L'Avare - 5

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il ne m'importe qui ce soit ; et je veux bien aussi me rapporter à toi,
maître Jacques, de notre différend.

- Maître Jacques -
C'est beaucoup d'honneur que vous me faites.

- Cléante -
Je suis épris d'une jeune personne qui répond à mes voeux et reçoit
tendrement les offres de ma foi, et mon père s'avise de venir troubler
notre amour, par la demande qu'il en fait faire.

- Maître Jacques -
Il a tort assurément.

- Cléante -
N'a-t-il point de honte, à son âge, de songer à se marier ? Lui
sied-il bien d'être encore amoureux ? et ne devrait-il pas laisser
cette occupation aux jeunes gens ?

- Maître Jacques -
Vous avez raison, il se moque. Laissez-moi lui dire deux mots.
(À Harpagon.)
Eh bien ! votre fils n'est pas si étrange que vous le dites, et il se
met à la raison. Il dit qu'il sait le respect qu'il vous doit ; qu'il
ne s'est emporté que dans la première chaleur, et qu'il ne fera point
refus de se soumettre à ce qu'il vous plaira, pourvu que vous vouliez
le traiter mieux que vous ne faites, et lui donner quelque personne en
mariage, dont il ait lieu d'être content.

- Harpagon -
Ah ! dis-lui, maître Jacques, que moyennant cela, il pourra espérer
toutes choses de moi, et que, hors Mariane, je lui laisse la liberté
de choisir celle qu'il voudra.

- Maître Jacques -
Laissez-moi faire.
(À Cléante.)
Eh bien ! votre père n'est pas si déraisonnable que vous le faites, et
il m'a témoigné que ce sont vos emportements qui l'ont mis en colère ;
qu'il n'en veut seulement qu'à votre manière d'agir, et qu'il sera
fort disposé à vous accorder ce que vous souhaitez, pourvu que vous
vouliez vous y prendre par la douceur, et lui rendre les déférences,
les respects et les soumissions qu'un fils doit à son père.

- Cléante -
Ah ! maître Jacques, tu lui peux assurer que, s'il m'accorde Mariane,
il me verra toujours le plus soumis de tous les hommes, et que jamais
je ne ferai aucune chose que par ses volontés.

- Maître Jacques -
(à Harpagon.)
Cela est fait. Il consent ce que vous dites.

- Harpagon -
Voilà qui va le mieux du monde.

- Maître Jacques -
(à Cléante.)
Tout est conclu ; il est content de vos promesses.

- Cléante -
Le ciel en soit loué !
- Maître Jacques -
Messieurs, vous n'avez qu'à parler ensemble ; vous voilà d'accord
maintenant ; et vous alliez vous quereller, faute de vous entendre.

- Cléante -
Mon pauvre maître Jacques, je te serai obligé toute ma vie.

- Maître Jacques -
Il n'y a pas de quoi, monsieur.

- Harpagon -
Tu m'as fait plaisir, maître Jacques ; et cela mérite une
récompense.
(Harpagon fouille dans sa poche ; maître Jacques tend la main ;
mais Harpagon ne tire que son mouchoir, en disant :)
Va, je m'en souviendrai, je t'assure.

- Maître Jacques -
Je vous baise les mains.

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Scène V. - Harpagon, Cléante.

- Cléante -
Je vous demande pardon, mon père, de l'emportement que j'ai fait
paraître.

- Harpagon -
Cela n'est rien.

- Cléante -
Je vous assure que j'en ai tous les regrets du monde.

- Harpagon -
Et moi, j'ai toutes les joies du monde de te voir raisonnable.

- Cléante -
Quelle bonté à vous d'oublier si vite ma faute !

- Harpagon -
On oublie aisément les fautes des enfants lorsqu'ils rentrent dans
leur devoir.

- Cléante -
Quoi ! ne garder aucun ressentiment de toutes mes extravagances ?

- Harpagon -
C'est une chose où tu m'obliges, par la soumission et le respect où tu
te ranges.

