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L'Assommoir - 10

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  Goutte-d'Or.
  Alors, elle-même voulut rire et leur montrer combien elle sacrifiait
  volontiers l'argent pour la guérison de son mari. Chaque fois qu'elle
  prenait en leur présence le livret de la Caisse d'épargne, sous le
  globe de la pendule, elle disait gaiement:
  -- Je sors, je vais louer ma boutique.
  Elle n'avait pas voulu retirer l'argent tout d'une fois. Elle le
  redemandait par cent francs, pour ne pas garder un si gros tas de
  pièces dans sa commode; puis, elle espérait vaguement quelque miracle,
  un rétablissement brusque, qui leur permettrait, de ne pas déplacer la
  somme entière. A chaque course à la Caisse d'épargne, quand elle
  rentrait, elle additionnait sur un bout de papier l'argent qu'ils
  avaient encore là-bas. C'était uniquement pour le bon ordre. Le trou
  avait beau se creuser dans la monnaie, elle tenait, de son air
  raisonnable, avec son tranquille sourire, les comptes de cette débâcle
  de leurs économies. N'était-ce pas déjà une consolation d'employer si
  bien cet argent, de l'avoir eu sous la main, au moment de leur
  malheur? Et, sans un regret, d'une main soigneuse, elle replaçait le
  livret derrière la pendule, sous le globe.
  Les Goujet se montrèrent très-gentils pour Gervaise pendant la maladie
  de Coupeau. Madame Goujet était à son entière disposition; elle ne
  descendait pas une fois sans lui demander si elle avait besoin de
  sucre, de beurre, de sel; elle lui offrait toujours le premier
  bouillon, les soirs où elle mettait un pot au feu; même, si elle la
  voyait trop occupée, elle soignait sa cuisine, lui donnait un coup de
  main pour la vaisselle. Goujet, chaque matin, prenait les seaux de la
  jeune femme, allait les emplir à la fontaine de la rue des
  Poissonniers; c'était une économie de deux sous. Puis, après le dîner,
  quand la famille n'envahissait pas la chambre, les Goujet venaient
  tenir compagnie aux Coupeau. Pendant deux heures, jusqu'à dix heures,
  le forgeron fumait sa pipe, en regardant Gervaise tourner autour du
  malade. Il ne disait pas dix paroles de la soirée. Sa grande face
  blonde enfoncée entre ses épaules de colosse, il s'attendrissait à la
  voir verser de la tisane dans une tasse, remuer le sucre sans faire de
  bruit avec la cuiller. Lorsqu'elle bordait le lit et qu'elle
  encourageait Coupeau d'une voix douce, il restait tout secoué. Jamais
  il n'avait rencontré une aussi brave femme. Ça ne lui allait même pas
  mal de boiter, car elle en avait plus de mérite encore à se
  décarcasser tout le long de la journée auprès de son mari. On ne
  pouvait pas dire, elle ne s'asseyait pas un quart d'heure, le temps de
  manger. Elle courait sans cesse chez le pharmacien, mettait son nez
  dans des choses pas propres, se donnait un mal du tonnerre pour tenir
  en ordre cette chambre où l'on faisait tout; avec ça, pas une plainte,
  toujours aimable, même les soirs où elle dormait debout, les yeux
  ouverts, tant elle était lasse. Et le forgeron, dans cet air de
  dévouement, au milieu des drogues traînant sur les meubles, se prenait
  d'une grande affection pour Gervaise, à la regarder ainsi aimer et
  soigner Coupeau de tout son coeur.
  -- Hein! mon vieux, te voilà recollé, dit-il un jour au convalescent.
  Je n'étais pas en peine, ta femme est le bon Dieu!
