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L'Assommoir - 22
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tournait mal, tout le monde s'y aigrissait et s'envoyait promener au
premier mot. Coupeau, un matin qu'il avait les cheveux malades,
s'était écrié: « La vieille dit toujours qu'elle va mourir, et elle ne
meurt jamais! » parole qui avait frappé maman Coupeau au coeur. On lui
reprochait ce qu'elle coûtait, on disait tranquillement que, si elle
n'était plus là, il y aurait une grosse économie. A la vérité, elle ne
se conduisait pas non plus comme elle aurait dû. Ainsi, quand elle
voyait sa fille aînée, madame Lerat, elle pleurait misère, accusait
son fils et sa belle-fille de la laisser mourir de faim, tout ça pour
lui tirer une pièce de vingt sous, qu'elle dépensait en gourmandises.
Elle faisait aussi des cancans abominables avec les Lorilleux, en leur
racontant à quoi passaient leurs dix francs, aux fantaisies de la
blanchisseuse, des bonnets neufs, des gâteaux mangés dans les coins,
des choses plus sales même qu'on n'osait pas dire. A deux ou trois
reprises, elle faillit faire battre toute la famille. Tantôt elle
était avec les uns, tantôt elle était avec les autres; enfin, ça
devenait un vrai gâchis.
Au plus fort de sa crise, cet hiver-là, une après-midi que madame
Lorilleux et madame Lerat s'étaient rencontrées devant son lit, maman
Coupeau cligna les yeux, pour leur dire de se pencher. Elle pouvait à
peine parler. Elle souffla, à voix basse:
-- C'est du propre!... Je les ai entendus cette nuit. Oui, oui, la
Banban et le chapelier... Et ils menaient un train! Coupeau est joli.
C'est du propre!
Elle raconta, par phrases courtes, toussant et étouffant, que son fils
avait dû rentrer ivre-mort, la veille. Alors, comme elle ne dormait
pas, elle s'était très bien rendu compte de tous les bruits, les pieds
nus de la Banban trottant sur le carreau, la voix sifflante du
chapelier qui l'appelait, la porte de communication poussée doucement,
et le reste. Ça devait avoir duré jusqu'au jour, elle ne savait pas
l'heure au juste, parce que, malgré ses efforts, elle avait fini par
s'assoupir.
-- Ce qu'il y a de plus dégoûtant, c'est que Nana aurait pu entendre,
continua-t-elle. Justement, elle a été agitée toute la nuit, elle qui
d'habitude dort à poings fermés; elle sautait, elle se retournait,
comme s'il y avait eu de la braise dans son lit.
Les deux femmes ne parurent pas surprises.
-- Pardi! murmura madame Lorilleux, ça doit avoir commencé le premier
jour... Du moment où ça plaît à Coupeau, nous n'avons pas à nous en
mêler. N'importe! ce n'est guère honorable pour la famille.
-- Moi, si j'étais là, expliqua madame Lerat en pinçant les lèvres, je
lui ferais une peur, je lui crierais quelque chose, n'importe quoi: Je
te vois! ou bien: V'là les gendarmes!... La domestique d'un médecin
m'a dit que son maître lui avait dit que ça pouvait tuer raide une
femme, dans un certain moment. Et si elle restait sur la place,
n'est-ce pas? ce serait bien fait, elle se trouverait punie par où
elle aurait péché.
Tout le quartier sut bientôt que, chaque nuit, Gervaise allait
retrouver Lantier. Madame Lorilleux, devant les voisines, avait une
indignation bruyante; elle plaignait son frère, ce jeanjean que sa
femme peignait en jaune de la tête aux pieds; et, à l'entendre, si
elle entrait encore dans un pareil bazar, c'était uniquement pour sa
pauvre mère, qui se trouvait forcée de vivre au milieu de ces
abominations. Alors, le quartier tomba sur Gervaise. Ça devait être
elle qui avait débauché le chapelier. On voyait ça dans ses yeux. Oui,
malgré les vilains bruits, ce sacré sournois de Lantier restait gobé,
parce qu'il continuait ses airs d'homme comme il faut avec tout le
monde, marchant sur les trottoirs en lisant le journal, prévenant et
galant auprès des dames, ayant toujours à donner des pastilles et des
fleurs. Mon Dieu! lui, faisait son métier de coq; un homme est un
homme, on ne peut pas lui demander de résister aux femmes qui se
jettent à son cou. Mais elle, n'avait pas d'excuse; elle déshonorait
la rue de la Goutte-d'Or. Et les Lorilleux, comme parrain et marraine,
attiraient Nana chez eux pour avoir des détails. Quand ils la
questionnaient d'une façon détournée, la petite prenait son air bêta,
répondait en éteignant la flamme de ses yeux sous ses longues
paupières molles.
Au milieu de cette indignation publique, Gervaise vivait tranquille,
lasse et un peu endormie. Dans les commencements, elle s'était trouvée
bien coupable, bien sale, et elle avait eu un dégoût d'elle-même.
Quand elle sortait de la chambre de Lantier, elle se lavait les mains,
elle mouillait un torchon et se frottait les épaules à les écorcher,
comme pour enlever son ordure. Si Coupeau cherchait alors à
plaisanter, elle se fâchait, courait en grelottant s'habiller au fond
de la boutique; et elle ne tolérait pas davantage que le chapelier la
touchât, lorsque son mari venait de l'embrasser. Elle aurait voulu
changer de peau en changeant d'homme. Mais, lentement, elle
s'accoutumait. C'était trop fatigant de se débarbouiller chaque fois.
Ses paresses l'amollissaient, son besoin d'être heureuse lui faisait
tirer tout le bonheur possible de ses embêtements. Elle était
complaisante pour elle et pour les autres, tâchait uniquement
d'arranger les choses de façon à ce que personne n'eût trop d'ennui.
N'est-ce pas? pourvu que son mari et son amant fussent contents, que
la maison marchât son petit train-train régulier, qu'on rigolât du
matin au soir, tous gras, tous satisfaits de la vie et se la coulant
douce, il n'y avait vraiment pas de quoi se plaindre. Puis, après
tout, elle ne devait pas tant faire de mal, puisque ça s'arrangeait si
bien, à la satisfaction d'un chacun; on est puni d'ordinaire, quand on
fait le mal. Alors, son dévergondage avait tourné à l'habitude.
Maintenant, c'était réglé comme le boire et le manger; chaque fois que
Coupeau rentrait soûl, elle passait chez Lantier, ce qui arrivait au
moins le lundi, le mardi et le mercredi de la semaine. Elle partageait
ses nuits. Même, elle avait fini, lorsque le zingueur simplement
ronflait trop fort, par le lâcher au beau milieu du sommeil, et allait
continuer son dodo tranquille sur l'oreiller du voisin. Ce n'était pas
qu'elle éprouvât plus d'amitié pour le chapelier. Non, elle le
trouvait seulement plus propre, elle se reposait mieux dans sa
chambre, où elle croyait prendre un bain. Enfin, elle ressemblait aux
chattes qui aiment à se coucher en rond sur le linge blanc.
Maman Coupeau n'osa jamais parler de ça nettement. Mais, après une
dispute, quand la blanchisseuse l'avait secouée, la vieille ne
ménageait pas les allusions. Elle disait connaître des hommes joliment
bêtes et des femmes joliment coquines; et elle mâchait d'autres mots
plus vifs, avec la verdeur de parole d'une ancienne giletière. Les
premières fois, Gervaise l'avait regardée fixement, sans répondre.
