L'Avare - 2

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d'eau claire.

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Scène VI. - Harpagon, Élise.

- Harpagon -
Voilà de mes damoiseaux flouets (5), qui n'ont non plus de vigueur que
des poules. C'est là, ma fille, ce que j'ai résolu pour moi. Quant à
ton frère, je lui destine une certaine veuve dont, ce matin, on m'est
venu parler ; et, pour toi, je te donne au seigneur Anselme.

- Élise -
Au seigneur Anselme ?

- Harpagon -
Oui, Un homme mûr, prudent et sage, qui n'a pas plus de cinquante ans,
et dont on vante les grands biens.

- Élise -
(faisant une révérence.)
Je ne veux point me marier, mon père, s'il vous plaît.

- Harpagon -
(contrefaisant Élise.)
Et moi, ma petite fille, ma mie, je veux que vous vous mariiez, s'il
vous plaît.

- Élise -
(faisant encore la révérence.)
Je vous demande pardon, mon père.

- Harpagon -
(contrefaisant Élise.)
Je vous demande pardon, ma fille.

- Élise -
Je suis très humble servante au seigneur Anselme ; mais,
(Faisant encore la révérence.)
avec votre permission, je ne l'épouserai point.

- Harpagon -
Je suis votre très humble valet ; mais,
(Contrefaisant Élise.)
avec votre permission, vous l'épouserez dès ce soir.

- Élise -
Dès ce soir ?

- Harpagon -
Dès ce soir.

- Élise -
(faisant encore la révérence.)
Cela ne sera pas, mon père.

- Harpagon -
(contrefaisant encore Élise.)
Cela sera, ma fille.

- Élise -
Non.

- Harpagon -
Si.

- Élise -
Non, vous dis-je.

- Harpagon -
Si, vous dis-je.

- Élise -
C'est une chose où vous ne me réduirez point.

- Harpagon -
C'est une chose où je te réduirai.

- Élise -
Je me tuerai plutôt que d'épouser un tel mari.

- Harpagon -
Tu ne te tueras point, et tu l'épouseras. Mais voyez quelle audace !
A-t-on jamais vu une fille parler de la sorte à son père ?

- Élise -
Mais a-t-on jamais vu un père marier sa fille de la sorte ?

- Harpagon -
C'est un parti où il n'y a rien à redire ! et je gage que tout le monde
approuvera mon choix.

- Élise -
Et moi, je gage qu'il ne saurait être approuvé d'aucune personne
raisonnable.

- Harpagon -
(apercevant Valère de loin.)
Voilà Valère. Veux-tu qu'entre nous deux nous le fassions juge de
cette affaire ?

- Élise -
J'y consens.

- Harpagon -
Te rendras-tu à son jugement ?

- Élise -
Oui. J'en passerai par ce qu'il dira.

- Harpagon -
Voilà qui est fait.

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Scène VII. - Valère, Harpagon, Élise.

- Harpagon -
Ici, Valère. Nous t'avons élu pour nous dire qui a raison de ma fille
ou de moi.

- Valère -
C'est vous, monsieur, sans contredit.

- Harpagon -
Sais-tu bien de quoi nous parlons ?

- Valère -
Non ; mais vous ne sauriez avoir tort, et vous êtes toute raison.

- Harpagon -
Je veux ce soir lui donner pour époux un homme aussi riche que sage ;
et la coquine me dit au nez qu'elle se moque de le prendre. Que
dis-tu de cela ?

- Valère -
Ce que j'en dis ?

- Harpagon -
Oui.

- Valère -
Hé ! hé !

- Harpagon -
Quoi !

- Valère -
Je dis que, dans le fond, je suis de votre sentiment ; et vous ne
pouvez pas que vous n'ayez raison (6). mais aussi n'a-t-elle pas tort
tout à fait, et...

- Harpagon -
Comment ? Le seigneur Anselme est un parti considérable ; c'est un
gentilhomme qui est noble, doux, posé, sage et fort accommodé, et
auquel il ne reste aucun enfant de son premier mariage. Saurait-elle
mieux rencontrer ?

