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L'Assommoir - 15
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plein museau. Voilà alors que ma sacrée gouine saute aux yeux de sa
bourgeoise, et qu'elle la graffigne, et qu'elle la déplume, oh! mais
aux petits ognons! Il a fallu que le charcutier la lui retirât des
pattes.
Les ouvrières eurent un rire de complaisance. Puis, toutes burent une
petite gorgée de café, d'un air gueulard.
-- Vous croyez ça, vous, qu'elle a décroché un enfant? reprit
Clémence.
-- Dame! le bruit a couru dans le quartier, répondit Virginie. Vous
comprenez, je n'y étais pas... C'est dans le métier, d'ailleurs.
Toutes en décrochent.
-- Ah bien! dit madame Putois, on est trop bête de se confier à elles.
Merci, pour se faire estropier!... Voyez-vous, il y a un moyen
souverain. Tous les soirs on avale un verre d'eau bénite en se traçant
sur le ventre trois signes de croix avec le pouce. Ça s'en va comme un
vent.
Maman Coupeau, qu'on croyait endormie, hocha la tête pour protester.
Elle connaissait un autre moyen, infaillible celui-là. Il fallait
manger un oeuf dur toutes les deux heures et s'appliquer des feuilles
d'épinard sur les reins. Les quatre autres femmes restèrent graves.
Mais ce louchon d'Augustine, dont les gaietés partaient toutes seules,
sans qu'on sût jamais pourquoi, lâcha le gloussement de poule qui
était son rire à elle. On l'avait oubliée. Gervaise releva le jupon,
l'aperçut sur le drap qui se roulait comme un goret, les jambes en
l'air. Et elle la tira de là-dessous, la mit debout d'une claque.
Qu'est-ce qu'elle avait à rire, cette dinde? Est-ce qu'elle devait
écouter, quand des grandes personnes causaient! D'abord, elle allait
reporter le linge d'une amie de madame Lerat, aux Batignolles. Tout en
parlant, la patronne lui enfilait le panier au bras et la poussait
vers la porte. Le louchon, rechignant, sanglotant, s'éloigna en
traînant les pieds dans la neige.
Cependant, maman Coupeau, madame Putois et Clémence discutaient
l'efficacité des oeufs durs et des feuilles d'épinard. Alors,
Virginie, qui restait rêveuse, son verre de café à la main, dit tout
bas:
-- Mon Dieu! on se cogne, on s'embrasse, ça va toujours, quand on a
bon coeur...
Et, se penchant vers Gervaise, avec un sourire:
-- Non, bien sûr, je ne vous en veux pas... L'affaire du lavoir, vous
vous souvenez?
La blanchisseuse demeura toute gênée. Voilà ce qu'elle craignait.
Maintenant, elle devinait qu'il allait être question de Lantier et
d'Adèle. La mécanique ronflait, un redoublement de chaleur rayonnait
du tuyau rouge. Dans cet assoupissement, les ouvrières, qui faisaient
durer leur café pour se remettre à l'ouvrage le plus tard possible,
regardaient la neige de la rue, avec des mines gourmandes et
alanguies. Elles en étaient aux confidences; elles disaient ce
qu'elles auraient fait, si elles avaient eu dix mille francs de rente;
elles n'auraient rien fait du tout, elles seraient restées comme ça
des après-midi à se chauffer, en crachant de loin sur la besogne.
Virginie s'était rapprochée de Gervaise, de façon à ne pas être
entendue des autres. Et Gervaise se sentait toute lâche, à cause sans
doute de la trop grande chaleur, si molle et si lâche, qu'elle ne
trouvait pas la force de détourner la conversation; même elle
attendait les paroles de la grande brune, le coeur gros d'une émotion
dont elle jouissait sans se l'avouer.
-- Je ne vous fais pas de la peine au moins? reprit la couturière.
Vingt fois déjà, ça m'est venu sur la langue. Enfin, puisque nous
sommes là-dessus... C'est pour causer, n'est-ce pas?... Ah! bien sûr,
non, je ne vous en veux pas de ce qui s'est passé. Parole d'honneur!
je n'ai pas gardé ça de rancune contre vous.
Elle tourna le fond de son café dans le verre, pour avoir tout le
sucre, puis elle but trois gouttes, avec un petit sifflement des
lèvres. Gervaise, la gorge serrée, attendait toujours, et elle se
demandait si réellement Virginie lui avait pardonné sa fessée tant que
ça; car elle voyait, dans ses yeux noirs, des étincelles jaunes
s'allumer. Cette grande diablesse devait avoir mis sa rancune dans sa
poche avec son mouchoir par-dessus.
-- Vous aviez une excuse, continua-t-elle. On venait de vous faire une
saleté, une abomination... Oh! je suis juste, allez! Moi, j'aurais
pris un couteau.
Elle but encore trois gouttes, sifflant au bord du verre. Et elle
quitta sa voix traînante, elle ajouta rapidement, sans s'arrêter:
-- Aussi ça ne leur a pas porté bonheur, ah! Dieu de Dieu! non, pas
bonheur du tout!... Ils étaient allés demeurer au diable, du côté de
la Glacière, dans une sale rue où il y a toujours de la boue jusqu'aux
genoux. Moi, deux jours après, je suis partie un matin pour déjeuner
avec eux; une fière course d'omnibus, je vous assure! Eh bien! ma
chère, je les ai trouvés en train de se houspiller déjà. Vrai, comme
j'entrais, ils s'allongeaient des calottes. Hein! en voilà des
amoureux!... Vous savez qu'Adèle ne vaut pas la corde pour la pendre.
C'est ma soeur, mais ça ne m'empêche pas de dire qu'elle est dans la
peau d'une fière salope. Elle m'a fait un tas de cochonneries; ça
serait trop long à conter, puis ce sont des affaires à régler entre
nous... Quant à Lantier, dame! vous le connaissez, il n'est pas bon
non plus. Un petit monsieur, n'est-ce pas? qui vous enlève le derrière
pour un oui, pour un non! Et il ferme le poing, lorsqu'il tape...
Alors donc ils se sont échignés en conscience. Quand on montait
l'escalier, on les entendait se bûcher. Un jour même, la police est
venue. Lantier avait voulu une soupe à l'huile, une horreur qu'ils
mangent dans le Midi; et, comme Adèle trouvait ça infect, ils se sont
jeté la bouteille d'huile à la figure, la casserole, la soupière, tout
le tremblement; enfin, une scène à révolutionner un quartier.
Elle raconta d'autres tueries, elle ne tarissait pas sur le ménage,
savait des choses à faire dresser les cheveux sur la tête. Gervaise
écoutait toute cette histoire, sans un mot, la face pâle, avec un pli
nerveux aux coins des lèvres qui ressemblait à un petit sourire.
Depuis bientôt sept ans, elle n'avait plus entendu parler de Lantier.
Jamais elle n'aurait cru que le nom de Lantier, ainsi murmuré à son
oreille, lui causerait une pareille chaleur au creux de l'estomac.
Non, elle ne se savait pas une telle curiosité de ce que devenait ce
malheureux, qui s'était si mal conduit avec elle. Elle ne pouvait plus
être jalouse d'Adèle, maintenant; mais elle riait tout de même en
dedans des raclées du ménage, elle voyait le corps de cette fille
plein de bleus, et ça la vengeait, ça l'amusait. Aussi serait-elle
restée là jusqu'au lendemain matin, à écouter les rapports de
Virginie. Elle ne posait pas de questions, parce qu'elle ne voulait
pas paraître intéressée tant que ça. C'était comme si, brusquement, on
comblait un trou pour elle; son passé, à cette heure, allait droit à
son présent.
