L'Avare - 4

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alarmes d'une personne toute prête à voir le supplice où l'on veut
l'attacher ?

- Frosine -
Je vois bien que, pour mourir agréablement, Harpagon n'est pas le
supplice que vous voudriez embrasser ; et je connais, à votre mine,
que le jeune blondin dont vous m'avez parlé vous revient un peu dans
l'esprit.

- Mariane -
Oui. C'est une chose, Frosine, dont je ne veux pas me défendre ; et
les visites respectueuses qu'il a rendues chez nous ont fait, je vous
l'avoue, quelque effet dans mon âme.

- Frosine -
Mais avez-vous su quel il est ?

- Mariane -
Non, je ne sais point quel il est. Mais je sais qu'il est fait d'un
air à se faire aimer ; que, si l'on pouvait mettre les choses à mon
choix, je le prendrais plutôt qu'un autre, et qu'il ne contribue pas
peu à me faire trouver un tourment effroyable dans l'époux qu'on veut
me donner.

- Frosine -
Mon Dieu, tous ces blondins sont agréables, et débitent fort bien leur
fait ; mais la plupart sont gueux comme des rats : il vaut mieux, pour
vous, de prendre un vieux mari qui vous donne beaucoup de bien. Je
vous avoue que les sens ne trouvent pas si bien leur compte du côté
que je dis, et qu'il y a quelques petits dégoûts à essuyer avec un tel
époux ; mais cela n'est pas pour durer ; et sa mort, croyez-moi, vous
mettra bientôt en état d'en prendre un plus aimable, qui réparera
toutes choses.

- Mariane -
Mon Dieu ! Frosine, c'est une étrange affaire, lorsque pour être
heureuse, il faut souhaiter ou attendre le trépas de quelqu'un ; et la
mort ne suit pas tous les projets que nous faisons.

- Frosine -
Vous moquez-vous ? Vous ne l'épousez qu'aux conditions de vous laisser
veuve bientôt ; et ce doit être là un des articles du contrat. Il
serait bien impertinent de ne pas mourir dans trois mois ! Le voici
en propre personne.

- Mariane -
Ah ! Frosine, quelle figure !

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Scène IX. - Harpagon, Mariane, Frosine.

- Harpagon -
(à Mariane.)
Ne vous offensez pas, ma belle, si je viens à vous avec des
lunettes. Je sais que vos appas frappent assez les yeux, sont assez
visibles d'eux-mêmes, et qu'il n'est pas besoin de lunettes pour les
apercevoir ; mais enfin, c'est avec des lunettes qu'on observe les
astres, et je maintiens et garantis que vous êtes un astre, mais un
astre, le plus bel astre qui soit dans le pays des astres. Frosine,
elle ne répond mot et ne témoigne, ce me semble, aucune joie de me
voir.

- Frosine -
C'est qu'elle est encore toute surprise ; et, puis les filles
ont toujours honte à témoigner d'abord ce qu'elles ont dans l'âme.

- Harpagon -
(à Frosine.)
Tu as raison.
(A Mariane.)
Voilà, belle mignonne, ma fille qui vient vous saluer.

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Scène X. - Harpagon, Élise, Mariane, Frosine.

- Mariane -
Je m'acquitte bien tard, Madame, d'une telle visite.

- Élise -
Vous avez fait, Madame, ce que je devais faire, et c'était à moi de
vous prévenir.

- Harpagon -
Vous voyez qu'elle est grande ; mais mauvaise herbe croît toujours.

- Mariane -
(bas, à Frosine.)
Oh ! l'homme déplaisant !

- Harpagon -
(bas, à Frosine.)
Que dit la belle ?

- Frosine -
Qu'elle vous trouve admirable.

- Harpagon -
C'est trop d'honneur que vous me faites, adorable mignonne.

- Mariane -
(à part.)
Quel animal !

- Harpagon -
Je vous suis trop obligé de ces sentiments.

- Mariane -
(à part.)
Je n'y puis plus tenir.

-----------
Scène XI. - Harpagon, Mariane, Élise, Cléante, Valère, Frosine,
Brindavoine.