- Cléante -
Je vous promets, mon père, que jusques au tombeau je conserverai dans
mon coeur le souvenir de vos bontés.

- Harpagon -
Et moi, je te promets qu'il n'y aura aucune chose que tu n'obtiennes
de moi.

- Cléante -
Ah ! mon père, je ne vous demande plus rien ; et c'est m'avoir assez
donné que de me donner Mariane.

- Harpagon -
Comment ?

- Cléante -
Je dis, mon père, que je suis trop content de vous, et que je trouve
toutes choses dans la bonté que vous ayez de m'accorder Mariane.

- Harpagon -
Qui est-ce qui parle de t'accorder Mariane ?

- Cléante -
Vous, mon père.

- Harpagon -
Moi ?

- Cléante -
Sans doute.

- Harpagon -
Comment ! c'est toi qui as promis d'y renoncer.

- Cléante -
Moi, y renoncer ?

- Harpagon -
Oui.

- Cléante -
Point du tout.

- Harpagon -
Tu ne t'es pas départi d'y prétendre ?

- Cléante -
Au contraire, j'y suis porté plus que jamais.

- Harpagon -
Quoi, pendard ! derechef ?

- Cléante -
Rien ne peut me changer.

- Harpagon -
Laisse-moi faire, traître.

- Cléante -
Faites tout ce qu'il vous plaira.

- Harpagon -
Je te défends de me jamais voir.

- Cléante -
A la bonne heure.

- Harpagon -
Je t'abandonne.

- Cléante -
Abandonnez.

- Harpagon -
Je te renonce pour mon fils.

- Cléante -
Soit.

- Harpagon -
Je te déshérite.

- Cléante -
Tout ce que vous voudrez.

- Harpagon -
Et je te donne ma malédiction.

- Cléante -
Je n'ai que faire de vos dons.

-----------
Scène VI. - Cléante, La Flèche.

- La Flèche -
(sortant du jardin avec une cassette.)
Ah ! Monsieur, que je vous trouve à propos ! Suivez-moi vite.

- Cléante -
Qu'y a-t-il ?

- La Flèche -
Suivez-moi, vous dis-je ; nous sommes bien.

- Cléante -
Comment ?

- La Flèche -
Voici votre affaire.

- Cléante -
Quoi ?

- La Flèche -
J'ai guigné ceci tout le jour.

- Cléante -
Qu'est-ce que c'est ?

- La Flèche -
Le trésor de votre père, que j'ai attrapé.

- Cléante -
Comment as-tu fait ?

- La Flèche -
Vous saurez tout. Sauvons-nous ; je l'entends crier.

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Scène VII. - Harpagon.

- Harpagon -
(criant au voleur dès le jardin, et venant sans chapeau.)
Au voleur ! au voleur ! à l'assassin ! au meurtrier ! Justice, juste
ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné ; on m'a coupé la gorge : on
m'a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu'est-il devenu ? Où
est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ?
Où ne pas courir ? N'est-il point là ? n'est-il point ici ? Qui
est-ce ? Arrête.
(À lui-même, se prenant par le bras.)
Rends-moi mon argent, coquin... Ah ! c'est moi ! Mon esprit est
troublé, et j'ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais.
Hélas ! mon pauvre argent ! mon pauvre argent ! mon cher ami !
on m'a privé de toi ; et puisque tu m'es enlevé, j'ai perdu mon
support, ma consolation, ma joie : tout est fini pour moi, et
je n'ai plus que faire au monde. Sans toi, il m'est impossible
de vivre. C'en est fait ; je n'en puis plus ; je me meurs ; je
suis mort ; je suis enterré. N'y a-t-il personne qui veuille me
ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m'apprenant qui
l'a pris. Euh ! que dites-vous ? Ce n'est personne. Il faut, qui
que ce soit qui ait fait le coup, qu'avec beaucoup de soin on ait
épié l'heure ; et l'on a choisi justement le temps que je parlais
à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller quérir la justice,
et faire donner la question à toute ma maison ; à servantes, à
valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés !
Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons,
et tout me semble mon voleur. Hé ! de quoi est-ce qu'on parle là ?
de celui qui m'a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? Est-ce mon
voleur qui y est ? De grâce, si l'on sait des nouvelles de mon
voleur, je supplie que l'on m'en dise. N'est-il point caché là
parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous
verrez qu'ils ont part, sans doute, au vol que l'on m'a fait.
Allons, vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges,
des gênes, des potences, et des bourreaux ! Je veux faire pendre
tout le monde ; et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai
moi-même après.