  Lui, devait se marier. Du moins, sa mère avait trouvé une jeune fille
  très convenable, une dentellière comme elle, qu'elle désirait vivement
  lui voir épouser. Pour ne pas la chagriner, il disait oui, et la noce
  était même fixée aux premiers jours de septembre. L'argent de l'entrée
  en ménage dormait depuis longtemps à la Caisse d'épargne. Mais il
  hochait la tête quand Gervaise lui parlait de ce mariage, il murmurait
  de sa voix lente:
  -- Toutes les femmes ne sont pas comme vous, madame Coupeau. Si toutes
  les femmes étaient comme vous, on en épouserait dix.
  Cependant, Coupeau, au bout de deux mois, put commencer à se lever. Il
  ne se promenait pas loin, du lit à la fenêtre, et encore soutenu par
  Gervaise. Là, il s'asseyait dans le fauteuil des Lorilleux, la jambe
  droite allongée sur un tabouret. Ce blagueur, qui allait rigoler des
  pattes cassées, les jours de verglas, était très vexé de son accident.
  Il manquait de philosophie. Il avait passé ces deux mois dans le lit,
  à jurer, à faire enrager le monde. Ce n'était pas une existence,
  vraiment, de vivre sur le dos, avec une quille ficelée et raide comme
  un saucisson. Ah! il connaîtrait le plafond, par exemple; il y avait
  une fente, au coin de l'alcôve, qu'il aurait dessinée les yeux fermés.
  Puis, quand il s'installa dans le fauteuil, ce fut une autre histoire.
  Est-ce qu'il resterait longtemps cloué là, pareil à une momie? La rue
  n'était pas si drôle, il n'y passait personne, ça puait l'eau de
  javelle toute la journée. Non, vrai, il se faisait trop vieux, il
  aurait donné dix ans de sa vie pour savoir seulement comment se
  portaient les fortifications. Et il revenait toujours à des
  accusations violentes contre le sort. Ça n'était pas juste, son
  accident; ça n'aurait pas dû lui arriver, à lui un bon ouvrier, pas
  fainéant, pas soûlard. À d'autres peut-être, il aurait compris.
  -- Le papa Coupeau, disait-il, s'est cassé le cou, un jour de ribotte.
  Je ne puis pas dire que c'était mérité, mais enfin la chose
  s'expliquait... Moi, j'étais à jeun, tranquille comme Baptiste, sans
  une goutte de liquide dans le corps, et voilà que je dégringole en
  voulant me tourner pour faire une risette à Nana!... Vous ne trouvez
  pas ça trop fort? S'il y a un bon Dieu, il arrange drôlement les
  choses. Jamais je n'avalerai ça.
  Et, quand les jambes lui revinrent, il garda une sourde rancune contre
  le travail. C'était un métier de malheur, de passer ses journées comme
  les chats, le long des gouttières. Eux pas bêtes, les bourgeois! ils
  vous envoyaient à la mort, bien trop poltrons pour se risquer sur une
  échelle, s'installant solidement au coin de leur feu et se fichant du
  pauvre monde. Et il en arrivait à dire que chacun aurait dû poser son
  zinc sur sa maison. Dame! en bonne justice, on devait en venir là: si
  tu ne veux pas être mouillé, mets-toi à couvert. Puis, il regrettait
  de ne pas avoir appris un autre métier, plus joli et moins dangereux,
  celui d'ébéniste, par exemple. Ça, c'était encore la faute du père
  Coupeau; les pères avaient cette bête d'habitude de fourrer quand même
  les enfants dans leur partie.
  Pendant deux mois encore, Coupeau marcha avec des béquilles. Il avait
  d'abord pu descendre dans la rue, fumer une pipe devant la porte.