- Valère -
Cela est vrai. Mais elle pourrait vous dire que c'est un peu
précipiter les choses, et qu'il faudrait au moins quelque temps pour
voir si son inclination pourra s'accommoder avec...

- Harpagon -
C'est une occasion qu'il faut prendre vite aux cheveux. Je trouve ici
un avantage qu'ailleurs je ne trouverais pas ; et il s'engage à la
prendre sans dot.

- Valère -
Sans dot ?

- Harpagon -
Oui.

- Valère -
Ah ! je ne dis plus rien. Voyez-vous ? voilà une raison tout à fait
convaincante ; il se faut rendre à cela.

- Harpagon -
C'est pour moi une épargne considérable.

- Valère -
Assurément ; cela ne reçoit point de contradiction. Il est vrai que
votre fille vous peut représenter que le mariage est une plus grande
affaire qu'on ne peut croire ; qu'il y va d'être heureux ou malheureux
toute sa vie ; et qu'un engagement qui doit durer jusqu'à la mort ne se
doit jamais faire qu'avec de grandes précautions.

- Harpagon -
Sans dot !

- Valère -
Vous avez raison ! voilà qui décide tout ; cela s'entend. Il y a des
gens qui pourraient vous dire qu'en de telles occasions l'inclination
d'une fille est une chose, sans doute, où l'on doit avoir de l'égard ;
et que cette grande inégalité d'âge, d'humeur et de sentiments, rend
un mariage sujet à des accidents fâcheux.

- Harpagon -
Sans dot !

- Valère -
Ah ! il n'y a pas de réplique à cela ; on le sait bien ! Qui diantre
peut aller là contre ? Ce n'est pas qu'il n'y ait quantité de pères
qui aimeraient mieux ménager la satisfaction de leurs filles que
l'argent qu'ils pourraient donner ; qui ne les voudraient point
sacrifier à l'intérêt, et chercheraient, plus que toute autre chose, à
mettre dans un mariage cette douce conformité qui sans cesse y
maintient l'honneur, la tranquillité et la joie ; et que...

- Harpagon -
Sans dot !

- Valère -
Il est vrai ; cela ferme la bouche à tout. Sans dot ! Le moyen de
résister à une raison comme celle-là !

- Harpagon -
(à part, regardant du côté le jardin.)
Ouais ! Il me semble que j'entends un chien qui aboie. N'est-ce point
qu'on en voudrait à mon argent ?
(A Valère.)
Ne bougez, je reviens tout à l'heure.

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Scène VIII. - Élise, Valère.

- Élise -
Vous moquez-vous, Valère, de lui parler comme vous faites ?

- Valère -
C'est pour ne point l'aigrir, et pour en venir mieux à bout. Heurter
de front ses sentiments est le moyen de tout gâter ; et il y a de
certains esprits qu'il ne faut prendre qu'en biaisant ; des
tempéraments ennemis de toute résistance ; des naturels rétifs, que la
vérité fait cabrer, qui toujours se raidissent contre le droit chemin
de la raison, et qu'on ne mène qu'en tournant où l'on veut les
conduire. Faites semblant de consentir à ce qu'il veut, vous en
viendrez mieux à vos fins, et...

- Élise -
Mais ce mariage, Valère !

- Valère -
On cherchera des biais pour le rompre.

- Élise -
Mais quelle invention trouver, s'il se doit conclure ce soir ?

- Valère -
Il faut demander un délai, et feindre quelque maladie.

- Élise -
Mais on découvrira la feinte, si l'on appelle des médecins.

- Valère -
Vous moquez-vous ? Y connaissent-ils quelque chose ? Allez, allez,
vous pourrez avec eux avoir quel mal il vous plaira, ils vous
trouveront des raisons pour vous dire d'où cela vient.

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Scène IX. - Harpagon, Valère, Élise.

- Harpagon -
(à part, dans le fond du théâtre.)
Ce n'est rien, Dieu merci.