- Harpagon -
Voici mon fils aussi qui vous vient faire la révérence.

- Mariane -
(bas, à Frosine.)
Ah ! Frosine, quelle rencontre ! C'est justement celui dont je t'ai
parlé.

- Frosine -
(à Mariane.)
L'aventure est merveilleuse.

- Harpagon -
Je vois que vous vous étonnez de me voir de si grands enfants ; mais
je serai bientôt défait et de l'un et de l'autre.

- Cléante -
(à Mariane.)
Madame, à vous dire le vrai, c'est ici une aventure où, sans doute, je
ne m'attendais pas ; et mon père ne m'a pas peu surpris lorsqu'il m'a
dit tantôt le dessein qu'il avait formé.

- Mariane -
Je puis dire la même chose. C'est une rencontre imprévue, qui m'a
surprise autant que vous ; et je n'étais point préparée à une pareille
aventure.

- Cléante -
Il est vrai que mon père, Madame, ne peut pas faire un plus beau
choix, et que ce m'est une sensible joie que l'honneur de vous voir ;
mais, avec tout cela, je ne vous assurerai point que je me réjouis du
dessein où vous pourriez être de devenir ma belle-mère. Le compliment,
je vous l'avoue, est trop difficile pour moi, et c'est un titre, s'il
vous plaît, que je ne vous souhaite point. Ce discours paraîtra brutal
aux yeux de quelques-uns ; mais je suis assuré que vous serez personne
à le prendre comme il faudra ; que c'est un mariage, Madame, où vous
vous imaginez bien que je dois avoir de la répugnance ; que vous
n'ignorez pas, sachant ce que je suis, comme il choque mes intérêts,
et que vous voulez bien enfin que je vous dise, avec la permission de
mon père, que, si les choses dépendaient de moi, cet hymen ne se
ferait point.

- Harpagon -
Voilà un compliment bien impertinent ! Quelle belle confession à lui
faire !

- Mariane -
Et moi, pour vous répondre, j'ai à vous dire que les choses sont fort
égales ; et que si vous auriez de la répugnance à me voir votre
belle-mère, je n'en aurais pas moins, sans doute, à vous voir mon
beau-fils. Ne croyez pas, je vous prie, que ce soit moi qui cherche à
vous donner cette inquiétude. Je serais fort fâchée de vous causer du
déplaisir ; et si je ne m'y vois forcée par une puissance absolue, je
vous donne ma parole que je ne consentirai point au mariage qui vous
chagrine.

- Harpagon -
Elle a raison. A sot compliment, il faut une réponse de même. Je vous
demande pardon, ma belle, de l'impertinence de mon fils : c'est un
jeune sot qui ne sait pas encore la conséquence des paroles qu'il dit.

- Mariane -
Je vous promets que ce qu'il m'a dit ne m'a point du tout offensée ;
au contraire, il m'a fait plaisir de m'expliquer ainsi ses véritables
sentiments. J'aime de lui un aveu de la sorte ; et s'il avait parlé
d'autre façon, je l'en estimerais bien moins.

- Harpagon -
C'est beaucoup de bonté à vous de vouloir ainsi excuser ses fautes.
Le temps le rendra plus sage, et vous verrez qu'il changera de
sentiments.

- Cléante -
Non, mon père, je ne suis pas capable d'en changer, et je prie
instamment Madame de le croire.

- Harpagon -
Mais voyez quelle extravagance ! il continue encore plus fort.

- Cléante -
Voulez-vous que je trahisse mon coeur ?

- Harpagon -
Encore ! Avez-vous envie de changer de discours ?

- Cléante -
Eh bien, puisque vous voulez que je parle d'autre façon, souffrez,
Madame, que je me mette ici à la place de mon père, et que je vous
avoue que je n'ai rien vu dans le monde de si charmant que vous ; que
je ne conçois rien d'égal au bonheur de vous plaire, et que le titre
de votre époux est une gloire, une félicité que je préférerais aux
destinées des plus grands princes de la terre. Oui, Madame, le bonheur
de vous posséder est, à mes regards, la plus belle de toutes les
fortunes ; c'est où j'attache toute mon ambition. Il n'y a rien que je
ne sois capable de faire pour une conquête si précieuse ; et les
obstacles les plus puissants...