Cependant, Virginie finit par remettre son nez dans son verre; elle
suçait le sucre, les yeux à demi fermés. Alors, Gervaise, comprenant
qu'elle devait dire quelque chose, prit un air indifférent, demanda:
-- Et ils demeurent toujours à la Glacière?
-- Mais non! répondit l'autre; je ne vous ai donc pas raconté?.....
Voici huit jours qu'ils ne sont plus ensemble. Adèle, un beau matin, a
emporté ses frusques, et Lantier n'a pas couru après, je vous assure.
La blanchisseuse laissa échapper un léger cri, répétant tout haut:
-- Ils ne sont plus ensemble!
-- Qui donc? demanda Clémence, en interrompant sa conversation avec
maman Coupeau et madame Putois.
-- Personne, dit Virginie; des gens que vous ne connaissez pas.
Mais elle examinait Gervaise, elle la trouvait joliment émue. Elle se
rapprocha, sembla prendre un mauvais plaisir à recommencer ses
histoires. Puis, tout d'un coup, elle lui demanda ce qu'elle ferait,
si Lantier venait rôder autour d'elle; car, enfin, les hommes sont si
drôles, Lantier était bien capable de retourner à ses premières
amours. Gervaise se redressa, se montra très nette, très digne. Elle
était mariée, elle mettrait Lantier dehors, voilà tout. Il ne pouvait
plus y avoir rien entre eux, même pas une poignée de mains. Vraiment,
elle manquerait tout à fait de coeur, si elle regardait un jour cet
homme en face.
-- Je sais bien, dit-elle, Étienne est de lui, il y a un lien que je
ne peux pas rompre. Si Lantier a le désir d'embrasser Étienne, je le
lui enverrai, parce qu'il est impossible d'empêcher un père d'aimer
son enfant... Mais quant à moi, voyez-vous, madame Poisson, je me
laisserais plutôt hacher en petits morceaux que de lui permettre de me
toucher du bout du doigt. C'est fini.
En prononçant ces derniers mots, elle traça en l'air une croix, comme
pour sceller à jamais son serment. Et, désireuse de rompre la
conversation, elle parut s'éveiller en sursaut, elle cria aux
ouvrières:
-- Dites donc, vous autres! est-ce que vous croyez que le linge se
repasse tout seul?... En voilà des flemmes!... Houp! à l'ouvrage!
Les ouvrières ne se pressèrent pas, engourdies d'une torpeur de
paresse, les bras abandonnés sur leurs jupes, tenant toujours d'une
main leurs verres vides, où un peu de marc de café restait. Elles
continuèrent de causer.
-- C'était la petite Célestine, disait Clémence. Je l'ai connue. Elle
avait la folie des poils de chat..... Vous savez, elle voyait des
poils de chat partout, elle tournait toujours la langue comme ça,
parce qu'elle croyait avoir des poils de chat plein la bouche.
-- Moi, reprenait madame Putois, j'ai eu pour amie une femme qui avait
un ver... Oh! ces animaux-là ont des caprices!... Il lui tortillait le
ventre, quand elle ne lui donnait pas du poulet. Vous pensez, le mari
gagnait sept francs, ça passait en gourmandises pour le ver...
-- Je l'aurais guérie tout de suite, moi, interrompait maman Coupeau.
Mon Dieu! oui, on avale une souris grillée. Ça empoisonne le ver du
coup.
Gervaise elle-même avait glissé de nouveau à une fainéantise heureuse.
Mais elle se secoua, elle se mit debout. Ah bien! en voilà une
après-midi passée à faire les rosses! C'était ça qui n'emplissait pas
la bourse! Elle retourna la première à ses rideaux; mais elle les
trouva salis d'une tache de café, et elle dut, avant de reprendre le
fer, frotter la tache avec un linge mouillé. Les ouvrières s'étiraient
devant la mécanique, cherchaient leurs poignées en rechignant. Dès que
Clémence se remua, elle eut un accès de toux, à cracher sa langue;
puis, elle acheva sa chemise d'homme, dont elle épingla les manchettes
et le col. Madame Putois s'était remise à son jupon.
-- Eh bien! au revoir, dit Virginie. J'étais descendue chercher un
quart de gruyère. Poisson doit croire que le froid m'a gelée en route.
Mais, comme elle avait déjà fait trois pas sur le trottoir, elle
rouvrit la porte pour crier qu'elle voyait Augustine au bout de la
rue, en train de glisser sur la glace avec des gamins. Cette
gredine-là était partie depuis deux grandes heures. Elle accourut
rouge, essoufflée, son panier au bras, le chignon emplâtré par une
boule de neige; et elle se laissa gronder d'un air sournois, en
racontant qu'on ne pouvait pas marcher, à cause du verglas. Quelque
voyou avait dû, par blague, lui fourrer des morceaux de glace dans les
poches; car, au bout d'un quart d'heure, ses poches se mirent à
arroser la boutique comme des entonnoirs.
Maintenant, les après-midi se passaient toutes ainsi. La boutique,
dans le quartier, était le refuge des gens frileux. Toute la rue de la
Goutte-d'Or savait qu'il y faisait chaud. Il y avait sans cesse là des
femmes bavardes qui prenaient un air de feu devant la mécanique, leurs
jupes troussées jusqu'aux genoux, faisant la petite chapelle. Gervaise
avait l'orgueil de cette bonne chaleur, et elle attirait le monde,
elle tenait salon, comme disaient méchamment les Lorilleux et les
Boche. Le vrai était qu'elle restait obligeante et secourable, au
point de faire entrer les pauvres, quand elle les voyait grelotter
dehors. Elle se prit surtout d'amitié pour un ancien ouvrier peintre,
un vieillard de soixante-dix ans, qui habitait dans la maison une
soupente, où il crevait de faim et de froid; il avait perdu ses trois
fils en Crimée, il vivait au petit bonheur, depuis deux ans qu'il ne
pouvait plus tenir un pinceau. Dès que Gervaise apercevait le père
Bru, piétinant dans la neige pour se réchauffer, elle l'appelait, elle
lui ménageait une place près du poêle; souvent même elle le forçait à
manger un morceau de pain avec du fromage. Le père Bru, le corps
voûté, la barbe blanche, la face ridée comme une vieille pomme,
demeurait des heures sans rien dire, à écouter le grésillement du
coke. Peut-être évoquait-il ses cinquante années de travail sur des
échelles, le demi-siècle passé à peindre des portes et à blanchir des
plafonds aux quatre coins de Paris.
-- Eh bien! père Bru, lui demandait parfois la blanchisseuse, à quoi
pensez-vous?
-- A rien, à toutes sortes de choses, répondait-il d'un air hébété.
Les ouvrières plaisantaient, racontaient qu'il avait des peines de
coeur. Mais lui, sans les entendre, retombait dans son silence, dans
son attitude morne et réfléchie.
A partir de cette époque, Virginie reparla souvent de Lantier à
Gervaise. Elle semblait se plaire à l'occuper de son ancien amant,
pour le plaisir de l'embarrasser, en faisant des suppositions. Un
jour, elle dit l'avoir rencontré; et, comme la blanchisseuse restait
muette, elle n'ajouta rien, puis le lendemain seulement laissa
entendre qu'il lui avait longuement parlé d'elle, avec beaucoup de
tendresse. Gervaise était très troublée par ces conversations
chuchotées à voix basse, dans un angle de la boutique. Le nom de
Lantier lui causait toujours une brûlure au creux de l'estomac, comme
si cet homme eût laissé là, sous la peau, quelque chose de lui.