  Ensuite, il était allé jusqu'au boulevard extérieur, se traînant au
  soleil, restant des heures assis sur un banc. La gaieté lui revenait,
  son bagou d'enfer s'aiguisait dans ses longues flâneries. Et il
  prenait là, avec le plaisir de vivre, une joie à ne rien faire, les
  membres abandonnés, les muscles glissant à un sommeil très-doux;
  c'était comme une lente conquête de la paresse, qui profitait de sa
  convalescence pour entrer dans sa peau et l'engourdir, en le
  chatouillant. Il revenait bien portant, goguenard, trouvant la vie
  belle, ne voyant pas pourquoi ça ne durerait pas toujours. Lorsqu'il
  put se passer de béquilles, il poussa ses promenades plus loin, courut
  les chantiers pour revoir les camarades. Il restait les bras croisés
  en face des maisons en construction, avec des ricanements, des
  hochements de tête; et il blaguait les ouvriers qui trimaient, il
  allongeait sa jambe, pour leur montrer où ça menait de s'esquinter le
  tempérament. Ces stations gouailleuses devant la besogne des autres
  satisfaisaient sa rancune contre le travail. Sans doute, il s'y
  remettrait, il le fallait bien; mais ce serait le plus tard possible.
  Oh! il était payé pour manquer d'enthousiasme. Puis, ça lui semblait
  si bon de faire un peu la vache!
  Les après-midi où Coupeau s'ennuyait, il montait chez les Lorilleux.
  Ceux-ci le plaignaient beaucoup, l'attiraient par toutes sortes de
  prévenances aimables. Dans les premières années de son mariage, il
  leur avait échappé, grâce à l'influence de Gervaise. Maintenant, ils
  le reprenaient, en le plaisantant sur la peur que lui causait sa
  femme. Il n'était donc pas un homme! Pourtant, les Lorilleux
  montraient une grande discrétion, célébraient d'une façon outrée les
  mérites de la blanchisseuse. Coupeau, sans se disputer encore, jurait
  à celle-ci que sa soeur l'adorait, et lui demandait d'être moins
  mauvaise pour elle. La première querelle du ménage, un soir, était
  venue au sujet d'Étienne. Le zingueur avait passé l'après-midi chez
  les Lorilleux. En rentrant, comme le dîner se faisait attendre et que
  les enfants criaient après la soupe, il s'en était pris brusquement à
  Étienne, lui envoyant une paire de calottes soignées. Et, pendant une
  heure, il avait ronchonné: ce mioche n'était pas à lui, il ne savait
  pas pourquoi il le tolérait dans la maison; il finirait par le
  flanquer à la porte. Jusque-là, il avait accepté le gamin sans tant
  d'histoires. Le lendemain, il parlait de sa dignité. Trois jours
  après, il lançait des coups de pied au derrière du petit, matin et
  soir, si bien que l'enfant, quand il l'entendait monter, se sauvait
  chez les Goujet, où la vieille dentellière lui gardait un coin de la
  table pour faire ses devoirs.
  Gervaise, depuis longtemps, s'était remise au travail. Elle n'avait
  plus la peine d'enlever et de replacer le globe de la pendule; toutes
  les économies se trouvaient mangées; et il fallait piocher dur,
  piocher pour quatre, car ils étaient quatre bouches à table. Elle
  seule nourrissait tout ce monde. Quand elle entendait les gens la
  plaindre, elle excusait vite Coupeau. Pensez donc! il avait tant
  souffert, ce n'était pas étonnant, si son caractère prenait de
  l'aigreur! Mais ça passerait avec la santé. Et si on lui laissait
  entendre que Coupeau semblait solide à présent, qu'il pouvait bien
  retourner au chantier, elle se récriait. Non, non, pas encore! Elle ne
  voulait pas l'avoir de nouveau au lit. Elle savait bien ce que le
  médecin lui disait, peut-être! C'était elle qui l'empêchait de
  travailler, en lui répétant chaque matin de prendre son temps, de ne
  pas se forcer. Elle lui glissait même des pièces de vingt sous dans la
  poche de son gilet. Coupeau acceptait ça comme une chose naturelle; il
  se plaignait de toutes sortes de douleurs pour se faire dorloter; au
  bout de six mois, sa convalescence durait toujours. Maintenant, les
  jours où il allait regarder travailler les autres, il entrait
  volontiers boire un canon avec les camarades. Tout de même, on n'était
  pas mal chez le marchand de vin; on rigolait, on restait là cinq
  minutes. Ça ne déshonorait personne. Les poseurs seuls affectaient de
  crever de soif à la porte. Autrefois, on avait bien raison de le
  blaguer, attendu qu'un verre de vin n'a jamais tué un homme. Mais il
  se tapait la poitrine en se faisant un honneur de ne boire que du vin;
  toujours du vin, jamais de l'eau-de-vie; le vin prolongeait
  l'existence, n'indisposait pas, ne soûlait pas. Pourtant, à plusieurs
  reprises, après des journées de désoeuvrement, passées de chantier en
  chantier, de cabaret en cabaret, il était rentré éméché. Gervaise, ces
  jours-là, avait fermé sa porte, en prétextant elle-même un gros mal de
  tête, pour empêcher les Goujet d'entendre les bêtises de Coupeau.
