🕥 36-minute read

L'Assommoir - 22

Total number of words is 4701
Total number of unique words is 1519
39.2 of words are in the 2000 most common words
50.7 of words are in the 5000 most common words
57.8 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  tournait mal, tout le monde s'y aigrissait et s'envoyait promener au
  premier mot. Coupeau, un matin qu'il avait les cheveux malades,
  s'était écrié: « La vieille dit toujours qu'elle va mourir, et elle ne
  meurt jamais! » parole qui avait frappé maman Coupeau au coeur. On lui
  reprochait ce qu'elle coûtait, on disait tranquillement que, si elle
  n'était plus là, il y aurait une grosse économie. A la vérité, elle ne
  se conduisait pas non plus comme elle aurait dû. Ainsi, quand elle
  voyait sa fille aînée, madame Lerat, elle pleurait misère, accusait
  son fils et sa belle-fille de la laisser mourir de faim, tout ça pour
  lui tirer une pièce de vingt sous, qu'elle dépensait en gourmandises.
  Elle faisait aussi des cancans abominables avec les Lorilleux, en leur
  racontant à quoi passaient leurs dix francs, aux fantaisies de la
  blanchisseuse, des bonnets neufs, des gâteaux mangés dans les coins,
  des choses plus sales même qu'on n'osait pas dire. A deux ou trois
  reprises, elle faillit faire battre toute la famille. Tantôt elle
  était avec les uns, tantôt elle était avec les autres; enfin, ça
  devenait un vrai gâchis.
  Au plus fort de sa crise, cet hiver-là, une après-midi que madame
  Lorilleux et madame Lerat s'étaient rencontrées devant son lit, maman
  Coupeau cligna les yeux, pour leur dire de se pencher. Elle pouvait à
  peine parler. Elle souffla, à voix basse:
  -- C'est du propre!... Je les ai entendus cette nuit. Oui, oui, la
  Banban et le chapelier... Et ils menaient un train! Coupeau est joli.
  C'est du propre!
  Elle raconta, par phrases courtes, toussant et étouffant, que son fils
  avait dû rentrer ivre-mort, la veille. Alors, comme elle ne dormait
  pas, elle s'était très bien rendu compte de tous les bruits, les pieds
  nus de la Banban trottant sur le carreau, la voix sifflante du
  chapelier qui l'appelait, la porte de communication poussée doucement,
  et le reste. Ça devait avoir duré jusqu'au jour, elle ne savait pas
  l'heure au juste, parce que, malgré ses efforts, elle avait fini par
  s'assoupir.
  -- Ce qu'il y a de plus dégoûtant, c'est que Nana aurait pu entendre,
  continua-t-elle. Justement, elle a été agitée toute la nuit, elle qui
  d'habitude dort à poings fermés; elle sautait, elle se retournait,
  comme s'il y avait eu de la braise dans son lit.
  Les deux femmes ne parurent pas surprises.
  -- Pardi! murmura madame Lorilleux, ça doit avoir commencé le premier
  jour... Du moment où ça plaît à Coupeau, nous n'avons pas à nous en
  mêler. N'importe! ce n'est guère honorable pour la famille.
  -- Moi, si j'étais là, expliqua madame Lerat en pinçant les lèvres, je
  lui ferais une peur, je lui crierais quelque chose, n'importe quoi: Je
  te vois! ou bien: V'là les gendarmes!... La domestique d'un médecin
  m'a dit que son maître lui avait dit que ça pouvait tuer raide une
  femme, dans un certain moment. Et si elle restait sur la place,
  n'est-ce pas? ce serait bien fait, elle se trouverait punie par où
  elle aurait péché.