Certes, elle se croyait bien solide, elle voulait vivre en honnête
femme, parce que l'honnêteté est la moitié du bonheur. Aussi ne
songeait-elle pas à Coupeau, dans cette affaire, n'ayant rien à se
reprocher contre son mari, pas même en pensée. Elle songeait au
forgeron, le coeur tout hésitant et malade. Il lui semblait que le
retour du souvenir de Lantier en elle, cette lente possession dont
elle était reprise, la rendait infidèle à Goujet, à leur amour
inavoué, d'une douceur d'amitié. Elle vivait des journées tristes,
lorsqu'elle se croyait coupable envers son bon ami. Elle aurait voulu
n'avoir de l'affection que pour lui, en dehors de son ménage. Cela se
passait très haut en elle, au-dessus de toutes les saletés, dont
Virginie guettait le feu sur son visage.
Quand le printemps fut venu, Gervaise alla se réfugier auprès de
Goujet. Elle ne pouvait plus ne réfléchir à rien, sur une chaise, sans
penser aussitôt à son premier amant; elle le voyait quitter Adèle,
remettre son linge au fond de leur ancienne malle, revenir chez elle,
avec la malle sur la voiture. Les jours où elle sortait, elle était
prise tout d'un coup de peurs bêtes, dans la rue; elle croyait
entendre le pas de Lantier derrière elle, elle n'osait pas se
retourner, tremblante, s'imaginant sentir ses mains la saisir à la
taille. Bien sûr, il devait l'espionner; il tomberait sur elle une
après-midi; et cette idée lui donnait des sueurs froides, parce qu'il
l'embrasserait certainement dans l'oreille, comme il le faisait par
taquinerie, autrefois. C'était ce baiser qui l'épouvantait; à
l'avance, il la rendait sourde, il l'emplissait d'un bourdonnement,
dans lequel elle ne distinguait plus que le bruit de son coeur battant
à grands coups. Alors, dès que ces peurs la prenaient, la forge était
son seul asile; elle y redevenait tranquille et souriante, sous la
protection de Goujet, dont le marteau sonore mettait en fuite ses
mauvais rêves.
Quelle heureuse saison! La blanchisseuse soignait d'une façon
particulière sa pratique de la rue des Portes-Blanches; elle lui
reportait toujours son linge elle-même, parce que cette course, chaque
vendredi, était un prétexte tout trouvé pour passer rue Marcadet et
entrer à la forge. Dès qu'elle tournait le coin de la rue, elle se
sentait légère, gaie, comme si elle faisait une partie de campagne, au
milieu de ces terrains vagues, bordés d'usines grises; la chaussée
noire de charbon, les panaches de vapeur sur les toits, l'amusaient
autant qu'un sentier de mousse dans un bois de la banlieue,
s'enfonçant entre de grands bouquets de verdure; et elle aimait
l'horizon blafard, rayé par les hautes cheminées des fabriques, la
butte Montmartre qui bouchait le ciel, avec ses maisons crayeuses,
percées des trous réguliers de leurs fenêtres. Puis, elle ralentissait
le pas en arrivant, sautant les flaques d'eau, prenant plaisir à
traverser les coins déserts et embrouillés du chantier de démolitions.
Au fond, la forge luisait, même en plein midi. Son coeur sautait à la
danse des marteaux. Quand elle entrait, elle était toute rouge, les
petits cheveux blonds de sa nuque envolés comme ceux d'une femme qui
arrive à un rendez-vous. Goujet l'attendait, les bras nus, la poitrine
nue, tapant plus fort sur l'enclume, ces jours-là, pour se faire
entendre de plus loin. Il la devinait, l'accueillait d'un bon rire
silencieux, dans sa barbe jaune. Mais elle ne voulait pas qu'il se
dérangeât de son travail, elle le suppliait de reprendre le marteau,
parce qu'elle l'aimait davantage, lorsqu'il le brandissait de ses gros
bras, bossués de muscles. Elle allait donner une légère claque sur la
joue d'Étienne pendu au soufflet, et elle restait là une heure, à
regarder les boulons. Ils n'échangeaient pas dix paroles. Ils
n'auraient pas mieux satisfait leur tendresse dans une chambre,
enfermés à double tour. Les ricanements de Bec-Salé, dit
Boit-sans-Soif, ne les gênaient guère, car ils ne les entendaient même
plus. Au bout d'un quart d'heure, elle commençait à étouffer un peu,
la chaleur, l'odeur forte, les fumées qui montaient, l'étourdissaient,
tandis que les coups sourds la secouaient des talons à la gorge. Elle
ne désirait plus rien alors, c'était son plaisir. Goujet l'aurait
serrée dans ses bras que ça ne lui aurait pas donné une émotion si
grosse. Elle se rapprochait de lui, pour sentir le vent de son marteau
sur sa joue, pour être dans le coup qu'il tapait. Quand des étincelles
piquaient ses mains tendres, elle ne les retirait pas, elle jouissait
au contraire de cette pluie de feu qui lui cinglait la peau. Lui, bien
sûr, devinait le bonheur qu'elle goûtait là; il réservait pour le
vendredi les ouvrages difficiles, afin de lui faire la cour avec toute
sa force et toute son adresse; il ne se ménageait plus, au risque de
fendre les enclumes en deux, haletant, les reins vibrant de la joie
qu'il lui donnait. Pendant un printemps, leurs amours emplirent ainsi
la forge d'un grondement d'orage. Ce fut une idylle dans une besogne
de géant, au milieu du flamboiement de la houille, de l'ébranlement du
hangar, dont la carcasse noire de suie craquait. Tout ce fer écrasé,
pétri comme de la cire rouge, gardait les marques rudes de leurs
tendresses. Le vendredi, quand la blanchisseuse quittait la
Gueule-d'Or, elle remontait lentement la rue des Poissonniers,
contentée, lassée, l'esprit et la chair tranquilles.
Peu à peu, sa peur de Lantier diminua, elle redevint raisonnable. A
cette époque, elle aurait encore vécu très heureuse, sans Coupeau, qui
tournait mal, décidément. Un jour, elle revenait justement de la
forge, lorsqu'elle crut reconnaître Coupeau dans l'Assommoir du père
Colombe, en train de se payer des tournées de vitriol, avec
Mes-Bottes, Bibi-la-Grillade et Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif. Elle
passa vite, pour ne pas avoir l'air de les moucharder. Mais elle se
retourna: c'était bien Coupeau qui se jetait son petit verre de
schnick dans le gosier, d'un geste familier déjà. Il mentait donc, il
en était donc à l'eau-de-vie, maintenant! Elle rentra désespérée;
toute son épouvante de l'eau-de-vie la reprenait. Le vin, elle le
pardonnait, parce que le vin nourrit l'ouvrier; les alcools, au
contraire, étaient des saletés, des poisons qui ôtaient à l'ouvrier le
goût du pain. Ah! le gouvernement aurait bien dû empêcher la
fabrication de ces cochonneries!
En arrivant rue de la Goutte-d'Or, elle trouva toute la maison
bouleversée. Ses ouvrières avaient quitté l'établi, et étaient dans la
cour, à regarder en l'air. Elle interrogea Clémence.
-- C'est le père Bijard qui flanque une roulée à sa femme, répondit la
repasseuse. Il était sous la porte, gris comme un Polonais, à la
guetter revenir du lavoir... Il lui a fait grimper l'escalier à coups
de poing, et maintenant il l'assomme là-haut, dans leur chambre...
Tenez, entendez-vous les cris?
Gervaise monta rapidement. Elle avait de l'amitié pour madame Bijard,
sa laveuse, qui était une femme d'un grand courage. Elle espérait
mettre le holà. En haut, au sixième, la porte de la chambre était
restée ouverte, quelques locataires s'exclamaient sur le carré, tandis
que madame Boche, devant la porte, criait:
-- Voulez-vous bien finir!... On va aller chercher les sergents de
ville, entendez-vous!
