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L'Assommoir - 20
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très épais, où il versait la moitié d'une bouteille d'huile. Lui seul
en mangeait avec Gervaise, parce que les autres, les Parisiens, pour
s'être un jour risqués à y goûter, avaient failli rendre tripes et
boyaux.
Peu à peu, Lantier en était venu également à s'occuper des affaires de
la famille. Comme les Lorilleux rechignaient toujours pour sortir de
leur poche les cent sous de la maman Coupeau, il avait expliqué qu'on
pouvait leur intenter un procès. Est-ce qu'ils se fichaient du monde!
c'étaient dix francs qu'ils devaient donner par mois! Et il montait
lui-même chercher les dix francs, d'un air si hardi et si aimable, que
la chaîniste n'osait pas les refuser. Maintenant, madame Lerat, elle
aussi, donnait deux pièces de cent sous. Maman Coupeau aurait baisé
les mains de Lantier, qui jouait en outre le rôle de grand arbitre,
dans les querelles de la vieille femme et de Gervaise. Quand la
blanchisseuse, prise d'impatience, rudoyait sa belle-mère, et que
celle-ci allait pleurer dans son lit, il les bousculait toutes les
deux, les forçait à s'embrasser, en leur demandant si elles croyaient
amuser le monde avec leurs bons caractères. C'était comme Nana: on
l'élevait joliment mal, à son avis. En cela, il n'avait pas tort, car
lorsque le père tapait dessus, la mère soutenait la gamine, et lorsque
la mère à son tour cognait, le père faisait une scène. Nana, ravie de
voir ses parents se manger, se sentant excusée à l'avance, commettait
les cent dix-neuf coups. A présent, elle avait inventé d'aller jouer
dans la maréchalerie en face; elle se balançait la journée entière aux
brancards des charrettes; elle se cachait avec des bandes de voyous au
fond de la cour blafarde, éclairée du feu rouge de la forge; et,
brusquement, elle reparaissait, courant, criant, dépeignée et
barbouillée, suivie de la queue des voyous, comme si une volée des
marteaux venait de mettre ces saloperies d'enfants en fuite. Lantier
seul pouvait la gronder; et encore elle savait joliment le prendre.
Cette merdeuse de dix ans marchait comme une dame devant lui, se
balançait, le regardait de côté, les yeux déjà pleins de vice. Il
avait fini par se charger de son éducation: il lui apprenait à danser
et à parler patois.
Une année s'écoula de la sorte. Dans le quartier, on croyait que
Lantier avait des rentes, car c'était la seule façon de s'expliquer le
grand train des Coupeau. Sans doute, Gervaise continuait à gagner de
l'argent; mais maintenant qu'elle nourrissait deux hommes à ne rien
faire, la boutique pour sûr ne pouvait suffire; d'autant plus que la
boutique devenait moins bonne, des pratiques s'en allaient, les
ouvrières godaillaient du matin au soir. La vérité était que Lantier
ne payait rien, ni loyer ni nourriture. Les premiers mois, il avait
donné des acomptes; puis, il s'était contenté de parler d'une grosse
somme qu'il devait toucher, grâce à laquelle il s'acquitterait plus
tard, en un coup. Gervaise n'osait plus lui demander un centime. Elle
prenait le pain, le vin, la viande à crédit. Les notes montaient
partout, ça marchait par des trois francs et des quatre francs chaque
jour. Elle n'avait pas allongé un sou au marchand de meubles ni aux
trois camarades, le maçon, le menuisier et le peintre. Tout ce monde
commençait à grogner, on devenait moins poli pour elle dans les
magasins. Mais elle était comme grisée par la fureur de la dette; elle
s'étourdissait, choisissait les choses les plus chères, se lâchait
dans sa gourmandise depuis qu'elle ne payait plus; et elle restait
très-honnête au fond, rêvant de gagner du matin au soir des centaines
de francs, elle ne savait pas trop de quelle façon, pour distribuer
des poignées de pièces de cent sous à ses fournisseurs. Enfin, elle
s'enfonçait, et à mesure qu'elle dégringolait, elle parlait d'élargir
ses affaires. Pourtant, vers le milieu de l'été, la grande Clémence
était partie, parce qu'il n'y avait pas assez de travail pour deux
ouvrières et qu'elle attendait son argent pendant des semaines. Au
milieu de cette débâcle, Coupeau et Lantier se faisaient des joues.
Les gaillards, attablés jusqu'au menton, bouffaient la boutique,
s'engraissaient de la ruine de l'établissement; et ils s'excitaient
l'un l'autre à mettre les morceaux doubles, et ils se tapaient sur le
ventre en rigolant, au dessert, histoire de digérer plus vite.
Dans le quartier, le grand sujet de conversation était de savoir si
réellement Lantier s'était remis avec Gervaise. Là-dessus, les avis se
partageaient. A entendre les Lorilleux, la Banban faisait tout pour
repincer le chapelier, mais lui ne voulait plus d'elle, la trouvait
trop décatie, avait en ville des petites filles d'une frimousse
autrement torchée. Selon les Boche, au contraire, la blanchisseuse,
dès la première nuit, s'en était allée retrouver son ancien époux,
aussitôt que ce jeanjean de Coupeau avait ronflé. Tout ça, d'une façon
comme d'une autre, ne semblait guère propre; mais il y a tant de
saletés dans la vie, et de plus grosses, que les gens finissaient par
trouver ce ménage à trois naturel, gentil même, car on ne s'y battait
jamais et les convenances étaient gardées. Certainement, si l'on avait
mis le nez dans d'autres intérieurs du quartier, on se serait
empoisonné davantage. Au moins, chez les Coupeau, ça sentait les bons
enfants. Tous les trois se livraient à leur petite cuisine, se
culottaient et couchotaient ensemble à la papa, sans empêcher les
voisins de dormir. Puis, le quartier restait conquis par les bonnes
manières de Lantier. Cet enjôleur fermait le bec à toutes les
bavardes. Même, dans le doute où l'on se trouvait de ses rapports avec
Gervaise, quand la fruitière niait les rapports devant la tripière,
celle-ci semblait dire que c'était vraiment dommage, parce qu'enfin ça
rendait les Coupeau moins intéressants.
Cependant, Gervaise vivait, tranquille de ce côté, ne pensait guère à
ces ordures. Les choses en vinrent au point qu'on l'accusa de manquer
de coeur. Dans la famille on ne comprenait pas sa rancune contre le
chapelier. Madame Lerat, qui adorait se fourrer entre les amoureux,
venait tous les soirs; et elle traitait Lantier d'homme irrésistible,
dans les bras duquel les dames les plus huppées devaient tomber.
Madame Boche n'aurait pas répondu de sa vertu, si elle avait eu dix
ans de moins. Une conspiration sourde, continue, grandissait, poussait
lentement Gervaise, comme si toutes les femmes, autour d'elle, avaient
dû se satisfaire, en lui donnant un amant. Mais Gervaise s'étonnait,
ne découvrait pas chez Lantier tant de séductions. Sans doute, il
était changé à son avantage: il portait toujours un paletot, il avait
pris de l'éducation dans les cafés et dans les réunions politiques.
Seulement, elle qui le connaissait bien, lui voyait jusqu'à l'âme par
les deux trous de ses yeux, et retrouvait là un tas de choses, dont
elle gardait un léger frisson. Enfin, si ça plaisait tant aux autres,
pourquoi les autres ne se risquaient-elles pas à tâter du monsieur? Ce
fut ce qu'elle laissa entendre un jour à Virginie, qui se montrait la
plus chaude. Alors, madame Lerat et Virginie, pour lui monter la tête,
lui racontèrent les amours de Lantier et de la grande Clémence. Oui,
elle ne s'était aperçue de rien; mais, dès qu'elle sortait pour une
course, le chapelier emmenait l'ouvrière dans sa chambre. Maintenant,
on les rencontrait ensemble, il devait l'aller voir chez elle.