  Tout le quartier sut bientôt que, chaque nuit, Gervaise allait
  retrouver Lantier. Madame Lorilleux, devant les voisines, avait une
  indignation bruyante; elle plaignait son frère, ce jeanjean que sa
  femme peignait en jaune de la tête aux pieds; et, à l'entendre, si
  elle entrait encore dans un pareil bazar, c'était uniquement pour sa
  pauvre mère, qui se trouvait forcée de vivre au milieu de ces
  abominations. Alors, le quartier tomba sur Gervaise. Ça devait être
  elle qui avait débauché le chapelier. On voyait ça dans ses yeux. Oui,
  malgré les vilains bruits, ce sacré sournois de Lantier restait gobé,
  parce qu'il continuait ses airs d'homme comme il faut avec tout le
  monde, marchant sur les trottoirs en lisant le journal, prévenant et
  galant auprès des dames, ayant toujours à donner des pastilles et des
  fleurs. Mon Dieu! lui, faisait son métier de coq; un homme est un
  homme, on ne peut pas lui demander de résister aux femmes qui se
  jettent à son cou. Mais elle, n'avait pas d'excuse; elle déshonorait
  la rue de la Goutte-d'Or. Et les Lorilleux, comme parrain et marraine,
  attiraient Nana chez eux pour avoir des détails. Quand ils la
  questionnaient d'une façon détournée, la petite prenait son air bêta,
  répondait en éteignant la flamme de ses yeux sous ses longues
  paupières molles.
  Au milieu de cette indignation publique, Gervaise vivait tranquille,
  lasse et un peu endormie. Dans les commencements, elle s'était trouvée
  bien coupable, bien sale, et elle avait eu un dégoût d'elle-même.
  Quand elle sortait de la chambre de Lantier, elle se lavait les mains,
  elle mouillait un torchon et se frottait les épaules à les écorcher,
  comme pour enlever son ordure. Si Coupeau cherchait alors à
  plaisanter, elle se fâchait, courait en grelottant s'habiller au fond
  de la boutique; et elle ne tolérait pas davantage que le chapelier la
  touchât, lorsque son mari venait de l'embrasser. Elle aurait voulu
  changer de peau en changeant d'homme. Mais, lentement, elle
  s'accoutumait. C'était trop fatigant de se débarbouiller chaque fois.
  Ses paresses l'amollissaient, son besoin d'être heureuse lui faisait
  tirer tout le bonheur possible de ses embêtements. Elle était
  complaisante pour elle et pour les autres, tâchait uniquement
  d'arranger les choses de façon à ce que personne n'eût trop d'ennui.
  N'est-ce pas? pourvu que son mari et son amant fussent contents, que
  la maison marchât son petit train-train régulier, qu'on rigolât du
  matin au soir, tous gras, tous satisfaits de la vie et se la coulant
  douce, il n'y avait vraiment pas de quoi se plaindre. Puis, après
  tout, elle ne devait pas tant faire de mal, puisque ça s'arrangeait si
  bien, à la satisfaction d'un chacun; on est puni d'ordinaire, quand on
  fait le mal. Alors, son dévergondage avait tourné à l'habitude.
  Maintenant, c'était réglé comme le boire et le manger; chaque fois que
  Coupeau rentrait soûl, elle passait chez Lantier, ce qui arrivait au
  moins le lundi, le mardi et le mercredi de la semaine. Elle partageait
  ses nuits. Même, elle avait fini, lorsque le zingueur simplement
  ronflait trop fort, par le lâcher au beau milieu du sommeil, et allait
  continuer son dodo tranquille sur l'oreiller du voisin. Ce n'était pas
  qu'elle éprouvât plus d'amitié pour le chapelier. Non, elle le
  trouvait seulement plus propre, elle se reposait mieux dans sa
  chambre, où elle croyait prendre un bain. Enfin, elle ressemblait aux
  chattes qui aiment à se coucher en rond sur le linge blanc.
  Maman Coupeau n'osa jamais parler de ça nettement. Mais, après une
  dispute, quand la blanchisseuse l'avait secouée, la vieille ne
  ménageait pas les allusions. Elle disait connaître des hommes joliment
  bêtes et des femmes joliment coquines; et elle mâchait d'autres mots
  plus vifs, avec la verdeur de parole d'une ancienne giletière. Les
  premières fois, Gervaise l'avait regardée fixement, sans répondre.