Personne n'osait se risquer dans la chambre, parce qu'on connaissait
Bijard, une bête brute quand il était soûl. Il ne dessoûlait jamais,
d'ailleurs. Les rares jours où il travaillait, il posait un litre
d'eau-de-vie près de son étau de serrurier, buvant au goulot toutes
les demi-heures. Il ne se soutenait plus autrement, il aurait pris feu
comme une torche, si l'on avait approché une allumette de sa bouche.
-- Mais on ne peut pas la laisser massacrer! dit Gervaise toute
tremblante.
Et elle entra. La chambre, mansardée, très propre, était nue et
froide, vidée par l'ivrognerie de l'homme, qui enlevait les draps du
lit pour les boire. Dans la lutte, la table avait roulé jusqu'à la
fenêtre, les deux chaises culbutées étaient tombées, les pieds en
l'air. Sur le carreau, au milieu, madame Bijard, les jupes encore
trempées par l'eau du lavoir et collées à ses cuisses, les cheveux
arrachés, saignante, râlait d'un souffle fort, avec des oh! oh!
prolongés, à chaque coup de talon de Bijard. Il l'avait d'abord
abattue de ses deux poings; maintenant, il la piétinait.
-- Ah! garce!... ah! garce!... ah! garce!... grognait-il d'une voix
étouffée, accompagnant de ce mot chaque coup, s'affolant à le répéter,
frappant plus fort à mesure qu'il s'étranglait davantage.
Puis, la voix lui manqua, il continua de taper sourdement, follement,
raidi dans sa cotte et son bourgeron déguenillés, la face bleuie sous
sa barbe sale, avec son front chauve taché de grandes plaques rouges.
Sur le carré, les voisins disaient qu'il la battait parce qu'elle lui
avait refusé vingt sous, le matin. On entendit la voix de Boche, au
bas de l'escalier. Il appelait madame Boche, il lui criait:
-- Descends, laisse-les se tuer, ça fera de la canaille de moins.
Cependant, le père Bru avait suivi Gervaise dans la chambre. A eux
deux, ils tâchaient de raisonner le serrurier, de le pousser vers la
porte. Mais il se retournait, muet, une écume aux lèvres; et, dans ses
yeux pâles, l'alcool flambait, allumait une flamme de meurtre. La
blanchisseuse eut le poignet meurtri; le vieil ouvrier alla tomber sur
la table. Par terre, madame Bijard soufflait plus fort, la bouche
grande ouverte, les paupières closes. A présent, Bijard la manquait;
il revenait, s'acharnait, frappait à côté, enragé, aveuglé,
s'attrapant lui-même avec les claques qu'il envoyait dans le vide. Et,
pendant toute cette tuerie, Gervaise voyait, dans un coin de la
chambre, la petite Lalie, alors âgée de quatre ans, qui regardait son
père assommer sa mère. L'enfant tenait entre ses bras, comme pour la
protéger, sa soeur Henriette, sevrée de la veille. Elle était debout,
la tête serrée dans une coiffe d'indienne, très pâle, l'air sérieux.
Elle avait un large regard noir, d'une fixité pleine de pensées, sans
une larme.
Quand Bijard eut rencontré une chaise et se fut étalé sur le carreau,
où on le laissa ronfler, le père Bru aida Gervaise à relever madame
Bijard. Maintenant, celle-ci pleurait à gros sanglots; et Lalie, qui
s'était approchée, la regardait pleurer, habituée à ces choses,
résignée déjà. La blanchisseuse, en redescendant, au milieu de la
maison calmée, voyait toujours devant elle ce regard d'enfant de
quatre ans, grave et courageux comme un regard de femme.
-- Monsieur Coupeau est sur le trottoir d'en face, lui cria Clémence,
dès qu'elle l'aperçut. Il a l'air joliment poivre!
Coupeau traversait justement la rue. Il faillit enfoncer un carreau
d'un coup d'épaule, en manquant la porte. Il avait une ivresse
blanche, les dents serrées, le nez pincé. Et Gervaise reconnut tout de
suite le vitriol de l'Assommoir, dans le sang empoisonné qui lui
blémissait la peau. Elle voulut rire, le coucher, comme elle faisait
les jours où il avait le vin bon enfant. Mais il la bouscula, sans
desserrer les lèvres; et, en passant, en gagnant de lui-même son lit,
il leva le poing sur elle. Il ressemblait à l'autre, au soûlard qui
ronflait là-haut, las d'avoir tapé. Alors, elle resta toute froide,
elle pensait aux hommes, à son mari, à Goujet, à Lantier, le coeur
coupé, désespérant d'être jamais heureuse.
VII
La fête de Gervaise tombait le 19 juin. Les jours de fête, chez les
Coupeau, on mettait les petits plats dans les grands; c'étaient des
noces dont on sortait ronds comme des balles, le ventre plein pour la
semaine. Il y avait un nettoyage général de la monnaie. Dès qu'on
avait quatre sous, dans le ménage, on les bouffait. On inventait des
saints sur l'almanach, histoire de se donner des prétextes de
gueuletons. Virginie approuvait joliment Gervaise de se fourrer de
bons morceaux sous le nez. Lorsqu'on a un homme qui boit tout,
n'est-ce pas? c'est pain bénit de ne pas laisser la maison s'en aller
en liquides et de se garnir d'abord l'estomac. Puisque l'argent filait
quand même, autant valait-il faire gagner au boucher qu'au marchand de
vin. Et Gervaise, agourmandie, s'abandonnait à cette excuse. Tant pis!
ça venait de Coupeau, s'ils n'économisaient plus un rouge liard. Elle
avait encore engraissé, elle boitait davantage, parce que sa jambe,
qui s'enflait de graisse, semblait se raccourcir à mesure.
Cette année-là, un mois à l'avance, on causa de la fête. On cherchait
des plats, on s'en léchait les lèvres. Toute la boutique avait une
sacrée envie de nocer. Il fallait une rigolade à mort, quelque chose
de pas ordinaire et de réussi. Mon Dieu! on ne prenait pas tous les
jours du bon temps. La grosse préoccupation de la blanchisseuse était
de savoir qui elle inviterait; elle désirait douze personnes à table,
pas plus, pas moins. Elle, son mari, maman Coupeau, madame Lerat, ça
faisait déjà quatre personnes de la famille. Elle aurait aussi les
Goujet et les Poisson. D'abord, elle s'était bien promis de ne pas
inviter ses ouvrières, madame Putois et Clémence, pour ne pas les
rendre trop familières; mais, comme on parlait toujours de la fête
devant elles et que leurs nez s'allongeaient, elle finit par leur dire
de venir. Quatre et quatre, huit, et deux, dix. Alors, voulant
absolument compléter les douze, elle se réconcilia avec les Lorilleux,
qui tournaient autour d'elle depuis quelque temps; du moins, il fut
convenu que les Lorilleux descendraient dîner et qu'on ferait la paix,
le verre à la main. Bien sûr, on ne peut pas toujours rester brouillé
dans les familles. Puis, l'idée de la fête attendrissait tous les
coeurs. C'était une occasion impossible à refuser. Seulement, quand
les Boche connurent le raccommodement projeté, ils se rapprochèrent
aussitôt de Gervaise, avec des politesses, des sourires obligeants; et
il fallut les prier aussi d'être du repas. Voilà! on serait quatorze,
sans compter les enfants. Jamais elle n'avait donné un dîner pareil,
elle en était tout effarée et glorieuse.
La fête tombait justement un lundi. C'était une chance: Gervaise
comptait sur l'après-midi du dimanche pour commencer la cuisine. Le
samedi, comme les repasseuses bâclaient leur besogne, il y eut une
longue discussion dans la boutique, afin de savoir ce qu'on mangerait,
décidément. Une seule pièce était adoptée depuis trois semaines: une
bourgeoise, et qu'elle la graffigne, et qu'elle la déplume, oh! mais
aux petits ognons! Il a fallu que le charcutier la lui retirât des
pattes.