-- Eh bien? dit la blanchisseuse, la voix un peu tremblante, qu'est-ce
que ça peut me faire?
Et elle regardait les yeux jaunes de Virginie, où des étincelles d'or
luisaient, comme dans ceux des chats. Cette femme lui en voulait donc,
qu'elle tâchait de la rendre jalouse? Mais la couturière prit son air
bête, en répondant:
-- Ça ne peut rien vous faire, bien sûr... Seulement, vous devriez lui
conseiller de lâcher cette fille avec laquelle il aura du désagrément.
Le pis était que Lantier se sentait soutenu et changeait de manières à
l'égard de Gervaise. Maintenant, quand il lui donnait une poignée de
mains, il lui gardait un instant les doigts entre les siens. Il la
fatiguait de son regard, fixait sur elle des yeux hardis, où elle
lisait nettement ce qu'il lui demandait. S'il passait derrière elle,
il enfonçait les genoux dans ses jupes, soufflait sur son cou, comme
pour l'endormir. Pourtant, il attendit encore, avant d'être brutal et
de se déclarer. Mais, un soir, se trouvant seul avec elle, il la
poussa devant lui sans dire une parole, l'accula tremblante contre le
mur, au fond de la boutique, et là voulut l'embrasser. Le hasard fit
que Goujet entra juste à ce moment. Alors, elle se débattit,
s'échappa. Et tous trois échangèrent quelques mots, comme si de rien
n'était. Goujet, la face toute blanche, avait baissé le nez, en
s'imaginant qu'il les dérangeait, qu'elle venait de se débattre pour
ne pas être embrassée devant le monde.
Le lendemain, Gervaise piétina dans la boutique, très malheureuse,
incapable de repasser un mouchoir; elle avait besoin de voir Goujet,
de lui expliquer comment Lantier la tenait contre le mur. Mais, depuis
qu'Étienne était à Lille, elle n'osait plus entrer à la forge, où
Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, l'accueillait, avec des rires sournois.
Pourtant, l'après-midi, cédant à son envie, elle prit un panier vide,
elle partit sous le prétexte d'aller prendre des jupons chez sa
pratique de la rue des Portes-Blanches. Puis, quand elle fut rue
Marcadet, devant la fabrique de boulons, elle se promena à petits pas,
comptant sur une bonne rencontre. Sans doute, de son côté, Goujet
devait l'attendre, car elle n'était pas là depuis cinq minutes, qu'il
sortit comme par hasard.
-- Tiens! vous êtes en course, dit-il en souriant faiblement; vous
rentrez chez vous...
Il disait ça pour parler. Gervaise tournait justement le dos à la rue
des Poissonniers. Et ils montèrent vers Montmartre, côte à côte, sans
se prendre le bras. Ils devaient avoir la seule idée de s'éloigner de
la fabrique, pour ne pas paraître se donner des rendez-vous devant la
porte. La tête basse, ils suivaient la chaussée défoncée, au milieu du
ronflement des usines. Puis, à deux cents pas, naturellement, comme
s'ils avaient connu l'endroit, ils filèrent à gauche, toujours
silencieux, et s'engagèrent dans un terrain vague. C'était, entre une
scierie mécanique et une manufacture de boutons, une bande de prairie
restée verte, avec des plaques jaunes d'herbe grillée; une chèvre,
attachée à un piquet, tournait en bêlant; au fond, un arbre mort
s'émiettait au grand soleil.
-- Vrai! murmura Gervaise, on se croirait à la campagne.
Ils allèrent s'asseoir sous l'arbre mort. La blanchisseuse mit son
panier à ses pieds. En face d'eux, la butte Montmartre étageait ses
rangées de hautes maisons jaunes et grises, dans des touffes de maigre
verdure; et, quand ils renversaient la tête davantage, ils
apercevaient le large ciel d'une pureté ardente sur la ville, traversé
au nord par un vol de petits nuages blancs. Mais la vive lumière les
éblouissait, ils regardaient au ras de l'horizon plat les lointains
crayeux des faubourgs, ils suivaient surtout la respiration du mince
tuyau de la scierie mécanique, qui soufflait des jets de vapeur. Ces
gros soupirs semblaient soulager leur poitrine oppressée.
-- Oui, reprit Gervaise embarrassée par leur silence, je me trouvais
en course, j'étais sortie...
Après avoir tant souhaité une explication, tout d'un coup elle n'osait
plus parler. Elle était prise d'une grande honte. Et elle sentait
bien, cependant, qu'ils étaient venus là d'eux-mêmes, pour causer de
ça; même ils en causaient, sans avoir besoin de prononcer une parole.
L'affaire de la veille restait entre eux comme un poids qui les
gênait.
Alors, prise d'une tristesse atroce, les larmes aux yeux, elle raconta
l'agonie de madame Bijard, sa laveuse, morte le matin, après
d'épouvantables douleurs.
-- Ça venait d'un coup de pied que lui avait allongé Bijard,
disait-elle d'une voix douce et monotone. Le ventre a enflé. Sans
doute, il lui avait cassé quelque chose à l'intérieur. Mon Dieu! en
trois jours, elle a été tortillée... Ah! il y a, aux galères, des
gredins qui n'en ont pas tant fait. Mais la justice aurait trop de
besogne, si elle s'occupait des femmes crevées par leurs maris. Un
coup de pied de plus ou de moins, n'est-ce pas? ça ne compte pas,
quand on en reçoit tous les jours. D'autant plus que la pauvre femme
voulait sauver son homme de l'échafaud et expliquait qu'elle s'était
abîmé le ventre en tombant sur un baquet... Elle a hurlé toute la nuit
avant de passer.
Le forgeron se taisait, arrachait des herbes dans ses poings crispés.
-- Il n'y a pas quinze jours, continua Gervaise, elle avait sevré son
dernier, le petit Jules; et c'est encore une chance, car l'enfant ne
pâtira pas... N'importe, voilà cette gamine de Lalie chargée de deux
mioches. Elle n'a pas huit ans, mais elle est sérieuse et raisonnable
comme une vraie mère. Avec ça, son père la roue de coups... Ah bien!
on rencontre des êtres qui sont nés pour souffrir.
Goujet la regarda et dit brusquement, les lèvres tremblantes:
-- Vous m'avez fait de la peine, hier, oh! oui, beaucoup de peine...
Gervaise, pâlissant, avait joint les mains. Mais lui, continuait:
-- Je sais, ça devait arriver... Seulement, vous auriez dû vous
confier à moi, m'avouer ce qu'il en était, pour ne pas me laisser dans
des idées...
Il ne put achever. Elle s'était levée, en comprenant que Goujet la
croyait remise avec Lantier, comme le quartier l'affirmait. Et, les
bras tendus, elle cria:
-- Non, non, je vous jure... Il me poussait, il allait m'embrasser,
c'est vrai; mais sa figure n'a pas même touché la mienne, et c'était
la première fois qu'il essayait... Oh! tenez, sur ma vie, sur celle de
mes enfants, sur tout ce que j'ai de plus sacré!
Cependant, le forgeron hochait la tête. Il se méfiait, parce que les
femmes disent toujours non. Gervaise alors devint très grave, reprit
lentement:
-- Vous me connaissez, monsieur Goujet, je ne suis guère menteuse...
Eh bien! non, ça n'est pas, ma parole d'honneur!... Jamais ça ne sera,
entendez-vous? jamais! Le jour où ça arriverait, je deviendrais la
dernière des dernières, je ne mériterais plus l'amitié d'un honnête
homme comme vous.
