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L'Assommoir - 10
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Goutte-d'Or.
Alors, elle-même voulut rire et leur montrer combien elle sacrifiait
volontiers l'argent pour la guérison de son mari. Chaque fois qu'elle
prenait en leur présence le livret de la Caisse d'épargne, sous le
globe de la pendule, elle disait gaiement:
-- Je sors, je vais louer ma boutique.
Elle n'avait pas voulu retirer l'argent tout d'une fois. Elle le
redemandait par cent francs, pour ne pas garder un si gros tas de
pièces dans sa commode; puis, elle espérait vaguement quelque miracle,
un rétablissement brusque, qui leur permettrait, de ne pas déplacer la
somme entière. A chaque course à la Caisse d'épargne, quand elle
rentrait, elle additionnait sur un bout de papier l'argent qu'ils
avaient encore là-bas. C'était uniquement pour le bon ordre. Le trou
avait beau se creuser dans la monnaie, elle tenait, de son air
raisonnable, avec son tranquille sourire, les comptes de cette débâcle
de leurs économies. N'était-ce pas déjà une consolation d'employer si
bien cet argent, de l'avoir eu sous la main, au moment de leur
malheur? Et, sans un regret, d'une main soigneuse, elle replaçait le
livret derrière la pendule, sous le globe.
Les Goujet se montrèrent très-gentils pour Gervaise pendant la maladie
de Coupeau. Madame Goujet était à son entière disposition; elle ne
descendait pas une fois sans lui demander si elle avait besoin de
sucre, de beurre, de sel; elle lui offrait toujours le premier
bouillon, les soirs où elle mettait un pot au feu; même, si elle la
voyait trop occupée, elle soignait sa cuisine, lui donnait un coup de
main pour la vaisselle. Goujet, chaque matin, prenait les seaux de la
jeune femme, allait les emplir à la fontaine de la rue des
Poissonniers; c'était une économie de deux sous. Puis, après le dîner,
quand la famille n'envahissait pas la chambre, les Goujet venaient
tenir compagnie aux Coupeau. Pendant deux heures, jusqu'à dix heures,
le forgeron fumait sa pipe, en regardant Gervaise tourner autour du
malade. Il ne disait pas dix paroles de la soirée. Sa grande face
blonde enfoncée entre ses épaules de colosse, il s'attendrissait à la
voir verser de la tisane dans une tasse, remuer le sucre sans faire de
bruit avec la cuiller. Lorsqu'elle bordait le lit et qu'elle
encourageait Coupeau d'une voix douce, il restait tout secoué. Jamais
il n'avait rencontré une aussi brave femme. Ça ne lui allait même pas
mal de boiter, car elle en avait plus de mérite encore à se
décarcasser tout le long de la journée auprès de son mari. On ne
pouvait pas dire, elle ne s'asseyait pas un quart d'heure, le temps de
manger. Elle courait sans cesse chez le pharmacien, mettait son nez
dans des choses pas propres, se donnait un mal du tonnerre pour tenir
en ordre cette chambre où l'on faisait tout; avec ça, pas une plainte,
toujours aimable, même les soirs où elle dormait debout, les yeux
ouverts, tant elle était lasse. Et le forgeron, dans cet air de
dévouement, au milieu des drogues traînant sur les meubles, se prenait
d'une grande affection pour Gervaise, à la regarder ainsi aimer et
soigner Coupeau de tout son coeur.
-- Hein! mon vieux, te voilà recollé, dit-il un jour au convalescent.
Je n'étais pas en peine, ta femme est le bon Dieu!
Lui, devait se marier. Du moins, sa mère avait trouvé une jeune fille
très convenable, une dentellière comme elle, qu'elle désirait vivement
lui voir épouser. Pour ne pas la chagriner, il disait oui, et la noce
était même fixée aux premiers jours de septembre. L'argent de l'entrée
en ménage dormait depuis longtemps à la Caisse d'épargne. Mais il
hochait la tête quand Gervaise lui parlait de ce mariage, il murmurait
de sa voix lente:
-- Toutes les femmes ne sont pas comme vous, madame Coupeau. Si toutes
les femmes étaient comme vous, on en épouserait dix.