Les ouvrières eurent un rire de complaisance. Puis, toutes burent une
petite gorgée de café, d'un air gueulard.
-- Vous croyez ça, vous, qu'elle a décroché un enfant? reprit
Clémence.
-- Dame! le bruit a couru dans le quartier, répondit Virginie. Vous
comprenez, je n'y étais pas... C'est dans le métier, d'ailleurs.
Toutes en décrochent.
-- Ah bien! dit madame Putois, on est trop bête de se confier à elles.
Merci, pour se faire estropier!... Voyez-vous, il y a un moyen
souverain. Tous les soirs on avale un verre d'eau bénite en se traçant
sur le ventre trois signes de croix avec le pouce. Ça s'en va comme un
vent.
Maman Coupeau, qu'on croyait endormie, hocha la tête pour protester.
Elle connaissait un autre moyen, infaillible celui-là. Il fallait
manger un oeuf dur toutes les deux heures et s'appliquer des feuilles
d'épinard sur les reins. Les quatre autres femmes restèrent graves.
Mais ce louchon d'Augustine, dont les gaietés partaient toutes seules,
sans qu'on sût jamais pourquoi, lâcha le gloussement de poule qui
était son rire à elle. On l'avait oubliée. Gervaise releva le jupon,
l'aperçut sur le drap qui se roulait comme un goret, les jambes en
l'air. Et elle la tira de là-dessous, la mit debout d'une claque.
Qu'est-ce qu'elle avait à rire, cette dinde? Est-ce qu'elle devait
écouter, quand des grandes personnes causaient! D'abord, elle allait
reporter le linge d'une amie de madame Lerat, aux Batignolles. Tout en
parlant, la patronne lui enfilait le panier au bras et la poussait
vers la porte. Le louchon, rechignant, sanglotant, s'éloigna en
traînant les pieds dans la neige.
Cependant, maman Coupeau, madame Putois et Clémence discutaient
l'efficacité des oeufs durs et des feuilles d'épinard. Alors,
Virginie, qui restait rêveuse, son verre de café à la main, dit tout
bas:
-- Mon Dieu! on se cogne, on s'embrasse, ça va toujours, quand on a
bon coeur...
Et, se penchant vers Gervaise, avec un sourire:
-- Non, bien sûr, je ne vous en veux pas... L'affaire du lavoir, vous
vous souvenez?
La blanchisseuse demeura toute gênée. Voilà ce qu'elle craignait.
Maintenant, elle devinait qu'il allait être question de Lantier et
d'Adèle. La mécanique ronflait, un redoublement de chaleur rayonnait
du tuyau rouge. Dans cet assoupissement, les ouvrières, qui faisaient
durer leur café pour se remettre à l'ouvrage le plus tard possible,
regardaient la neige de la rue, avec des mines gourmandes et
alanguies. Elles en étaient aux confidences; elles disaient ce
qu'elles auraient fait, si elles avaient eu dix mille francs de rente;
elles n'auraient rien fait du tout, elles seraient restées comme ça
des après-midi à se chauffer, en crachant de loin sur la besogne.
Virginie s'était rapprochée de Gervaise, de façon à ne pas être
entendue des autres. Et Gervaise se sentait toute lâche, à cause sans
doute de la trop grande chaleur, si molle et si lâche, qu'elle ne
trouvait pas la force de détourner la conversation; même elle
attendait les paroles de la grande brune, le coeur gros d'une émotion
dont elle jouissait sans se l'avouer.
-- Je ne vous fais pas de la peine au moins? reprit la couturière.
Vingt fois déjà, ça m'est venu sur la langue. Enfin, puisque nous
sommes là-dessus... C'est pour causer, n'est-ce pas?... Ah! bien sûr,
non, je ne vous en veux pas de ce qui s'est passé. Parole d'honneur!
je n'ai pas gardé ça de rancune contre vous.
Elle tourna le fond de son café dans le verre, pour avoir tout le
sucre, puis elle but trois gouttes, avec un petit sifflement des
lèvres. Gervaise, la gorge serrée, attendait toujours, et elle se
demandait si réellement Virginie lui avait pardonné sa fessée tant que
ça; car elle voyait, dans ses yeux noirs, des étincelles jaunes
s'allumer. Cette grande diablesse devait avoir mis sa rancune dans sa
poche avec son mouchoir par-dessus.
-- Vous aviez une excuse, continua-t-elle. On venait de vous faire une
saleté, une abomination... Oh! je suis juste, allez! Moi, j'aurais
pris un couteau.
Elle but encore trois gouttes, sifflant au bord du verre. Et elle
quitta sa voix traînante, elle ajouta rapidement, sans s'arrêter:
-- Aussi ça ne leur a pas porté bonheur, ah! Dieu de Dieu! non, pas
bonheur du tout!... Ils étaient allés demeurer au diable, du côté de
la Glacière, dans une sale rue où il y a toujours de la boue jusqu'aux
genoux. Moi, deux jours après, je suis partie un matin pour déjeuner
avec eux; une fière course d'omnibus, je vous assure! Eh bien! ma
chère, je les ai trouvés en train de se houspiller déjà. Vrai, comme
j'entrais, ils s'allongeaient des calottes. Hein! en voilà des
amoureux!... Vous savez qu'Adèle ne vaut pas la corde pour la pendre.
C'est ma soeur, mais ça ne m'empêche pas de dire qu'elle est dans la
peau d'une fière salope. Elle m'a fait un tas de cochonneries; ça
serait trop long à conter, puis ce sont des affaires à régler entre
nous... Quant à Lantier, dame! vous le connaissez, il n'est pas bon
non plus. Un petit monsieur, n'est-ce pas? qui vous enlève le derrière
pour un oui, pour un non! Et il ferme le poing, lorsqu'il tape...
Alors donc ils se sont échignés en conscience. Quand on montait
l'escalier, on les entendait se bûcher. Un jour même, la police est
venue. Lantier avait voulu une soupe à l'huile, une horreur qu'ils
mangent dans le Midi; et, comme Adèle trouvait ça infect, ils se sont
jeté la bouteille d'huile à la figure, la casserole, la soupière, tout
le tremblement; enfin, une scène à révolutionner un quartier.
Elle raconta d'autres tueries, elle ne tarissait pas sur le ménage,
savait des choses à faire dresser les cheveux sur la tête. Gervaise
écoutait toute cette histoire, sans un mot, la face pâle, avec un pli
nerveux aux coins des lèvres qui ressemblait à un petit sourire.
Depuis bientôt sept ans, elle n'avait plus entendu parler de Lantier.
Jamais elle n'aurait cru que le nom de Lantier, ainsi murmuré à son
oreille, lui causerait une pareille chaleur au creux de l'estomac.
Non, elle ne se savait pas une telle curiosité de ce que devenait ce
malheureux, qui s'était si mal conduit avec elle. Elle ne pouvait plus
être jalouse d'Adèle, maintenant; mais elle riait tout de même en
dedans des raclées du ménage, elle voyait le corps de cette fille
plein de bleus, et ça la vengeait, ça l'amusait. Aussi serait-elle
restée là jusqu'au lendemain matin, à écouter les rapports de
Virginie. Elle ne posait pas de questions, parce qu'elle ne voulait
pas paraître intéressée tant que ça. C'était comme si, brusquement, on
comblait un trou pour elle; son passé, à cette heure, allait droit à
son présent.