Puis, tout en évitant elle aussi de préciser, elle se défendit, par
des raisons dites en général. Quand une femme avait pour homme un
soûlard, un saligaud qui vivait dans la pourriture, cette femme était
bien excusable de chercher de la propreté ailleurs. Elle allait plus
loin, elle laissait entendre que Lantier était son mari autant que
Coupeau, peut-être même davantage. Est-ce qu'elle ne l'avait pas connu
à quatorze ans? est-ce qu'elle n'avait pas deux enfants de lui? Eh
bien! dans ces conditions, tout se pardonnait, personne ne pouvait lui
jeter la pierre. Elle se disait dans la loi de la nature. Puis, il ne
fallait pas qu'on l'ennuyât. Elle aurait vite fait d'envoyer à chacun
son paquet. La rue de la Goutte-d'Or n'était pas si propre! La petite
madame Vigouroux faisait la cabriole du matin au soir dans son
charbon. Madame Lehongre, la femme de l'épicier, couchait avec son
beau-frère, un grand baveux qu'on n'aurait pas ramassé sur une pelle.
L'horloger d'en face, ce monsieur pincé, avait failli passer aux
assises, pour une abomination; il allait avec sa propre fille, une
effrontée qui roulait les boulevards. Et, le geste élargi, elle
indiquait le quartier entier, elle en avait pour une heure rien qu'à
étaler le linge sale de tout ce peuple, les gens couchés comme des
bêtes, en tas, pères, mères, enfants, se roulant dans leur ordure. Ah!
elle en savait, la cochonnerie pissait de partout, ça empoisonnait les
maisons d'alentour! Oui, oui, quelque chose de propre que l'homme et
la femme, dans ce coin de Paris, où l'on est les uns sur les autres, à
cause de la misère! On aurait mis les deux sexes dans un mortier,
qu'on en aurait tiré pour toute marchandise de quoi fumer les
cerisiers de la plaine Saint-Denis.
-- Ils feraient mieux de ne pas cracher en l'air, ça leur retombe sur
le nez, criait-elle, quand on la poussait à bout. Chacun dans son
trou, n'est-ce pas? Qu'ils laissent vivre les braves gens à leur
façon, s'ils veulent vivre à la leur... Moi, je trouve que tout est
bien, mais à la condition de ne pas être traînée dans le ruisseau par
des gens qui s'y promènent, la tête la première.
Et, maman Coupeau s'étant un jour montrée plus claire, elle lui avait
dit, les dents serrées:
-- Vous êtes dans votre lit, vous profitez de ça... Écoutez, vous avez
tort, vous voyez bien que je suis gentille, car jamais je ne vous ai
jeté à la figure votre vie, à vous! Oh! je sais, une jolie vie, des
deux ou trois hommes, du vivant du père Coupeau... Non, ne toussez
pas, j'ai fini de causer. C'est seulement pour vous demander de me
ficher la paix, voilà tout!
La vieille femme avait manqué étouffer. Le lendemain, Goujet étant
venu réclamer le linge de sa mère pendant une absence de Gervaise,
maman Coupeau l'appela et le garda longtemps assis devant son lit.
Elle connaissait bien l'amitié du forgeron, elle le voyait sombre et
malheureux depuis quelque temps, avec le soupçon des vilaines choses
qui se passaient. Et, pour bavarder, pour se venger de la dispute de
la veille, elle lui apprit la vérité crûment, en pleurant, en se
plaignant, comme si la mauvaise conduite de Gervaise lui faisait
surtout du tort. Lorsque Goujet sortit du cabinet, il s'appuyait aux
murs, suffoquant de chagrin. Puis, au retour de la blanchisseuse,
maman Coupeau lui cria qu'on la demandait tout de suite chez madame
Goujet, avec le linge repassé ou non; et elle était si animée, que
Gervaise flaira les cancans, devina la triste scène et le crève-coeur
dont elle se trouvait menacée.
Très pâle, les membres cassés à l'avance, elle mit le linge dans un
panier, elle partit. Depuis des années, elle n'avait pas rendu un sou
aux Goujet. La dette montait toujours à quatre cent vingt-cinq francs.
Chaque fois, elle prenait l'argent du blanchissage, en parlant de sa
gêne. C'était une grande honte pour elle, parce qu'elle avait l'air de
profiter de l'amitié du forgeron pour le jobarder. Coupeau, moins
scrupuleux maintenant, ricanait, disait qu'il avait bien dû lui pincer
la taille dans les coins, et qu'alors il était payé. Mais elle, malgré
le commerce où elle était tombée avec Lantier, se révoltait, demandait
à son mari s'il voulait déjà manger de ce pain-là. Il ne fallait pas
mal parler de Goujet devant elle; sa tendresse pour le forgeron lui
restait comme un coin de son honneur. Aussi, toutes les fois qu'elle
reportait le linge chez ces braves gens, se trouvait-elle prise d'un
serrement au coeur, dès la première marche de l'escalier.
-- Ah! c'est vous enfin! lui dit sèchement madame Goujet, en lui
ouvrant la porte. Quand j'aurai besoin de la mort, je vous l'enverrai
chercher.
Gervaise entra, embarrassée, sans oser même balbutier une excuse. Elle
n'était plus exacte, ne venait jamais à l'heure, se faisait attendre
des huit jours. Peu à peu, elle s'abandonnait à un grand désordre.
-- Voilà une semaine que je compte sur vous, continua la dentellière.
Et vous mentez avec ça, vous m'envoyez votre apprentie me raconter des
histoires: on est après mon linge, on va me le livrer le soir même, ou
bien c'est un accident, le paquet qui est tombé dans un seau. Moi,
pendant ce temps-là, je perds ma journée, je ne vois rien arriver et
je me tourmente l'esprit. Non, vous n'êtes pas raisonnable... Voyons,
qu'est-ce que vous avez, dans ce panier! Est-ce tout, au moins!
M'apportez-vous la paire de draps que vous me gardez depuis un mois,
et la chemise qui est restée en arrière, au dernier blanchissage?
-- Oui, oui, murmura Gervaise, la chemise y est. La voici.
Mais madame Goujet se récria. Cette chemise n'était pas à elle, elle
n'en voulait pas. On lui changeait son linge, c'était le comble! Déjà,
l'autre semaine, elle avait eu deux mouchoirs qui ne portaient pas sa
marque. Ça ne la ragoûtait guère, du linge venu elle ne savait d'où.
Puis, enfin, elle tenait à ses affaires.
-- Et les draps? reprit-elle. Ils sont perdus, n'est-ce pas?... Eh
bien ma petite, il faudra vous arranger, mais je les veux quand même
demain matin, entendez-vous!
Il y eut un silence. Ce qui achevait de troubler Gervaise, c'était de
sentir, derrière elle, la porte de la chambre de Goujet entr'ouverte.
Le forgeron devait être là, elle le devinait; et quel ennui, s'il
écoutait tous ces reproches mérités, auxquels elle ne pouvait rien
répondre! Elle se faisait très souple, très douce, courbant la tête,
posant le linge sur le lit le plus vivement possible. Mais ça se gâta
encore, quand madame Goujet se mit à examiner les pièces une à une.
Elle les prenait, les rejetait, en disant:
-- Ah! vous perdez joliment la main. On ne peut plus vous faire des
compliments tous les jours... Oui, vous salopez, vous cochonnez
l'ouvrage, à cette heure... Tenez, regardez-moi ce devant de chemise,
il est brûlé, le fer a marqué sur les plis. Et les boutons, ils sont
tous arrachés. Je ne sais pas comment vous vous arrangez, il ne reste
jamais un bouton... Oh! par exemple, voilà une camisole que je ne vous
paierai pas. Voyez donc ça? La crasse y est, vous l'avez étalée
simplement. Merci! si le linge n'est même plus propre...