- Harpagon -
Doucement, mon fils, s'il vous plaît.

- Cléante -
C'est un compliment que je fais pour vous à Madame.

- Harpagon -
Mon Dieu, j'ai une langue pour m'expliquer moi-même, et je n'ai pas
besoin d'un interprète comme vous. Allons, donnez des sièges.

- Frosine -
Non ; il vaut mieux que de ce pas nous allions à la foire, afin d'en
revenir plus tôt et d'avoir tout le temps ensuite de nous entretenir.

- Harpagon -
(à Brindavoine.)
Qu'on mette donc les chevaux au carrosse.

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Scène XII. - Harpagon, Mariane, Élise, Cléante, Valère, Frosine.

- Harpagon -
(à Mariane.)
Je vous prie de m'excuser, ma belle, si je n'ai pas songé a vous
donner un peu de collation avant que de partir.

- Cléante -
J'y ai pourvu, mon père, et j'ai fait apporter ici quelques bassins
d'oranges de la Chine, de citrons doux, et de confitures, que j'ai
envoyé quérir de votre part.

- Harpagon -
(bas, à Valère.)
Valère !

- Valère -
(à Harpagon.)
Il a perdu le sens.

- Cléante -
Est-ce que vous trouvez, mon père, que ce ne soit pas assez ? Madame
aura la bonté d'excuser cela, s'il vous plaît.

- Mariane -
C'est une chose qui n'était pas nécessaire.

- Cléante -
Avez-vous jamais vu, madame, un diamant plus vif que celui que vous
voyez que mon père a au doigt ?

- Mariane -
Il est vrai qu'il brille beaucoup.

- Cléante -
(ôtant du doigt de son père le diamant, et le donnant à Mariane)
Il faut que vous le voyiez de près.

- Mariane -
Il est fort beau, sans doute, et jette quantité de feux.

- Cléante -
(se mettant au-devant de Mariane, qui veut rendre le diamant.)
Nenni. Madame, il est en de trop belles mains. C'est un présent que
mon père vous fait.

- Harpagon -
Moi !

- Cléante -
N'est-il pas vrai, mon père, que vous voulez que Madame le garde pour
l'amour de vous ?

- Harpagon -
(bas, à son fils.)
Comment ?

- Cléante -
(à Mariane.)
Belle demande ! Il me fait signe de vous le faire accepter.

- Mariane -
Je ne veux point...

- Cléante -
(à Mariane.)
Vous moquez-vous ? Il n'a garde de le reprendre.

- Harpagon -
(à part.)
J'enrage !

- Mariane -
Ce serait...

- Cléante -
(empêchant toujours Mariane de rendre la bague.)
Non, vous dis-je, c'est l'offenser.

- Mariane -
De grâce...

- Cléante -
Point du tout.

- Harpagon -
(à part.)
Peste soit...

- Cléante -
Le voilà qui se scandalise de votre refus.

- Harpagon -
(bas, à son fils.)
Ah ! traître !

- Cléante -
(à Mariane.)
Vous voyez qu'il se désespère.

- Harpagon -
(bas, à son fils, en le menaçant.)
Bourreau que tu es !

- Cléante -
Mon père, ce n'est pas ma faute. Je fais ce que je puis pour l'obliger
à la garder ; mais elle est obstinée.

- Harpagon -
(bas, à son fils en le menaçant.)
Pendard !

- Cléante -
Vous êtes cause, Madame, que mon père me querelle.

- Harpagon -
(bas, à son fils, avec les mêmes gestes.)
Le coquin !

- Cléante -
Vous le ferez tomber malade. De grâce, Madame, ne résistez point
davantage.

- Frosine -
(à Mariane.)
Mon Dieu ! que de façons ! Gardez la bague, puisque monsieur le veut.

- Mariane -
(à Harpagon.)
Pour ne vous point mettre en colère, je la garde maintenant, et je
prendrai un autre temps pour vous la rendre.