ACTE CINQUIÈME.
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Scène première. - Harpagon, un commissaire.

- Le commissaire -
Laissez-moi faire, je sais mon métier, Dieu merci. Ce n'est pas
d'aujourd'hui que je me mêle de découvrir des vols, et je voudrais
avoir autant de sacs de mille francs que j'ai fait pendre de
personnes.

- Harpagon -
Tous les magistrats sont intéressés à prendre cette affaire en main ;
et, si l'on ne me fait retrouver mon argent, je demanderai justice de
la justice.

- Le commissaire -
Il faut faire toutes les poursuites requises. Vous dites qu'il y avait
dans cette cassette ?

- Harpagon -
Dix mille écus bien comptés.

- Le commissaire -
Dix mille écus !

- Harpagon -
Dix mille écus.

- Le commissaire -
Le vol est considérable.

- Harpagon -
Il n'y a point de supplice assez grand pour l'énormité de ce crime ;
et, s'il demeure impuni, les choses les plus sacrées ne sont plus en
sûreté.

- Le commissaire -
En quelles espèces était cette somme ?

- Harpagon -
En bons louis d'or et pistoles bien trébuchantes.

- Le commissaire -
Qui soupçonnez-vous de ce vol ?

- Harpagon -
Tout le monde, et je veux que vous arrêtiez prisonniers la ville et
les faubourgs.

- Le commissaire -
Il faut, si vous m'en croyez, n'effaroucher personne et tâcher
doucement d'attraper quelques preuves afin de procéder après, par la
rigueur, au recouvrement des deniers qui vous ont été pris.

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Scène II. - Harpagon, un commissaire, Maître Jacques.

- Maître Jacques -
(dans le fond du théâtre, en se retournant du côté par lequel
il est entré.)
Je m'en vais revenir. Qu'on me l'égorge tout à l'heure ; qu'on me lui
fasse griller les pieds, qu'on me le mette dans l'eau bouillante, et
qu'on me le pende au plancher.

- Harpagon -
(à maître Jacques.)
Qui ? celui qui m'a dérobé ?

- Maître Jacques -
Je parle d'un cochon de lait que votre intendant me vient d'envoyer,
et je veux vous l'accommoder à ma fantaisie.

- Harpagon -
Il n'est pas question de cela ; et voilà Monsieur à qui il faut parler
d'autre chose.

- Le commissaire -
(à maître Jacques.)
Ne vous épouvantez point. Je suis homme à ne vous point scandaliser (16),
et les choses iront dans la douceur.

- Maître Jacques -
Monsieur est de votre souper ?

- Le commissaire -
Il faut ici, mon cher ami, ne rien cacher à votre maître.

- Maître Jacques -
Ma foi, Monsieur, je montrerai tout ce que je sais faire, et je vous
traiterai du mieux qu'il me sera possible.

- Harpagon -
Ce n'est pas là l'affaire.

- Maître Jacques -
Si je ne vous fais pas aussi bonne chère que je voudrais, c'est la
faute de monsieur notre intendant, qui m'a rogné les ailes avec les
ciseaux de son économie.

- Harpagon -
Traître ! il s'agit d'autre chose que de souper ; et je veux que tu me
dises des nouvelles de l'argent qu'on m'a pris.

- Maître Jacques -
On vous a pris de l'argent ?

- Harpagon -
Oui, coquin ; et je m'en vais te faire pendre, si tu ne me le rends.