Elle s'arrêta, comptant les pièces. Puis, elle s'écria:
-- Comment! c'est ce que vous apportez?...Il manque deux paires de
bas, six serviettes, une nappe, des torchons... Vous vous moquez de
moi, alors! Je vous ai fait dire de tout me rendre, repassé ou non. Si
dans une heure votre apprentie n'est pas ici avec le reste, nous nous
fâcherons, madame Coupeau, je vous en préviens.
A ce moment, Goujet toussa dans sa chambre. Gervaise eut un léger
tressaillement. Comme on la traitait devant lui, mon Dieu! Et elle
resta au milieu de la chambre, gênée, confuse, attendant le linge
sale. Mais, après avoir arrêté le compte, madame Goujet avait
tranquillement repris sa place près de la fenêtre, travaillant au
raccommodage d'un châle de dentelle.
-- Et le linge? demanda timidement la blanchisseuse.
-- Non, merci, répondit la vieille femme, il n'y a rien cette semaine.
Gervaise pâlit. On lui retirait la pratique. Alors, elle perdit
complètement la tête, elle dut s'asseoir sur une chaise, parce que ses
jambes s'en allaient sous elle. Et elle ne chercha pas à se défendre,
elle trouva seulement cette phrase:
-- Monsieur Goujet est donc malade?
Oui, il était souffrant, il avait dû rentrer au lieu de se rendre à la
forge, et il venait de s'étendre sur son lit pour se reposer. Madame
Goujet causait gravement, en robe noire comme toujours, sa face
blanche encadrée dans sa coiffe monacale. On avait encore baissé la
journée des boulonniers; de neuf francs, elle était tombée à sept
francs, à cause des machines qui maintenant faisaient toute la
besogne. Et elle expliquait qu'ils économisaient sur tout; elle
voulait de nouveau laver son linge elle-même. Naturellement, ce serait
bien tombé, si les Coupeau lui avaient rendu l'argent prêté par son
fils. Mais ce n'était pas elle qui leur enverrait les huissiers,
puisqu'ils ne pouvaient pas payer. Depuis qu'elle parlait de la dette,
Gervaise, la tête basse, semblait suivre le jeu agile de son aiguille
reformant les mailles une à une.
-- Pourtant, continuait la dentellière, en vous gênant un peu, vous
arriveriez à vous acquitter. Car, enfin, vous mangez très bien, vous
dépensez beaucoup, j'en suis sûre... Quand vous nous donneriez
seulement dix francs chaque mois...
Elle fut interrompue par la voix de Goujet qui l'appelait.
-- Maman! maman!
Et, lorsqu'elle revint s'asseoir, presque tout de suite, elle changea
de conversation. Le forgeron l'avait sans doute suppliée de ne pas
demander de l'argent à Gervaise. Mais, malgré elle, au bout de cinq
minutes, elle parlait de nouveau de la dette. Oh! elle avait prévu ce
qui arrivait, le zingueur buvait la boutique, et il mènerait sa femme
loin. Aussi jamais son fils n'aurait prêté les cinq cents francs, s'il
l'avait écoutée. Aujourd'hui, il serait marié, il ne crèverait pas de
tristesse, avec la perspective d'être malheureux toute sa vie. Elle
s'animait, elle devenait très dure, accusant clairement Gervaise de
s'être entendue avec Coupeau pour abuser de son bêta d'enfant. Oui, il
y avait des femmes qui jouaient l'hypocrisie pendant des années et
dont la mauvaise conduite finissait par éclater au grand jour.
-- Maman! maman! appela une seconde fois la voix de Goujet, plus
violemment.
Elle se leva, et, quand elle reparut, elle dit, en se remettant à sa
dentelle:
-- Entrez, il veut vous voir.
Gervaise, tremblante, laissa la porte ouverte. Cette scène
l'émotionnait, parce que c'était comme un aveu de leur tendresse
devant madame Goujet. Elle retrouva la petite chambre tranquille,
tapissée d'images, avec son lit de fer étroit, pareille à la chambre
d'un garçon de quinze ans. Ce grand corps de Goujet, les membres
cassés par la confidence de maman Coupeau, était allongé sur le lit,
les yeux rouges, sa belle barbe jaune encore mouillée. Il devait avoir
défoncé son oreiller de ses poings terribles, dans le premier moment
de rage, car la toile fendue laissait couler la plume.
-- Écoutez, maman a tort, dit-il à la blanchisseuse d'une voix presque
basse. Vous ne me devez rien, je ne veux pas qu'on parle de ça.
Il s'était soulevé, il la regardait. De grosses larmes aussitôt
remontèrent à ses yeux.
-- Vous souffrez, monsieur Goujet? murmura-t-elle. Qu'est-ce que vous
avez, je vous en prie?
-- Rien, merci. Je me suis trop fatigué hier. Je vais dormir un peu.
Puis, son coeur se brisa, il ne put retenir ce cri:
-- Ah! mon Dieu! mon Dieu! jamais ça ne devait être, jamais! Vous
aviez juré. Et ça est, maintenant, ça est!... Ah! mon Dieu! ça me fait
trop de mal, allez-vous-en!
Et, de la main, il la renvoyait, avec une douceur suppliante. Elle
n'approcha pas du lit, elle s'en alla, comme il le demandait, stupide,
n'ayant rien à lui dire pour le soulager. Dans la pièce d'à côté, elle
reprit son panier; et elle ne sortait toujours pas, elle aurait voulu
trouver un mot. Madame Goujet continuait son raccommodage, sans lever
la tête. Ce fut elle qui dit enfin:
-- Eh bien! bonsoir, renvoyez-moi mon linge, nous compterons plus
tard.
-- Oui, c'est ça, bonsoir, balbutia Gervaise.
Elle referma la porte lentement, avec un dernier coup d'oeil dans ce
ménage propre, rangé, où il lui semblait laisser quelque chose de son
honnêteté. Elle revint à la boutique de l'air bête des vaches qui
rentrent chez elles, sans s'inquiéter du chemin. Maman Coupeau, sur
une chaise, près de la mécanique, quittait son lit pour la première
fois. Mais la blanchisseuse ne lui fit pas même un reproche; elle
était trop fatiguée, les os malades comme si on l'avait battue; elle
pensait que la vie était trop dure à la fin, et qu'à moins de crever
tout de suite, on ne pouvait pourtant pas s'arracher le coeur
soi-même.
Maintenant, Gervaise se moquait de tout. Elle avait un geste vague de
la main pour envoyer coucher le monde. A chaque nouvel ennui, elle
s'enfonçait dans le seul plaisir de faire ses trois repas par jour. La
boutique aurait pu crouler; pourvu qu'elle ne fût pas dessous, elle
s'en serait allée volontiers, sans une chemise. Et la boutique
croulait, pas tout d'un coup, mais un peu matin et soir. Une à une,
les pratiques se fâchaient et portaient leur linge ailleurs. M.
Madinier, mademoiselle Remanjou, les Boche eux-mêmes, étaient
retournés chez madame Fauconnier, où ils trouvaient plus d'exactitude.
On finit par se lasser de réclamer une paire de bas pendant trois
semaines et de remettre des chemises avec les taches de graisse de
l'autre dimanche. Gervaise, sans perdre un coup de dents, leur criait
bon voyage, les arrangeait d'une propre manière, en se disant joliment
contente de ne plus avoir à fouiller dans leur infection. Ah bien!
tout le quartier pouvait la lâcher, ça la débarrasserait d'un beau tas
d'ordures; puis, ce serait toujours de l'ouvrage de moins. En
attendant, elle gardait seulement les mauvaises payes, les rouleuses,
les femmes comme madame Gaudron, dont pas une blanchisseuse de la rue
Neuve ne voulait laver le linge, tant il puait. La boutique était
perdue, elle avait dû renvoyer sa dernière ouvrière, madame Putois;
elle restait seule avec son apprentie, ce louchon d'Augustine, qui
bêtissait en grandissant; et encore, à elles deux, elles n'avaient pas
toujours de l'ouvrage, elles traînaient leur derrière sur les
tabourets durant des après-midi entières. Enfin, un plongeon complet.
