L'Avare - 3

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pas, sans doute, de si grandes difficultés à cette affaire-ci. Comme
j'ai commerce chez elles, je les ai à fond l'une et l'autre
entretenues de vous ; et j'ai dit à la mère le dessein que vous aviez
conçu pour Mariane, à la voir passer dans la rue et prendre l'air à sa
fenêtre.

- Harpagon -
Qui a fait réponse...

- Frosine -
Elle a reçu la proposition avec joie ; et quand je lui ai témoigné que
vous souhaitiez fort que sa fille assistât ce soir au contrat de
mariage qui se doit faire de la vôtre, elle y a consenti sans peine,
et me l'a confiée pour cela.

- Harpagon -
C'est que je suis obligé, Frosine, de donner à souper au seigneur
Anselme ; et je serai bien aise qu'elle soit du régal.

- Frosine -
Vous avez raison. Elle doit, après dîner, rendre visite à votre fille,
d'où elle fait son compte d'aller faire un tour à la foire, pour venir
ensuite au souper.

- Harpagon -
Eh bien, elles iront ensemble dans mon carrosse, que je leur prêterai.

- Frosine -
Voilà justement son affaire.

- Harpagon -
Mais, Frosine, as-tu entretenu la mère touchant le bien qu'elle peut
donner à sa fille ? Lui as-tu dit qu'il fallait qu'elle s'aidât un
peu, qu'elle fît quelque effort, qu'elle se saignât pour une occasion
comme celle-ci ? Car encore n'épouse-t-on point une fille sans qu'elle
apporte quelque chose.

- Frosine -
Comment ! C'est une fille qui vous apportera douze mille livres de
rente.

- Harpagon -
Douze mille livres de rente ?

- Frosine -
Oui. Premièrement, elle est nourrie et élevée dans une grande épargne
de bouche. C'est une fille accoutumée à vivre de salade, de lait, de
fromage et de pommes, et à laquelle, par conséquent, il ne faudra ni
table bien servie, ni consommés exquis, ni orges mondés perpétuels, ni
les autres délicatesses qu'il faudrait pour une autre femme ; et cela
ne va pas à si peu de chose, qu'il ne monte bien, tous les ans, à
trois mille francs pour le moins. Outre cela, elle n'est curieuse que
d'une propreté fort simple, et n'aime point les superbes habits, ni
les riches bijoux, ni les meubles somptueux, où donnent ses pareilles
avec tant de chaleur ; et cet article-là vaut plus de quatre mille
livres par an. De plus, elle a une aversion horrible pour le jeu, ce
qui n'est pas commun aux femmes d'aujourd'hui ; et j'en sais une de
nos quartiers qui a perdu, à trente et quarante, vingt mille francs
cette année. Mais n'en prenons rien que le quart. Cinq mille francs au
jeu par an, et quatre mille francs en habits et bijoux, cela fait neuf
mille livres, et mille écus que nous mettons pour la nourriture: ne
voilà-t-il pas par année vos douze mille francs bien comptés ?

- Harpagon -
Oui ; cela n'est pas mal ; mais ce compte-là n'est rien de réel.

- Frosine -
Pardonnez-moi. N'est-ce pas quelque chose de réel que de vous apporter
en mariage une grande sobriété, l'héritage d'un grand amour de
simplicité de parure, et l'acquisition d'un grand fonds de haine pour
le jeu ?

- Harpagon -
C'est une raillerie que de vouloir me constituer sa dot de toutes les
dépenses qu'elle ne fera point. Je n'irai point donner quittance de ce
que je ne reçois pas ; et il faut bien que je touche quelque chose.

- Frosine -
Mon Dieu ! vous toucherez assez ; et elles m'ont parlé d'un certain
pays où elles ont du bien, dont vous serez le maître.

- Harpagon -
Il faudra voir cela. Mais Frosine, il y a encore une chose qui
m'inquiète. La fille est jeune, comme tu vois, et les jeunes gens,
d'ordinaire, n'aiment que leurs semblables, ne cherchent que leur
compagnie : j'ai peur qu'un homme de mon âge ne soit pas de son goût,
et que cela ne vienne à produire chez moi certains petits désordres
qui ne m'accommoderaient pas.