  Puis, tout en évitant elle aussi de préciser, elle se défendit, par
  des raisons dites en général. Quand une femme avait pour homme un
  soûlard, un saligaud qui vivait dans la pourriture, cette femme était
  bien excusable de chercher de la propreté ailleurs. Elle allait plus
  loin, elle laissait entendre que Lantier était son mari autant que
  Coupeau, peut-être même davantage. Est-ce qu'elle ne l'avait pas connu
  à quatorze ans? est-ce qu'elle n'avait pas deux enfants de lui? Eh
  bien! dans ces conditions, tout se pardonnait, personne ne pouvait lui
  jeter la pierre. Elle se disait dans la loi de la nature. Puis, il ne
  fallait pas qu'on l'ennuyât. Elle aurait vite fait d'envoyer à chacun
  son paquet. La rue de la Goutte-d'Or n'était pas si propre! La petite
  madame Vigouroux faisait la cabriole du matin au soir dans son
  charbon. Madame Lehongre, la femme de l'épicier, couchait avec son
  beau-frère, un grand baveux qu'on n'aurait pas ramassé sur une pelle.
  L'horloger d'en face, ce monsieur pincé, avait failli passer aux
  assises, pour une abomination; il allait avec sa propre fille, une
  effrontée qui roulait les boulevards. Et, le geste élargi, elle
  indiquait le quartier entier, elle en avait pour une heure rien qu'à
  étaler le linge sale de tout ce peuple, les gens couchés comme des
  bêtes, en tas, pères, mères, enfants, se roulant dans leur ordure. Ah!
  elle en savait, la cochonnerie pissait de partout, ça empoisonnait les
  maisons d'alentour! Oui, oui, quelque chose de propre que l'homme et
  la femme, dans ce coin de Paris, où l'on est les uns sur les autres, à
  cause de la misère! On aurait mis les deux sexes dans un mortier,
  qu'on en aurait tiré pour toute marchandise de quoi fumer les
  cerisiers de la plaine Saint-Denis.
  -- Ils feraient mieux de ne pas cracher en l'air, ça leur retombe sur
  le nez, criait-elle, quand on la poussait à bout. Chacun dans son
  trou, n'est-ce pas? Qu'ils laissent vivre les braves gens à leur
  façon, s'ils veulent vivre à la leur... Moi, je trouve que tout est
  bien, mais à la condition de ne pas être traînée dans le ruisseau par
  des gens qui s'y promènent, la tête la première.
  Et, maman Coupeau s'étant un jour montrée plus claire, elle lui avait
  dit, les dents serrées:
  -- Vous êtes dans votre lit, vous profitez de ça... Écoutez, vous avez
  tort, vous voyez bien que je suis gentille, car jamais je ne vous ai
  jeté à la figure votre vie, à vous! Oh! je sais, une jolie vie, des
  deux ou trois hommes, du vivant du père Coupeau... Non, ne toussez
  pas, j'ai fini de causer. C'est seulement pour vous demander de me
  ficher la paix, voilà tout!
  La vieille femme avait manqué étouffer. Le lendemain, Goujet étant
  venu réclamer le linge de sa mère pendant une absence de Gervaise,
  maman Coupeau l'appela et le garda longtemps assis devant son lit.
  Elle connaissait bien l'amitié du forgeron, elle le voyait sombre et
  malheureux depuis quelque temps, avec le soupçon des vilaines choses
  qui se passaient. Et, pour bavarder, pour se venger de la dispute de
  la veille, elle lui apprit la vérité crûment, en pleurant, en se
  plaignant, comme si la mauvaise conduite de Gervaise lui faisait
  surtout du tort. Lorsque Goujet sortit du cabinet, il s'appuyait aux
  murs, suffoquant de chagrin. Puis, au retour de la blanchisseuse,
  maman Coupeau lui cria qu'on la demandait tout de suite chez madame
  Goujet, avec le linge repassé ou non; et elle était si animée, que
  Gervaise flaira les cancans, devina la triste scène et le crève-coeur
  dont elle se trouvait menacée.
  Très pâle, les membres cassés à l'avance, elle mit le linge dans un
  panier, elle partit. Depuis des années, elle n'avait pas rendu un sou
  aux Goujet. La dette montait toujours à quatre cent vingt-cinq francs.