Cependant, Virginie finit par remettre son nez dans son verre; elle
suçait le sucre, les yeux à demi fermés. Alors, Gervaise, comprenant
qu'elle devait dire quelque chose, prit un air indifférent, demanda:
-- Et ils demeurent toujours à la Glacière?
-- Mais non! répondit l'autre; je ne vous ai donc pas raconté?.....
Voici huit jours qu'ils ne sont plus ensemble. Adèle, un beau matin, a
emporté ses frusques, et Lantier n'a pas couru après, je vous assure.
La blanchisseuse laissa échapper un léger cri, répétant tout haut:
-- Ils ne sont plus ensemble!
-- Qui donc? demanda Clémence, en interrompant sa conversation avec
maman Coupeau et madame Putois.
-- Personne, dit Virginie; des gens que vous ne connaissez pas.
Mais elle examinait Gervaise, elle la trouvait joliment émue. Elle se
rapprocha, sembla prendre un mauvais plaisir à recommencer ses
histoires. Puis, tout d'un coup, elle lui demanda ce qu'elle ferait,
si Lantier venait rôder autour d'elle; car, enfin, les hommes sont si
drôles, Lantier était bien capable de retourner à ses premières
amours. Gervaise se redressa, se montra très nette, très digne. Elle
était mariée, elle mettrait Lantier dehors, voilà tout. Il ne pouvait
plus y avoir rien entre eux, même pas une poignée de mains. Vraiment,
elle manquerait tout à fait de coeur, si elle regardait un jour cet
homme en face.
-- Je sais bien, dit-elle, Étienne est de lui, il y a un lien que je
ne peux pas rompre. Si Lantier a le désir d'embrasser Étienne, je le
lui enverrai, parce qu'il est impossible d'empêcher un père d'aimer
son enfant... Mais quant à moi, voyez-vous, madame Poisson, je me
laisserais plutôt hacher en petits morceaux que de lui permettre de me
toucher du bout du doigt. C'est fini.
En prononçant ces derniers mots, elle traça en l'air une croix, comme
pour sceller à jamais son serment. Et, désireuse de rompre la
conversation, elle parut s'éveiller en sursaut, elle cria aux
ouvrières:
-- Dites donc, vous autres! est-ce que vous croyez que le linge se
repasse tout seul?... En voilà des flemmes!... Houp! à l'ouvrage!
Les ouvrières ne se pressèrent pas, engourdies d'une torpeur de
paresse, les bras abandonnés sur leurs jupes, tenant toujours d'une
main leurs verres vides, où un peu de marc de café restait. Elles
continuèrent de causer.
-- C'était la petite Célestine, disait Clémence. Je l'ai connue. Elle
avait la folie des poils de chat..... Vous savez, elle voyait des
poils de chat partout, elle tournait toujours la langue comme ça,
parce qu'elle croyait avoir des poils de chat plein la bouche.
-- Moi, reprenait madame Putois, j'ai eu pour amie une femme qui avait
un ver... Oh! ces animaux-là ont des caprices!... Il lui tortillait le
ventre, quand elle ne lui donnait pas du poulet. Vous pensez, le mari
gagnait sept francs, ça passait en gourmandises pour le ver...
-- Je l'aurais guérie tout de suite, moi, interrompait maman Coupeau.
Mon Dieu! oui, on avale une souris grillée. Ça empoisonne le ver du
coup.
Gervaise elle-même avait glissé de nouveau à une fainéantise heureuse.
Mais elle se secoua, elle se mit debout. Ah bien! en voilà une
après-midi passée à faire les rosses! C'était ça qui n'emplissait pas
la bourse! Elle retourna la première à ses rideaux; mais elle les
trouva salis d'une tache de café, et elle dut, avant de reprendre le
fer, frotter la tache avec un linge mouillé. Les ouvrières s'étiraient
devant la mécanique, cherchaient leurs poignées en rechignant. Dès que
Clémence se remua, elle eut un accès de toux, à cracher sa langue;
puis, elle acheva sa chemise d'homme, dont elle épingla les manchettes
et le col. Madame Putois s'était remise à son jupon.
-- Eh bien! au revoir, dit Virginie. J'étais descendue chercher un
quart de gruyère. Poisson doit croire que le froid m'a gelée en route.
Mais, comme elle avait déjà fait trois pas sur le trottoir, elle
rouvrit la porte pour crier qu'elle voyait Augustine au bout de la
rue, en train de glisser sur la glace avec des gamins. Cette
gredine-là était partie depuis deux grandes heures. Elle accourut
rouge, essoufflée, son panier au bras, le chignon emplâtré par une
boule de neige; et elle se laissa gronder d'un air sournois, en
racontant qu'on ne pouvait pas marcher, à cause du verglas. Quelque
voyou avait dû, par blague, lui fourrer des morceaux de glace dans les
poches; car, au bout d'un quart d'heure, ses poches se mirent à
arroser la boutique comme des entonnoirs.
Maintenant, les après-midi se passaient toutes ainsi. La boutique,
dans le quartier, était le refuge des gens frileux. Toute la rue de la
Goutte-d'Or savait qu'il y faisait chaud. Il y avait sans cesse là des
femmes bavardes qui prenaient un air de feu devant la mécanique, leurs
jupes troussées jusqu'aux genoux, faisant la petite chapelle. Gervaise
avait l'orgueil de cette bonne chaleur, et elle attirait le monde,
elle tenait salon, comme disaient méchamment les Lorilleux et les
Boche. Le vrai était qu'elle restait obligeante et secourable, au
point de faire entrer les pauvres, quand elle les voyait grelotter
dehors. Elle se prit surtout d'amitié pour un ancien ouvrier peintre,
un vieillard de soixante-dix ans, qui habitait dans la maison une
soupente, où il crevait de faim et de froid; il avait perdu ses trois
fils en Crimée, il vivait au petit bonheur, depuis deux ans qu'il ne
pouvait plus tenir un pinceau. Dès que Gervaise apercevait le père
Bru, piétinant dans la neige pour se réchauffer, elle l'appelait, elle
lui ménageait une place près du poêle; souvent même elle le forçait à
manger un morceau de pain avec du fromage. Le père Bru, le corps
voûté, la barbe blanche, la face ridée comme une vieille pomme,
demeurait des heures sans rien dire, à écouter le grésillement du
coke. Peut-être évoquait-il ses cinquante années de travail sur des
échelles, le demi-siècle passé à peindre des portes et à blanchir des
plafonds aux quatre coins de Paris.
-- Eh bien! père Bru, lui demandait parfois la blanchisseuse, à quoi
pensez-vous?
-- A rien, à toutes sortes de choses, répondait-il d'un air hébété.
Les ouvrières plaisantaient, racontaient qu'il avait des peines de
coeur. Mais lui, sans les entendre, retombait dans son silence, dans
son attitude morne et réfléchie.
A partir de cette époque, Virginie reparla souvent de Lantier à
Gervaise. Elle semblait se plaire à l'occuper de son ancien amant,
pour le plaisir de l'embarrasser, en faisant des suppositions. Un
jour, elle dit l'avoir rencontré; et, comme la blanchisseuse restait
muette, elle n'ajouta rien, puis le lendemain seulement laissa
entendre qu'il lui avait longuement parlé d'elle, avec beaucoup de
tendresse. Gervaise était très troublée par ces conversations
chuchotées à voix basse, dans un angle de la boutique. Le nom de
Lantier lui causait toujours une brûlure au creux de l'estomac, comme
si cet homme eût laissé là, sous la peau, quelque chose de lui.