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Scène XIII. - Harpagon, Mariane, Élise, Cléante, Valère, Frosine,
Brindavoine.

- Brindavoine -
Monsieur, il y a là un homme qui veut vous parler.

- Harpagon -
Dis-lui que je suis empêché, et qu'il revienne une autre fois.

- Brindavoine -
Il dit qu'il vous apporte de l'argent.

- Harpagon -
Je vous demande pardon. Je reviens tout à l'heure.

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Scène XIV. - Harpagon, Mariane, Élise, Cléante, Valère, Frosine,
La Merluche.

- La Merluche -
(courant et faisant tomber Harpagon.)
Monsieur...

- Harpagon -
Ah ! je suis mort.

- Cléante -
Qu'est-ce, mon père ? Vous êtes-vous fait mal ?

- Harpagon -
Le traître assurément a reçu de l'argent de mes débiteurs pour me
faire rompre le cou.

- Valère -
(à Harpagon.)
Cela ne sera rien.

- La Merluche -
(à Harpagon.)
Monsieur, je vous demande pardon ; je croyais bien faire d'accourir
vite.

- Harpagon -
Que viens-tu faire ici, bourreau ?

- La Merluche -
Vous dire que vos deux chevaux sont déferrés.

- Harpagon -
Qu'on les mène promptement chez le maréchal.

- Cléante -
En attendant qu'ils soient ferrés, je vais faire pour vous, mon père,
les honneurs de votre logis, et conduire madame dans le jardin où je
ferai porter la collation.

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Scène XV. - Harpagon, Valère.

- Harpagon -
Valère, aie un peu l'oeil à tout cela, et prends soin, je te prie, de
m'en sauver le plus que tu pourras, pour le renvoyer au marchand.

- Valère -
C'est assez.

- Harpagon -
(seul.)
Ô fils impertinent ! as-tu envie de me ruiner ?

ACTE QUATRIÈME.
---------------

Scène première. - Cléante, Mariane, Élise, Frosine.

- Cléante -
Rentrons ici ; nous serons beaucoup mieux. Il n'y a plus autour de
nous personne de suspect, et nous pouvons parler librement.

- Élise -
Oui, Madame, mon frère m'a fait confidence de la passion qu'il a pour
vous. Je sais les chagrins et les déplaisirs que sont capables de
causer de pareilles traverses ; et c'est, je vous assure, avec une
tendresse extrême, que je m'intéresse à votre aventure.

- Mariane -
C'est une douce consolation que de voir dans ses intérêts une personne
comme vous ; et je vous conjure, Madame, de me garder toujours cette
généreuse amitié, si capable de m'adoucir les cruautés de la fortune.

- Frosine -
Vous êtes, par ma foi, de malheureuses gens l'un et l'autre, de ne
m'avoir point, avant tout ceci, avertie de votre affaire. Je vous
aurais, sans doute, détourné cette inquiétude, et n'aurais point amené
les choses où l'on voit qu'elles sont.

- Cléante -
Que veux-tu ? c'est ma mauvaise destinée qui l'a voulu ainsi. Mais,
belle Mariane, quelles résolutions sont les vôtres ?

- Mariane -
Hélas ! suis-je en pouvoir de faire des résolutions ? et, dans
la dépendance où je me vois, puis-je former que des souhaits ?

- Cléante -
Point d'autre appui pour moi dans votre coeur que de simples souhaits ?
Point de pitié officieuse ? Point de secourable bonté ? Point
d'affection agissante ?

- Mariane -
Que saurais-je vous dire ? Mettez-vous en ma place, et voyez ce que je
puis faire. Avisez, ordonnez vous-même : je m'en remets à vous, et je
vous crois trop raisonnable pour vouloir exiger de moi que ce qui peut
m'être permis par l'honneur et la bienséance.

- Cléante -
Hélas ! où me réduisez-vous que de me renvoyer à ce que voudront me
permettre les fâcheux sentiments d'un rigoureux honneur et d'une
scrupuleuse bienséance ?