- Valère -
(sans voir Harpagon.)
Enfin notre dernier recours, c'est que la fuite nous peut mettre à
couvert de tout ; et, si votre amour, belle Élise, est capable d'une
fermeté...
(Apercevant Harpagon.)
Oui, il faut qu'une fille obéisse à son père. Il ne faut point qu'elle
regarde comme un mari est fait ; et lorsque la grande raison de "sans
dot" s'y rencontre, elle doit être prête à prendre tout ce qu'on lui
donne.

- Harpagon -
Bon : voilà bien parlé, cela !

- Valère -
Monsieur, je vous demande pardon si je m'emporte un peu, et prends la
hardiesse de lui parler comme je fais.

- Harpagon -
Comment ! j'en suis ravi, et je veux que tu prennes sur elle un
pouvoir absolu.
(A Élise.)
Oui, tu as beau fuir, je lui donne l'autorité que le ciel me donne sur
toi, et j'entends que tu fasses tout ce qu'il te dira.

- Valère -
(A Élise.)
Après cela, résistez à mes remontrances.

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Scène X. - Harpagon, Valère.

- Valère -
Monsieur, je vais la suivre, pour continuer les leçons que je lui
faisais.

- Harpagon -
Oui, tu m'obligeras. Certes...

- Valère -
Il est bon de lui tenir un peu la bride haute.

- Harpagon -
Cela est vrai. Il faut...

- Valère -
Ne vous mettez pas en peine, je crois que j'en viendrai à bout.

- Harpagon -
Fais, fais. Je m'en vais faire un petit tour en ville, et reviens tout
à l'heure.

- Valère -
(adressant la parole à Élise, en s'en allant du côté
par où elle est sortie.)
Oui, l'argent est plus précieux que toutes les choses du monde, et
vous devez rendre grâce au ciel de l'honnête homme de père qu'il vous
a donné. Il sait ce que c'est que de vivre. Lorsqu'on s'offre de
prendre une fille sans dot, on ne doit point regarder plus avant. Tout
est renfermé là-dedans ; et "sans dot" tient lieu de beauté, de
jeunesse, de naissance, d'honneur, de sagesse, et de probité.

- Harpagon -
Ah ! le brave garçon ! Voilà parlé comme un oracle. Heureux qui peut
avoir un domestique de la sorte !

ACTE SECOND.
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Scène première. - Cléante, La Flèche.

- Cléante -
Ah ! traître que tu es ! où t'es-tu donc allé fourrer ? Ne t'avais-je
pas donné ordre... ?

- La Flèche -
Oui, Monsieur ; et je m'étais rendu ici pour vous attendre de pied
ferme : mais monsieur votre père, le plus malgracieux des hommes, m'a
chassé dehors malgré moi, et j'ai couru le risque d'être battu.

- Cléante -
Comment va notre affaire ? Les choses pressent plus que jamais ; et,
depuis que je t'ai vu, j'ai découvert que mon père est mon rival.

- La Flèche -
Votre père amoureux ?

- Cléante -
Oui ; et j'ai eu toutes les peines du monde à lui cacher le trouble où
cette nouvelle m'a mis.

- La Flèche -
Lui, se mêler d'aimer ! De quoi diable s'avise-t-il ? Se moque-t-il du
monde ? Et l'amour a-t-il été fait pour des gens bâtis comme lui ?

- Cléante -
Il a fallu, pour mes péchés, que cette passion lui soit venue en tête.

- La Flèche -
Mais par quelle raison lui faire un mystère de votre amour ?

- Cléante -
Pour lui donner moins de soupçon, et me conserver, au besoin, des
ouvertures plus aisées pour détourner ce mariage. Quelle réponse
t'a-t-on faite ?

- La Flèche -
Ma foi, Monsieur, ceux qui empruntent sont bien malheureux ; et il faut
essuyer d'étranges choses, lorsqu'on en est réduit à passer, comme
vous, par les mains des fesse-matthieux (7).

- Cléante -
L'affaire ne se fera point ?

- La Flèche -
Pardonnez-moi. Notre maître Simon, le courtier qu'on nous a donné,
homme agissant et plein de zèle, dit qu'il a fait rage pour vous, et
il assure que votre seule physionomie lui a gagné le coeur.