Cependant, Coupeau, au bout de deux mois, put commencer à se lever. Il
ne se promenait pas loin, du lit à la fenêtre, et encore soutenu par
Gervaise. Là, il s'asseyait dans le fauteuil des Lorilleux, la jambe
droite allongée sur un tabouret. Ce blagueur, qui allait rigoler des
pattes cassées, les jours de verglas, était très vexé de son accident.
Il manquait de philosophie. Il avait passé ces deux mois dans le lit,
à jurer, à faire enrager le monde. Ce n'était pas une existence,
vraiment, de vivre sur le dos, avec une quille ficelée et raide comme
un saucisson. Ah! il connaîtrait le plafond, par exemple; il y avait
une fente, au coin de l'alcôve, qu'il aurait dessinée les yeux fermés.
Puis, quand il s'installa dans le fauteuil, ce fut une autre histoire.
Est-ce qu'il resterait longtemps cloué là, pareil à une momie? La rue
n'était pas si drôle, il n'y passait personne, ça puait l'eau de
javelle toute la journée. Non, vrai, il se faisait trop vieux, il
aurait donné dix ans de sa vie pour savoir seulement comment se
portaient les fortifications. Et il revenait toujours à des
accusations violentes contre le sort. Ça n'était pas juste, son
accident; ça n'aurait pas dû lui arriver, à lui un bon ouvrier, pas
fainéant, pas soûlard. À d'autres peut-être, il aurait compris.
-- Le papa Coupeau, disait-il, s'est cassé le cou, un jour de ribotte.
Je ne puis pas dire que c'était mérité, mais enfin la chose
s'expliquait... Moi, j'étais à jeun, tranquille comme Baptiste, sans
une goutte de liquide dans le corps, et voilà que je dégringole en
voulant me tourner pour faire une risette à Nana!... Vous ne trouvez
pas ça trop fort? S'il y a un bon Dieu, il arrange drôlement les
choses. Jamais je n'avalerai ça.
Et, quand les jambes lui revinrent, il garda une sourde rancune contre
le travail. C'était un métier de malheur, de passer ses journées comme
les chats, le long des gouttières. Eux pas bêtes, les bourgeois! ils
vous envoyaient à la mort, bien trop poltrons pour se risquer sur une
échelle, s'installant solidement au coin de leur feu et se fichant du
pauvre monde. Et il en arrivait à dire que chacun aurait dû poser son
zinc sur sa maison. Dame! en bonne justice, on devait en venir là: si
tu ne veux pas être mouillé, mets-toi à couvert. Puis, il regrettait
de ne pas avoir appris un autre métier, plus joli et moins dangereux,
celui d'ébéniste, par exemple. Ça, c'était encore la faute du père
Coupeau; les pères avaient cette bête d'habitude de fourrer quand même
les enfants dans leur partie.
Pendant deux mois encore, Coupeau marcha avec des béquilles. Il avait
d'abord pu descendre dans la rue, fumer une pipe devant la porte.
Ensuite, il était allé jusqu'au boulevard extérieur, se traînant au
soleil, restant des heures assis sur un banc. La gaieté lui revenait,
son bagou d'enfer s'aiguisait dans ses longues flâneries. Et il
prenait là, avec le plaisir de vivre, une joie à ne rien faire, les
membres abandonnés, les muscles glissant à un sommeil très-doux;
c'était comme une lente conquête de la paresse, qui profitait de sa
convalescence pour entrer dans sa peau et l'engourdir, en le
chatouillant. Il revenait bien portant, goguenard, trouvant la vie
belle, ne voyant pas pourquoi ça ne durerait pas toujours. Lorsqu'il
put se passer de béquilles, il poussa ses promenades plus loin, courut
les chantiers pour revoir les camarades. Il restait les bras croisés
en face des maisons en construction, avec des ricanements, des
hochements de tête; et il blaguait les ouvriers qui trimaient, il
allongeait sa jambe, pour leur montrer où ça menait de s'esquinter le
tempérament. Ces stations gouailleuses devant la besogne des autres
satisfaisaient sa rancune contre le travail. Sans doute, il s'y
remettrait, il le fallait bien; mais ce serait le plus tard possible.