- Frosine -
Ah ! que vous la connaissez mal ! C'est encore une particularité que
j'avais à vous dire. Elle a une aversion épouvantable pour tous les
jeunes gens, et n'a de l'amour que pour les vieillards.

- Harpagon -
Elle ?

- Frosine -
Oui, elle. Je voudrais que vous l'eussiez entendue parler là-dessus.
Elle ne peut souffrir du tout la vue d'un jeune homme ; mais elle
n'est point plus ravie, dit-elle, que lorsqu'elle peut voir un beau
vieillard avec une barbe majestueuse. Les plus vieux sont pour elle
les plus charmants ; et je vous avertis de n'aller pas vous faire plus
jeune que vous êtes. Elle veut tout au moins qu'on soit sexagénaire ;
et il n'y a pas quatre mois encore qu'étant prête d'être mariée, elle
rompit tout net le mariage, sur ce que son amant fit voir qu'il
n'avait que cinquante-six ans, et qu'il ne prit point de lunettes pour
signer le contrat.

- Harpagon -
Sur cela seulement ?

- Frosine -
Oui. Elle dit que ce n'est pas contentement pour elle que
cinquante-six ans ; et surtout elle est pour les nez qui portent des
lunettes.

- Harpagon -
Certes, tu me dis là une chose toute nouvelle.

- Frosine -
Cela va plus loin qu'on ne vous peut dire. On lui voit dans sa chambre
quelques tableaux et quelques estampes ; mais que pensez-vous que ce
soit ? Des Adonis, des Céphales, des Pâris, et des Apollons ? Non : de
beaux portraits de Saturne, du roi Priam, du vieux Nestor, et du bon
père Anchise, sur les épaules de son fils.

- Harpagon -
Cela est admirable. Voilà ce que je n'aurais jamais pensé, et je suis
bien aise d'apprendre qu'elle est de cette humeur. En effet, si
j'avais été femme, je n'aurais point aimé les jeunes hommes.

- Frosine -
Je le crois bien. Voilà de belles drogues que des jeunes gens, pour
les aimer ! Ce sont de beaux morveux, de beaux godelureaux, pour
donner envie de leur peau ! et je voudrais bien savoir quel ragoût il
y a à eux !

- Harpagon -
Pour moi, je n'y en comprends point, et je ne sais pas comment il y a
des femmes qui les aiment tant.

- Frosine -
Il faut être folle fieffée. Trouver la jeunesse aimable, est-ce avoir
le sens commun ? Sont-ce des hommes que de jeunes blondins, et peut-on
s'attacher à ces animaux-là ?

- Harpagon -
C'est ce que je dis tous les jours : avec leur ton de poule laitée, et
leurs trois petits brins de barbe relevés en barbe de chat, leurs
perruques d'étoupes, leurs hauts-de-chausses tombants et leurs
estomacs débraillés !

- Frosine -
Hé ! cela est bien bâti, auprès d'une personne comme vous ! Voilà un
homme, cela ; il y a là de quoi satisfaire à la vue, et c'est ainsi
qu'il faut être fait et vêtu pour donner de l'amour.

- Harpagon -
Tu me trouves bien ?

- Frosine -
Comment ! vous êtes à ravir, et votre figure est à peindre.
Tournez-vous un peu, s'il vous plaît. Il ne se peut pas mieux. Que je
vous voie marcher. Voilà un corps taillé, libre, et dégagé comme il
faut, et qui ne marque aucune incommodité.

- Harpagon -
Je n'en ai pas de grandes, Dieu merci. Il n'y a que ma fluxion qui me
prend de temps en temps.

- Frosine -
Cela n'est rien. Votre fluxion ne vous sied point mal, et vous avez
grâce à tousser.

- Harpagon -
Dis-moi un peu : Mariane ne m'a-t-elle point encore vu ? N'a-t-elle
point pris garde à moi en passant ?