- Mariane -
Mais que voulez-vous que je fasse ? Quand je pourrais passer sur
quantité d'égards où notre sexe est obligé, j'ai de la considération
pour ma mère. Elle m'a toujours élevée avec une tendresse extrême, et
je ne saurais me résoudre à lui donner du déplaisir. Faites, agissez
auprès d'elle ; employez tous vos soins à gagner son esprit. Vous
pouvez faire et dire tout ce que vous voudrez ; je vous en donne la
licence ; et, s'il ne tient qu'à me déclarer en votre faveur, je veux
bien consentir à lui faire un aveu, moi-même, de tout ce que je sens
pour vous.

- Cléante -
Frosine, ma pauvre Frosine, voudrais-tu nous servir ?

- Frosine -
Par ma foi, faut-il le demander ? Je le voudrais de tout mon coeur.
Vous savez que, de mon naturel, je suis assez humaine. Le ciel ne m'a
point fait l'âme de bronze, et je n'ai que trop de tendresse à rendre
de petits services, quand je vois des gens qui s'entr'aiment en tout
bien et en tout honneur. Que pourrions-nous faire à ceci ?

- Cléante -
Songe un peu, je te prie.

- Mariane -
Ouvre-nous des lumières.

- Élise -
Trouve quelque invention pour rompre ce que tu as fait.

- Frosine -
Ceci est assez difficile.
(À Mariane.)
Pour votre mère, elle n'est pas tout à fait déraisonnable, et peut-être
pourrait-on la gagner et la résoudre à transporter au fils le don
qu'elle veut faire au père.
(À Cléante.)
Mais le mal que j'y trouve, c'est que votre père est votre père.

- Cléante -
Cela s'entend.

- Frosine -
Je veux dire qu'il conservera du dépit si l'on montre qu'on le refuse,
et qu'il ne sera point d'humeur ensuite à donner son consentement à
votre mariage. Il faudrait, pour bien faire, que le refus vînt de
lui-même, et tâcher, par quelque moyen, de le dégoûter de votre personne.

- Cléante -
Tu as raison.

- Frosine -
Oui, j'ai raison, je le sais bien. C'est là ce qu'il faudrait ; mais
le diantre (15) est d'en pouvoir trouver les moyens. Attendez : si
nous avions quelque femme un peu sur l'âge qui fût de mon talent, et
jouât assez bien pour contrefaire une dame de qualité, par le moyen
d'un train fait à la hâte, et d'un bizarre nom de marquise ou de
vicomtesse que nous supposerions de la Basse-Bretagne, j'aurais assez
d'adresse pour faire accroire à votre père que ce serait une personne
riche, outre ses maisons, de cent mille écus en argent comptant ;
qu'elle serait éperdument amoureuse de lui et souhaiterait de se voir
sa femme, jusqu'à lui donner tout son bien par contrat de mariage ; et
je ne doute point qu'il ne prêtât l'oreille à la proposition. Car
enfin il vous aime fort, je le sais, mais il aime un peu plus l'argent ;
et quand, ébloui de ce leurre, il aurait une fois consenti à ce qui
vous touche, il importerait peu ensuite qu'il se désabusât, en venant
à vouloir voir clair aux effets de notre marquise.

- Cléante -
Tout cela est fort bien pensé.

- Frosine -
Laissez-moi faire. Je viens de me ressouvenir d'une de mes amies qui
sera notre fait.

- Cléante -
Sois assurée, Frosine, de ma reconnaissance, si tu viens à bout de la
chose. Mais, charmante Mariane, commençons, je vous prie, par gagner
votre mère ; c'est toujours beaucoup faire que de rompre ce mariage.
Faites-y de votre part, je vous en conjure, tous les efforts qu'il
vous sera possible. Servez-vous de tout le pouvoir que vous donne sur
elle cette amitié qu'elle a pour vous. Déployez sans réserve les
grâces éloquentes, les charmes tout-puissants que le ciel a placés
dans vos yeux et dans votre bouche ; et n'oubliez rien, s'il vous
plaît, de ces tendres paroles, de ces douces prières et de ces
caresses touchantes à qui je suis persuadé qu'on ne saurait rien
refuser.