Oh! il était payé pour manquer d'enthousiasme. Puis, ça lui semblait
si bon de faire un peu la vache!
Les après-midi où Coupeau s'ennuyait, il montait chez les Lorilleux.
Ceux-ci le plaignaient beaucoup, l'attiraient par toutes sortes de
prévenances aimables. Dans les premières années de son mariage, il
leur avait échappé, grâce à l'influence de Gervaise. Maintenant, ils
le reprenaient, en le plaisantant sur la peur que lui causait sa
femme. Il n'était donc pas un homme! Pourtant, les Lorilleux
montraient une grande discrétion, célébraient d'une façon outrée les
mérites de la blanchisseuse. Coupeau, sans se disputer encore, jurait
à celle-ci que sa soeur l'adorait, et lui demandait d'être moins
mauvaise pour elle. La première querelle du ménage, un soir, était
venue au sujet d'Étienne. Le zingueur avait passé l'après-midi chez
les Lorilleux. En rentrant, comme le dîner se faisait attendre et que
les enfants criaient après la soupe, il s'en était pris brusquement à
Étienne, lui envoyant une paire de calottes soignées. Et, pendant une
heure, il avait ronchonné: ce mioche n'était pas à lui, il ne savait
pas pourquoi il le tolérait dans la maison; il finirait par le
flanquer à la porte. Jusque-là, il avait accepté le gamin sans tant
d'histoires. Le lendemain, il parlait de sa dignité. Trois jours
après, il lançait des coups de pied au derrière du petit, matin et
soir, si bien que l'enfant, quand il l'entendait monter, se sauvait
chez les Goujet, où la vieille dentellière lui gardait un coin de la
table pour faire ses devoirs.
Gervaise, depuis longtemps, s'était remise au travail. Elle n'avait
plus la peine d'enlever et de replacer le globe de la pendule; toutes
les économies se trouvaient mangées; et il fallait piocher dur,
piocher pour quatre, car ils étaient quatre bouches à table. Elle
seule nourrissait tout ce monde. Quand elle entendait les gens la
plaindre, elle excusait vite Coupeau. Pensez donc! il avait tant
souffert, ce n'était pas étonnant, si son caractère prenait de
l'aigreur! Mais ça passerait avec la santé. Et si on lui laissait
entendre que Coupeau semblait solide à présent, qu'il pouvait bien
retourner au chantier, elle se récriait. Non, non, pas encore! Elle ne
voulait pas l'avoir de nouveau au lit. Elle savait bien ce que le
médecin lui disait, peut-être! C'était elle qui l'empêchait de
travailler, en lui répétant chaque matin de prendre son temps, de ne
pas se forcer. Elle lui glissait même des pièces de vingt sous dans la
poche de son gilet. Coupeau acceptait ça comme une chose naturelle; il
se plaignait de toutes sortes de douleurs pour se faire dorloter; au
bout de six mois, sa convalescence durait toujours. Maintenant, les
jours où il allait regarder travailler les autres, il entrait
volontiers boire un canon avec les camarades. Tout de même, on n'était
pas mal chez le marchand de vin; on rigolait, on restait là cinq
minutes. Ça ne déshonorait personne. Les poseurs seuls affectaient de
crever de soif à la porte. Autrefois, on avait bien raison de le
blaguer, attendu qu'un verre de vin n'a jamais tué un homme. Mais il
se tapait la poitrine en se faisant un honneur de ne boire que du vin;
toujours du vin, jamais de l'eau-de-vie; le vin prolongeait
l'existence, n'indisposait pas, ne soûlait pas. Pourtant, à plusieurs
reprises, après des journées de désoeuvrement, passées de chantier en
chantier, de cabaret en cabaret, il était rentré éméché. Gervaise, ces
jours-là, avait fermé sa porte, en prétextant elle-même un gros mal de
tête, pour empêcher les Goujet d'entendre les bêtises de Coupeau.