- Frosine -
Non ; mais nous nous sommes fort entretenues de vous. Je lui ai fait
un portrait de votre personne, et je n'ai pas manqué de lui vanter
votre mérite et l'avantage que ce lui serait d'avoir un mari comme
vous.

- Harpagon -
Tu as bien fait, et je t'en remercie.

- Frosine -
J'aurais, monsieur, une petite prière à vous faire. J'ai un procès
que je suis sûr le point de perdre, faute d'un peu d'argent ;
(Harpagon prend un air sérieux.)
et vous pourriez facilement me procurer le gain de ce procès si vous
aviez quelque bonté pour moi. Vous ne sauriez croire le plaisir
qu'elle aura de vous voir.
(Harpagon reprend un air gai.)
Ah ! que vous lui plairez, et que votre fraise à l'antique fera sur
son esprit un effet admirable ! Mais surtout elle sera charmée de
votre haut-de-chausses attaché au pourpoint avec des aiguillettes.
C'est pour la rendre folle de vous ; et un amant aiguilleté sera pour
elle un ragoût merveilleux.

- Harpagon -
Certes, tu me ravis de me dire cela.

- Frosine -
En vérité, Monsieur, ce procès m'est d'une conséquence tout a fait
grande.
(Harpagon reprend son air sérieux.)
Je suis ruinée si je le perds, et quelque petite assistance me
rétablirait mes affaires... Je voudrais que vous eussiez vu le
ravissement où elle était à m'entendre parler de vous.
(Harpagon reprend son air gai.)
La joie éclatait dans ses yeux au récit de vos qualités, et je l'ai
mise enfin dans une impatience extrême de voir ce mariage entièrement
conclu.

- Harpagon -
Tu m'as fait grand plaisir, Frosine ; et je t'en ai, je te l'avoue,
toutes les obligations du monde.

- Frosine -
Je vous prie, Monsieur, de me donner le petit secours que je vous
demande.
(Harpagon reprend encore un air sérieux.)
Cela me remettra sur pied, et je vous en serai éternellement obligée.

- Harpagon -
Adieu, je vais achever mes dépêches.

- Frosine -
Je vous assure, Monsieur, que vous ne sauriez jamais me soulager dans
un plus grand besoin.

- Harpagon -
Je mettrai ordre que mon carrosse soit tout prêt pour vous mener à la
foire.

- Frosine -
Je ne vous importunerais pas si je ne m'y voyais forcée par la
nécessité.

- Harpagon -
Et j'aurai soin qu'on soupe de bonne heure, pour ne vous point faire
malades.

- Frosine -
Ne me refusez pas la grâce dont je vous sollicite. Vous ne sauriez
croire, Monsieur, le plaisir que...

- Harpagon -
Je m'en vais. Voilà qu'on m'appelle. Jusqu'à tantôt.

- Frosine -
(seule.)
Que la fièvre te serre, chien de vilain, à tous les diables ! Le ladre
a été ferme à toutes mes attaques ; mais il ne me faut pas pourtant
quitter la négociation ; et j'ai l'autre côté, en tout cas, d'où je
suis assurée de tirer bonne récompense.

ACTE TROISIÈME.
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Scène première. - Harpagon, Cléante, Élise, Valère, Dame Claude,
tenant un balai ; Maître Jacques, La Merluche,
Brindavoine.

- Harpagon -
Allons, venez çà tous, que je vous distribue mes ordres pour tantôt et
règle à chacun son emploi. Approchez, dame Claude ; commençons par
vous. Bon, vous voilà les armes à la main. Je vous commets au soin de
nettoyer partout ; et surtout prenez garde de ne point frotter les
meubles trop fort, de peur de les user. Outre cela, je vous constitue,
pendant le souper, au gouvernement des bouteilles ; et, s'il s'en
écarte quelqu'une, et qu'il se casse quelque chose, je m'en prendrai à
vous et le rabattrai sur vos gages.

- Maître Jacques -
(à part.)
Châtiment politique.

- Harpagon -
(à Dame Claude.)
Allez.

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Scène II. - Harpagon, Cléante, Élise, Valère, Maître Jacques,
Brindavoine, La Merluche.