Et elle avait, en parlant, une si belle figure, toute pleine de
franchise, qu'il lui prit la main et la fit rasseoir. Maintenant, il
respirait à l'aise, il riait en dedans. C'était la première fois qu'il
lui tenait ainsi la main et qu'il la serrait dans la sienne. Tous deux
restèrent muets. Au ciel, le vol de nuages blancs nageait avec une
lenteur de cygne. Dans le coin du champ, la chèvre, tournée vers eux,
les regardait en poussant à de longs intervalles réguliers un bêlement
très doux. Et, sans se lâcher les doigts, les yeux noyés
d'attendrissement, ils se perdaient au loin, sur la pente de
Montmartre blafard, au milieu de la haute futaie des cheminées d'usines
rayant l'horizon, dans cette banlieue plâtreuse et désolée, où les
bosquets verts des cabarets borgnes les touchaient jusqu'aux larmes.
-- Votre mère m'en veut, je le sais, reprit Gervaise à voix basse. Ne
dites pas non... Nous vous devons tant d'argent!
Mais lui, se montra brutal, pour la faire taire. Il lui secoua la
main, à la briser. Il ne voulait pas qu'elle parlât de l'argent. Puis,
il hésita, il bégaya enfin:
-- Écoutez, il y a longtemps que je songe à vous proposer une
chose.... Vous n'êtes pas heureuse. Ma mère assure que la vie tourne
mal pour vous...
Il s'arrêta, un peu étouffé.
-- Eh bien! il faut nous en aller ensemble.
Elle le regarda, ne comprenant pas nettement d'abord, surprise par
cette rude déclaration d'un amour dont il n'avait jamais ouvert les
lèvres.
-- Comment ça? demanda-t-elle.
-- Oui, continua-t-il la tête basse, nous nous en irions, nous
vivrions quelque part, en Belgique si vous voulez... C'est presque mon
pays... En travaillant tous les deux, nous serions vite à notre aise.
Alors, elle devint très rouge. Il l'aurait prise contre lui pour
l'embrasser, qu'elle aurait eu moins de honte. C'était un drôle de
garçon tout de même, de lui proposer un enlèvement, comme cela se
passe dans les romans et dans la haute société. Ah bien! autour
d'elle, elle voyait des ouvriers faire la cour à des femmes mariées;
mais ils ne les menaient pas même à Saint-Denis, ça se passait sur
place, et carrément.
-- Ah! monsieur Goujet, monsieur Goujet... murmurait-elle, sans
trouver autre chose.
-- Enfin, voilà, nous ne serions que tous les deux, reprit-il. Les
autres me gênent, vous comprenez?... Quand j'ai de l'amitié pour une
personne, je ne peux pas voir cette personne avec d'autres.
Mais elle se remettait, elle refusait maintenant, d'un air
raisonnable.
-- Ce n'est pas possible, monsieur Goujet. Ce serait très mal... Je
suis mariée, n'est-ce pas? j'ai des enfants... Je sais bien que vous
avez de l'amitié pour moi et que je vous fais de la peine. Seulement,
nous aurions des remords, nous ne goûterions pas de plaisir... Moi
aussi, j'éprouve de l'amitié pour vous, j'en éprouve trop pour vous
laisser commettre des bêtises. Et ce seraient des bêtises, bien sûr...
Non, voyez-vous, il vaut mieux demeurer comme nous sommes. Nous nous
estimons, nous nous trouvons d'accord de sentiment. C'est beaucoup, ça
m'a soutenue plus d'une fois. Quand on reste honnête, dans notre
position, on en est joliment récompensé.
Il hochait la tête, en l'écoutant. Il l'approuvait, il ne pouvait pas
dire le contraire. Brusquement, dans le grand jour, il la prit entre
ses bras, la serra à l'écraser, lui posa un baiser furieux sur le cou,
comme s'il avait voulu lui manger la peau. Puis, il la lâcha, sans
demander autre chose; et il ne parla plus de leur amour. Elle se
secouait, elle ne se fâchait pas, comprenant que tous deux avaient
bien gagné ce petit plaisir.
Le forgeron, cependant, secoué de la tête aux pieds par un grand
frisson, s'écartait d'elle, pour ne pas céder à l'envie de la
reprendre; et il se traînait sur les genoux, ne sachant à quoi occuper
ses mains, cueillant des fleurs de pissenlits, qu'il jetait de loin
dans son panier. Il y avait là, au milieu de la nappe d'herbe brûlée,
des pissenlits jaunes superbes. Peu à peu, ce jeu le calma, l'amusa.
De ses doigts raidis par le travail du marteau, il cassait
délicatement les fleurs, les lançait une à une, et ses yeux de bon
chien riaient, lorsqu'il ne manquait pas la corbeille. La
blanchisseuse s'était adossée à l'arbre mort, gaie et reposée,
haussant la voix pour se faire entendre, dans l'haleine forte de la
scierie mécanique. Quand ils quittèrent le terrain vague, côte à côte,
en causant d'Étienne, qui se plaisait beaucoup à Lille, elle emporta
son panier plein de fleurs de pissenlits.
Au fond, Gervaise ne se sentait pas devant Lantier si courageuse
qu'elle le disait. Certes, elle était bien résolue à ne pas lui
permettre de la toucher seulement du bout des doigts; mais elle avait
peur, s'il la touchait jamais, de sa lâcheté ancienne, de cette
mollesse et de cette complaisance auxquelles elle se laissait aller,
pour faire plaisir au monde. Lantier, pourtant, ne recommença pas sa
tentative. Il se trouva plusieurs fois seul avec elle et se tint
tranquille. Il semblait maintenant occupé de la tripière, une femme de
quarante-cinq ans, très bien conservée. Gervaise, devant Goujet,
parlait de la tripière, afin de le rassurer. Elle répondait à Virginie
et à madame Lerat, quand celles-ci faisaient l'éloge du chapelier,
qu'il pouvait bien se passer de son admiration, puisque toutes les
voisines avaient des béguins pour lui.
Coupeau, dans le quartier, gueulait que Lantier était un ami, un vrai.
On pouvait baver sur leur compte, lui savait ce qu'il savait, se
fichait du bavardage, du moment où il avait l'honnêteté de son côté.
Quand ils sortaient tous les trois, le dimanche, il obligeait sa femme
et le chapelier à marcher devant lui, bras dessus, bras dessous,
histoire de crâner dans la rue; et il regardait les gens, tout prêt à
leur administrer un va-te-laver, s'ils s'étaient permis la moindre
rigolade. Sans doute, il trouvait Lantier un peu fiérot, l'accusait de
faire sa Sophie devant le vitriol, le blaguait parce qu'il savait lire
et qu'il parlait comme un avocat. Mais, à part ça, il le déclarait un
bougre à poils. On n'en aurait pas trouvé deux aussi solides dans la
Chapelle. Enfin, ils se comprenaient, ils étaient bâtis l'un pour
l'autre. L'amitié avec un homme, c'est plus solide que l'amour avec
une femme.
Il faut dire une chose, Coupeau et Lantier se payaient ensemble des
noces à tout casser. Lantier, maintenant, empruntait de l'argent à
Gervaise, des dix francs, des vingt francs, quand il sentait de la
monnaie dans la maison. C'était toujours pour ses grandes affaires.