Certes, elle se croyait bien solide, elle voulait vivre en honnête
femme, parce que l'honnêteté est la moitié du bonheur. Aussi ne
songeait-elle pas à Coupeau, dans cette affaire, n'ayant rien à se
reprocher contre son mari, pas même en pensée. Elle songeait au
forgeron, le coeur tout hésitant et malade. Il lui semblait que le
retour du souvenir de Lantier en elle, cette lente possession dont
elle était reprise, la rendait infidèle à Goujet, à leur amour
inavoué, d'une douceur d'amitié. Elle vivait des journées tristes,
lorsqu'elle se croyait coupable envers son bon ami. Elle aurait voulu
n'avoir de l'affection que pour lui, en dehors de son ménage. Cela se
passait très haut en elle, au-dessus de toutes les saletés, dont
Virginie guettait le feu sur son visage.
Quand le printemps fut venu, Gervaise alla se réfugier auprès de
Goujet. Elle ne pouvait plus ne réfléchir à rien, sur une chaise, sans
penser aussitôt à son premier amant; elle le voyait quitter Adèle,
remettre son linge au fond de leur ancienne malle, revenir chez elle,
avec la malle sur la voiture. Les jours où elle sortait, elle était
prise tout d'un coup de peurs bêtes, dans la rue; elle croyait
entendre le pas de Lantier derrière elle, elle n'osait pas se
retourner, tremblante, s'imaginant sentir ses mains la saisir à la
taille. Bien sûr, il devait l'espionner; il tomberait sur elle une
après-midi; et cette idée lui donnait des sueurs froides, parce qu'il
l'embrasserait certainement dans l'oreille, comme il le faisait par
taquinerie, autrefois. C'était ce baiser qui l'épouvantait; à
l'avance, il la rendait sourde, il l'emplissait d'un bourdonnement,
dans lequel elle ne distinguait plus que le bruit de son coeur battant
à grands coups. Alors, dès que ces peurs la prenaient, la forge était
son seul asile; elle y redevenait tranquille et souriante, sous la
protection de Goujet, dont le marteau sonore mettait en fuite ses
mauvais rêves.
Quelle heureuse saison! La blanchisseuse soignait d'une façon
particulière sa pratique de la rue des Portes-Blanches; elle lui
reportait toujours son linge elle-même, parce que cette course, chaque
vendredi, était un prétexte tout trouvé pour passer rue Marcadet et
entrer à la forge. Dès qu'elle tournait le coin de la rue, elle se
sentait légère, gaie, comme si elle faisait une partie de campagne, au
milieu de ces terrains vagues, bordés d'usines grises; la chaussée
noire de charbon, les panaches de vapeur sur les toits, l'amusaient
autant qu'un sentier de mousse dans un bois de la banlieue,
s'enfonçant entre de grands bouquets de verdure; et elle aimait
l'horizon blafard, rayé par les hautes cheminées des fabriques, la
butte Montmartre qui bouchait le ciel, avec ses maisons crayeuses,
percées des trous réguliers de leurs fenêtres. Puis, elle ralentissait
le pas en arrivant, sautant les flaques d'eau, prenant plaisir à
traverser les coins déserts et embrouillés du chantier de démolitions.
Au fond, la forge luisait, même en plein midi. Son coeur sautait à la
danse des marteaux. Quand elle entrait, elle était toute rouge, les
petits cheveux blonds de sa nuque envolés comme ceux d'une femme qui
arrive à un rendez-vous. Goujet l'attendait, les bras nus, la poitrine
nue, tapant plus fort sur l'enclume, ces jours-là, pour se faire
entendre de plus loin. Il la devinait, l'accueillait d'un bon rire
silencieux, dans sa barbe jaune. Mais elle ne voulait pas qu'il se
dérangeât de son travail, elle le suppliait de reprendre le marteau,
parce qu'elle l'aimait davantage, lorsqu'il le brandissait de ses gros
bras, bossués de muscles. Elle allait donner une légère claque sur la
joue d'Étienne pendu au soufflet, et elle restait là une heure, à
regarder les boulons. Ils n'échangeaient pas dix paroles. Ils
n'auraient pas mieux satisfait leur tendresse dans une chambre,
enfermés à double tour. Les ricanements de Bec-Salé, dit
Boit-sans-Soif, ne les gênaient guère, car ils ne les entendaient même
plus. Au bout d'un quart d'heure, elle commençait à étouffer un peu,
la chaleur, l'odeur forte, les fumées qui montaient, l'étourdissaient,
tandis que les coups sourds la secouaient des talons à la gorge. Elle
ne désirait plus rien alors, c'était son plaisir. Goujet l'aurait
serrée dans ses bras que ça ne lui aurait pas donné une émotion si
grosse. Elle se rapprochait de lui, pour sentir le vent de son marteau
sur sa joue, pour être dans le coup qu'il tapait. Quand des étincelles
piquaient ses mains tendres, elle ne les retirait pas, elle jouissait
au contraire de cette pluie de feu qui lui cinglait la peau. Lui, bien
sûr, devinait le bonheur qu'elle goûtait là; il réservait pour le
vendredi les ouvrages difficiles, afin de lui faire la cour avec toute
sa force et toute son adresse; il ne se ménageait plus, au risque de
fendre les enclumes en deux, haletant, les reins vibrant de la joie
qu'il lui donnait. Pendant un printemps, leurs amours emplirent ainsi
la forge d'un grondement d'orage. Ce fut une idylle dans une besogne
de géant, au milieu du flamboiement de la houille, de l'ébranlement du
hangar, dont la carcasse noire de suie craquait. Tout ce fer écrasé,
pétri comme de la cire rouge, gardait les marques rudes de leurs
tendresses. Le vendredi, quand la blanchisseuse quittait la
Gueule-d'Or, elle remontait lentement la rue des Poissonniers,
contentée, lassée, l'esprit et la chair tranquilles.
Peu à peu, sa peur de Lantier diminua, elle redevint raisonnable. A
cette époque, elle aurait encore vécu très heureuse, sans Coupeau, qui
tournait mal, décidément. Un jour, elle revenait justement de la
forge, lorsqu'elle crut reconnaître Coupeau dans l'Assommoir du père
Colombe, en train de se payer des tournées de vitriol, avec
Mes-Bottes, Bibi-la-Grillade et Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif. Elle
passa vite, pour ne pas avoir l'air de les moucharder. Mais elle se
retourna: c'était bien Coupeau qui se jetait son petit verre de
schnick dans le gosier, d'un geste familier déjà. Il mentait donc, il
en était donc à l'eau-de-vie, maintenant! Elle rentra désespérée;
toute son épouvante de l'eau-de-vie la reprenait. Le vin, elle le
pardonnait, parce que le vin nourrit l'ouvrier; les alcools, au
contraire, étaient des saletés, des poisons qui ôtaient à l'ouvrier le
goût du pain. Ah! le gouvernement aurait bien dû empêcher la
fabrication de ces cochonneries!
En arrivant rue de la Goutte-d'Or, elle trouva toute la maison
bouleversée. Ses ouvrières avaient quitté l'établi, et étaient dans la
cour, à regarder en l'air. Elle interrogea Clémence.
-- C'est le père Bijard qui flanque une roulée à sa femme, répondit la
repasseuse. Il était sous la porte, gris comme un Polonais, à la
guetter revenir du lavoir... Il lui a fait grimper l'escalier à coups
de poing, et maintenant il l'assomme là-haut, dans leur chambre...
Tenez, entendez-vous les cris?
Gervaise monta rapidement. Elle avait de l'amitié pour madame Bijard,
sa laveuse, qui était une femme d'un grand courage. Elle espérait
mettre le holà. En haut, au sixième, la porte de la chambre était
restée ouverte, quelques locataires s'exclamaient sur le carré, tandis
que madame Boche, devant la porte, criait:
-- Voulez-vous bien finir!... On va aller chercher les sergents de
ville, entendez-vous!