- Cléante -
J'aurai les quinze mille francs que je demande ?

- La Flèche -
Oui ; mais à quelques petites conditions qu'il faudra que vous
acceptiez, si vous avez dessein que les choses se fassent.

- Cléante -
T'a-t-il fait parler à celui qui doit prêter l'argent ?

- La Flèche -
Ah ! vraiment, cela ne va pas de la sorte. Il apporte encore plus de
soin à se cacher que vous ; et ce sont des mystères bien plus grands
que vous ne pensez. On ne veut point du tout dire son nom ; et l'on
doit aujourd'hui l'aboucher avec vous dans une maison empruntée, pour
être instruit par votre bouche de votre bien et de votre famille ; et
je ne doute point que le seul nom de votre père ne rende les choses
faciles.

- Cléante -
Et principalement notre mère étant morte, dont on ne peut m'ôter le
bien.

- La Flèche -
Voici quelques articles qu'il a dictés lui-même à notre entremetteur,
pour vous être montrés avant que de rien faire :
"Supposé que le prêteur voie toutes ses sûretés, et que
l'emprunteur soit majeur et d'une famille où le bien soit
ample, solide, assuré, clair, et net de tout embarras, on
fera une bonne et exacte obligation par-devant un notaire,
le plus honnête homme qu'il se pourra, et qui, pour cet
effet sera choisi par le prêteur, auquel il importe le
plus que l'acte soit dûment dressé."

- Cléante -
Il n'y a rien à dire à cela.

- La Flèche -
"Le prêteur, pour ne charger Sa conscience d'aucun scrupule,
prétend ne donner son argent qu'au denier dix-huit. (8)"

- Cléante -
Au denier dix-huit ? Parbleu, voilà qui est honnête ! Il n'y a pas
lieu de se plaindre.

- La Flèche -
Cela est vrai.
"Mais, comme ledit prêteur n'a pas chez lui la somme dont il
est question, et que, pour faire plaisir à l'emprunteur il
est contraint lui-même de l'emprunter d'un autre sur le pied
du denier cinq (9), il conviendra que ledit premier emprunteur
paye cet intérêt, sans préjudice du reste, attendu que ce
n'est que pour l'obliger que ledit prêteur s'engage à cet
emprunt."

- Cléante -
Comment diable ! Quel Juif, quel Arabe est-ce là ? C'est plus qu'au
denier quatre (10).

- La Flèche -
Il est vrai ; c'est ce que j'ai dit. Vous avez à voir là-dessus.

- Cléante -
Que veux-tu que je voie ? J'ai besoin d'argent, et il faut bien que je
consente à tout.

- La Flèche -
C'est la réponse que j'ai faite.

- Cléante -
Il y a encore quelque chose ?

- La Flèche -
Ce n'est plus qu'un petit article.
"Des quinze mille francs qu'on demande, le prêteur ne
pourra compter en argent que douze mille livres ; et,
pour les mille écus restants, il faudra que l'emprunteur
prenne les hardes, nippes, bijoux, dont s'ensuit le
mémoire, et que ledit prêteur a mis, de bonne foi, au
plus modique prix qu'il lui a été possible."

- Cléante -
Que veut dire cela ?

- La Flèche -
Ecoutez le mémoire :
"Premièrement, un lit de quatre pieds à bandes de point
de Hongrie, appliquées fort proprement sur un drap de
couleur d'olive, avec six chaises et la courte-pointe
de même : le tout bien conditionné, et doublé d'un petit
taffetas changeant rouge et bleu.
Plus, un pavillon à queue, d'une bonne serge d'Aumale
rose sèche, avec le mollet et les franges de soie."

- Cléante -
Que veut-il que je fasse de cela ?

- La Flèche -
Attendez.
"Plus une tenture de tapisserie des Amours de Gombaud
et de Macée.
Plus, une grande table de bois de noyer, à douze colonnes
ou piliers tournés, qui se tire par les deux bouts, et
garnie par le dessous de ses six escabelles."