  Chaque fois, elle prenait l'argent du blanchissage, en parlant de sa
  gêne. C'était une grande honte pour elle, parce qu'elle avait l'air de
  profiter de l'amitié du forgeron pour le jobarder. Coupeau, moins
  scrupuleux maintenant, ricanait, disait qu'il avait bien dû lui pincer
  la taille dans les coins, et qu'alors il était payé. Mais elle, malgré
  le commerce où elle était tombée avec Lantier, se révoltait, demandait
  à son mari s'il voulait déjà manger de ce pain-là. Il ne fallait pas
  mal parler de Goujet devant elle; sa tendresse pour le forgeron lui
  restait comme un coin de son honneur. Aussi, toutes les fois qu'elle
  reportait le linge chez ces braves gens, se trouvait-elle prise d'un
  serrement au coeur, dès la première marche de l'escalier.
  -- Ah! c'est vous enfin! lui dit sèchement madame Goujet, en lui
  ouvrant la porte. Quand j'aurai besoin de la mort, je vous l'enverrai
  chercher.
  Gervaise entra, embarrassée, sans oser même balbutier une excuse. Elle
  n'était plus exacte, ne venait jamais à l'heure, se faisait attendre
  des huit jours. Peu à peu, elle s'abandonnait à un grand désordre.
  -- Voilà une semaine que je compte sur vous, continua la dentellière.
  Et vous mentez avec ça, vous m'envoyez votre apprentie me raconter des
  histoires: on est après mon linge, on va me le livrer le soir même, ou
  bien c'est un accident, le paquet qui est tombé dans un seau. Moi,
  pendant ce temps-là, je perds ma journée, je ne vois rien arriver et
  je me tourmente l'esprit. Non, vous n'êtes pas raisonnable... Voyons,
  qu'est-ce que vous avez, dans ce panier! Est-ce tout, au moins!
  M'apportez-vous la paire de draps que vous me gardez depuis un mois,
  et la chemise qui est restée en arrière, au dernier blanchissage?
  -- Oui, oui, murmura Gervaise, la chemise y est. La voici.
  Mais madame Goujet se récria. Cette chemise n'était pas à elle, elle
  n'en voulait pas. On lui changeait son linge, c'était le comble! Déjà,
  l'autre semaine, elle avait eu deux mouchoirs qui ne portaient pas sa
  marque. Ça ne la ragoûtait guère, du linge venu elle ne savait d'où.
  Puis, enfin, elle tenait à ses affaires.
  -- Et les draps? reprit-elle. Ils sont perdus, n'est-ce pas?... Eh
  bien ma petite, il faudra vous arranger, mais je les veux quand même
  demain matin, entendez-vous!
  Il y eut un silence. Ce qui achevait de troubler Gervaise, c'était de
  sentir, derrière elle, la porte de la chambre de Goujet entr'ouverte.
  Le forgeron devait être là, elle le devinait; et quel ennui, s'il
  écoutait tous ces reproches mérités, auxquels elle ne pouvait rien
  répondre! Elle se faisait très souple, très douce, courbant la tête,
  posant le linge sur le lit le plus vivement possible. Mais ça se gâta
  encore, quand madame Goujet se mit à examiner les pièces une à une.
  Elle les prenait, les rejetait, en disant:
  -- Ah! vous perdez joliment la main. On ne peut plus vous faire des
  compliments tous les jours... Oui, vous salopez, vous cochonnez
  l'ouvrage, à cette heure... Tenez, regardez-moi ce devant de chemise,
  il est brûlé, le fer a marqué sur les plis. Et les boutons, ils sont
  tous arrachés. Je ne sais pas comment vous vous arrangez, il ne reste
  jamais un bouton... Oh! par exemple, voilà une camisole que je ne vous
  paierai pas. Voyez donc ça? La crasse y est, vous l'avez étalée
  simplement. Merci! si le linge n'est même plus propre...