Personne n'osait se risquer dans la chambre, parce qu'on connaissait
Bijard, une bête brute quand il était soûl. Il ne dessoûlait jamais,
d'ailleurs. Les rares jours où il travaillait, il posait un litre
d'eau-de-vie près de son étau de serrurier, buvant au goulot toutes
les demi-heures. Il ne se soutenait plus autrement, il aurait pris feu
comme une torche, si l'on avait approché une allumette de sa bouche.
-- Mais on ne peut pas la laisser massacrer! dit Gervaise toute
tremblante.
Et elle entra. La chambre, mansardée, très propre, était nue et
froide, vidée par l'ivrognerie de l'homme, qui enlevait les draps du
lit pour les boire. Dans la lutte, la table avait roulé jusqu'à la
fenêtre, les deux chaises culbutées étaient tombées, les pieds en
l'air. Sur le carreau, au milieu, madame Bijard, les jupes encore
trempées par l'eau du lavoir et collées à ses cuisses, les cheveux
arrachés, saignante, râlait d'un souffle fort, avec des oh! oh!
prolongés, à chaque coup de talon de Bijard. Il l'avait d'abord
abattue de ses deux poings; maintenant, il la piétinait.
-- Ah! garce!... ah! garce!... ah! garce!... grognait-il d'une voix
étouffée, accompagnant de ce mot chaque coup, s'affolant à le répéter,
frappant plus fort à mesure qu'il s'étranglait davantage.
Puis, la voix lui manqua, il continua de taper sourdement, follement,
raidi dans sa cotte et son bourgeron déguenillés, la face bleuie sous
sa barbe sale, avec son front chauve taché de grandes plaques rouges.
Sur le carré, les voisins disaient qu'il la battait parce qu'elle lui
avait refusé vingt sous, le matin. On entendit la voix de Boche, au
bas de l'escalier. Il appelait madame Boche, il lui criait:
-- Descends, laisse-les se tuer, ça fera de la canaille de moins.
Cependant, le père Bru avait suivi Gervaise dans la chambre. A eux
deux, ils tâchaient de raisonner le serrurier, de le pousser vers la
porte. Mais il se retournait, muet, une écume aux lèvres; et, dans ses
yeux pâles, l'alcool flambait, allumait une flamme de meurtre. La
blanchisseuse eut le poignet meurtri; le vieil ouvrier alla tomber sur
la table. Par terre, madame Bijard soufflait plus fort, la bouche
grande ouverte, les paupières closes. A présent, Bijard la manquait;
il revenait, s'acharnait, frappait à côté, enragé, aveuglé,
s'attrapant lui-même avec les claques qu'il envoyait dans le vide. Et,
pendant toute cette tuerie, Gervaise voyait, dans un coin de la
chambre, la petite Lalie, alors âgée de quatre ans, qui regardait son
père assommer sa mère. L'enfant tenait entre ses bras, comme pour la
protéger, sa soeur Henriette, sevrée de la veille. Elle était debout,
la tête serrée dans une coiffe d'indienne, très pâle, l'air sérieux.
Elle avait un large regard noir, d'une fixité pleine de pensées, sans
une larme.
Quand Bijard eut rencontré une chaise et se fut étalé sur le carreau,
où on le laissa ronfler, le père Bru aida Gervaise à relever madame
Bijard. Maintenant, celle-ci pleurait à gros sanglots; et Lalie, qui
s'était approchée, la regardait pleurer, habituée à ces choses,
résignée déjà. La blanchisseuse, en redescendant, au milieu de la
maison calmée, voyait toujours devant elle ce regard d'enfant de
quatre ans, grave et courageux comme un regard de femme.
-- Monsieur Coupeau est sur le trottoir d'en face, lui cria Clémence,
dès qu'elle l'aperçut. Il a l'air joliment poivre!
Coupeau traversait justement la rue. Il faillit enfoncer un carreau
d'un coup d'épaule, en manquant la porte. Il avait une ivresse
blanche, les dents serrées, le nez pincé. Et Gervaise reconnut tout de
suite le vitriol de l'Assommoir, dans le sang empoisonné qui lui
blémissait la peau. Elle voulut rire, le coucher, comme elle faisait
les jours où il avait le vin bon enfant. Mais il la bouscula, sans
desserrer les lèvres; et, en passant, en gagnant de lui-même son lit,
il leva le poing sur elle. Il ressemblait à l'autre, au soûlard qui
ronflait là-haut, las d'avoir tapé. Alors, elle resta toute froide,
elle pensait aux hommes, à son mari, à Goujet, à Lantier, le coeur
coupé, désespérant d'être jamais heureuse.
VII
La fête de Gervaise tombait le 19 juin. Les jours de fête, chez les
Coupeau, on mettait les petits plats dans les grands; c'étaient des
noces dont on sortait ronds comme des balles, le ventre plein pour la
semaine. Il y avait un nettoyage général de la monnaie. Dès qu'on
avait quatre sous, dans le ménage, on les bouffait. On inventait des
saints sur l'almanach, histoire de se donner des prétextes de
gueuletons. Virginie approuvait joliment Gervaise de se fourrer de
bons morceaux sous le nez. Lorsqu'on a un homme qui boit tout,
n'est-ce pas? c'est pain bénit de ne pas laisser la maison s'en aller
en liquides et de se garnir d'abord l'estomac. Puisque l'argent filait
quand même, autant valait-il faire gagner au boucher qu'au marchand de
vin. Et Gervaise, agourmandie, s'abandonnait à cette excuse. Tant pis!
ça venait de Coupeau, s'ils n'économisaient plus un rouge liard. Elle
avait encore engraissé, elle boitait davantage, parce que sa jambe,
qui s'enflait de graisse, semblait se raccourcir à mesure.
Cette année-là, un mois à l'avance, on causa de la fête. On cherchait
des plats, on s'en léchait les lèvres. Toute la boutique avait une
sacrée envie de nocer. Il fallait une rigolade à mort, quelque chose
de pas ordinaire et de réussi. Mon Dieu! on ne prenait pas tous les
jours du bon temps. La grosse préoccupation de la blanchisseuse était
de savoir qui elle inviterait; elle désirait douze personnes à table,
pas plus, pas moins. Elle, son mari, maman Coupeau, madame Lerat, ça
faisait déjà quatre personnes de la famille. Elle aurait aussi les
Goujet et les Poisson. D'abord, elle s'était bien promis de ne pas
inviter ses ouvrières, madame Putois et Clémence, pour ne pas les
rendre trop familières; mais, comme on parlait toujours de la fête
devant elles et que leurs nez s'allongeaient, elle finit par leur dire
de venir. Quatre et quatre, huit, et deux, dix. Alors, voulant
absolument compléter les douze, elle se réconcilia avec les Lorilleux,
qui tournaient autour d'elle depuis quelque temps; du moins, il fut
convenu que les Lorilleux descendraient dîner et qu'on ferait la paix,
le verre à la main. Bien sûr, on ne peut pas toujours rester brouillé
dans les familles. Puis, l'idée de la fête attendrissait tous les
coeurs. C'était une occasion impossible à refuser. Seulement, quand
les Boche connurent le raccommodement projeté, ils se rapprochèrent
aussitôt de Gervaise, avec des politesses, des sourires obligeants; et
il fallut les prier aussi d'être du repas. Voilà! on serait quatorze,
sans compter les enfants. Jamais elle n'avait donné un dîner pareil,
elle en était tout effarée et glorieuse.
La fête tombait justement un lundi. C'était une chance: Gervaise
comptait sur l'après-midi du dimanche pour commencer la cuisine. Le
samedi, comme les repasseuses bâclaient leur besogne, il y eut une
longue discussion dans la boutique, afin de savoir ce qu'on mangerait,
décidément. Une seule pièce était adoptée depuis trois semaines: une
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