- Harpagon -
Vous, Brindavoine, et vous, la Merluche, je vous établis dans la
charge de rincer les verres et de donner à boire, mais seulement
lorsque l'on aura soif, et non pas selon la coutume de certains
impertinents de laquais, qui viennent provoquer les gens, et les faire
aviser de boire lorsqu'on n'y songe pas. Attendez qu'on vous en
demande plus d'une fois, et vous ressouvenez de porter toujours
beaucoup d'eau.

- Maître Jacques -
(à part.)
Oui. Le vin pur monte à la tête.

- La Merluche -
Quitterons-nous nos souquenilles, monsieur ?

- Harpagon -
Oui, quand vous verrez venir les personnes ; et gardez bien de gâter vos
habits.

- Brindavoine -
Vous savez bien, Monsieur, qu'un des devants de mon pourpoint est
couvert d'une grande tache de l'huile de la lampe.

- La Merluche -
Et, moi, Monsieur, que j'ai mon haut-de-chausses tout troué
par-derrière, et qu'on me voit, révérence parler...

- Harpagon -
(à la Merluche.)
Paix ! Rangez cela adroitement du côté de la muraille, et présentez
toujours le devant au monde.
(A Brindavoine, en lui montrant comment il doit mettre
son chapeau au-devant de son pourpoint, pour cacher
la tache d'huile.)
Et vous, tenez toujours votre chapeau ainsi, lorsque vous
servirez.

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Scène III. - Harpagon, Cléante, Élise, Valère, Maître Jacques.

- Harpagon -
Pour vous, ma fille, vous aurez l'oeil sur ce que l'on desservira, et
prendrez garde qu'il ne s'en fasse aucun dégât : cela sied bien aux
filles. Mais cependant préparez-vous à bien recevoir ma maîtresse, qui
vous doit venir visiter et vous mener avec elle à la foire.
Entendez-vous ce que je vous dis ?

- Élise -
Oui, mon père.

- Harpagon -
Oui, nigaude.

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Scène IV. - Harpagon, Cléante, Valère, Maître Jacques.

- Harpagon -
Et vous, mon fils le damoiseau, à qui j'ai la bonté de pardonner
l'histoire de tantôt, ne vous allez pas aviser non plus de lui faire
mauvais visage.

- Cléante -
Moi, mon père ? mauvais visage ! Et par quelle raison ?

- Harpagon -
Mon Dieu, nous savons le train des enfants dont les pères se
remarient, et de quel oeil ils ont coutume de regarder ce qu'on
appelle belle-mère ; mais si vous souhaitez que je perde le souvenir de
votre dernière fredaine, je vous recommande surtout de régaler d'un
bon visage cette personne-là, et de lui faire enfin tout le meilleur
accueil qu'il vous sera possible.

- Cléante -
A vous dire le vrai, mon père, je ne puis pas vous promettre d'être
bien aise qu'elle devienne ma belle-mère : je mentirais si je vous le
disais ; mais pour ce qui est de la bien recevoir et de lui faire bon
visage, je vous promets de vous obéir ponctuellement sur ce chapitre.

- Harpagon -
Prenez-y garde au moins.

- Cléante -
Vous verrez que vous n'aurez pas sujet de vous en plaindre.

- Harpagon -
Vous ferez sagement.

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Scène V. - Harpagon, Valère, Maître Jacques.

- Harpagon -
Valère, aide-moi à ceci. Oh çà, maître Jacques, approchez-vous ; je
vous ai gardé pour le dernier.

- Maître Jacques -
Est-ce à votre cocher, Monsieur, ou bien à votre cuisinier, que vous
voulez parler ? car je suis l'un et l'autre.

- Harpagon -
C'est à tous les deux.

- Maître Jacques -
Mais à qui des deux le premier ?

- Harpagon -
Au cuisinier.

- Maître Jacques -
Attendez donc, s'il vous plaît.
(Maître Jacques ôte sa casaque de cocher, et paraît vêtu en cuisinier.)

- Harpagon -
Quelle diantre de cérémonie est-ce là ?