  Peu à peu, cependant, la jeune femme s'attrista. Matin et soir, elle
  allait, rue de la Goutte-d'Or, voir la boutique, qui était toujours à
  louer; et elle se cachait, comme si elle eût commis un enfantillage
  indigne d'une grande personne. Cette boutique recommençait à lui
  tourner la tête; la nuit, quand la lumière était éteinte, elle
  trouvait à y songer, les yeux ouverts, le charme d'un plaisir défendu.
  Elle faisait de nouveau ses calculs: deux cent cinquante francs pour
  le loyer, cent cinquante francs d'outils et d'installation, cent
  francs d'avance afin de vivre quinze jours; en tout cinq cents francs,
  au chiffre le plus bas. Si elle n'en parlait pas tout haut,
  continuellement, c'était de crainte de paraître regretter les
  économies mangées par la maladie de Coupeau. Elle devenait toute pâle
  souvent, ayant failli laisser échapper son envie, rattrapant sa phrase
  avec la confusion d'une vilaine pensée. Maintenant, il faudrait
  travailler quatre ou cinq années, avant d'avoir mis de côté une si
  grosse somme. Sa désolation était justement de ne pouvoir s'établir
  tout de suite; elle aurait fourni aux besoins du ménage, sans compter
  sur Coupeau, en lui laissant des mois pour reprendre goût au travail;
  elle se serait tranquillisée, certaine de l'avenir, débarrassée des
  peurs secrètes dont elle se sentait prise parfois, lorsqu'il revenait
  très-gai, chantant, racontant quelque bonne farce de cet animal de
  Mes-Bottes, auquel il avait payé un litre.
  Un soir, Gervaise se trouvant seule chez elle, Goujet entra et ne se
  sauva pas, comme à son habitude. Il s'était assis, il fumait en la
  regardant. Il devait avoir une phrase grave à prononcer; il la
  retournait, la mûrissait, sans pouvoir lui donner une forme
  convenable. Enfin, après un gros silence, il se décida, il retira sa
  pipe de la bouche, pour tout dire d'un trait:
  -- Madame Gervaise, voudriez-vous me permettre de vous prêter de
  l'argent?
  Elle était penchée sur un tiroir de sa commode, cherchant des
  torchons. Elle se releva, très rouge. Il l'avait donc vue, le matin,
  rester en extase devant la boutique, pendant près de dix minutes? Lui,
  souriait d'un air gêné, comme s'il avait fait là une proposition
  blessante. Mais elle refusa vivement; jamais elle n'accepterait de
  l'argent, sans savoir quand elle pourrait le rendre. Puis, il
  s'agissait vraiment d'une trop forte somme. Et comme il insistait,
  consterné, elle finit par crier:
  -- Mais votre mariage? Je ne puis pas prendre l'argent de votre
  mariage, bien sûr!
  -- Oh! ne vous gênez pas, répondit-il en rougissant à son tour. Je ne
  me marie plus. Vous savez, une idée..... Vrai, j'aime mieux vous
  prêter l'argent.