- Le commissaire -
(à Harpagon.)
Mon Dieu ! ne le maltraitez point. Je vois à sa mine qu'il est honnête
homme, et que, sans se faire mettre en prison, il vous découvrira ce
que vous voulez savoir. Oui, mon ami, si vous nous confessez la chose,
il ne vous sera fait aucun mal et vous serez récompensé comme il faut
par votre maître. On lui a pris aujourd'hui son argent, et il n'est pas
que vous ne sachiez quelques nouvelles de cette affaire.

- Maître Jacques -
(bas, à part.)
Voici justement ce qu'il me faut pour me venger de notre intendant.
Depuis qu'il est entré céans il est le favori, on n'écoute que ses
conseils, et j'ai aussi sur le coeur les coups de bâton de tantôt.

- Harpagon -
Qu'as-tu à ruminer ?

- Le commissaire -
(à Harpagon.)
Laissez-le faire. Il se prépare à vous contenter ; et je vous ai bien
dit qu'il était honnête homme.

- Maître Jacques -
Monsieur, si vous voulez que je vous dise les choses, je crois que
c'est monsieur votre cher intendant qui a fait le coup.

- Harpagon -
Valère !

- Maître Jacques -
Oui.

- Harpagon -
Lui ! qui me paraît si fidèle ?

- Maître Jacques -
Lui-même. Je crois que c'est lui qui vous a dérobé.

- Harpagon -
Et sur quoi le crois-tu ?

- Maître Jacques -
Sur quoi ?

- Harpagon -
Oui.

- Maître Jacques -
Je le crois... sur ce que je le crois.

- Le commissaire -
Mais il est nécessaire de dire les indices que vous avez.

- Harpagon -
L'as-tu vu rôder autour du lieu où j'avais mis mon argent ?

- Maître Jacques -
Oui, vraiment. Où était-il votre argent ?

- Harpagon -
Dans le jardin.

- Maître Jacques -
Justement ; je l'ai vu rôder dans le jardin. Et dans quoi est-ce que
cet argent était ?

- Harpagon -
Dans une cassette.

- Maître Jacques -
Voilà l'affaire. Je lui ai vu une cassette.

- Harpagon -
Et cette cassette, comme est-elle faite ? Je verrai bien si c'est la
mienne.

- Maître Jacques -
Comment elle est faite ?

- Harpagon -
Oui.

- Maître Jacques -
Elle est faite... elle est faite comme une cassette.

- Le commissaire -
Cela s'entend. Mais dépeignez-la un peu, pour voir.

- Maître Jacques -
C'est une grande cassette.

- Harpagon -
Celle qu'on m'a volée est petite.

- Maître Jacques -
Hé ! oui, elle est petite, si on le veut prendre par là ; mais je
l'appelle grande pour ce qu'elle contient.

- Le commissaire -
Et de quelle couleur est-elle ?

- Maître Jacques -
De quelle couleur ?

- Le commissaire -
Oui.

- Maître Jacques -
Elle est de couleur... là, d'une certaine couleur... Ne sauriez-vous
m'aider à dire ?

- Harpagon -
Euh !

- Maître Jacques -
N'est-elle pas rouge ?

- Harpagon -
Non, grise.

- Maître Jacques -
Hé ! oui, gris-rouge ; c'est ce que je voulais dire.

- Harpagon -
Il n'y a point de doute ; c'est elle assurément. Ecrivez, Monsieur,
écrivez sa déposition. Ciel ! à qui désormais se fier ! Il ne faut
plus jurer de rien ; et je crois, après cela, que je suis homme à me
voler moi-même.

- Maître Jacques -
(à Harpagon.)
Monsieur, le voici qui revient. Ne lui allez pas dire, au moins, que
c'est moi qui vous ai découvert cela.

-----------
Scène III. - Harpagon, un commissaire, Valère, Maître Jacques.

- Harpagon -
Approche, viens confesser l'action la plus noire, l'attentat le plus
horrible qui jamais ait été commis.

- Valère -
Que voulez-vous, monsieur ?