Ça sentait la ruine.
Naturellement, à mesure que la paresse et la misère entraient, la
malpropreté entrait aussi. On n'aurait pas reconnu cette belle
boutique bleue, couleur du ciel, qui était jadis l'orgueil de
Gervaise. Les boiseries et les carreaux de la vitrine, qu'on oubliait
de laver, restaient du haut en bas éclaboussés par la crotte des
voitures. Sur les planches, à la tringle de laiton, s'étalaient trois
guenilles grises, laissées par des clientes mortes à l'hôpital. Et
c'était plus minable encore à l'intérieur: l'humidité des linges
séchant au plafond avait décollé le papier; la perse pompadour étalait
des lambeaux qui pendaient pareils à des toiles d'araignée lourdes de
poussière; la mécanique, cassée, trouée à coups de tisonnier, mettait
dans son coin les débris de vieille fonte d'un marchand de
bric-à-brac; l'établi semblait avoir servi de table à toute une
garnison, taché de café et de vin, emplâtré de confiture, gras des
lichades du lundi. Avec ça, une odeur d'amidon aigre, une puanteur
faite de moisi, de graillon et de crasse. Mais Gervaise se trouvait
très bien là dedans. Elle n'avait pas vu la boutique se salir; elle
s'y abandonnait et s'habituait au papier déchiré, aux boiseries
graisseuses, comme elle en arrivait à porter des jupes fendues et à ne
plus se laver les oreilles. Même la saleté était un nid chaud où elle
jouissait de s'accroupir. Laisser les choses à la débandade, attendre
que la poussière bouchât les trous et mît un velours partout, sentir
la maison s'alourdir autour de soi dans un engourdissement de
fainéantise, cela était une vraie volupté dont elle se grisait. Sa
tranquillité d'abord; le reste, elle s'en battait l'oeil. Les dettes,
toujours croissantes pourtant, ne la tourmentaient plus. Elle perdait
de sa probité; on paierait ou on ne paierait pas, la chose restait
vague, et elle préférait ne pas savoir. Quand on lui fermait un crédit
dans une maison, elle en ouvrait un autre dans la maison d'à côté.
Elle brûlait le quartier, elle avait des poufs tous les dix pas. Rien
que dans la rue de la Goutte-d'Or, elle n'osait plus passer devant le
charbonnier, ni devant l'épicier, ni devant la fruitière; ce qui lui
faisait faire le tour par la rue des Poissonniers, quand elle allait
au lavoir, une trotte de dix bonnes minutes. Les fournisseurs venaient
la traiter de coquine. Un soir, l'homme qui avait vendu les meubles de
Lantier, ameuta les voisins; il gueulait qu'il la trousserait et se
paierait sur la bête, si elle ne lui allongeait pas sa monnaie. Bien
sûr, de pareilles scènes la laissaient tremblante; seulement, elle se
secouait comme un chien battu, et c'était fini, elle n'en dînait pas
plus mal, le soir. En voilà des insolents qui l'embêtaient! elle
n'avait point d'argent, elle ne pouvait pas en fabriquer, peut-être!
Puis, les marchands volaient assez, ils étaient faits pour attendre.
Et elle se rendormait dans son trou, en évitant de songer à ce qui
arriverait forcément un jour. Elle ferait le saut, parbleu! mais,
jusque-là, elle entendait ne pas être taquinée.
Pourtant, maman Coupeau était remise. Pendant une année encore, la
maison boulotta. L'été, naturellement, il y avait toujours un peu plus
de travail, les jupons blancs et les robes de percale des baladeuses
du boulevard extérieur. Ça tournait à la dégringolade lente, le nez
davantage dans la crotte chaque semaine, avec des hauts et des bas
cependant, des soirs où l'on se frottait le ventre devant le buffet
vide, et d'autres où l'on mangeait du veau à crever. On ne voyait plus
que maman Coupeau sur les trottoirs, cachant des paquets sous son
tablier, allant d'un pas de promenade au Mont-de-Piété de la rue
Polonceau. Elle arrondissait le dos, avait la mine confite et
gourmande d'une dévote qui va à la messe; car elle ne détestait pas
ça, les tripotages d'argent l'amusaient, ce bibelotage de marchande à
la toilette chatouillait ses passions de vieille commère. Les employés
de la rue Polonceau la connaissaient bien; ils l'appelaient la mère
« Quatre francs », parce qu'elle demandait toujours quatre francs,
quand ils en offraient trois, sur ses paquets gros comme deux sous de
beurre. Gervaise aurait bazardé la maison; elle était prise de la rage
du clou, elle se serait tondu la tête, si on avait voulu lui prêter
sur ses cheveux. C'était trop commode, on ne pouvait pas s'empêcher
d'aller chercher là de la monnaie, lorsqu'on attendait après un pain
de quatre livres. Tout le saint-frusquin y passait, le linge, les
habits, jusqu'aux outils et aux meubles. Dans les commencements, elle
profitait des bonnes semaines, pour dégager, quitte à rengager la
semaine suivante. Puis, elle se moqua de ses affaires, les laissa
perdre, vendit les reconnaissances. Une seule chose lui fendit le
coeur, ce fut de mettre sa pendule en plan, pour payer un billet de
vingt francs à un huissier qui venait la saisir. Jusque-là, elle avait
juré de mourir plutôt de faim que de toucher à sa pendule. Quand maman
Coupeau l'emporta, dans une petite caisse à chapeau, elle tomba sur
une chaise, les bras mous, les yeux mouillés, comme si on lui enlevait
sa fortune. Mais, lorsque maman Coupeau reparut avec vingt-cinq
francs, ce prêt inespéré, ces cinq francs de bénéfice la consolèrent;
elle renvoya tout de suite la vieille femme chercher quatre sous de
goutte dans un verre, à la seule fin de fêter la pièce de cent sous.
Souvent maintenant, lorsqu'elles s'entendaient bien ensemble, elles
lichaient ainsi la goutte, sur un coin de l'établi, un mêlé, moitié
eau-de-vie et moitié cassis. Maman Coupeau avait un chic pour
rapporter le verre plein dans la poche de son tablier, sans renverser
une larme. Les voisins n'avaient pas besoin de savoir, n'est-ce pas?
La vérité était que les voisins savaient parfaitement. La fruitière,
la tripière, les garçons épiciers disaient: « Tiens! la vieille va
chez ma tante, » ou bien: « Tiens! la vieille rapporte son riquiqui
dans sa poche. » Et, comme de juste, ça montait encore le quartier
contre Gervaise. Elle bouffait tout, elle aurait bientôt fait
d'achever sa baraque. Oui, oui, plus que trois ou quatre bouchées, la
place serait nette comme torchette.
Au milieu de ce démolissement général, Coupeau prospérait. Ce sacré
soiffard se portait comme un charme. Le pichenet et le vitriol
l'engraissaient, positivement. Il mangeait beaucoup, se fichait de cet
efflanqué de Lorilleux qui accusait la boisson de tuer les gens, lui
répondait en se tapant sur le ventre, la peau tendue par la graisse,
pareille à là peau d'un tambour. Il lui exécutait là-dessus une
musique, les vêpres de la gueule, des roulements et des battements de
grosse caisse à faire la fortune d'un arracheur de dents. Mais
Lorilleux, vexé de ne pas avoir de ventre, disait que c'était de la
graisse jaune, de la mauvaise graisse. N'importe, Coupeau se soûlait
davantage, pour sa santé. Ses cheveux poivre et sel, en coup de vent,
premier mot. Coupeau, un matin qu'il avait les cheveux malades,
s'était écrié: « La vieille dit toujours qu'elle va mourir, et elle ne
meurt jamais! » parole qui avait frappé maman Coupeau au coeur. On lui
reprochait ce qu'elle coûtait, on disait tranquillement que, si elle
n'était plus là, il y aurait une grosse économie. A la vérité, elle ne
se conduisait pas non plus comme elle aurait dû. Ainsi, quand elle
voyait sa fille aînée, madame Lerat, elle pleurait misère, accusait
son fils et sa belle-fille de la laisser mourir de faim, tout ça pour
lui tirer une pièce de vingt sous, qu'elle dépensait en gourmandises.