Puis, ces jours-là, il débauchait Coupeau, parlait d'une longue
course, l'emmenait; et, attablés nez à nez au fond d'un restaurant
voisin, ils se flanquaient par le coco des plats qu'on ne peut manger
chez soi, arrosés de vin cacheté. Le zingueur aurait préféré des
ribotes dans le chic bon enfant; mais il était impressionné par les
goûts d'aristo du chapelier, qui trouvait sur la carte des noms de
sauces extraordinaires. On n'avait pas idée d'un homme si douillet, si
difficile. Ils sont tous comme ça, paraît-il, dans le Midi. Ainsi, il
ne voulait rien d'échauffant, il discutait chaque fricot, au point de
vue de la santé, faisant remporter la viande lorsqu'elle lui semblait
trop salée ou trop poivrée. C'était encore pis pour les courants
d'air, il en avait une peur bleue, il engueulait tout l'établissement,
si une porte restait entr'ouverte. Avec ça, très chien, donnant deux
sous au garçon pour des repas de sept et huit francs. N'importe, on
tremblait devant lui, on les connaissait bien sur les boulevards
extérieurs, des Batignolles à Belleville. Ils allaient, grande rue des
Batignolles, manger des tripes à la mode de Caen, qu'on leur servait
sur de petits réchauds. En bas de Montmartre, ils trouvaient les
meilleures huîtres du quartier, à la _Ville de Bar-le-Duc_. Quand ils
se risquaient en haut de la butte, jusqu'au _Moulin de la Galette_, on
leur faisait sauter un lapin. Rue des Martyrs, les _Lilas_ avaient la
spécialité de la tête de veau; tandis que, chaussée Clignancourt, les
restaurants du _Lion d'Or_ et des _Deux Marronniers_ leur donnaient
des rognons sautés à se lécher les doigts. Mais ils tournaient plus
souvent à gauche, du côté de Belleville, avaient leur table gardée aux
_Vendanges de Bourgogne_, au _Cadran Bleu_, au _Capucin_, des maisons
de confiance, où l'on pouvait demander de tout, les yeux fermés.
C'étaient des parties sournoises, dont ils parlaient le lendemain
matin à mots couverts, en chipotant les pommes de terre de Gervaise.
Même un jour, dans un bosquet du _Moulin de la Galette_, Lantier amena
une femme, avec laquelle Coupeau le laissa au dessert.
Naturellement, on ne peut pas nocer et travailler. Aussi, depuis
l'entrée du chapelier dans le ménage, le zingueur, qui fainéantait
déjà pas mal, en était arrivé à ne plus toucher un outil. Quand il se
laissait encore embaucher, las de traîner ses savates, le camarade le
relançait au chantier, le blaguait à mort en le trouvant pendu au bout
de sa corde à noeuds comme un jambon fumé; et il lui criait de
descendre prendre un canon. C'était réglé, le zingueur lâchait
l'ouvrage, commençait une bordée qui durait des journées et des
semaines. Oh! par exemple, des bordées fameuses, une revue générale de
tous les mastroquets du quartier, la soûlerie du matin cuvée à midi et
repincée le soir, les tournées de casse-poitrine se succédant, se
perdant dans la nuit, pareilles aux lampions d'une fête, jusqu'à ce
que la dernière chandelle s'éteignît avec le dernier verre! Cet animal
de chapelier n'allait jamais jusqu'au bout. Il laissait l'autre
s'allumer, le lâchait, rentrait en souriant de son air aimable. Lui,
se piquait le nez proprement, sans qu'on s'en aperçût. Quand on le
connaissait bien, ça se voyait seulement à ses yeux plus minces et à
ses manières plus entreprenantes auprès des femmes. Le zingueur, au
contraire, devenait dégoûtant, ne pouvait plus boire sans se mettre
dans un état ignoble. Ainsi, vers les premiers jours de novembre,
Coupeau tira une bordée qui finit d'une façon tout à fait sale pour
lui et pour les autres. La veille, il avait trouvé de l'ouvrage.
Lantier, cette fois-là, était plein de beaux sentiments; il prêchait
le travail, attendu que le travail ennoblit l'homme. Même, le matin,
il se leva à la lampe, il voulut accompagner son ami au chantier,
gravement, honorant en lui l'ouvrier vraiment digne de ce nom. Mais,
arrivés devant la Petite-Civette qui ouvrait, ils entrèrent prendre
une prune, rien qu'une, dans le seul but d'arroser ensemble la ferme
résolution d'une bonne conduite. En face du comptoir, sur un banc,
Bibi-la-Grillade, le dos contre le mur, fumait sa pipe d'un air
maussade.
-- Tiens! Bibi qui fait sa panthère, dit Coupeau. On a donc la flemme,
ma vieille?
-- Non, non, répondit le camarade en s'étirant les bras. Ce sont les
patrons qui vous dégoûtent... J'ai lâché le mien hier... Tous de la
crapule, de la canaille...
Et Bibi-la-Grillade accepta une prune. Il devait être là, sur le banc,
à attendre une tournée. Cependant, Lantier défendait les patrons; ils
avaient parfois joliment du mal, il en savait quelque chose, lui qui
sortait des affaires. De la jolie fripouille, les ouvriers! toujours
en noce, se fichant de l'ouvrage, vous lâchant au beau milieu d'une
commande, reparaissant quand leur monnaie est nettoyée. Ainsi, il
avait eu un petit Picard, dont la toquade était de se trimballer en
voiture; oui, dès qu'il touchait sa semaine, il prenait des fiacres
pendant des journées. Est-ce que c'était là un goût de travailleur?
Puis, brusquement, Lantier se mit à attaquer aussi les patrons. Oh! il
voyait clair, il disait ses vérités à chacun. Une sale race après
tout, des exploiteurs sans vergogne, des mangeurs de monde. Lui, Dieu
merci! pouvait dormir la conscience tranquille, car il s'était
toujours conduit en ami avec ses hommes, et avait préféré ne pas
gagner des millions comme les autres.
-- Filons, mon petit, dit-il en s'adressant à Coupeau. Il faut être
sage, nous serions en retard.
Bibi-la-Grillade, les bras ballants, sortit avec eux. Dehors, le jour
se levait à peine, un petit jour sali par le reflet boueux du pavé; il
avait plu la veille, il faisait très doux. On venait d'éteindre les
becs de gaz; la rue des Poissonniers, où des lambeaux de nuit
étranglés par les maisons flottaient encore, s'emplissait du sourd
piétinement des ouvriers descendant vers Paris. Coupeau, son sac de
zingueur passé à l'épaule, marchait de l'air esbrouffeur d'un citoyen
qui est d'attaque, une fois par hasard. Il se tourna, il demanda:
-- Bibi, veux-tu qu'on t'embauche? le patron m'a dit d'amener un
camarade, si je pouvais.
-- Merci, répondit Bibi-la-Grillade, je me purge... Faut proposer ça à
Mes-Bottes, qui cherchait hier une baraque... Attends, Mes-Bottes est
bien sûr là dedans.
Et, comme ils arrivaient au bas de la rue, ils aperçurent en effet
Mes-Bottes chez le père Colombe. Malgré l'heure matinale, l'Assommoir
flambait, les volets enlevés, le gaz allumé. Lantier resta sur la
porte, en recommandant à Coupeau de se dépêcher, parce qu'ils avaient
tout juste dix minutes.
-- Comment! tu vas chez ce roussin de Bourguignon! cria Mes-Bottes,
quand le zingueur lui eut parlé. Plus souvent qu'on me pince dans
cette boîte! Non, j'aimerais mieux tirer la langue jusqu'à l'année
prochaine... Mais, mon vieux, tu ne resteras pas là trois jours, c'est
moi qui te le dis!
-- Vrai, une sale boîte? demanda Coupeau inquiet.
-- Oh! tout ce qu'il y a de plus sale... On ne peut pas bouger. Le
singe est sans cesse sur votre dos. Et avec ça des manières, une
bourgeoise qui vous traite de soûlard, une boutique où il est défendu
de cracher... Je les ai envoyés dinguer le premier soir, tu comprends.