  Alors, tous deux baissèrent la tête. Il y avait entre eux quelque
  chose de très doux qu'ils ne disaient pas. Et Gervaise accepta. Goujet
  avait prévenu sa mère. Ils traversèrent le palier, allèrent la voir
  tout de suite. La dentellière était grave, un peu triste, son calme
  visage penché sur son tambour. Elle ne voulait pas contrarier son
  fils, mais elle n'approuvait plus le projet de Gervaise; et elle dit
  nettement pourquoi: Coupeau tournait mal, Coupeau lui mangerait sa
  boutique. Elle ne pardonnait surtout point au zingueur d'avoir refusé
  d'apprendre à lire, pendant sa convalescence; le forgeron s'était
  offert pour lui montrer, mais l'autre l'avait envoyé dinguer, en
  accusant la science de maigrir le monde. Cela avait presque fâché les
  deux ouvriers; ils allaient chacun de son côté. D'ailleurs, madame
  Goujet, en voyant les regards suppliants de son grand enfant, se
  montra très bonne pour Gervaise. Il fut convenu qu'on prêterait cinq
  cents francs aux voisins; ils les rembourseraient en donnant chaque
  mois un à-compte de vingt francs; ça durerait ce que ça durerait.
  -- Dis donc! le forgeron te fait de l'oeil, s'écria Coupeau en riant,
  quand il apprit l'histoire. Oh! je suis bien tranquille, il est trop
  godiche... On le lui rendra, son argent. Mais, vrai, s'il avait
  affaire à de la fripouille, il serait joliment jobardé.
  Dès le lendemain, les Coupeau louèrent la boutique. Gervaise courut
  toute la journée, de la rue Neuve à la rue de la Goutte-d'Or. Dans le
  quartier, à la voir passer ainsi, légère, ravie au point de ne plus
  boiter, on racontait qu'elle avait dû se laisser faire une opération.
  
  V
  
  Justement, les Boche, depuis le terme d'avril, avaient quitté la rue
  des Poissonniers et tenaient la loge de la grande maison, rue de la
  Goutte-d'Or. Comme ça se rencontrait, tout de même! Un des ennuis de
  Gervaise, qui avait vécu si tranquille sans concierge dans son trou de
  la rue Neuve, était de retomber sous la sujétion de quelque mauvaise
  bête, avec laquelle il faudrait se disputer pour un peu d'eau
  répandue, ou pour la porte refermée trop fort, le soir. Les concierges
  sont une si sale espèce! Mais, avec les Boche, ce serait un plaisir.
  On se connaissait, on s'entendrait toujours. Enfin, ça se passerait en
  famille.
  Le jour de la location, quand les Coupeau vinrent signer le bail,
  Gervaise se sentit le coeur tout gros, en passant sous la haute porte.
  Elle allait donc habiter cette maison vaste comme une petite ville,
  allongeant et entre-croisant les rues interminables de ses escaliers
  et de ses corridors. Les façades grises avec les loques des fenêtres
  séchant au soleil, la cour blafarde aux pavés défoncés de place
  publique, le ronflement de travail qui sortait des murs, lui causaient
  un grand trouble, une joie d'être enfin près de contenter son
  ambition, une peur de ne pas réussir et de se trouver écrasée dans
  cette lutte énorme contre la faim, dont elle entendait le souffle. Il
  lui semblait faire quelque chose de très hardi, se jeter au beau
  milieu d'une machine en branle, pendant que les marteaux du serrurier
  et les rabots de l'ébéniste tapaient et sifflaient, au fond des
  ateliers du rez-de-chaussée. Ce jour-là, les eaux de la teinturerie
  coulant sous le porche étaient d'un vert pomme très-tendre. Elle les
  enjamba, en souriant; elle voyait dans cette couleur un heureux
  présage.
  Le rendez-vous avec le propriétaire était dans la loge même des Boche.