Elle faisait aussi des cancans abominables avec les Lorilleux, en leur
racontant à quoi passaient leurs dix francs, aux fantaisies de la
blanchisseuse, des bonnets neufs, des gâteaux mangés dans les coins,
des choses plus sales même qu'on n'osait pas dire. A deux ou trois
reprises, elle faillit faire battre toute la famille. Tantôt elle
était avec les uns, tantôt elle était avec les autres; enfin, ça
devenait un vrai gâchis.
Au plus fort de sa crise, cet hiver-là, une après-midi que madame
Lorilleux et madame Lerat s'étaient rencontrées devant son lit, maman
Coupeau cligna les yeux, pour leur dire de se pencher. Elle pouvait à
peine parler. Elle souffla, à voix basse:
-- C'est du propre!... Je les ai entendus cette nuit. Oui, oui, la
Banban et le chapelier... Et ils menaient un train! Coupeau est joli.
C'est du propre!
Elle raconta, par phrases courtes, toussant et étouffant, que son fils
avait dû rentrer ivre-mort, la veille. Alors, comme elle ne dormait
pas, elle s'était très bien rendu compte de tous les bruits, les pieds
nus de la Banban trottant sur le carreau, la voix sifflante du
chapelier qui l'appelait, la porte de communication poussée doucement,
et le reste. Ça devait avoir duré jusqu'au jour, elle ne savait pas
l'heure au juste, parce que, malgré ses efforts, elle avait fini par
s'assoupir.
-- Ce qu'il y a de plus dégoûtant, c'est que Nana aurait pu entendre,
continua-t-elle. Justement, elle a été agitée toute la nuit, elle qui
d'habitude dort à poings fermés; elle sautait, elle se retournait,
comme s'il y avait eu de la braise dans son lit.
Les deux femmes ne parurent pas surprises.
-- Pardi! murmura madame Lorilleux, ça doit avoir commencé le premier
jour... Du moment où ça plaît à Coupeau, nous n'avons pas à nous en
mêler. N'importe! ce n'est guère honorable pour la famille.
-- Moi, si j'étais là, expliqua madame Lerat en pinçant les lèvres, je
lui ferais une peur, je lui crierais quelque chose, n'importe quoi: Je
te vois! ou bien: V'là les gendarmes!... La domestique d'un médecin
m'a dit que son maître lui avait dit que ça pouvait tuer raide une
femme, dans un certain moment. Et si elle restait sur la place,
n'est-ce pas? ce serait bien fait, elle se trouverait punie par où
elle aurait péché.
Tout le quartier sut bientôt que, chaque nuit, Gervaise allait
retrouver Lantier. Madame Lorilleux, devant les voisines, avait une
indignation bruyante; elle plaignait son frère, ce jeanjean que sa
femme peignait en jaune de la tête aux pieds; et, à l'entendre, si
elle entrait encore dans un pareil bazar, c'était uniquement pour sa
pauvre mère, qui se trouvait forcée de vivre au milieu de ces
abominations. Alors, le quartier tomba sur Gervaise. Ça devait être
elle qui avait débauché le chapelier. On voyait ça dans ses yeux. Oui,
malgré les vilains bruits, ce sacré sournois de Lantier restait gobé,
parce qu'il continuait ses airs d'homme comme il faut avec tout le
monde, marchant sur les trottoirs en lisant le journal, prévenant et
galant auprès des dames, ayant toujours à donner des pastilles et des
fleurs. Mon Dieu! lui, faisait son métier de coq; un homme est un
homme, on ne peut pas lui demander de résister aux femmes qui se
jettent à son cou. Mais elle, n'avait pas d'excuse; elle déshonorait
la rue de la Goutte-d'Or. Et les Lorilleux, comme parrain et marraine,
attiraient Nana chez eux pour avoir des détails. Quand ils la
questionnaient d'une façon détournée, la petite prenait son air bêta,
répondait en éteignant la flamme de ses yeux sous ses longues
paupières molles.
Au milieu de cette indignation publique, Gervaise vivait tranquille,
lasse et un peu endormie. Dans les commencements, elle s'était trouvée
bien coupable, bien sale, et elle avait eu un dégoût d'elle-même.
Quand elle sortait de la chambre de Lantier, elle se lavait les mains,
elle mouillait un torchon et se frottait les épaules à les écorcher,
comme pour enlever son ordure. Si Coupeau cherchait alors à
plaisanter, elle se fâchait, courait en grelottant s'habiller au fond
de la boutique; et elle ne tolérait pas davantage que le chapelier la
touchât, lorsque son mari venait de l'embrasser. Elle aurait voulu
changer de peau en changeant d'homme. Mais, lentement, elle
s'accoutumait. C'était trop fatigant de se débarbouiller chaque fois.
Ses paresses l'amollissaient, son besoin d'être heureuse lui faisait
tirer tout le bonheur possible de ses embêtements. Elle était
complaisante pour elle et pour les autres, tâchait uniquement
d'arranger les choses de façon à ce que personne n'eût trop d'ennui.
N'est-ce pas? pourvu que son mari et son amant fussent contents, que
la maison marchât son petit train-train régulier, qu'on rigolât du
matin au soir, tous gras, tous satisfaits de la vie et se la coulant
douce, il n'y avait vraiment pas de quoi se plaindre. Puis, après
tout, elle ne devait pas tant faire de mal, puisque ça s'arrangeait si
bien, à la satisfaction d'un chacun; on est puni d'ordinaire, quand on
fait le mal. Alors, son dévergondage avait tourné à l'habitude.
Maintenant, c'était réglé comme le boire et le manger; chaque fois que
Coupeau rentrait soûl, elle passait chez Lantier, ce qui arrivait au
moins le lundi, le mardi et le mercredi de la semaine. Elle partageait
ses nuits. Même, elle avait fini, lorsque le zingueur simplement
ronflait trop fort, par le lâcher au beau milieu du sommeil, et allait
continuer son dodo tranquille sur l'oreiller du voisin. Ce n'était pas
qu'elle éprouvât plus d'amitié pour le chapelier. Non, elle le
trouvait seulement plus propre, elle se reposait mieux dans sa
chambre, où elle croyait prendre un bain. Enfin, elle ressemblait aux
chattes qui aiment à se coucher en rond sur le linge blanc.
Maman Coupeau n'osa jamais parler de ça nettement. Mais, après une
dispute, quand la blanchisseuse l'avait secouée, la vieille ne
ménageait pas les allusions. Elle disait connaître des hommes joliment
bêtes et des femmes joliment coquines; et elle mâchait d'autres mots
plus vifs, avec la verdeur de parole d'une ancienne giletière. Les
premières fois, Gervaise l'avait regardée fixement, sans répondre.