-- Bon! me voilà prévenu. Je ne mangerai pas chez eux un boisseau de
en mangeait avec Gervaise, parce que les autres, les Parisiens, pour
s'être un jour risqués à y goûter, avaient failli rendre tripes et
boyaux.
Peu à peu, Lantier en était venu également à s'occuper des affaires de
la famille. Comme les Lorilleux rechignaient toujours pour sortir de
leur poche les cent sous de la maman Coupeau, il avait expliqué qu'on
pouvait leur intenter un procès. Est-ce qu'ils se fichaient du monde!
c'étaient dix francs qu'ils devaient donner par mois! Et il montait
lui-même chercher les dix francs, d'un air si hardi et si aimable, que
la chaîniste n'osait pas les refuser. Maintenant, madame Lerat, elle
aussi, donnait deux pièces de cent sous. Maman Coupeau aurait baisé
les mains de Lantier, qui jouait en outre le rôle de grand arbitre,
dans les querelles de la vieille femme et de Gervaise. Quand la
blanchisseuse, prise d'impatience, rudoyait sa belle-mère, et que
celle-ci allait pleurer dans son lit, il les bousculait toutes les
deux, les forçait à s'embrasser, en leur demandant si elles croyaient
amuser le monde avec leurs bons caractères. C'était comme Nana: on
l'élevait joliment mal, à son avis. En cela, il n'avait pas tort, car
lorsque le père tapait dessus, la mère soutenait la gamine, et lorsque
la mère à son tour cognait, le père faisait une scène. Nana, ravie de
voir ses parents se manger, se sentant excusée à l'avance, commettait
les cent dix-neuf coups. A présent, elle avait inventé d'aller jouer
dans la maréchalerie en face; elle se balançait la journée entière aux
brancards des charrettes; elle se cachait avec des bandes de voyous au
fond de la cour blafarde, éclairée du feu rouge de la forge; et,
brusquement, elle reparaissait, courant, criant, dépeignée et
barbouillée, suivie de la queue des voyous, comme si une volée des
marteaux venait de mettre ces saloperies d'enfants en fuite. Lantier
seul pouvait la gronder; et encore elle savait joliment le prendre.
Cette merdeuse de dix ans marchait comme une dame devant lui, se
balançait, le regardait de côté, les yeux déjà pleins de vice. Il
avait fini par se charger de son éducation: il lui apprenait à danser
et à parler patois.
Une année s'écoula de la sorte. Dans le quartier, on croyait que
Lantier avait des rentes, car c'était la seule façon de s'expliquer le
grand train des Coupeau. Sans doute, Gervaise continuait à gagner de
l'argent; mais maintenant qu'elle nourrissait deux hommes à ne rien
faire, la boutique pour sûr ne pouvait suffire; d'autant plus que la
boutique devenait moins bonne, des pratiques s'en allaient, les
ouvrières godaillaient du matin au soir. La vérité était que Lantier
ne payait rien, ni loyer ni nourriture. Les premiers mois, il avait
donné des acomptes; puis, il s'était contenté de parler d'une grosse
somme qu'il devait toucher, grâce à laquelle il s'acquitterait plus
tard, en un coup. Gervaise n'osait plus lui demander un centime. Elle
prenait le pain, le vin, la viande à crédit. Les notes montaient
partout, ça marchait par des trois francs et des quatre francs chaque
jour. Elle n'avait pas allongé un sou au marchand de meubles ni aux
trois camarades, le maçon, le menuisier et le peintre. Tout ce monde
commençait à grogner, on devenait moins poli pour elle dans les
magasins. Mais elle était comme grisée par la fureur de la dette; elle
s'étourdissait, choisissait les choses les plus chères, se lâchait
dans sa gourmandise depuis qu'elle ne payait plus; et elle restait
très-honnête au fond, rêvant de gagner du matin au soir des centaines
de francs, elle ne savait pas trop de quelle façon, pour distribuer
des poignées de pièces de cent sous à ses fournisseurs. Enfin, elle
s'enfonçait, et à mesure qu'elle dégringolait, elle parlait d'élargir
ses affaires. Pourtant, vers le milieu de l'été, la grande Clémence
était partie, parce qu'il n'y avait pas assez de travail pour deux
ouvrières et qu'elle attendait son argent pendant des semaines. Au
milieu de cette débâcle, Coupeau et Lantier se faisaient des joues.
Les gaillards, attablés jusqu'au menton, bouffaient la boutique,
s'engraissaient de la ruine de l'établissement; et ils s'excitaient
l'un l'autre à mettre les morceaux doubles, et ils se tapaient sur le
ventre en rigolant, au dessert, histoire de digérer plus vite.
Dans le quartier, le grand sujet de conversation était de savoir si
réellement Lantier s'était remis avec Gervaise. Là-dessus, les avis se
partageaient. A entendre les Lorilleux, la Banban faisait tout pour
repincer le chapelier, mais lui ne voulait plus d'elle, la trouvait
trop décatie, avait en ville des petites filles d'une frimousse
autrement torchée. Selon les Boche, au contraire, la blanchisseuse,
dès la première nuit, s'en était allée retrouver son ancien époux,
aussitôt que ce jeanjean de Coupeau avait ronflé. Tout ça, d'une façon
comme d'une autre, ne semblait guère propre; mais il y a tant de
saletés dans la vie, et de plus grosses, que les gens finissaient par
trouver ce ménage à trois naturel, gentil même, car on ne s'y battait
jamais et les convenances étaient gardées. Certainement, si l'on avait
mis le nez dans d'autres intérieurs du quartier, on se serait
empoisonné davantage. Au moins, chez les Coupeau, ça sentait les bons
enfants. Tous les trois se livraient à leur petite cuisine, se
culottaient et couchotaient ensemble à la papa, sans empêcher les
voisins de dormir. Puis, le quartier restait conquis par les bonnes
manières de Lantier. Cet enjôleur fermait le bec à toutes les
bavardes. Même, dans le doute où l'on se trouvait de ses rapports avec
Gervaise, quand la fruitière niait les rapports devant la tripière,
celle-ci semblait dire que c'était vraiment dommage, parce qu'enfin ça
rendait les Coupeau moins intéressants.
Cependant, Gervaise vivait, tranquille de ce côté, ne pensait guère à
ces ordures. Les choses en vinrent au point qu'on l'accusa de manquer
de coeur. Dans la famille on ne comprenait pas sa rancune contre le
chapelier. Madame Lerat, qui adorait se fourrer entre les amoureux,
venait tous les soirs; et elle traitait Lantier d'homme irrésistible,
dans les bras duquel les dames les plus huppées devaient tomber.
Madame Boche n'aurait pas répondu de sa vertu, si elle avait eu dix
ans de moins. Une conspiration sourde, continue, grandissait, poussait
lentement Gervaise, comme si toutes les femmes, autour d'elle, avaient
dû se satisfaire, en lui donnant un amant. Mais Gervaise s'étonnait,
ne découvrait pas chez Lantier tant de séductions. Sans doute, il
était changé à son avantage: il portait toujours un paletot, il avait
pris de l'éducation dans les cafés et dans les réunions politiques.
Seulement, elle qui le connaissait bien, lui voyait jusqu'à l'âme par
les deux trous de ses yeux, et retrouvait là un tas de choses, dont
elle gardait un léger frisson. Enfin, si ça plaisait tant aux autres,
pourquoi les autres ne se risquaient-elles pas à tâter du monsieur? Ce
fut ce qu'elle laissa entendre un jour à Virginie, qui se montrait la
plus chaude. Alors, madame Lerat et Virginie, pour lui monter la tête,
lui racontèrent les amours de Lantier et de la grande Clémence. Oui,
elle ne s'était aperçue de rien; mais, dès qu'elle sortait pour une
course, le chapelier emmenait l'ouvrière dans sa chambre. Maintenant,
on les rencontrait ensemble, il devait l'aller voir chez elle.