  Elle s'arrêta, comptant les pièces. Puis, elle s'écria:
  -- Comment! c'est ce que vous apportez?...Il manque deux paires de
  bas, six serviettes, une nappe, des torchons... Vous vous moquez de
  moi, alors! Je vous ai fait dire de tout me rendre, repassé ou non. Si
  dans une heure votre apprentie n'est pas ici avec le reste, nous nous
  fâcherons, madame Coupeau, je vous en préviens.
  A ce moment, Goujet toussa dans sa chambre. Gervaise eut un léger
  tressaillement. Comme on la traitait devant lui, mon Dieu! Et elle
  resta au milieu de la chambre, gênée, confuse, attendant le linge
  sale. Mais, après avoir arrêté le compte, madame Goujet avait
  tranquillement repris sa place près de la fenêtre, travaillant au
  raccommodage d'un châle de dentelle.
  -- Et le linge? demanda timidement la blanchisseuse.
  -- Non, merci, répondit la vieille femme, il n'y a rien cette semaine.
  Gervaise pâlit. On lui retirait la pratique. Alors, elle perdit
  complètement la tête, elle dut s'asseoir sur une chaise, parce que ses
  jambes s'en allaient sous elle. Et elle ne chercha pas à se défendre,
  elle trouva seulement cette phrase:
  -- Monsieur Goujet est donc malade?
  Oui, il était souffrant, il avait dû rentrer au lieu de se rendre à la
  forge, et il venait de s'étendre sur son lit pour se reposer. Madame
  Goujet causait gravement, en robe noire comme toujours, sa face
  blanche encadrée dans sa coiffe monacale. On avait encore baissé la
  journée des boulonniers; de neuf francs, elle était tombée à sept
  francs, à cause des machines qui maintenant faisaient toute la
  besogne. Et elle expliquait qu'ils économisaient sur tout; elle
  voulait de nouveau laver son linge elle-même. Naturellement, ce serait
  bien tombé, si les Coupeau lui avaient rendu l'argent prêté par son
  fils. Mais ce n'était pas elle qui leur enverrait les huissiers,
  puisqu'ils ne pouvaient pas payer. Depuis qu'elle parlait de la dette,
  Gervaise, la tête basse, semblait suivre le jeu agile de son aiguille
  reformant les mailles une à une.
  -- Pourtant, continuait la dentellière, en vous gênant un peu, vous
  arriveriez à vous acquitter. Car, enfin, vous mangez très bien, vous
  dépensez beaucoup, j'en suis sûre... Quand vous nous donneriez
  seulement dix francs chaque mois...
  Elle fut interrompue par la voix de Goujet qui l'appelait.
  -- Maman! maman!
  Et, lorsqu'elle revint s'asseoir, presque tout de suite, elle changea
  de conversation. Le forgeron l'avait sans doute suppliée de ne pas
  demander de l'argent à Gervaise. Mais, malgré elle, au bout de cinq
  minutes, elle parlait de nouveau de la dette. Oh! elle avait prévu ce
  qui arrivait, le zingueur buvait la boutique, et il mènerait sa femme
  loin. Aussi jamais son fils n'aurait prêté les cinq cents francs, s'il
  l'avait écoutée. Aujourd'hui, il serait marié, il ne crèverait pas de
  tristesse, avec la perspective d'être malheureux toute sa vie. Elle
  s'animait, elle devenait très dure, accusant clairement Gervaise de
  s'être entendue avec Coupeau pour abuser de son bêta d'enfant. Oui, il
  y avait des femmes qui jouaient l'hypocrisie pendant des années et
  dont la mauvaise conduite finissait par éclater au grand jour.
  -- Maman! maman! appela une seconde fois la voix de Goujet, plus
  violemment.
  Elle se leva, et, quand elle reparut, elle dit, en se remettant à sa
  dentelle:
  -- Entrez, il veut vous voir.