Puis, tout en évitant elle aussi de préciser, elle se défendit, par
des raisons dites en général. Quand une femme avait pour homme un
soûlard, un saligaud qui vivait dans la pourriture, cette femme était
bien excusable de chercher de la propreté ailleurs. Elle allait plus
loin, elle laissait entendre que Lantier était son mari autant que
Coupeau, peut-être même davantage. Est-ce qu'elle ne l'avait pas connu
à quatorze ans? est-ce qu'elle n'avait pas deux enfants de lui? Eh
bien! dans ces conditions, tout se pardonnait, personne ne pouvait lui
jeter la pierre. Elle se disait dans la loi de la nature. Puis, il ne
fallait pas qu'on l'ennuyât. Elle aurait vite fait d'envoyer à chacun
son paquet. La rue de la Goutte-d'Or n'était pas si propre! La petite
madame Vigouroux faisait la cabriole du matin au soir dans son
charbon. Madame Lehongre, la femme de l'épicier, couchait avec son
beau-frère, un grand baveux qu'on n'aurait pas ramassé sur une pelle.
L'horloger d'en face, ce monsieur pincé, avait failli passer aux
assises, pour une abomination; il allait avec sa propre fille, une
effrontée qui roulait les boulevards. Et, le geste élargi, elle
indiquait le quartier entier, elle en avait pour une heure rien qu'à
étaler le linge sale de tout ce peuple, les gens couchés comme des
bêtes, en tas, pères, mères, enfants, se roulant dans leur ordure. Ah!
elle en savait, la cochonnerie pissait de partout, ça empoisonnait les
maisons d'alentour! Oui, oui, quelque chose de propre que l'homme et
la femme, dans ce coin de Paris, où l'on est les uns sur les autres, à
cause de la misère! On aurait mis les deux sexes dans un mortier,
qu'on en aurait tiré pour toute marchandise de quoi fumer les
cerisiers de la plaine Saint-Denis.
-- Ils feraient mieux de ne pas cracher en l'air, ça leur retombe sur
le nez, criait-elle, quand on la poussait à bout. Chacun dans son
trou, n'est-ce pas? Qu'ils laissent vivre les braves gens à leur
façon, s'ils veulent vivre à la leur... Moi, je trouve que tout est
bien, mais à la condition de ne pas être traînée dans le ruisseau par
des gens qui s'y promènent, la tête la première.
Et, maman Coupeau s'étant un jour montrée plus claire, elle lui avait
dit, les dents serrées:
-- Vous êtes dans votre lit, vous profitez de ça... Écoutez, vous avez
tort, vous voyez bien que je suis gentille, car jamais je ne vous ai
jeté à la figure votre vie, à vous! Oh! je sais, une jolie vie, des
deux ou trois hommes, du vivant du père Coupeau... Non, ne toussez
pas, j'ai fini de causer. C'est seulement pour vous demander de me
ficher la paix, voilà tout!
La vieille femme avait manqué étouffer. Le lendemain, Goujet étant
venu réclamer le linge de sa mère pendant une absence de Gervaise,
maman Coupeau l'appela et le garda longtemps assis devant son lit.
Elle connaissait bien l'amitié du forgeron, elle le voyait sombre et
malheureux depuis quelque temps, avec le soupçon des vilaines choses
qui se passaient. Et, pour bavarder, pour se venger de la dispute de
la veille, elle lui apprit la vérité crûment, en pleurant, en se
plaignant, comme si la mauvaise conduite de Gervaise lui faisait
surtout du tort. Lorsque Goujet sortit du cabinet, il s'appuyait aux
murs, suffoquant de chagrin. Puis, au retour de la blanchisseuse,
maman Coupeau lui cria qu'on la demandait tout de suite chez madame
Goujet, avec le linge repassé ou non; et elle était si animée, que
Gervaise flaira les cancans, devina la triste scène et le crève-coeur
dont elle se trouvait menacée.
Très pâle, les membres cassés à l'avance, elle mit le linge dans un
panier, elle partit. Depuis des années, elle n'avait pas rendu un sou
aux Goujet. La dette montait toujours à quatre cent vingt-cinq francs.
Chaque fois, elle prenait l'argent du blanchissage, en parlant de sa
gêne. C'était une grande honte pour elle, parce qu'elle avait l'air de
profiter de l'amitié du forgeron pour le jobarder. Coupeau, moins
scrupuleux maintenant, ricanait, disait qu'il avait bien dû lui pincer
la taille dans les coins, et qu'alors il était payé. Mais elle, malgré
le commerce où elle était tombée avec Lantier, se révoltait, demandait
à son mari s'il voulait déjà manger de ce pain-là. Il ne fallait pas
mal parler de Goujet devant elle; sa tendresse pour le forgeron lui
restait comme un coin de son honneur. Aussi, toutes les fois qu'elle
reportait le linge chez ces braves gens, se trouvait-elle prise d'un
serrement au coeur, dès la première marche de l'escalier.
-- Ah! c'est vous enfin! lui dit sèchement madame Goujet, en lui
ouvrant la porte. Quand j'aurai besoin de la mort, je vous l'enverrai
chercher.
Gervaise entra, embarrassée, sans oser même balbutier une excuse. Elle
n'était plus exacte, ne venait jamais à l'heure, se faisait attendre
des huit jours. Peu à peu, elle s'abandonnait à un grand désordre.
-- Voilà une semaine que je compte sur vous, continua la dentellière.
Et vous mentez avec ça, vous m'envoyez votre apprentie me raconter des
histoires: on est après mon linge, on va me le livrer le soir même, ou
bien c'est un accident, le paquet qui est tombé dans un seau. Moi,
pendant ce temps-là, je perds ma journée, je ne vois rien arriver et
je me tourmente l'esprit. Non, vous n'êtes pas raisonnable... Voyons,
qu'est-ce que vous avez, dans ce panier! Est-ce tout, au moins!
M'apportez-vous la paire de draps que vous me gardez depuis un mois,
et la chemise qui est restée en arrière, au dernier blanchissage?
-- Oui, oui, murmura Gervaise, la chemise y est. La voici.
Mais madame Goujet se récria. Cette chemise n'était pas à elle, elle
n'en voulait pas. On lui changeait son linge, c'était le comble! Déjà,
l'autre semaine, elle avait eu deux mouchoirs qui ne portaient pas sa
marque. Ça ne la ragoûtait guère, du linge venu elle ne savait d'où.
Puis, enfin, elle tenait à ses affaires.
-- Et les draps? reprit-elle. Ils sont perdus, n'est-ce pas?... Eh
bien ma petite, il faudra vous arranger, mais je les veux quand même
demain matin, entendez-vous!
Il y eut un silence. Ce qui achevait de troubler Gervaise, c'était de
sentir, derrière elle, la porte de la chambre de Goujet entr'ouverte.
Le forgeron devait être là, elle le devinait; et quel ennui, s'il
écoutait tous ces reproches mérités, auxquels elle ne pouvait rien
répondre! Elle se faisait très souple, très douce, courbant la tête,
posant le linge sur le lit le plus vivement possible. Mais ça se gâta
encore, quand madame Goujet se mit à examiner les pièces une à une.
Elle les prenait, les rejetait, en disant:
-- Ah! vous perdez joliment la main. On ne peut plus vous faire des
compliments tous les jours... Oui, vous salopez, vous cochonnez
l'ouvrage, à cette heure... Tenez, regardez-moi ce devant de chemise,
il est brûlé, le fer a marqué sur les plis. Et les boutons, ils sont
tous arrachés. Je ne sais pas comment vous vous arrangez, il ne reste
jamais un bouton... Oh! par exemple, voilà une camisole que je ne vous
paierai pas. Voyez donc ça? La crasse y est, vous l'avez étalée
simplement. Merci! si le linge n'est même plus propre...