-- Eh bien? dit la blanchisseuse, la voix un peu tremblante, qu'est-ce
que ça peut me faire?
Et elle regardait les yeux jaunes de Virginie, où des étincelles d'or
luisaient, comme dans ceux des chats. Cette femme lui en voulait donc,
qu'elle tâchait de la rendre jalouse? Mais la couturière prit son air
bête, en répondant:
-- Ça ne peut rien vous faire, bien sûr... Seulement, vous devriez lui
conseiller de lâcher cette fille avec laquelle il aura du désagrément.
Le pis était que Lantier se sentait soutenu et changeait de manières à
l'égard de Gervaise. Maintenant, quand il lui donnait une poignée de
mains, il lui gardait un instant les doigts entre les siens. Il la
fatiguait de son regard, fixait sur elle des yeux hardis, où elle
lisait nettement ce qu'il lui demandait. S'il passait derrière elle,
il enfonçait les genoux dans ses jupes, soufflait sur son cou, comme
pour l'endormir. Pourtant, il attendit encore, avant d'être brutal et
de se déclarer. Mais, un soir, se trouvant seul avec elle, il la
poussa devant lui sans dire une parole, l'accula tremblante contre le
mur, au fond de la boutique, et là voulut l'embrasser. Le hasard fit
que Goujet entra juste à ce moment. Alors, elle se débattit,
s'échappa. Et tous trois échangèrent quelques mots, comme si de rien
n'était. Goujet, la face toute blanche, avait baissé le nez, en
s'imaginant qu'il les dérangeait, qu'elle venait de se débattre pour
ne pas être embrassée devant le monde.
Le lendemain, Gervaise piétina dans la boutique, très malheureuse,
incapable de repasser un mouchoir; elle avait besoin de voir Goujet,
de lui expliquer comment Lantier la tenait contre le mur. Mais, depuis
qu'Étienne était à Lille, elle n'osait plus entrer à la forge, où
Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, l'accueillait, avec des rires sournois.
Pourtant, l'après-midi, cédant à son envie, elle prit un panier vide,
elle partit sous le prétexte d'aller prendre des jupons chez sa
pratique de la rue des Portes-Blanches. Puis, quand elle fut rue
Marcadet, devant la fabrique de boulons, elle se promena à petits pas,
comptant sur une bonne rencontre. Sans doute, de son côté, Goujet
devait l'attendre, car elle n'était pas là depuis cinq minutes, qu'il
sortit comme par hasard.
-- Tiens! vous êtes en course, dit-il en souriant faiblement; vous
rentrez chez vous...
Il disait ça pour parler. Gervaise tournait justement le dos à la rue
des Poissonniers. Et ils montèrent vers Montmartre, côte à côte, sans
se prendre le bras. Ils devaient avoir la seule idée de s'éloigner de
la fabrique, pour ne pas paraître se donner des rendez-vous devant la
porte. La tête basse, ils suivaient la chaussée défoncée, au milieu du
ronflement des usines. Puis, à deux cents pas, naturellement, comme
s'ils avaient connu l'endroit, ils filèrent à gauche, toujours
silencieux, et s'engagèrent dans un terrain vague. C'était, entre une
scierie mécanique et une manufacture de boutons, une bande de prairie
restée verte, avec des plaques jaunes d'herbe grillée; une chèvre,
attachée à un piquet, tournait en bêlant; au fond, un arbre mort
s'émiettait au grand soleil.
-- Vrai! murmura Gervaise, on se croirait à la campagne.
Ils allèrent s'asseoir sous l'arbre mort. La blanchisseuse mit son
panier à ses pieds. En face d'eux, la butte Montmartre étageait ses
rangées de hautes maisons jaunes et grises, dans des touffes de maigre
verdure; et, quand ils renversaient la tête davantage, ils
apercevaient le large ciel d'une pureté ardente sur la ville, traversé
au nord par un vol de petits nuages blancs. Mais la vive lumière les
éblouissait, ils regardaient au ras de l'horizon plat les lointains
crayeux des faubourgs, ils suivaient surtout la respiration du mince
tuyau de la scierie mécanique, qui soufflait des jets de vapeur. Ces
gros soupirs semblaient soulager leur poitrine oppressée.
-- Oui, reprit Gervaise embarrassée par leur silence, je me trouvais
en course, j'étais sortie...
Après avoir tant souhaité une explication, tout d'un coup elle n'osait
plus parler. Elle était prise d'une grande honte. Et elle sentait
bien, cependant, qu'ils étaient venus là d'eux-mêmes, pour causer de
ça; même ils en causaient, sans avoir besoin de prononcer une parole.
L'affaire de la veille restait entre eux comme un poids qui les
gênait.
Alors, prise d'une tristesse atroce, les larmes aux yeux, elle raconta
l'agonie de madame Bijard, sa laveuse, morte le matin, après
d'épouvantables douleurs.
-- Ça venait d'un coup de pied que lui avait allongé Bijard,
disait-elle d'une voix douce et monotone. Le ventre a enflé. Sans
doute, il lui avait cassé quelque chose à l'intérieur. Mon Dieu! en
trois jours, elle a été tortillée... Ah! il y a, aux galères, des
gredins qui n'en ont pas tant fait. Mais la justice aurait trop de
besogne, si elle s'occupait des femmes crevées par leurs maris. Un
coup de pied de plus ou de moins, n'est-ce pas? ça ne compte pas,
quand on en reçoit tous les jours. D'autant plus que la pauvre femme
voulait sauver son homme de l'échafaud et expliquait qu'elle s'était
abîmé le ventre en tombant sur un baquet... Elle a hurlé toute la nuit
avant de passer.
Le forgeron se taisait, arrachait des herbes dans ses poings crispés.
-- Il n'y a pas quinze jours, continua Gervaise, elle avait sevré son
dernier, le petit Jules; et c'est encore une chance, car l'enfant ne
pâtira pas... N'importe, voilà cette gamine de Lalie chargée de deux
mioches. Elle n'a pas huit ans, mais elle est sérieuse et raisonnable
comme une vraie mère. Avec ça, son père la roue de coups... Ah bien!
on rencontre des êtres qui sont nés pour souffrir.
Goujet la regarda et dit brusquement, les lèvres tremblantes:
-- Vous m'avez fait de la peine, hier, oh! oui, beaucoup de peine...
Gervaise, pâlissant, avait joint les mains. Mais lui, continuait:
-- Je sais, ça devait arriver... Seulement, vous auriez dû vous
confier à moi, m'avouer ce qu'il en était, pour ne pas me laisser dans
des idées...
Il ne put achever. Elle s'était levée, en comprenant que Goujet la
croyait remise avec Lantier, comme le quartier l'affirmait. Et, les
bras tendus, elle cria:
-- Non, non, je vous jure... Il me poussait, il allait m'embrasser,
c'est vrai; mais sa figure n'a pas même touché la mienne, et c'était
la première fois qu'il essayait... Oh! tenez, sur ma vie, sur celle de
mes enfants, sur tout ce que j'ai de plus sacré!
Cependant, le forgeron hochait la tête. Il se méfiait, parce que les
femmes disent toujours non. Gervaise alors devint très grave, reprit
lentement:
-- Vous me connaissez, monsieur Goujet, je ne suis guère menteuse...
Eh bien! non, ça n'est pas, ma parole d'honneur!... Jamais ça ne sera,
entendez-vous? jamais! Le jour où ça arriverait, je deviendrais la
dernière des dernières, je ne mériterais plus l'amitié d'un honnête
homme comme vous.