  Gervaise, tremblante, laissa la porte ouverte. Cette scène
  l'émotionnait, parce que c'était comme un aveu de leur tendresse
  devant madame Goujet. Elle retrouva la petite chambre tranquille,
  tapissée d'images, avec son lit de fer étroit, pareille à la chambre
  d'un garçon de quinze ans. Ce grand corps de Goujet, les membres
  cassés par la confidence de maman Coupeau, était allongé sur le lit,
  les yeux rouges, sa belle barbe jaune encore mouillée. Il devait avoir
  défoncé son oreiller de ses poings terribles, dans le premier moment
  de rage, car la toile fendue laissait couler la plume.
  -- Écoutez, maman a tort, dit-il à la blanchisseuse d'une voix presque
  basse. Vous ne me devez rien, je ne veux pas qu'on parle de ça.
  Il s'était soulevé, il la regardait. De grosses larmes aussitôt
  remontèrent à ses yeux.
  -- Vous souffrez, monsieur Goujet? murmura-t-elle. Qu'est-ce que vous
  avez, je vous en prie?
  -- Rien, merci. Je me suis trop fatigué hier. Je vais dormir un peu.
  Puis, son coeur se brisa, il ne put retenir ce cri:
  -- Ah! mon Dieu! mon Dieu! jamais ça ne devait être, jamais! Vous
  aviez juré. Et ça est, maintenant, ça est!... Ah! mon Dieu! ça me fait
  trop de mal, allez-vous-en!
  Et, de la main, il la renvoyait, avec une douceur suppliante. Elle
  n'approcha pas du lit, elle s'en alla, comme il le demandait, stupide,
  n'ayant rien à lui dire pour le soulager. Dans la pièce d'à côté, elle
  reprit son panier; et elle ne sortait toujours pas, elle aurait voulu
  trouver un mot. Madame Goujet continuait son raccommodage, sans lever
  la tête. Ce fut elle qui dit enfin:
  -- Eh bien! bonsoir, renvoyez-moi mon linge, nous compterons plus
  tard.
  -- Oui, c'est ça, bonsoir, balbutia Gervaise.
  Elle referma la porte lentement, avec un dernier coup d'oeil dans ce
  ménage propre, rangé, où il lui semblait laisser quelque chose de son
  honnêteté. Elle revint à la boutique de l'air bête des vaches qui
  rentrent chez elles, sans s'inquiéter du chemin. Maman Coupeau, sur
  une chaise, près de la mécanique, quittait son lit pour la première
  fois. Mais la blanchisseuse ne lui fit pas même un reproche; elle
  était trop fatiguée, les os malades comme si on l'avait battue; elle
  pensait que la vie était trop dure à la fin, et qu'à moins de crever
  tout de suite, on ne pouvait pourtant pas s'arracher le coeur
  soi-même.
  Maintenant, Gervaise se moquait de tout. Elle avait un geste vague de
  la main pour envoyer coucher le monde. A chaque nouvel ennui, elle
  s'enfonçait dans le seul plaisir de faire ses trois repas par jour. La
  boutique aurait pu crouler; pourvu qu'elle ne fût pas dessous, elle
  s'en serait allée volontiers, sans une chemise. Et la boutique
  croulait, pas tout d'un coup, mais un peu matin et soir. Une à une,
  les pratiques se fâchaient et portaient leur linge ailleurs. M.
  Madinier, mademoiselle Remanjou, les Boche eux-mêmes, étaient
  retournés chez madame Fauconnier, où ils trouvaient plus d'exactitude.
  On finit par se lasser de réclamer une paire de bas pendant trois
  semaines et de remettre des chemises avec les taches de graisse de
  l'autre dimanche. Gervaise, sans perdre un coup de dents, leur criait
  bon voyage, les arrangeait d'une propre manière, en se disant joliment
  contente de ne plus avoir à fouiller dans leur infection. Ah bien!
  tout le quartier pouvait la lâcher, ça la débarrasserait d'un beau tas
  d'ordures; puis, ce serait toujours de l'ouvrage de moins. En
  attendant, elle gardait seulement les mauvaises payes, les rouleuses,
  les femmes comme madame Gaudron, dont pas une blanchisseuse de la rue
  Neuve ne voulait laver le linge, tant il puait. La boutique était
  perdue, elle avait dû renvoyer sa dernière ouvrière, madame Putois;
  elle restait seule avec son apprentie, ce louchon d'Augustine, qui
  bêtissait en grandissant; et encore, à elles deux, elles n'avaient pas
  toujours de l'ouvrage, elles traînaient leur derrière sur les
  tabourets durant des après-midi entières. Enfin, un plongeon complet.