  M. Marescot, un grand coutelier de la rue de la Paix, avait jadis
  tourné la meule, le long des trottoirs. On le disait riche aujourd'hui
  à plusieurs millions. C'était un homme de cinquante-cinq ans, fort,
  osseux, décoré, étalant ses mains immenses d'ancien ouvrier; et un de
  ses bonheurs était d'emporter les couteaux et les ciseaux de ses
  locataires, qu'il aiguisait lui-même, par plaisir. Il passait pour
  n'être pas fier, parce qu'il restait des heures chez ses concierges,
  caché dans l'ombre de la loge, à demander des comptes. Il traitait là
  toutes ses affaires. Les Coupeau le trouvèrent devant la table
  graisseuse de madame Boche, écoutant comment la couturière du second,
  dans l'escalier A, avait refusé de payer, d'un mot dégoûtant. Puis,
  quand on eut signé le bail, il donna une poignée de main au zingueur.
  Lui, aimait les ouvriers. Autrefois, il avait eu joliment du tirage.
  Mais le travail menait à tout. Et, après avoir compté les deux cent
  cinquante francs du premier semestre, qu'il engloutit dans sa vaste
  poche, il dit sa vie, il montra sa décoration.
  Gervaise, cependant, demeurait un peu gênée en voyant l'attitude des
  Boche. Ils affectaient de ne pas la connaître. Ils s'empressaient
  autour du propriétaire, courbés en deux, guettant ses paroles, les
  approuvant de la tête. Madame Boche sortit vivement, alla chasser une
  bande d'enfants qui pataugeaient devant la fontaine, dont le robinet
  grand ouvert inondait le pavé; et quand elle revint, droite et sévère
  dans ses jupes, traversant la cour avec de lents regards à toutes les
  fenêtres, comme pour s'assurer du bon ordre de la maison, elle eut un
  pincement de lèvres disant de quelle autorité elle était investie,
  maintenant qu'elle avait sous elle trois cents locataires. Boche, de
  nouveau, parlait de la couturière du second; il était d'avis de
  l'expulser; il calculait les termes en retard, avec une importance
  d'intendant dont la gestion pouvait être compromise. M. Marescot
  approuva l'idée de l'expulsion; mais il voulait attendre jusqu'au
  demi-terme. C'était dur de jeter les gens à la rue, d'autant plus que
  ça ne mettait pas un sou dans la poche du propriétaire. Et Gervaise,
  avec un léger frisson, se demandait si on la jetterait à la rue, elle
  aussi, le jour où un malheur l'empêcherait de payer. La loge, enfumée,
  emplie de meubles noirs, avait une humidité et un jour livide de cave;
  devant la fenêtre, toute la lumière tombait sur l'établi du tailleur,
  où traînait une vieille redingote à retourner; tandis que Pauline, la
  petite des Boche, une enfant rousse de quatre ans, assise par terre,
  regardait sagement cuire un morceau de veau, baignée et ravie dans
  l'odeur forte de cuisine montant du poêlon.
  M. Marescot tendait de nouveau la main au zingueur, lorsque celui-ci
  parla des réparations, en lui rappelant sa promesse verbale de causer
  de cela plus tard. Mais le propriétaire se fâcha; il ne s'était engagé
  à rien; jamais, d'ailleurs, on ne faisait de réparations dans une
  boutique. Pourtant, il consentit à aller voir les lieux, suivi des
  Coupeau et de Boche. Le petit mercier était parti en emportant son
  agencement de casiers et de comptoirs; la boutique, toute nue,
  montrait son plafond noir, ses murs crevés, où des lambeaux d'un
  ancien papier jaune pendaient. Là, dans le vide sonore des pièces, une
  discussion furieuse s'engagea. M. Marescot criait que c'était aux
  commerçants à embellir leurs magasins, car enfin un commerçant pouvait
  vouloir de l'or partout, et lui, propriétaire, ne pouvait pas mettre
  de l'or; puis, il raconta sa propre installation, rue de la Paix, où
  il avait dépensé plus de vingt mille francs. Gervaise, avec son
  entêtement de femme, répétait un raisonnement qui lui semblait
  irréfutable: dans un logement, n'est-ce pas, il ferait coller du
  papier? alors, pourquoi ne considérait-il pas la boutique comme un
  logement? Elle ne lui demandait pas autre chose, blanchir le plafond
  et remettre du papier.