Et elle avait, en parlant, une si belle figure, toute pleine de
franchise, qu'il lui prit la main et la fit rasseoir. Maintenant, il
respirait à l'aise, il riait en dedans. C'était la première fois qu'il
lui tenait ainsi la main et qu'il la serrait dans la sienne. Tous deux
restèrent muets. Au ciel, le vol de nuages blancs nageait avec une
lenteur de cygne. Dans le coin du champ, la chèvre, tournée vers eux,
les regardait en poussant à de longs intervalles réguliers un bêlement
très doux. Et, sans se lâcher les doigts, les yeux noyés
d'attendrissement, ils se perdaient au loin, sur la pente de
Montmartre blafard, au milieu de la haute futaie des cheminées d'usines
rayant l'horizon, dans cette banlieue plâtreuse et désolée, où les
bosquets verts des cabarets borgnes les touchaient jusqu'aux larmes.
-- Votre mère m'en veut, je le sais, reprit Gervaise à voix basse. Ne
dites pas non... Nous vous devons tant d'argent!
Mais lui, se montra brutal, pour la faire taire. Il lui secoua la
main, à la briser. Il ne voulait pas qu'elle parlât de l'argent. Puis,
il hésita, il bégaya enfin:
-- Écoutez, il y a longtemps que je songe à vous proposer une
chose.... Vous n'êtes pas heureuse. Ma mère assure que la vie tourne
mal pour vous...
Il s'arrêta, un peu étouffé.
-- Eh bien! il faut nous en aller ensemble.
Elle le regarda, ne comprenant pas nettement d'abord, surprise par
cette rude déclaration d'un amour dont il n'avait jamais ouvert les
lèvres.
-- Comment ça? demanda-t-elle.
-- Oui, continua-t-il la tête basse, nous nous en irions, nous
vivrions quelque part, en Belgique si vous voulez... C'est presque mon
pays... En travaillant tous les deux, nous serions vite à notre aise.
Alors, elle devint très rouge. Il l'aurait prise contre lui pour
l'embrasser, qu'elle aurait eu moins de honte. C'était un drôle de
garçon tout de même, de lui proposer un enlèvement, comme cela se
passe dans les romans et dans la haute société. Ah bien! autour
d'elle, elle voyait des ouvriers faire la cour à des femmes mariées;
mais ils ne les menaient pas même à Saint-Denis, ça se passait sur
place, et carrément.
-- Ah! monsieur Goujet, monsieur Goujet... murmurait-elle, sans
trouver autre chose.
-- Enfin, voilà, nous ne serions que tous les deux, reprit-il. Les
autres me gênent, vous comprenez?... Quand j'ai de l'amitié pour une
personne, je ne peux pas voir cette personne avec d'autres.
Mais elle se remettait, elle refusait maintenant, d'un air
raisonnable.
-- Ce n'est pas possible, monsieur Goujet. Ce serait très mal... Je
suis mariée, n'est-ce pas? j'ai des enfants... Je sais bien que vous
avez de l'amitié pour moi et que je vous fais de la peine. Seulement,
nous aurions des remords, nous ne goûterions pas de plaisir... Moi
aussi, j'éprouve de l'amitié pour vous, j'en éprouve trop pour vous
laisser commettre des bêtises. Et ce seraient des bêtises, bien sûr...
Non, voyez-vous, il vaut mieux demeurer comme nous sommes. Nous nous
estimons, nous nous trouvons d'accord de sentiment. C'est beaucoup, ça
m'a soutenue plus d'une fois. Quand on reste honnête, dans notre
position, on en est joliment récompensé.
Il hochait la tête, en l'écoutant. Il l'approuvait, il ne pouvait pas
dire le contraire. Brusquement, dans le grand jour, il la prit entre
ses bras, la serra à l'écraser, lui posa un baiser furieux sur le cou,
comme s'il avait voulu lui manger la peau. Puis, il la lâcha, sans
demander autre chose; et il ne parla plus de leur amour. Elle se
secouait, elle ne se fâchait pas, comprenant que tous deux avaient
bien gagné ce petit plaisir.
Le forgeron, cependant, secoué de la tête aux pieds par un grand
frisson, s'écartait d'elle, pour ne pas céder à l'envie de la
reprendre; et il se traînait sur les genoux, ne sachant à quoi occuper
ses mains, cueillant des fleurs de pissenlits, qu'il jetait de loin
dans son panier. Il y avait là, au milieu de la nappe d'herbe brûlée,
des pissenlits jaunes superbes. Peu à peu, ce jeu le calma, l'amusa.
De ses doigts raidis par le travail du marteau, il cassait
délicatement les fleurs, les lançait une à une, et ses yeux de bon
chien riaient, lorsqu'il ne manquait pas la corbeille. La
blanchisseuse s'était adossée à l'arbre mort, gaie et reposée,
haussant la voix pour se faire entendre, dans l'haleine forte de la
scierie mécanique. Quand ils quittèrent le terrain vague, côte à côte,
en causant d'Étienne, qui se plaisait beaucoup à Lille, elle emporta
son panier plein de fleurs de pissenlits.
Au fond, Gervaise ne se sentait pas devant Lantier si courageuse
qu'elle le disait. Certes, elle était bien résolue à ne pas lui
permettre de la toucher seulement du bout des doigts; mais elle avait
peur, s'il la touchait jamais, de sa lâcheté ancienne, de cette
mollesse et de cette complaisance auxquelles elle se laissait aller,
pour faire plaisir au monde. Lantier, pourtant, ne recommença pas sa
tentative. Il se trouva plusieurs fois seul avec elle et se tint
tranquille. Il semblait maintenant occupé de la tripière, une femme de
quarante-cinq ans, très bien conservée. Gervaise, devant Goujet,
parlait de la tripière, afin de le rassurer. Elle répondait à Virginie
et à madame Lerat, quand celles-ci faisaient l'éloge du chapelier,
qu'il pouvait bien se passer de son admiration, puisque toutes les
voisines avaient des béguins pour lui.
Coupeau, dans le quartier, gueulait que Lantier était un ami, un vrai.
On pouvait baver sur leur compte, lui savait ce qu'il savait, se
fichait du bavardage, du moment où il avait l'honnêteté de son côté.
Quand ils sortaient tous les trois, le dimanche, il obligeait sa femme
et le chapelier à marcher devant lui, bras dessus, bras dessous,
histoire de crâner dans la rue; et il regardait les gens, tout prêt à
leur administrer un va-te-laver, s'ils s'étaient permis la moindre
rigolade. Sans doute, il trouvait Lantier un peu fiérot, l'accusait de
faire sa Sophie devant le vitriol, le blaguait parce qu'il savait lire
et qu'il parlait comme un avocat. Mais, à part ça, il le déclarait un
bougre à poils. On n'en aurait pas trouvé deux aussi solides dans la
Chapelle. Enfin, ils se comprenaient, ils étaient bâtis l'un pour
l'autre. L'amitié avec un homme, c'est plus solide que l'amour avec
une femme.
Il faut dire une chose, Coupeau et Lantier se payaient ensemble des
noces à tout casser. Lantier, maintenant, empruntait de l'argent à
Gervaise, des dix francs, des vingt francs, quand il sentait de la
monnaie dans la maison. C'était toujours pour ses grandes affaires.