Elle s'arrêta, comptant les pièces. Puis, elle s'écria:
-- Comment! c'est ce que vous apportez?...Il manque deux paires de
bas, six serviettes, une nappe, des torchons... Vous vous moquez de
moi, alors! Je vous ai fait dire de tout me rendre, repassé ou non. Si
dans une heure votre apprentie n'est pas ici avec le reste, nous nous
fâcherons, madame Coupeau, je vous en préviens.
A ce moment, Goujet toussa dans sa chambre. Gervaise eut un léger
tressaillement. Comme on la traitait devant lui, mon Dieu! Et elle
resta au milieu de la chambre, gênée, confuse, attendant le linge
sale. Mais, après avoir arrêté le compte, madame Goujet avait
tranquillement repris sa place près de la fenêtre, travaillant au
raccommodage d'un châle de dentelle.
-- Et le linge? demanda timidement la blanchisseuse.
-- Non, merci, répondit la vieille femme, il n'y a rien cette semaine.
Gervaise pâlit. On lui retirait la pratique. Alors, elle perdit
complètement la tête, elle dut s'asseoir sur une chaise, parce que ses
jambes s'en allaient sous elle. Et elle ne chercha pas à se défendre,
elle trouva seulement cette phrase:
-- Monsieur Goujet est donc malade?
Oui, il était souffrant, il avait dû rentrer au lieu de se rendre à la
forge, et il venait de s'étendre sur son lit pour se reposer. Madame
Goujet causait gravement, en robe noire comme toujours, sa face
blanche encadrée dans sa coiffe monacale. On avait encore baissé la
journée des boulonniers; de neuf francs, elle était tombée à sept
francs, à cause des machines qui maintenant faisaient toute la
besogne. Et elle expliquait qu'ils économisaient sur tout; elle
voulait de nouveau laver son linge elle-même. Naturellement, ce serait
bien tombé, si les Coupeau lui avaient rendu l'argent prêté par son
fils. Mais ce n'était pas elle qui leur enverrait les huissiers,
puisqu'ils ne pouvaient pas payer. Depuis qu'elle parlait de la dette,
Gervaise, la tête basse, semblait suivre le jeu agile de son aiguille
reformant les mailles une à une.
-- Pourtant, continuait la dentellière, en vous gênant un peu, vous
arriveriez à vous acquitter. Car, enfin, vous mangez très bien, vous
dépensez beaucoup, j'en suis sûre... Quand vous nous donneriez
seulement dix francs chaque mois...
Elle fut interrompue par la voix de Goujet qui l'appelait.
-- Maman! maman!
Et, lorsqu'elle revint s'asseoir, presque tout de suite, elle changea
de conversation. Le forgeron l'avait sans doute suppliée de ne pas
demander de l'argent à Gervaise. Mais, malgré elle, au bout de cinq
minutes, elle parlait de nouveau de la dette. Oh! elle avait prévu ce
qui arrivait, le zingueur buvait la boutique, et il mènerait sa femme
loin. Aussi jamais son fils n'aurait prêté les cinq cents francs, s'il
l'avait écoutée. Aujourd'hui, il serait marié, il ne crèverait pas de
tristesse, avec la perspective d'être malheureux toute sa vie. Elle
s'animait, elle devenait très dure, accusant clairement Gervaise de
s'être entendue avec Coupeau pour abuser de son bêta d'enfant. Oui, il
y avait des femmes qui jouaient l'hypocrisie pendant des années et
dont la mauvaise conduite finissait par éclater au grand jour.
-- Maman! maman! appela une seconde fois la voix de Goujet, plus
violemment.
Elle se leva, et, quand elle reparut, elle dit, en se remettant à sa
dentelle:
-- Entrez, il veut vous voir.
Gervaise, tremblante, laissa la porte ouverte. Cette scène
l'émotionnait, parce que c'était comme un aveu de leur tendresse
devant madame Goujet. Elle retrouva la petite chambre tranquille,
tapissée d'images, avec son lit de fer étroit, pareille à la chambre
d'un garçon de quinze ans. Ce grand corps de Goujet, les membres
cassés par la confidence de maman Coupeau, était allongé sur le lit,
les yeux rouges, sa belle barbe jaune encore mouillée. Il devait avoir
défoncé son oreiller de ses poings terribles, dans le premier moment
de rage, car la toile fendue laissait couler la plume.
-- Écoutez, maman a tort, dit-il à la blanchisseuse d'une voix presque
basse. Vous ne me devez rien, je ne veux pas qu'on parle de ça.
Il s'était soulevé, il la regardait. De grosses larmes aussitôt
remontèrent à ses yeux.
-- Vous souffrez, monsieur Goujet? murmura-t-elle. Qu'est-ce que vous
avez, je vous en prie?
-- Rien, merci. Je me suis trop fatigué hier. Je vais dormir un peu.
Puis, son coeur se brisa, il ne put retenir ce cri:
-- Ah! mon Dieu! mon Dieu! jamais ça ne devait être, jamais! Vous
aviez juré. Et ça est, maintenant, ça est!... Ah! mon Dieu! ça me fait
trop de mal, allez-vous-en!
Et, de la main, il la renvoyait, avec une douceur suppliante. Elle
n'approcha pas du lit, elle s'en alla, comme il le demandait, stupide,
n'ayant rien à lui dire pour le soulager. Dans la pièce d'à côté, elle
reprit son panier; et elle ne sortait toujours pas, elle aurait voulu
trouver un mot. Madame Goujet continuait son raccommodage, sans lever
la tête. Ce fut elle qui dit enfin:
-- Eh bien! bonsoir, renvoyez-moi mon linge, nous compterons plus
tard.
-- Oui, c'est ça, bonsoir, balbutia Gervaise.
Elle referma la porte lentement, avec un dernier coup d'oeil dans ce
ménage propre, rangé, où il lui semblait laisser quelque chose de son
honnêteté. Elle revint à la boutique de l'air bête des vaches qui
rentrent chez elles, sans s'inquiéter du chemin. Maman Coupeau, sur
une chaise, près de la mécanique, quittait son lit pour la première
fois. Mais la blanchisseuse ne lui fit pas même un reproche; elle
était trop fatiguée, les os malades comme si on l'avait battue; elle
pensait que la vie était trop dure à la fin, et qu'à moins de crever
tout de suite, on ne pouvait pourtant pas s'arracher le coeur
soi-même.
Maintenant, Gervaise se moquait de tout. Elle avait un geste vague de
la main pour envoyer coucher le monde. A chaque nouvel ennui, elle
s'enfonçait dans le seul plaisir de faire ses trois repas par jour. La
boutique aurait pu crouler; pourvu qu'elle ne fût pas dessous, elle
s'en serait allée volontiers, sans une chemise. Et la boutique
croulait, pas tout d'un coup, mais un peu matin et soir. Une à une,
les pratiques se fâchaient et portaient leur linge ailleurs. M.
Madinier, mademoiselle Remanjou, les Boche eux-mêmes, étaient
retournés chez madame Fauconnier, où ils trouvaient plus d'exactitude.
On finit par se lasser de réclamer une paire de bas pendant trois
semaines et de remettre des chemises avec les taches de graisse de
l'autre dimanche. Gervaise, sans perdre un coup de dents, leur criait
bon voyage, les arrangeait d'une propre manière, en se disant joliment
contente de ne plus avoir à fouiller dans leur infection. Ah bien!
tout le quartier pouvait la lâcher, ça la débarrasserait d'un beau tas
d'ordures; puis, ce serait toujours de l'ouvrage de moins. En
attendant, elle gardait seulement les mauvaises payes, les rouleuses,
les femmes comme madame Gaudron, dont pas une blanchisseuse de la rue
Neuve ne voulait laver le linge, tant il puait. La boutique était
perdue, elle avait dû renvoyer sa dernière ouvrière, madame Putois;
elle restait seule avec son apprentie, ce louchon d'Augustine, qui
bêtissait en grandissant; et encore, à elles deux, elles n'avaient pas
toujours de l'ouvrage, elles traînaient leur derrière sur les
tabourets durant des après-midi entières. Enfin, un plongeon complet.