  Ça sentait la ruine.
  Naturellement, à mesure que la paresse et la misère entraient, la
  malpropreté entrait aussi. On n'aurait pas reconnu cette belle
  boutique bleue, couleur du ciel, qui était jadis l'orgueil de
  Gervaise. Les boiseries et les carreaux de la vitrine, qu'on oubliait
  de laver, restaient du haut en bas éclaboussés par la crotte des
  voitures. Sur les planches, à la tringle de laiton, s'étalaient trois
  guenilles grises, laissées par des clientes mortes à l'hôpital. Et
  c'était plus minable encore à l'intérieur: l'humidité des linges
  séchant au plafond avait décollé le papier; la perse pompadour étalait
  des lambeaux qui pendaient pareils à des toiles d'araignée lourdes de
  poussière; la mécanique, cassée, trouée à coups de tisonnier, mettait
  dans son coin les débris de vieille fonte d'un marchand de
  bric-à-brac; l'établi semblait avoir servi de table à toute une
  garnison, taché de café et de vin, emplâtré de confiture, gras des
  lichades du lundi. Avec ça, une odeur d'amidon aigre, une puanteur
  faite de moisi, de graillon et de crasse. Mais Gervaise se trouvait
  très bien là dedans. Elle n'avait pas vu la boutique se salir; elle
  s'y abandonnait et s'habituait au papier déchiré, aux boiseries
  graisseuses, comme elle en arrivait à porter des jupes fendues et à ne
  plus se laver les oreilles. Même la saleté était un nid chaud où elle
  jouissait de s'accroupir. Laisser les choses à la débandade, attendre
  que la poussière bouchât les trous et mît un velours partout, sentir
  la maison s'alourdir autour de soi dans un engourdissement de
  fainéantise, cela était une vraie volupté dont elle se grisait. Sa
  tranquillité d'abord; le reste, elle s'en battait l'oeil. Les dettes,
  toujours croissantes pourtant, ne la tourmentaient plus. Elle perdait
  de sa probité; on paierait ou on ne paierait pas, la chose restait
  vague, et elle préférait ne pas savoir. Quand on lui fermait un crédit
  dans une maison, elle en ouvrait un autre dans la maison d'à côté.
  Elle brûlait le quartier, elle avait des poufs tous les dix pas. Rien
  que dans la rue de la Goutte-d'Or, elle n'osait plus passer devant le
  charbonnier, ni devant l'épicier, ni devant la fruitière; ce qui lui
  faisait faire le tour par la rue des Poissonniers, quand elle allait
  au lavoir, une trotte de dix bonnes minutes. Les fournisseurs venaient
  la traiter de coquine. Un soir, l'homme qui avait vendu les meubles de
  Lantier, ameuta les voisins; il gueulait qu'il la trousserait et se
  paierait sur la bête, si elle ne lui allongeait pas sa monnaie. Bien
  sûr, de pareilles scènes la laissaient tremblante; seulement, elle se
  secouait comme un chien battu, et c'était fini, elle n'en dînait pas
  plus mal, le soir. En voilà des insolents qui l'embêtaient! elle
  n'avait point d'argent, elle ne pouvait pas en fabriquer, peut-être!
  Puis, les marchands volaient assez, ils étaient faits pour attendre.
  Et elle se rendormait dans son trou, en évitant de songer à ce qui
  arriverait forcément un jour. Elle ferait le saut, parbleu! mais,
  jusque-là, elle entendait ne pas être taquinée.