- Harpagon -
Comment, traître, tu ne rougis pas de ton crime ?

- Valère -
De quel crime voulez-vous donc parler ?

- Harpagon -
De quel crime je veux parler, infâme ? comme si tu ne savais pas ce
que je veux dire ! C'est en vain que tu prétendrais de le déguiser :
l'affaire est découverte, et l'on vient de m'apprendre tout. Comment
abuser ainsi de ma bonté, et s'introduire exprès chez moi pour me
trahir, pour me jouer un tour de cette nature ?

- Valère -
Monsieur, puisqu'on vous a découvert tout, je ne veux point chercher
de détours et vous nier la chose.

- Maître Jacques -
(à part.)
Oh ! oh ! Aurais-je deviné sans y penser ?

- Valère -
C'était mon dessein de vous en parler, et je voulais attendre, pour
cela, des conjonctures favorables ; mais puisqu'il est ainsi, je vous
conjure de ne vous point fâcher, et de vouloir entendre mes raisons.

- Harpagon -
Et quelles belles raisons peux-tu me donner, voleur infâme ?

- Valère -
Ah ! Monsieur, je n'ai pas mérité ces noms. Il est vrai que j'ai
commis une offense envers vous ; mais, après tout, ma faute est
pardonnable.

- Harpagon -
Comment ! pardonnable ? Un guet-apens, un assassinat de la sorte ?

- Valère -
De grâce, ne vous mettez point en colère. Quand vous m'aurez ouï, vous
verrez que le mal n'est pas si grand que vous le faites.

- Harpagon -
Le mal n'est pas si grand que je le fais ! Quoi ! mon sang, mes
entrailles, pendard !

- Valère -
Votre sang, Monsieur, n'est pas tombé dans de mauvaises mains. Je suis
d'une condition à ne lui point faire de tort ; et il n'y a rien, en
tout ceci, que je ne puisse bien réparer.

- Harpagon -
C'est bien mon intention, et que tu me restitues ce que tu m'as ravi.

- Valère -
Votre honneur, Monsieur, sera pleinement satisfait.

- Harpagon -
Il n'est pas question d'honneur là-dedans. Mais, dis-moi, qui t'a
porté à cette action ?

- Valère -
Hélas ! me le demandez-vous ?

- Harpagon -
Oui, vraiment, je te le demande.

- Valère -
Un dieu qui porte les excuses de tout ce qu'il fait faire, l'Amour.

- Harpagon -
L'Amour ?

- Valère -
Oui.

- Harpagon -
Bel amour, bel amour, ma foi ! l'amour de mes louis d'or !

- Valère -
Non, Monsieur, ce ne sont point vos richesses qui m'ont tenté, ce
n'est pas cela qui m'a ébloui ; et je proteste de ne prétendre rien à
tous vos biens, pourvu que vous me laissiez celui que j'ai.

- Harpagon -
Non ferai, de par tous les diables ! je ne te le laisserai pas. Mais
voyez quelle insolence, de vouloir retenir le vol qu'il m'a fait !

- Valère -
Appelez-vous cela un vol ?

- Harpagon -
Si je l'appelle un vol ? un trésor comme celui-là !

- Valère -
C'est un trésor, il est vrai, et le plus précieux que vous ayez, sans
doute ; mais ce ne sera pas le perdre que de me le laisser. Je vous
le demande à genoux, ce trésor plein de charmes ; et, pour bien faire,
il faut que vous me l'accordiez.

- Harpagon -
Je n'en ferai rien. Qu'est-ce à dire cela ?

- Valère -
Nous nous sommes promis une foi mutuelle, et avons fait serment de ne
nous point abandonner.

- Harpagon -
Le serment est admirable, et la promesse plaisante.

- Valère -
Oui, nous nous sommes engagés d'être l'un à l'autre à jamais.

- Harpagon -
Je vous en empêcherai bien, je vous assure.

- Valère -
Rien que la mort ne nous peut séparer.

- Harpagon -
C'est être bien endiablé après mon argent !