- Mariane -
J'y ferai tout ce que je puis, et n'oublierai aucune chose.

-----------
Scène II. - Harpagon, Cléante, Mariane, Élise, Frosine.

- Harpagon -
(à part, sans être aperçu.)
Ouais ! mon fils baise la main de sa prétendue belle-mère ; et sa
prétendue belle-mère ne s'en défend pas fort ! Y aurait-il quelque
mystère là-dessous ?

- Élise -
Voilà mon père.

- Harpagon -
Le carrosse est tout prêt ; vous pouvez partir quand il vous plaira.

- Cléante -
Puisque vous n'y allez pas, mon père, je m'en vais les conduire.

- Harpagon -
Non : demeurez. Elles iront bien toutes seules, et j'ai besoin de vous.

-----------
Scène III. - Harpagon, Cléante.

- Harpagon -
Oh çà, intérêt de belle-mère à part, que te semble, à toi, de cette
personne ?

- Cléante -
Ce qui m'en semble ?

- Harpagon -
Oui de son air, de sa taille, de sa beauté, de son esprit.

- Cléante -
Là, là !

- Harpagon -
Mais encore ?

- Cléante -
A vous en parler franchement, je ne l'ai pas trouvée ici ce que je
l'avais crue. Son air est de franche coquette, sa taille est assez
gauche, sa beauté très médiocre, et son esprit des plus communs. Ne
croyez pas que ce soit, mon père, pour vous en dégoûter ; car,
belle-mère pour belle-mère, j'aime autant celle-là qu'une autre.

- Harpagon -
Tu lui disais tantôt pourtant...

- Cléante -
Je lui ai dit quelques douceurs en votre nom, mais c'était pour vous
plaire.

- Harpagon -
Si bien donc que tu n'aurais pas d'inclination pour elle ?

- Cléante -
Moi ? point du tout.

- Harpagon -
J'en suis fâché, car cela rompt une pensée qui m'était venue dans
l'esprit. J'ai fait, en la voyant ici, réflexion sur mon âge ; et j'ai
songé qu'on pourra trouver à redire de me voir marier à une si jeune
personne. Cette considération m'en faisait quitter le dessein ; et
comme je l'ai fait demander, et que je suis pour elle engagé de parole,
je te l'aurais donnée, sans l'aversion que tu témoignes.

- Cléante -
A moi ?

- Harpagon -
A toi.

- Cléante -
En mariage ?

- Harpagon -
En mariage.

- Cléante -
Ecoutez. Il est vrai qu'elle n'est pas fort à mon goût ; mais, pour
vous faire plaisir, mon père, je me résoudrai à l'épouser, si vous
voulez.

- Harpagon -
Moi, je suis plus raisonnable que tu ne penses. Je ne veux point
forcer ton inclination.

- Cléante -
Pardonnez-moi ; je me ferai cet effort pour l'amour de vous.

- Harpagon -
Non, non. Un mariage ne saurait être heureux où l'inclination n'est
pas.

- Cléante -
C'est une chose, mon père, qui peut-être viendra ensuite ; et l'on dit
que l'amour est souvent un fruit du mariage.

- Harpagon -
Non. Du côté de l'homme, on ne doit point risquer l'affaire ; et ce sont
des suites fâcheuses, où je n'ai garde de me commettre. Si tu avais
senti quelque inclination pour elle, à la bonne heure ; je te l'aurais
fait épouser au lieu de moi ; mais, cela n'étant pas, je suivrai mon
premier dessein, et je l'épouserai moi-même.

- Cléante -
Eh bien ! mon père, puisque les choses sont ainsi, il faut vous
découvrir mon coeur ; il faut vous révéler notre secret. La vérité est
que je l'aime depuis un jour que je la vis dans une promenade ; que mon
dessein était tantôt de vous la demander pour femme ; et que rien ne
m'a retenu que la déclaration de vos sentiments, et la crainte de vous
déplaire.

- Harpagon -
Lui avez-vous rendu visite ?

- Cléante -
Oui, mon père.

- Harpagon -
Beaucoup de fois ?