- Maître Jacques -
Vous n'avez qu'à parler.

- Harpagon -
Je me suis engagé, maître Jacques, à donner ce soir à souper.

- Maître Jacques -
(à part.)
Grande merveille !

- Harpagon -
Dis-moi un peu : nous feras-tu bonne chère ?

- Maître Jacques -
Oui, Si vous me donnez bien de l'argent.

- Harpagon -
Que diable, toujours de l'argent ! Il semble qu'ils n'aient autre
chose à dire : De l'argent, de l'argent, de l'argent ! Ah ! ils n'ont
que ce mot à la bouche, de l'argent ! toujours parler d'argent ! Voilà
leur épée de chevet (12), de l'argent !

- Valère -
Je n'ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là. Voilà
une belle merveille que de faire bonne chère avec bien de l'argent !
C'est une chose la plus aisée du monde, et il n'y a si pauvre esprit
qui n'en fît bien autant ; mais, pour agir en habile homme, il faut
parler de faire bonne chère avec peu d'argent.

- Maître Jacques -
Bonne chère avec peu d'argent !

- Valère -
Oui.

- Maître Jacques -
(à Valère.)
Par ma foi, Monsieur l'intendant, vous nous obligerez de nous faire
voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier ; aussi bien
vous mêlez-vous céans d'être le factotum.

- Harpagon -
Taisez-vous. Qu'est-ce qu'il nous faudra ?

- Maître Jacques -
Voilà monsieur votre intendant qui vous fera bonne chère pour peu
d'argent.

- Harpagon -
Haye ! Je veux que tu me répondes.

- Maître Jacques -
Combien serez-vous de gens à table ?

- Harpagon -
Nous serons huit ou dix ; mais il ne faut prendre que huit :
quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix.

- Valère -
Cela s'entend.

- Maître Jacques -
Eh bien ! il faudra quatre grands potages et cinq assiettes...
Potages... Entrées.

- Harpagon -
Que diable ! voilà pour traiter toute une ville entière.

- Maître Jacques -
Rôt...

- Harpagon -
(mettant la main sur la bouche de maître Jacques.)
Ah ! traître, tu manges tout mon bien.

- Maître Jacques -
Entremets...

- Harpagon -
(mettant encore la main sur la bouche de maître Jacques.)
Encore ?

- Valère -
(à maître Jacques.)
Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde ? et Monsieur
a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de mangeaille ?
Allez-vous-en lire un peu les préceptes de la santé, et demander aux
médecins s'il y a rien de plus préjudiciable à l'homme que de manger
avec excès.

- Harpagon -
Il a raison.

- Valère -
Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c'est un
coupe-gorge qu'une table remplie de trop de viandes ; que pour se
bien montrer ami de ceux que l'on invite, il faut que la frugalité
règne dans les repas qu'on donne ; et que, suivant le dire d'un ancien,
"il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger" (13).

- Harpagon -
Ah ! que cela est bien dit ! Approche, que je t'embrasse pour ce
mot. Voilà la plus belle sentence que j'aie entendue de ma vie : "Il
faut vivre pour manger, et non pas manger pour vi..." Non, ce n'est
pas cela. Comment est-ce que tu dis ?

- Valère -
Qu'"il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger."

- Harpagon -
(à maître Jacques.)
Oui. Entends-tu ?
(À Valère.)
Qui est le grand homme qui a dit cela ?

- Valère -
Je ne me souviens pas maintenant de son nom.

- Harpagon -
Souviens-toi de m'écrire ces mots : je les veux faire graver en
lettres d'or sur la cheminée de ma salle.

- Valère -
Je n'y manquerai pas. Et, pour votre souper, vous n'avez qu'à me
laisser faire : je réglerai tout cela comme il faut.

- Harpagon -
Fais donc.

- Maître Jacques -
Tant mieux ! j'en aurai moins de peine.

- Harpagon -
(à Valère.)
Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient
d'abord : quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien
garni de marrons.

- Valère -
Reposez-vous sur moi.

- Harpagon -
Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer mon carrosse.