- Valère -
Je vous ai déjà dit, Monsieur, que ce n'était point l'intérêt qui
m'avait poussé à faire ce que j'ai fait. Mon coeur n'a point agi par
les ressorts que vous pensez, et un motif plus noble m'a inspiré cette
résolution.

- Harpagon -
Vous verrez que c'est par charité chrétienne qu'il veut avoir mon bien !
Mais j'y donnerai bon ordre, et la justice, pendard effronté, me va
faire raison de tout.

- Valère -
Vous en userez comme vous voudrez, et me voilà prêt à souffrir toutes
les violences qu'il vous plaira ; mais je vous prie de croire au moins
que, s'il y a du mal, ce n'est que moi qu'il en faut accuser, et que
votre fille, en tout ceci, n'est aucunement coupable.

- Harpagon -
Je le crois bien, vraiment ! Il serait fort étrange que ma fille eût
trempé dans ce crime. Mais je veux ravoir mon affaire, et que tu me
confesses en quel endroit tu me l'as enlevée.

- Valère -
Moi ? Je ne l'ai point enlevée ; et elle est encore chez vous.

- Harpagon -
(à part.)
Ô ma chère cassette !
(Haut.)
Elle n'est point sortie de ma maison ?

- Valère -
Non, Monsieur.

- Harpagon -
Hé ! dis-moi donc un peu : tu n'y as point touché ?

- Valère -
Moi, y toucher ! Ah ! vous lui faites tort, aussi bien qu'à moi ; et
c'est d'une ardeur toute pure et respectueuse que j'ai brûlé pour
elle.

- Harpagon -
(à part.)
Brûlé pour ma cassette !

- Valère -
J'aimerais mieux mourir que de lui avoir fait paraître aucune pensée
offensante : elle est trop sage et trop honnête pour cela.

- Harpagon -
(à part.)
Ma cassette trop honnête !

- Valère -
Tous mes désirs se sont bornés à jouir de sa vue ; et rien de criminel
n'a profané la passion que ses beaux yeux m'ont inspirée.

- Harpagon -
(à part.)
Les beaux yeux de ma cassette ! Il parle d'elle comme un amant d'une
maîtresse.

- Valère -
Dame Claude, Monsieur, sait la vérité de cette aventure ; et elle vous
peut rendre témoignage...

- Harpagon -
Quoi ! ma servante est complice de l'affaire ?

- Valère -
Oui, Monsieur : elle a été témoin de notre engagement ; et c'est après
avoir connu l'honnêteté de ma flamme, qu'elle m'a aidé à persuader
votre fille de me donner sa foi, et recevoir la mienne.

- Harpagon -
(à part.)
Hé ! Est-ce que la peur de la justice le fait extravaguer ?
(A Valère.)
Que nous brouilles-tu ici de ma fille ?

- Valère -
Je dis, Monsieur, que j'ai eu toutes les peines du monde à faire
consentir sa pudeur à ce que voulait mon amour.

- Harpagon -
La pudeur de qui ?

- Valère -
De votre fille ; et c'est seulement depuis hier qu'elle a pu se
résoudre à nous signer mutuellement une promesse de mariage.

- Harpagon -
Ma fille t'a signé une promesse de mariage ?

- Valère -
Oui, Monsieur, comme de ma part, je lui en ai signé une.

- Harpagon -
Ô ciel ! autre disgrâce !

- Maître Jacques -
(au commissaire.)
Ecrivez, Monsieur, écrivez.

- Harpagon -
Rengrègement de mal ! surcroît de désespoir !
(au commissaire.)
Allons, Monsieur, faites le dû de votre charge, et dressez-lui-moi son
procès comme larron et comme suborneur.

- Valère -
Ce sont des noms qui ne me sont point dus ; et quand on saura
qui je suis...

-----------
Scène IV. - Harpagon, Élise, Mariane, Valère, Frosine, Maître Jacques,
un commissaire.