  Pourtant, maman Coupeau était remise. Pendant une année encore, la
  maison boulotta. L'été, naturellement, il y avait toujours un peu plus
  de travail, les jupons blancs et les robes de percale des baladeuses
  du boulevard extérieur. Ça tournait à la dégringolade lente, le nez
  davantage dans la crotte chaque semaine, avec des hauts et des bas
  cependant, des soirs où l'on se frottait le ventre devant le buffet
  vide, et d'autres où l'on mangeait du veau à crever. On ne voyait plus
  que maman Coupeau sur les trottoirs, cachant des paquets sous son
  tablier, allant d'un pas de promenade au Mont-de-Piété de la rue
  Polonceau. Elle arrondissait le dos, avait la mine confite et
  gourmande d'une dévote qui va à la messe; car elle ne détestait pas
  ça, les tripotages d'argent l'amusaient, ce bibelotage de marchande à
  la toilette chatouillait ses passions de vieille commère. Les employés
  de la rue Polonceau la connaissaient bien; ils l'appelaient la mère
  « Quatre francs », parce qu'elle demandait toujours quatre francs,
  quand ils en offraient trois, sur ses paquets gros comme deux sous de
  beurre. Gervaise aurait bazardé la maison; elle était prise de la rage
  du clou, elle se serait tondu la tête, si on avait voulu lui prêter
  sur ses cheveux. C'était trop commode, on ne pouvait pas s'empêcher
  d'aller chercher là de la monnaie, lorsqu'on attendait après un pain
  de quatre livres. Tout le saint-frusquin y passait, le linge, les
  habits, jusqu'aux outils et aux meubles. Dans les commencements, elle
  profitait des bonnes semaines, pour dégager, quitte à rengager la
  semaine suivante. Puis, elle se moqua de ses affaires, les laissa
  perdre, vendit les reconnaissances. Une seule chose lui fendit le
  coeur, ce fut de mettre sa pendule en plan, pour payer un billet de
  vingt francs à un huissier qui venait la saisir. Jusque-là, elle avait
  juré de mourir plutôt de faim que de toucher à sa pendule. Quand maman
  Coupeau l'emporta, dans une petite caisse à chapeau, elle tomba sur
  une chaise, les bras mous, les yeux mouillés, comme si on lui enlevait
  sa fortune. Mais, lorsque maman Coupeau reparut avec vingt-cinq
  francs, ce prêt inespéré, ces cinq francs de bénéfice la consolèrent;
  elle renvoya tout de suite la vieille femme chercher quatre sous de
  goutte dans un verre, à la seule fin de fêter la pièce de cent sous.
  Souvent maintenant, lorsqu'elles s'entendaient bien ensemble, elles
  lichaient ainsi la goutte, sur un coin de l'établi, un mêlé, moitié
  eau-de-vie et moitié cassis. Maman Coupeau avait un chic pour
  rapporter le verre plein dans la poche de son tablier, sans renverser
  une larme. Les voisins n'avaient pas besoin de savoir, n'est-ce pas?
  La vérité était que les voisins savaient parfaitement. La fruitière,
  la tripière, les garçons épiciers disaient: « Tiens! la vieille va
  chez ma tante, » ou bien: « Tiens! la vieille rapporte son riquiqui
  dans sa poche. » Et, comme de juste, ça montait encore le quartier
  contre Gervaise. Elle bouffait tout, elle aurait bientôt fait
  d'achever sa baraque. Oui, oui, plus que trois ou quatre bouchées, la
  place serait nette comme torchette.
  Au milieu de ce démolissement général, Coupeau prospérait. Ce sacré
  soiffard se portait comme un charme. Le pichenet et le vitriol
  l'engraissaient, positivement. Il mangeait beaucoup, se fichait de cet
  efflanqué de Lorilleux qui accusait la boisson de tuer les gens, lui
  répondait en se tapant sur le ventre, la peau tendue par la graisse,
  pareille à là peau d'un tambour. Il lui exécutait là-dessus une
  musique, les vêpres de la gueule, des roulements et des battements de
  grosse caisse à faire la fortune d'un arracheur de dents. Mais
  Lorilleux, vexé de ne pas avoir de ventre, disait que c'était de la
  graisse jaune, de la mauvaise graisse. N'importe, Coupeau se soûlait
  davantage, pour sa santé. Ses cheveux poivre et sel, en coup de vent,
  
You have read 1 text from French literature.