- Cléante -
Assez pour le temps qu'il y a.

- Harpagon -
Vous a-t-on bien reçu ?

- Cléante -
Fort bien, mais sans savoir qui j'étais ; et c'est ce qui a fait tantôt
la surprise de Mariane.

- Harpagon -
Lui avez-vous déclaré votre passion et le dessein où vous étiez de
l'épouser ?

- Cléante -
Sans doute, et même j'en avais fait à sa mère quelque peu d'ouverture.

- Harpagon -
A-t-elle écouté, pour sa fille, votre proposition ?

- Cléante -
Oui, fort civilement.

- Harpagon -
Et la fille correspond-elle fort à votre amour ?

- Cléante -
Si j'en dois croire les apparences, je me persuade, mon père, qu'elle
a quelque bonté pour moi.
- Harpagon -
(bas, à part.)
Je suis bien aise d'avoir appris un tel secret ; et voilà justement ce
que je demandais.
(Haut.)
Or sus, mon fils, savez-vous ce qu'il y a ? C'est qu'il faut songer,
s'il vous plaît, à vous défaire de votre amour, à cesser toutes vos
poursuites auprès d'une personne que je prétends pour moi, et à vous
marier dans peu avec celle qu'on vous destine.

- Cléante -
Oui, mon père ; c'est ainsi que vous me jouez ! Eh bien ! puisque les
choses en sont venues là, je vous déclare, moi, que je ne quitterai
point la passion que j'ai pour Mariane ; qu'il n'y a point d'extrémité
où je ne m'abandonne pour vous disputer sa conquête, et que si vous
avez pour vous le consentement d'une mère, j'aurai d'autres secours,
peut-être, qui combattront pour moi.

- Harpagon -
Comment, pendard ! tu as l'audace d'aller sur mes brisées !

- Cléante -
C'est vous qui allez sur les miennes, et je suis le premier en date.

- Harpagon -
Ne suis-je pas ton père ? et ne me dois-tu pas respect ?

- Cléante -
Ce ne sont point ici des choses où les enfants soient obligés de
déférer aux pères, et l'amour ne connaît personne.

- Harpagon -
Je te ferai bien me connaître avec de bons coups de bâton.

- Cléante -
Toutes vos menaces ne feront rien.

- Harpagon -
Tu renonceras à Mariane.

- Cléante -
Point du tout.

- Harpagon -
Donnez-moi un bâton tout à l'heure.

-----------
Scène IV. - Harpagon, Cléante, Maître Jacques.

- Maître Jacques -
Hé ! hé ! hé ! Messieurs, qu'est-ce ci ? à quoi songez-vous ?

- Cléante -
Je me moque de cela.

- Maître Jacques -
(à Cléante.)
Ah ! Monsieur, doucement.

- Harpagon -
Me parler avec cette impudence !

- Maître Jacques -
(à Harpagon.)

Ah ! monsieur, de grâce !

- Cléante -
Je n'en démordrai point.

- Maître Jacques -
(à Cléante.)
Hé quoi ! à votre père ?

- Harpagon -
Laisse-moi faire.

- Maître Jacques -
(à Harpagon.)
Hé quoi ! à votre fils ? Encore passe pour moi.

- Harpagon -
Je te veux faire toi-même, maître Jacques, juge de cette affaire, pour
montrer comme j'ai raison.

- Maître Jacques -
J'y consens.
(A Cléante.)
Eloignez-vous un peu.

- Harpagon -
J'aime une fille que je veux épouser ; et le pendard a l'insolence de
l'aimer avec moi, et d'y prétendre malgré mes ordres.

- Maître Jacques -
Ah ! il a tort.

- Harpagon -
N'est-ce pas une chose épouvantable, qu'un fils qui veut entrer en
concurrence avec son père ? et ne doit-il pas, par respect, s'abstenir
de toucher à mes inclinations ?

- Maître Jacques -
Vous avez raison. Laissez-moi lui parler, et demeurez là.

- Cléante -
(à maître Jacques, qui s'approche de lui.)
Eh bien, oui, puisqu'il veut te choisir pour juge, je n'y recule point ;
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