- Maître Jacques -
Attendez. Ceci s'adresse au cocher.
(Il remet sa casaque.)
Vous dites...

- Harpagon -
Qu'il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tout prêts pour
conduire à la foire...

- Maître Jacques -
Vos chevaux, Monsieur ? Ma foi ! ils ne sont point du tout en état de
marcher. Je ne vous dirai point qu'ils sont sur la litière : les
pauvres bêtes n'en ont point, et ce serait fort mal parler ; mais vous
leur faites observer des jeûnes si austères, que ce ne sont plus rien
que des idées ou des fantômes, des façons de chevaux.

- Harpagon -
Les voilà bien malades ! ils ne font rien.

- Maître Jacques -
Et, pour ne faire rien, Monsieur, est-ce qu'il ne faut rien manger ?
Il leur vaudrait bien mieux, les pauvres animaux, de travailler
beaucoup, de manger de même. Cela me fend le coeur de les voir ainsi
exténués ; car, enfin, j'ai une tendresse pour mes chevaux, qu'il me
semble que c'est moi-même, quand je les vois pâtir. Je m'ôte tous les
jours pour eux les choses de la bouche, et c'est être, Monsieur, d'un
naturel trop dur, que de n'avoir nulle pitié de son prochain.

- Harpagon -
Le travail ne sera pas grand d'aller jusqu'à la foire.

- Maître Jacques -
Non, je n'ai pas le courage de les mener ; et je ferais conscience de
leur donner des coups de fouet, en l'état où ils sont. Comment
voudriez-vous qu'ils traînassent un carrosse, qu'ils ne peuvent pas se
traîner eux-mêmes.

- Valère -
Monsieur, j'obligerai le voisin le Picard à se charger de les conduire :
aussi bien nous fera-t-il ici besoin pour apprêter le souper.

- Maître Jacques -
Soit. J'aime mieux encore qu'ils meurent sous la main d'un autre que
sous la mienne.

- Valère -
Maître Jacques fait bien le raisonnable !

- Maître Jacques -
Monsieur l'intendant fait bien le nécessaire !

- Harpagon -
Paix !

- Maître Jacques -
Monsieur, je ne saurais souffrir les flatteurs ; et je vois que ce
qu'il en fait, que ses contrôles perpétuels sur le pain et le vin, le
bois, le sel et la chandelle, ne sont rien que pour vous gratter et
vous faire sa cour. J'enrage de cela, et je suis fâché tous les jours
d'entendre ce qu'on dit de vous : car, enfin, je me sens pour vous de
la tendresse, en dépit que j'en aie ; et, après mes chevaux, vous êtes
la personne que j'aime le plus.

- Harpagon -
Pourrais-je savoir de vous, maître Jacques, ce que l'on dit de moi ?

- Maître Jacques -
Oui, monsieur, si j'étais assuré que cela ne vous fâchât point.

- Harpagon -
Non, en aucune façon.

- Maître Jacques -
Pardonnez-moi ; je sais fort bien que je vous mettrais en colère.

- Harpagon -
Point du tout ; au contraire, c'est me faire plaisir, et je suis bien
aise d'apprendre comme on parle de moi.

- Maître Jacques -
Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu'on se
moque partout de vous, qu'on nous jette de tous côtés cent brocards à
votre sujet, et que l'on n'est point plus ravi que de vous tenir au
cul et aux chausses, et de faire sans cesse des contes de votre
lésine. L'un dit que vous faites imprimer des almanachs particuliers,
où vous faites doubler les quatre-temps et les vigiles, afin de
profiter des jeûnes où vous obligez votre monde ; l'autre, que vous
avez toujours une querelle toute prête à faire à vos valets dans le
temps des étrennes ou de leur sortie d'avec vous, pour vous trouver
une raison de ne leur donner rien. Celui-là conte qu'une fois vous
fîtes assigner le chat d'un de vos voisins, pour vous avoir mangé un
reste d'un gigot de mouton ; celui-ci, que l'on vous surprit, une
nuit, en venant dérober vous-même l'avoine de vos chevaux ; et que
votre cocher, qui était celui d'avant moi, vous donna, dans
l'obscurité, je ne sais combien de coups de bâton, dont vous ne
voulûtes rien dire. Enfin, voulez-vous que je vous dise ? On ne
saurait aller nulle part où l'on ne vous entende accommoder de toutes
pièces. Vous êtes la fable et la risée de tout le monde ; et jamais on
ne parle de vous que sous les noms d'avare, de ladre, de vilain et de
fesse-mathieu.