  Boche, cependant, restait impénétrable et digne; il tournait,
  regardait en l'air, sans se prononcer. Coupeau avait beau lui adresser
  des clignements d'yeux, il affectait de ne pas vouloir abuser de sa
  grande influence sur le propriétaire. Il finit pourtant par laisser
  échapper un jeu de physionomie, un petit sourire mince accompagné d'un
  hochement de tête. Justement, M. Marescot, exaspéré, l'air malheureux,
  écartant ses dix doigts dans une crampe d'avare auquel on arrache son
  or, cédait à Gervaise, promettait le plafond et le papier, à la
  condition qu'elle payerait la moitié du papier. Et il se sauva vite,
  ne voulant plus entendre parler de rien.
  Alors, quand Boche fut seul avec les Coupeau, il leur donna des
  claques sur les épaules, très expansif. Hein? c'était enlevé! Sans
  lui, jamais ils n'auraient eu leur papier ni leur plafond. Avaient-ils
  remarqué comme le propriétaire l'avait consulté du coin de l'oeil et
  s'était brusquement décidé en le voyant sourire? Puis, en confidence,
  il avoua être le vrai maître de la maison: il décidait des congés,
  louait si les gens lui plaisaient, touchait les termes qu'il gardait
  des quinze jours dans sa commode. Le soir, les Coupeau, pour remercier
  les Boche, crurent poli de leur envoyer deux litres de vin. Ça
  méritait un cadeau.
  Dès le lundi suivant, les ouvriers se mirent à la boutique. L'achat du
  papier fut surtout une grosse affaire. Gervaise voulait un papier gris
  à fleurs bleues, pour éclairer et égayer les murs. Boche lui offrit de
  l'emmener; elle choisirait. Mais il avait des ordres formels du
  propriétaire, il ne devait pas dépasser le prix de quinze sous le
  rouleau. Ils restèrent une heure chez le marchand; la blanchisseuse
  revenait toujours à une perse très gentille de dix-huit sous,
  désespérée, trouvant les autres papiers affreux. Enfin, le concierge
  céda; il arrangerait la chose, il compterait un rouleau de plus, s'il
  le fallait. Et Gervaise, en rentrant, acheta des gâteaux pour Pauline.
  Elle n'aimait pas rester en arrière, il y avait tout bénéfice avec
  elle à se montrer complaisant.
  En quatre jours, la boutique devait être prête. Les travaux durèrent
  trois semaines. D'abord, on avait parlé de lessiver simplement les
  peintures. Mais ces peintures, anciennement lie de vin, étaient si
  sales et si tristes, que Gervaise se laissa entraîner à faire remettre
  toute la devanture en bleu clair, avec des filets jaunes. Alors, les
  réparations s'éternisèrent. Coupeau, qui ne travaillait toujours pas,
  arrivait dès le matin, pour voir si ça marchait. Boche lâchait la
  redingote ou le pantalon dont il refaisait les boutonnières, venait de
  son côté surveiller ses hommes. Et tous deux, debout en face des
  ouvriers, les mains derrière le dos, fumant, crachant, passaient la
  journée à juger chaque coup de pinceau. C'étaient des réflexions
  interminables, des rêveries profondes pour un clou à arracher. Les
  peintres, deux grands diables bons enfants, quittaient à chaque
  instant leurs échelles, se plantaient, eux aussi, au milieu de la
  boutique, se mêlant à la discussion, hochant la tête pendant des
  heures, en regardant leur besogne commencée. Le plafond se trouva
  badigeonné assez rapidement. Ce furent les peintures dont on faillit
  ne jamais sortir. Ça ne voulait pas sécher. Vers neuf heures, les
  peintres se montraient avec leurs pots à couleur, les posaient dans un
  coin, donnaient un coup d'oeil, puis disparaissaient; et on ne les
  revoyait plus. Ils étaient allés déjeuner, ou bien ils avaient dû
  finir une bricole, à côté, rue Myrrha. D'autres fois, Coupeau emmenait
  toute la coterie boire un canon, Boche, les peintres, avec les
  camarades qui passaient; c'était encore une après-midi flambée.