- Harpagon -
Ah ! fille scélérate ! fille indigne d'un père comme moi ! c'est ainsi
que tu pratiques les leçons que je t'ai données ? Tu te laisses
prendre d'amour pour un voleur infâme, et tu lui engages ta foi sans
mon consentement ! Mais vous serez trompés l'un et l'autre.
(A Élise.)
Quatre bonnes murailles me répondront de ta conduite ;
(à Valère)
et une bonne potence, pendard effronté, me fera raison de ton audace.

- Valère -
Ce ne sera point votre passion qui jugera l'affaire ; et l'on
m'écoutera, au moins, avant que de me condamner.

- Harpagon -
Je me suis abusé de dire une potence ; et tu seras roué tout vif.

- Élise -
(aux genoux d'Harpagon.)
Ah ! mon père, prenez des sentiments un peu plus humains, je vous
prie, et n'allez point pousser les choses dans les dernières violences
du pouvoir paternel. Ne vous laissez point entraîner aux premiers
mouvements de votre passion, et donnez-vous le temps de considérer ce
que vous voulez faire. Prenez la peine de mieux voir celui dont vous
vous offensez (17) ; il est tout autre que vos yeux ne le jugent, et vous
trouverez moins étrange que je me sois donnée à lui, lorsque vous
saurez que, sans lui, vous ne m'auriez plus il y a longtemps. Oui, mon
père, c'est celui qui me sauva de ce grand péril que vous savez que je
courus dans l'eau, et à qui vous devez la vie de cette même fille
dont...

- Harpagon -
Tout cela n'est rien ; et il valait bien mieux pour moi qu'il te
laissât noyer que de faire ce qu'il a fait.

- Élise -
Mon père, je vous conjure par l'amour paternel, de me...

- Harpagon -
Non, non ; je ne veux rien entendre, et il faut que la justice fasse
son devoir.

- Maître Jacques -
(à part.)
Tu me payeras mes coups de bâton !

- Frosine -
(à part.)
Voici un étrange embarras !

-----------
Scène V. - Anselme, Harpagon, Élise, Mariane, Frosine, Valère,
un commissaire, Maître Jacques.

- Anselme -
Qu'est-ce, seigneur Harpagon ? je vous vois tout ému.

- Harpagon -
Ah ! seigneur Anselme, vous me voyez le plus infortuné de tous les
hommes ; et voici bien du trouble et du désordre au contrat que vous
venez faire ! On m'assassine dans le bien, on m'assassine dans
l'honneur ; et voilà un traître, un scélérat qui a violé tous les
droits les plus saints, qui s'est coulé chez moi sous le titre de
domestique, pour me dérober mon argent et pour me suborner ma fille.

- Valère -
Qui songe à votre argent, dont vous me faites un galimatias ?

- Harpagon -
Oui, ils se sont donné l'un à l'autre une promesse de mariage. Cet
affront vous regarde, seigneur Anselme ; et c'est vous qui devez vous
rendre partie contre lui, et faire toutes les poursuites de la justice
à vos dépends, pour vous venger de son insolence.

- Anselme -
Ce n'est pas mon dessein de me faire épouser par force, et de rien
prétendre à un coeur qui se serait donné ; mais, pour vos intérêts, je
suis prêt à les embrasser ainsi que les miens propres.

- Harpagon -
Voilà monsieur qui est un honnête commissaire, qui n'oubliera rien,
à ce qu'il m'a dit, de la fonction de son office.
(Au commissaire, montrant Valère.)
Chargez-le comme il faut, Monsieur, et rendez les choses bien
criminelles.

- Valère -
Je ne vois pas quel crime on me peut faire de la passion que j'ai pour
votre fille, et le supplice où vous croyez que je puisse être condamné
pour notre engagement, lorsqu'on saura ce que je suis...

- Harpagon -
Je me moque de tous ces contes ; et le monde aujourd'hui n'est plein
que de ces larrons de noblesse, que de ces imposteurs qui tirent
avantage de leur obscurité et s'habillent insolemment du premier nom
illustre qu'ils s'avisent de prendre.

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