- Cléante -
Qu'ai-je affaire, morbleu... ?

- La Flèche -
Donnez-vous patience.
"Plus trois gros mousquets tout garnis de nacre de perle,
avec les trois fourchettes assortissantes (11).
Plus un fourneau de brique, avec deux cornues et trois
récipients, fort utiles à ceux qui sont curieux de
distiller."

- Cléante -
J'enrage !

- La Flèche -
Doucement.
"Plus, un luth de Bologne, garni de toutes ses cordes,
ou peu s'en faut.
Plus, un trou-madame et un damier, avec un jeu de l'oie,
renouvelé des Grecs, fort propres à passer le temps
lorsque l'on n'a que faire.
Plus, une peau d'un lézard de trois pieds et demi, remplie
de foin ; curiosité agréable pour pendre au plancher d'une
chambre.
Le tout, ci-dessus mentionné, valant loyalement plus de
quatre mille cinq cents livres, et rabaissé à la valeur
de mille écus par la discrétion du prêteur."

- Cléante -
Que la peste l'étouffe avec sa discrétion, le traître, le bourreau
qu'il est ! A-t-on jamais parlé d'une usure semblable, et n'est-il
pas content du furieux intérêt qu'il exige, sans vouloir encore
m'obliger à prendre pour trois mille livres les vieux rogatons qu'il
ramasse ? Je n'aurai pas deux cents écus de tout cela ; et cependant
il faut bien me résoudre à consentir à ce qu'il veut : car il est en
état de me faire tout accepter, et il me tient, le scélérat, le
poignard sur la gorge.

- La Flèche -
Je vous vois, Monsieur, ne vous en déplaise, dans le grand chemin
justement que tenait Panurge pour se ruiner, prenant argent d'avance,
achetant cher, vendant à bon marché et mangeant son blé en herbe.

- Cléante -
Que veux-tu que j'y fasse ? Voilà où les jeunes gens sont réduits par
la maudite avarice des pères ; et on s'étonne, après cela, que les
fils souhaitent qu'ils meurent !

- La Flèche -
Il faut convenir que le vôtre animerait contre sa vilenie le plus posé
homme du monde. Je n'ai pas, Dieu merci, les inclinations fort
patibulaires ; et, parmi mes confrères que je vois se mêler de
beaucoup de petits commerces, je sais tirer adroitement mon épingle du
jeu, et me démêler prudemment de toutes les galanteries qui sentent
tant soit peu l'échelle ; mais, à vous dire vrai, il me donnerait, par
ses procédés, des tentations de le voler ; et je croirais, en le
volant, faire une action méritoire.

- Cléante -
Donne-moi un peu ce mémoire, que je le voie encore.

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Scène II. - Harpagon, Maître Simon ; Cléante et La Flèche dans le fond
du théâtre.

- Maître Simon -
Oui, Monsieur, c'est un jeune homme qui a besoin d'argent ; ses
affaires le pressent d'en trouver, et il en passera par tout ce que
vous en prescrirez.

- Harpagon -
Mais croyez-vous, maître Simon, qu'il n'y ait rien à péricliter ? et
savez-vous le nom, les biens et la famille de celui pour qui vous
parlez ?

- Maître Simon -
Non. Je ne puis pas bien vous en instruire à fond ; et ce n'est que par
aventure que l'on m'a adressé à lui ; mais vous serez de toutes choses
éclairci par lui-même, et son homme m'a assuré que vous serez content
quand vous le connaîtrez. Tout ce que je saurais vous dire, c'est que
sa famille est fort riche, qu'il n'a plus de mère déjà, et qu'il
s'obligera, si vous voulez, que son père mourra avant qu'il soit huit
mois.

- Harpagon -
C'est quelque chose que cela. La charité, maître Simon, nous oblige à
faire plaisir aux personnes, lorsque nous le pouvons.

- Maître Simon -
Cela s'entend.

- La Flèche -
(bas, à Cléante, reconnaissant maître Simon.)
Que veut dire ceci ? Notre maître Simon qui parle à votre père !