Puis, ces jours-là, il débauchait Coupeau, parlait d'une longue
course, l'emmenait; et, attablés nez à nez au fond d'un restaurant
voisin, ils se flanquaient par le coco des plats qu'on ne peut manger
chez soi, arrosés de vin cacheté. Le zingueur aurait préféré des
ribotes dans le chic bon enfant; mais il était impressionné par les
goûts d'aristo du chapelier, qui trouvait sur la carte des noms de
sauces extraordinaires. On n'avait pas idée d'un homme si douillet, si
difficile. Ils sont tous comme ça, paraît-il, dans le Midi. Ainsi, il
ne voulait rien d'échauffant, il discutait chaque fricot, au point de
vue de la santé, faisant remporter la viande lorsqu'elle lui semblait
trop salée ou trop poivrée. C'était encore pis pour les courants
d'air, il en avait une peur bleue, il engueulait tout l'établissement,
si une porte restait entr'ouverte. Avec ça, très chien, donnant deux
sous au garçon pour des repas de sept et huit francs. N'importe, on
tremblait devant lui, on les connaissait bien sur les boulevards
extérieurs, des Batignolles à Belleville. Ils allaient, grande rue des
Batignolles, manger des tripes à la mode de Caen, qu'on leur servait
sur de petits réchauds. En bas de Montmartre, ils trouvaient les
meilleures huîtres du quartier, à la _Ville de Bar-le-Duc_. Quand ils
se risquaient en haut de la butte, jusqu'au _Moulin de la Galette_, on
leur faisait sauter un lapin. Rue des Martyrs, les _Lilas_ avaient la
spécialité de la tête de veau; tandis que, chaussée Clignancourt, les
restaurants du _Lion d'Or_ et des _Deux Marronniers_ leur donnaient
des rognons sautés à se lécher les doigts. Mais ils tournaient plus
souvent à gauche, du côté de Belleville, avaient leur table gardée aux
_Vendanges de Bourgogne_, au _Cadran Bleu_, au _Capucin_, des maisons
de confiance, où l'on pouvait demander de tout, les yeux fermés.
C'étaient des parties sournoises, dont ils parlaient le lendemain
matin à mots couverts, en chipotant les pommes de terre de Gervaise.
Même un jour, dans un bosquet du _Moulin de la Galette_, Lantier amena
une femme, avec laquelle Coupeau le laissa au dessert.
Naturellement, on ne peut pas nocer et travailler. Aussi, depuis
l'entrée du chapelier dans le ménage, le zingueur, qui fainéantait
déjà pas mal, en était arrivé à ne plus toucher un outil. Quand il se
laissait encore embaucher, las de traîner ses savates, le camarade le
relançait au chantier, le blaguait à mort en le trouvant pendu au bout
de sa corde à noeuds comme un jambon fumé; et il lui criait de
descendre prendre un canon. C'était réglé, le zingueur lâchait
l'ouvrage, commençait une bordée qui durait des journées et des
semaines. Oh! par exemple, des bordées fameuses, une revue générale de
tous les mastroquets du quartier, la soûlerie du matin cuvée à midi et
repincée le soir, les tournées de casse-poitrine se succédant, se
perdant dans la nuit, pareilles aux lampions d'une fête, jusqu'à ce
que la dernière chandelle s'éteignît avec le dernier verre! Cet animal
de chapelier n'allait jamais jusqu'au bout. Il laissait l'autre
s'allumer, le lâchait, rentrait en souriant de son air aimable. Lui,
se piquait le nez proprement, sans qu'on s'en aperçût. Quand on le
connaissait bien, ça se voyait seulement à ses yeux plus minces et à
ses manières plus entreprenantes auprès des femmes. Le zingueur, au
contraire, devenait dégoûtant, ne pouvait plus boire sans se mettre
dans un état ignoble. Ainsi, vers les premiers jours de novembre,
Coupeau tira une bordée qui finit d'une façon tout à fait sale pour
lui et pour les autres. La veille, il avait trouvé de l'ouvrage.
Lantier, cette fois-là, était plein de beaux sentiments; il prêchait
le travail, attendu que le travail ennoblit l'homme. Même, le matin,
il se leva à la lampe, il voulut accompagner son ami au chantier,
gravement, honorant en lui l'ouvrier vraiment digne de ce nom. Mais,
arrivés devant la Petite-Civette qui ouvrait, ils entrèrent prendre
une prune, rien qu'une, dans le seul but d'arroser ensemble la ferme
résolution d'une bonne conduite. En face du comptoir, sur un banc,
Bibi-la-Grillade, le dos contre le mur, fumait sa pipe d'un air
maussade.
-- Tiens! Bibi qui fait sa panthère, dit Coupeau. On a donc la flemme,
ma vieille?
-- Non, non, répondit le camarade en s'étirant les bras. Ce sont les
patrons qui vous dégoûtent... J'ai lâché le mien hier... Tous de la
crapule, de la canaille...
Et Bibi-la-Grillade accepta une prune. Il devait être là, sur le banc,
à attendre une tournée. Cependant, Lantier défendait les patrons; ils
avaient parfois joliment du mal, il en savait quelque chose, lui qui
sortait des affaires. De la jolie fripouille, les ouvriers! toujours
en noce, se fichant de l'ouvrage, vous lâchant au beau milieu d'une
commande, reparaissant quand leur monnaie est nettoyée. Ainsi, il
avait eu un petit Picard, dont la toquade était de se trimballer en
voiture; oui, dès qu'il touchait sa semaine, il prenait des fiacres
pendant des journées. Est-ce que c'était là un goût de travailleur?
Puis, brusquement, Lantier se mit à attaquer aussi les patrons. Oh! il
voyait clair, il disait ses vérités à chacun. Une sale race après
tout, des exploiteurs sans vergogne, des mangeurs de monde. Lui, Dieu
merci! pouvait dormir la conscience tranquille, car il s'était
toujours conduit en ami avec ses hommes, et avait préféré ne pas
gagner des millions comme les autres.
-- Filons, mon petit, dit-il en s'adressant à Coupeau. Il faut être
sage, nous serions en retard.
Bibi-la-Grillade, les bras ballants, sortit avec eux. Dehors, le jour
se levait à peine, un petit jour sali par le reflet boueux du pavé; il
avait plu la veille, il faisait très doux. On venait d'éteindre les
becs de gaz; la rue des Poissonniers, où des lambeaux de nuit
étranglés par les maisons flottaient encore, s'emplissait du sourd
piétinement des ouvriers descendant vers Paris. Coupeau, son sac de
zingueur passé à l'épaule, marchait de l'air esbrouffeur d'un citoyen
qui est d'attaque, une fois par hasard. Il se tourna, il demanda:
-- Bibi, veux-tu qu'on t'embauche? le patron m'a dit d'amener un
camarade, si je pouvais.
-- Merci, répondit Bibi-la-Grillade, je me purge... Faut proposer ça à
Mes-Bottes, qui cherchait hier une baraque... Attends, Mes-Bottes est
bien sûr là dedans.
Et, comme ils arrivaient au bas de la rue, ils aperçurent en effet
Mes-Bottes chez le père Colombe. Malgré l'heure matinale, l'Assommoir
flambait, les volets enlevés, le gaz allumé. Lantier resta sur la
porte, en recommandant à Coupeau de se dépêcher, parce qu'ils avaient
tout juste dix minutes.
-- Comment! tu vas chez ce roussin de Bourguignon! cria Mes-Bottes,
quand le zingueur lui eut parlé. Plus souvent qu'on me pince dans
cette boîte! Non, j'aimerais mieux tirer la langue jusqu'à l'année
prochaine... Mais, mon vieux, tu ne resteras pas là trois jours, c'est
moi qui te le dis!
-- Vrai, une sale boîte? demanda Coupeau inquiet.
-- Oh! tout ce qu'il y a de plus sale... On ne peut pas bouger. Le
singe est sans cesse sur votre dos. Et avec ça des manières, une
bourgeoise qui vous traite de soûlard, une boutique où il est défendu
de cracher... Je les ai envoyés dinguer le premier soir, tu comprends.
-- Bon! me voilà prévenu. Je ne mangerai pas chez eux un boisseau de
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