  Gervaise se mangeait les sangs. Brusquement, en deux jours, tout fut
  terminé, les peintures vernies, le papier collé, les saletés jetées au
  tombereau. Les ouvriers avaient bâclé ça comme en se jouant, sifflant
  sur leurs échelles, chantant à étourdir le quartier.
  L'emménagement eut lieu tout de suite. Gervaise, les premiers jours,
  éprouvait des joies d'enfant, quand elle traversait la rue, en
  rentrant d'une commission. Elle s'attardait, souriait à son chez elle.
  De loin, au milieu de la file noire des autres devantures, sa boutique
  lui apparaissait toute claire, d'une gaieté neuve, avec son enseigne
  bleu tendre, où les mots: _Blanchisseuse de fin_, étaient peints en
  grandes lettres jaunes. Dans la vitrine, fermée au fond par de petits
  rideaux de mousseline, tapissée de papier bleu pour faire valoir la
  blancheur du linge, des chemises d'homme restaient en montre, des
  bonnets de femme pendaient, les brides nouées à des fils de laiton. Et
  elle trouvait sa boutique jolie, couleur du ciel. Dedans, on entrait
  encore dans du bleu; le papier, qui imitait une perse Pompadour,
  représentait une treille où couraient des liserons; l'établi, une
  immense table tenant les deux tiers de la pièce, garni d'une épaisse
  couverture, se drapait d'un bout de cretonne à grands ramages
  bleuâtres, pour cacher les tréteaux. Gervaise s'asseyait sur un
  tabouret, soufflait un peu de contentement, heureuse de cette belle
  propreté, couvant des yeux ses outils neufs. Mais son premier regard
  allait toujours à sa mécanique, un poêle de fonte, où dix fers
  pouvaient chauffer à la fois, rangés autour du foyer, sur des plaques
  obliques. Elle venait se mettre à genoux, regardait avec la
  continuelle peur que sa petite bête d'apprentie ne fît éclater la
  fonte, en fourrant trop de coke.
  Derrière la boutique, le logement était très convenable. Les Coupeau
  couchaient dans la première chambre, où l'on faisait la cuisine et où
  l'on mangeait; une porte, au fond, ouvrait sur la cour de la maison.
  Le lit de Nana se trouvait dans la chambre de droite, un grand
  cabinet, qui recevait le jour par une lucarne ronde, près du plafond.
  Quant à Étienne, il partageait la chambre de gauche avec le linge
  sale, dont d'énormes tas traînaient toujours sur le plancher.
  Pourtant, il y avait un inconvénient, les Coupeau ne voulaient pas en
  convenir d'abord; mais les murs pissaient l'humidité, et on ne voyait
  plus clair dès trois heures de l'après-midi.
  Dans le quartier, la nouvelle boutique produisit une grosse émotion.
  On accusa les Coupeau d'aller trop vite et de faire des embarras. Ils
  avaient, en effet, dépensé les cinq cents francs des Goujet en
  installation, sans garder même de quoi vivre une quinzaine, comme ils
  se l'étaient promis. Le matin où Gervaise enleva ses volets pour la
  première fois, elle avait juste six francs dans son porte-monnaie.
  Mais elle n'était pas en peine, les pratiques arrivaient, ses affaires
  s'annonçaient très bien. Huit jours plus tard, le samedi, avant de se
  coucher, elle resta deux heures à calculer, sur un bout de papier; et
  elle réveilla Coupeau, la mine luisante, pour lui dire qu'il y avait
  des mille et des cents à gagner, si l'on était raisonnable.
  -- Ah bien! criait madame Lorilleux dans toute la rue de la
  Goutte-d'Or, mon imbécile de frère en voit de drôles!... Il ne
  
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