- Cléante -
(bas, à La Flèche.)
Lui aurait-on appris qui je suis ? et serais-tu pour nous trahir ?

- Maître Simon -
(à Cléante et à La Flèche.)
Ah ! ah ! vous êtes bien pressés ! Qui vous a dit que c'était céans ?
(À Harpagon.)
Ce n'est pas moi, Monsieur, au moins, qui leur ai découvert votre nom
et votre logis ; mais, à mon avis, il n'y a pas grand mal à cela : ce
sont des personnes discrètes, et vous pouvez ici vous expliquer
ensemble.

- Harpagon -
Comment ?

- Maître Simon -
(montrant Cléante.)
Monsieur est la personne qui veut vous emprunter les quinze mille
livres dont je vous ai parlé.

- Harpagon -
Comment, pendard ! c'est toi qui t'abandonnes à ces coupables
extrémités !

- Cléante -
Comment ! mon père, c'est vous qui vous portez à ces honteuses actions !
(Maître Simon s'enfuit, et La Flèche va se cacher.)

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Scène III. - Harpagon, Cléante.

- Harpagon -
C'est toi qui te veux ruiner par des emprunts si condamnables !

- Cléante -
C'est vous qui cherchez à vous enrichir par des usures si criminelles !

- Harpagon -
Oses-tu bien, après cela, paraître devant moi ?

- Cléante -
Osez-vous bien, après cela, vous présenter aux yeux du monde ?

- Harpagon -
N'as-tu point de honte, dis-moi, d'en venir à ces débauches-là, de te
précipiter dans des dépenses effroyables, et de faire une honteuse
dissipation du bien que tes parents t'ont amassé avec tant de sueurs ?

- Cléante -
Ne rougissez-vous point de déshonorer votre condition par les
commerces que vous faites ; de sacrifier gloire et réputation au désir
insatiable d'entasser écu sur écu, et de renchérir, en fait
d'intérêts, sur les plus infâmes subtilités qu'aient jamais inventées
les plus célèbres usuriers ?

- Harpagon -
Ôte-toi de mes yeux, coquin ! ôte-toi de mes yeux !

- Cléante -
Qui est plus criminel, à votre avis, ou celui qui achète un argent
dont il a besoin, ou bien celui qui vole un argent dont il n'a que
faire ?

- Harpagon -
Retire-toi, te dis-je, et ne m'échauffe pas les oreilles.
(Seul.)
Je ne suis pas fâché de cette aventure ; et ce m'est un avis de tenir
l'oeil plus que jamais sur toutes ses actions.

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Scène IV. - Frosine, Harpagon.

- Frosine -
Monsieur...

- Harpagon -
Attendez un moment ; Je vais revenir vous parler.
(A part.)
Il est à propos que je fasse un petit tour à mon argent.

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Scène V. - La Flèche, Frosine.

- La Flèche -
(sans voir Frosine.)
L'aventure est tout à fait drôle ! Il faut bien qu'il ait quelque part
un ample magasin de hardes, car nous n'avons rien reconnu au mémoire
que nous avons.

- Frosine -
Hé ! c'est toi, mon pauvre la Flèche ! D'où vient cette rencontre ?

- La Flèche -
Ah ! ah ! c'est toi, Frosine ! Que viens-tu faire ici ?

- Frosine -
Ce que je fais partout ailleurs : m'entremettre d'affaires, me rendre
serviable aux gens, et profiter, du mieux qu'il m'est possible, des
petits talents que je puis avoir. Tu sais que dans ce monde, il faut
vivre d'adresse, et qu'aux personnes comme moi le ciel n'a donné
d'autres rentes que l'intrigue et que l'industrie.

- La Flèche -
As-tu quelque négoce avec le patron du logis ?

- Frosine -
Oui, je traite pour lui quelque petite affaire dont j'espère
récompense.

- La Flèche -
De lui ? Ah ! ma foi, tu seras bien fine si tu en tires quelque chose,
et je te donne avis que l'argent céans est fort cher.

- Frosine -
Il y a de certains services qui touchent merveilleusement.