Ça sentait la ruine.
Naturellement, à mesure que la paresse et la misère entraient, la
malpropreté entrait aussi. On n'aurait pas reconnu cette belle
boutique bleue, couleur du ciel, qui était jadis l'orgueil de
Gervaise. Les boiseries et les carreaux de la vitrine, qu'on oubliait
de laver, restaient du haut en bas éclaboussés par la crotte des
voitures. Sur les planches, à la tringle de laiton, s'étalaient trois
guenilles grises, laissées par des clientes mortes à l'hôpital. Et
c'était plus minable encore à l'intérieur: l'humidité des linges
séchant au plafond avait décollé le papier; la perse pompadour étalait
des lambeaux qui pendaient pareils à des toiles d'araignée lourdes de
poussière; la mécanique, cassée, trouée à coups de tisonnier, mettait
dans son coin les débris de vieille fonte d'un marchand de
bric-à-brac; l'établi semblait avoir servi de table à toute une
garnison, taché de café et de vin, emplâtré de confiture, gras des
lichades du lundi. Avec ça, une odeur d'amidon aigre, une puanteur
faite de moisi, de graillon et de crasse. Mais Gervaise se trouvait
très bien là dedans. Elle n'avait pas vu la boutique se salir; elle
s'y abandonnait et s'habituait au papier déchiré, aux boiseries
graisseuses, comme elle en arrivait à porter des jupes fendues et à ne
plus se laver les oreilles. Même la saleté était un nid chaud où elle
jouissait de s'accroupir. Laisser les choses à la débandade, attendre
que la poussière bouchât les trous et mît un velours partout, sentir
la maison s'alourdir autour de soi dans un engourdissement de
fainéantise, cela était une vraie volupté dont elle se grisait. Sa
tranquillité d'abord; le reste, elle s'en battait l'oeil. Les dettes,
toujours croissantes pourtant, ne la tourmentaient plus. Elle perdait
de sa probité; on paierait ou on ne paierait pas, la chose restait
vague, et elle préférait ne pas savoir. Quand on lui fermait un crédit
dans une maison, elle en ouvrait un autre dans la maison d'à côté.
Elle brûlait le quartier, elle avait des poufs tous les dix pas. Rien
que dans la rue de la Goutte-d'Or, elle n'osait plus passer devant le
charbonnier, ni devant l'épicier, ni devant la fruitière; ce qui lui
faisait faire le tour par la rue des Poissonniers, quand elle allait
au lavoir, une trotte de dix bonnes minutes. Les fournisseurs venaient
la traiter de coquine. Un soir, l'homme qui avait vendu les meubles de
Lantier, ameuta les voisins; il gueulait qu'il la trousserait et se
paierait sur la bête, si elle ne lui allongeait pas sa monnaie. Bien
sûr, de pareilles scènes la laissaient tremblante; seulement, elle se
secouait comme un chien battu, et c'était fini, elle n'en dînait pas
plus mal, le soir. En voilà des insolents qui l'embêtaient! elle
n'avait point d'argent, elle ne pouvait pas en fabriquer, peut-être!
Puis, les marchands volaient assez, ils étaient faits pour attendre.
Et elle se rendormait dans son trou, en évitant de songer à ce qui
arriverait forcément un jour. Elle ferait le saut, parbleu! mais,
jusque-là, elle entendait ne pas être taquinée.
Pourtant, maman Coupeau était remise. Pendant une année encore, la
maison boulotta. L'été, naturellement, il y avait toujours un peu plus
de travail, les jupons blancs et les robes de percale des baladeuses
du boulevard extérieur. Ça tournait à la dégringolade lente, le nez
davantage dans la crotte chaque semaine, avec des hauts et des bas
cependant, des soirs où l'on se frottait le ventre devant le buffet
vide, et d'autres où l'on mangeait du veau à crever. On ne voyait plus
que maman Coupeau sur les trottoirs, cachant des paquets sous son
tablier, allant d'un pas de promenade au Mont-de-Piété de la rue
Polonceau. Elle arrondissait le dos, avait la mine confite et
gourmande d'une dévote qui va à la messe; car elle ne détestait pas
ça, les tripotages d'argent l'amusaient, ce bibelotage de marchande à
la toilette chatouillait ses passions de vieille commère. Les employés
de la rue Polonceau la connaissaient bien; ils l'appelaient la mère
« Quatre francs », parce qu'elle demandait toujours quatre francs,
quand ils en offraient trois, sur ses paquets gros comme deux sous de
beurre. Gervaise aurait bazardé la maison; elle était prise de la rage
du clou, elle se serait tondu la tête, si on avait voulu lui prêter
sur ses cheveux. C'était trop commode, on ne pouvait pas s'empêcher
d'aller chercher là de la monnaie, lorsqu'on attendait après un pain
de quatre livres. Tout le saint-frusquin y passait, le linge, les
habits, jusqu'aux outils et aux meubles. Dans les commencements, elle
profitait des bonnes semaines, pour dégager, quitte à rengager la
semaine suivante. Puis, elle se moqua de ses affaires, les laissa
perdre, vendit les reconnaissances. Une seule chose lui fendit le
coeur, ce fut de mettre sa pendule en plan, pour payer un billet de
vingt francs à un huissier qui venait la saisir. Jusque-là, elle avait
juré de mourir plutôt de faim que de toucher à sa pendule. Quand maman
Coupeau l'emporta, dans une petite caisse à chapeau, elle tomba sur
une chaise, les bras mous, les yeux mouillés, comme si on lui enlevait
sa fortune. Mais, lorsque maman Coupeau reparut avec vingt-cinq
francs, ce prêt inespéré, ces cinq francs de bénéfice la consolèrent;
elle renvoya tout de suite la vieille femme chercher quatre sous de
goutte dans un verre, à la seule fin de fêter la pièce de cent sous.
Souvent maintenant, lorsqu'elles s'entendaient bien ensemble, elles
lichaient ainsi la goutte, sur un coin de l'établi, un mêlé, moitié
eau-de-vie et moitié cassis. Maman Coupeau avait un chic pour
rapporter le verre plein dans la poche de son tablier, sans renverser
une larme. Les voisins n'avaient pas besoin de savoir, n'est-ce pas?
La vérité était que les voisins savaient parfaitement. La fruitière,
la tripière, les garçons épiciers disaient: « Tiens! la vieille va
chez ma tante, » ou bien: « Tiens! la vieille rapporte son riquiqui
dans sa poche. » Et, comme de juste, ça montait encore le quartier
contre Gervaise. Elle bouffait tout, elle aurait bientôt fait
d'achever sa baraque. Oui, oui, plus que trois ou quatre bouchées, la
place serait nette comme torchette.
Au milieu de ce démolissement général, Coupeau prospérait. Ce sacré
soiffard se portait comme un charme. Le pichenet et le vitriol
l'engraissaient, positivement. Il mangeait beaucoup, se fichait de cet
efflanqué de Lorilleux qui accusait la boisson de tuer les gens, lui
répondait en se tapant sur le ventre, la peau tendue par la graisse,
pareille à là peau d'un tambour. Il lui exécutait là-dessus une
musique, les vêpres de la gueule, des roulements et des battements de
grosse caisse à faire la fortune d'un arracheur de dents. Mais
Lorilleux, vexé de ne pas avoir de ventre, disait que c'était de la
graisse jaune, de la mauvaise graisse. N'importe, Coupeau se soûlait
davantage, pour sa santé. Ses cheveux poivre et sel, en coup de vent,
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