : "Il n'y a pas même pour un double",
c'est-à-dire "il n'y en a point". Le double était une petite pièce
de monnaie qui valait deux deniers.
-----------
(15) Suivant Ménage, cette expression a été imaginée pour éviter de
se servir du mot "diable". Molière n'est pas le seul qui ait employé
ce mot dans ce sens : longtemps avant lui, Rabelais avait dit :
"Créature du grand vilain diantre d'enfer" (liv. III, ch. III).
-----------
(16) Du temps de Molière, le mot "scandaliser" se prenait quelquefois
dans le sens de "décrier", "diffamer". (Voyez le dictionnaire de
l'Académie, édition de 1694).
-----------
(17) "Offenser" est la traduction littéraire d'"offendere", mot dont
le sens est beaucoup moins restreint en latin qu'en français. Il
signifie ici, "celui dont vous avez à vous plaindre". L'exemple de
Molière n'a pu le faire adopter avec cette acception.
-----------
You have read 1 text from French literature.
  • Parts
  • L'Avare - 1
    Total number of words is 4415
    Total number of unique words is 1141
    45.5 of words are in the 2000 most common words
    57.3 of words are in the 5000 most common words
    63.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • L'Avare - 2
    Total number of words is 4288
    Total number of unique words is 1143
    44.4 of words are in the 2000 most common words
    55.9 of words are in the 5000 most common words
    61.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • L'Avare - 3
    Total number of words is 4403
    Total number of unique words is 1145
    45.5 of words are in the 2000 most common words
    56.1 of words are in the 5000 most common words
    61.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • L'Avare - 4
    Total number of words is 4298
    Total number of unique words is 1046
    45.5 of words are in the 2000 most common words
    57.7 of words are in the 5000 most common words
    62.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • L'Avare - 5
    Total number of words is 4318
    Total number of unique words is 1010
    45.1 of words are in the 2000 most common words
    57.3 of words are in the 5000 most common words
    63.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • L'Avare - 6
    Total number of words is 1964
    Total number of unique words is 699
    51.0 of words are in the 2000 most common words
    61.0 of words are in the 5000 most common words
    64.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.