- La Flèche -
Je suis votre valet ; et tu ne connais pas encore le seigneur
Harpagon. Le seigneur Harpagon est de tous les humains l'humain le
moins humain, le mortel de tous les mortels le plus dur et le plus
serré. Il n'est point de service qui pousse sa reconnaissance jusqu'à
lui faire ouvrir les mains. De la louange, de l'estime, de la
bienveillance en paroles, et de l'amitié, tant qu'il vous plaira ;
mais de l'argent, point d'affaires. Il n'est rien de plus sec et de
plus aride que ses bonnes grâces et ses caresses ; et "donner" est un
mot pour qui il a tant d'aversion, qu'il ne dit jamais, "Je vous
donne", mais "Je vous prête le bonjour".

- Frosine -
Mon Dieu ! je sais l'art de traire les hommes ; j'ai le secret de
m'ouvrir leur tendresse, de chatouiller leurs coeurs, de trouver les
endroits par où ils sont sensibles.

- La Flèche -
Bagatelles ici. Je te défie d'attendrir du côté de l'argent l'homme
dont il est question. Il est Turc là-dessus, mais d'une turquerie à
désespérer tout le monde ; et l'on pourrait crever, qu'il n'en
branlerait pas. En un mot, il aime l'argent plus que réputation,
qu'honneur, et que vertu ; et la vue d'un demandeur lui donne des
convulsions : c'est le frapper par son endroit mortel, c'est lui
percer le coeur, c'est lui arracher les entrailles ; et si... Mais il
revient : je me retire.

-----------
Scène VI. - Harpagon, Frosine.

- Harpagon -
(bas.)
Tout va comme il faut.
(Haut.)
Hé bien ! qu'est-ce, Frosine ?

- Frosine -
Ah ! mon Dieu, que vous vous portez bien, et que vous avez là un
vrai visage de santé !

- Harpagon -
Qui ? moi ?

- Frosine -
Jamais je ne vous vis un teint si frais et si gaillard.

- Harpagon -
Tout de bon ?

- Frosine -
Comment ! vous n'avez de votre vie été si jeune que vous êtes ; et je
vois des gens de vingt-cinq ans qui sont plus vieux que vous.

- Harpagon -
Cependant, Frosine, j'en ai soixante bien comptés.

- Frosine -
Eh bien, qu'est-ce que cela, soixante ans ? Voilà bien de quoi ! C'est
la fleur de l'âge, cela, et vous entrez maintenant dans la belle
saison de l'homme.

- Harpagon -
Il est vrai ; mais vingt années de moins, pourtant, ne me feraient
point de mal, que je crois.

- Frosine -
Vous moquez-vous ? Vous n'avez pas besoin de cela, et vous êtes d'une
pâte à vivre jusques à cent ans.

- Harpagon -
Tu le crois ?

- Frosine -
Assurément. Vous en avez toutes les marques. Tenez-vous un peu. Oh !
que voilà bien là, entre vos deux yeux, un signe de longue vie !

- Harpagon -
Tu te connais à cela ?

- Frosine -
Sans doute. Montrez-moi votre main. Mon Dieu, quelle ligne de vie !

- Harpagon -
Comment ?

- Frosine -
Ne voyez-vous pas jusqu'où va cette ligne-là ?

- Harpagon -
Eh bien ! qu'est-ce que cela veut dire ?

- Frosine -
Par ma foi, je disais cent ans ; mais vous passerez les six-vingts.

- Harpagon -
Est-il possible ?

- Frosine -
II faudra vous assommer, vous dis-je ; et vous mettrez en terre et vos
enfants, et les enfants de vos enfants.

- Harpagon -
Tant mieux ! Comment va notre affaire ?

- Frosine -
Faut-il le demander ? et me voit-on mêler de rien dont je ne vienne à
bout ? J'ai, surtout pour les mariages, un talent merveilleux. Il
n'est point de partis au monde que je ne trouve en peu de temps le
moyen d'accoupler ; et je crois, si je me l'étais mis en tête, que je
marierais le Grand Turc avec la République de Venise. Il n'y avait
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