- Harpagon -
(en battant maître Jacques.)
Vous êtes un sot, un maraud, un coquin, et un impudent.

- Maître Jacques -
Eh bien, ne l'avais-je pas deviné ? Vous ne m'avez pas voulu croire.
Je vous l'avais bien dit que je vous fâcherais de vous dire la vérité.

- Harpagon -
Apprenez à parler.

-----------
Scène VI. - Valère, Maître Jacques.

- Valère -
(riant.)
À ce que je puis voir, maître Jacques, on paie mal votre franchise.

- Maître Jacques -
Morbleu ! Monsieur le nouveau venu, qui faites l'homme d'importance,
ce n'est pas votre affaire. Riez de vos coups de bâton quand on vous
on donnera, et ne venez point rire des miens.

- Valère -
Ah ! Monsieur maître Jacques, ne vous fâchez pas, je vous prie.

- Maître Jacques -
(à part.)
II file doux. Je veux faire le brave, et, s'il est assez sot pour me
craindre, le frotter quelque peu.
(Haut.)
Savez-vous bien, Monsieur le rieur, que je ne ris pas, moi, et que si
vous m'échauffez la tête, je vous ferai rire d'une autre sorte ?
(Maître Jacques pousse Valère jusqu'au bout du théâtre
en le menaçant.)

- Valère -
Hé ! doucement.

- Maître Jacques -
Comment, doucement ? Il ne me plaît pas, moi.

- Valère -
De grâce !

- Maître Jacques -
Vous êtes un impertinent.

- Valère -
Monsieur maître Jacques !

- Maître Jacques -
II n'y a point de monsieur maître Jacques pour un double (14). Si je
prends un bâton, je vous rosserai d'importance.

- Valère -
Comment ! un bâton ?
(Valère le fait reculer autant qu'il l'a fait.)

- Maître Jacques -
Hé ! je ne parle pas de cela.

- Valère -
Savez-vous bien, Monsieur le fat, que je suis homme à vous rosser
vous-même ?

- Maître Jacques -
Je n'en doute pas.

- Valère -
Que vous n'êtes, pour tout potage, qu'un faquin de cuisinier ?

- Maître Jacques -
Je le sais bien.

- Valère -
Et que vous ne me connaissez pas encore ?

- Maître Jacques -
Pardonnez-moi.

- Valère -
Vous me rosserez, dites-vous ?

- Maître Jacques -
Je le disais en raillant.

- Valère -
Et moi, je ne prends point de goût à votre raillerie.
(Donnant des coups de bâton à maître Jacques.)
Apprenez que vous êtes un mauvais railleur.

- Maître Jacques -
(seul.)
Peste soit la sincérité ! c'est un mauvais métier : désormais j'y
renonce, et je ne veux plus dire vrai. Passe encore pour mon maître,
il a quelque droit de me battre ; mais, pour ce monsieur l'intendant,
je m'en vengerai si je le puis.

-----------
Scène VII. - Mariane, Frosine, Maître Jacques.

- Frosine -
Savez-vous, maître Jacques, si votre maître est au logis ?

- Maître Jacques -
Oui, vraiment il y est : je ne le sais que trop.

- Frosine -
Dites-lui, je vous prie, que nous sommes ici.

- Maître Jacques -
Ah ! nous voilà pas mal !

-----------
Scène VIII. - Mariane, Frosine.

- Mariane -
Ah ! que je suis, Frosine, dans un étrange état ! et, s'il faut dire
ce que je sens, que j'appréhende cette vue !

- Frosine -
Mais pourquoi, et quelle est votre inquiétude ?

- Mariane -
Hélas ! me le demandez-vous ? et ne vous figurez-vous point les
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