Peu à peu, cependant, la jeune femme s'attrista. Matin et soir, elle
allait, rue de la Goutte-d'Or, voir la boutique, qui était toujours à
louer; et elle se cachait, comme si elle eût commis un enfantillage
indigne d'une grande personne. Cette boutique recommençait à lui
tourner la tête; la nuit, quand la lumière était éteinte, elle
trouvait à y songer, les yeux ouverts, le charme d'un plaisir défendu.
Elle faisait de nouveau ses calculs: deux cent cinquante francs pour
le loyer, cent cinquante francs d'outils et d'installation, cent
francs d'avance afin de vivre quinze jours; en tout cinq cents francs,
au chiffre le plus bas. Si elle n'en parlait pas tout haut,
continuellement, c'était de crainte de paraître regretter les
économies mangées par la maladie de Coupeau. Elle devenait toute pâle
souvent, ayant failli laisser échapper son envie, rattrapant sa phrase
avec la confusion d'une vilaine pensée. Maintenant, il faudrait
travailler quatre ou cinq années, avant d'avoir mis de côté une si
grosse somme. Sa désolation était justement de ne pouvoir s'établir
tout de suite; elle aurait fourni aux besoins du ménage, sans compter
sur Coupeau, en lui laissant des mois pour reprendre goût au travail;
elle se serait tranquillisée, certaine de l'avenir, débarrassée des
peurs secrètes dont elle se sentait prise parfois, lorsqu'il revenait
très-gai, chantant, racontant quelque bonne farce de cet animal de
Mes-Bottes, auquel il avait payé un litre.
Un soir, Gervaise se trouvant seule chez elle, Goujet entra et ne se
sauva pas, comme à son habitude. Il s'était assis, il fumait en la
regardant. Il devait avoir une phrase grave à prononcer; il la
retournait, la mûrissait, sans pouvoir lui donner une forme
convenable. Enfin, après un gros silence, il se décida, il retira sa
pipe de la bouche, pour tout dire d'un trait:
-- Madame Gervaise, voudriez-vous me permettre de vous prêter de
l'argent?
Elle était penchée sur un tiroir de sa commode, cherchant des
torchons. Elle se releva, très rouge. Il l'avait donc vue, le matin,
rester en extase devant la boutique, pendant près de dix minutes? Lui,
souriait d'un air gêné, comme s'il avait fait là une proposition
blessante. Mais elle refusa vivement; jamais elle n'accepterait de
l'argent, sans savoir quand elle pourrait le rendre. Puis, il
s'agissait vraiment d'une trop forte somme. Et comme il insistait,
consterné, elle finit par crier:
-- Mais votre mariage? Je ne puis pas prendre l'argent de votre
mariage, bien sûr!
-- Oh! ne vous gênez pas, répondit-il en rougissant à son tour. Je ne
me marie plus. Vous savez, une idée..... Vrai, j'aime mieux vous
prêter l'argent.
Alors, tous deux baissèrent la tête. Il y avait entre eux quelque
chose de très doux qu'ils ne disaient pas. Et Gervaise accepta. Goujet
avait prévenu sa mère. Ils traversèrent le palier, allèrent la voir
tout de suite. La dentellière était grave, un peu triste, son calme
visage penché sur son tambour. Elle ne voulait pas contrarier son
fils, mais elle n'approuvait plus le projet de Gervaise; et elle dit
nettement pourquoi: Coupeau tournait mal, Coupeau lui mangerait sa
boutique. Elle ne pardonnait surtout point au zingueur d'avoir refusé
d'apprendre à lire, pendant sa convalescence; le forgeron s'était
offert pour lui montrer, mais l'autre l'avait envoyé dinguer, en
accusant la science de maigrir le monde. Cela avait presque fâché les
deux ouvriers; ils allaient chacun de son côté. D'ailleurs, madame
Goujet, en voyant les regards suppliants de son grand enfant, se
montra très bonne pour Gervaise. Il fut convenu qu'on prêterait cinq
cents francs aux voisins; ils les rembourseraient en donnant chaque
mois un à-compte de vingt francs; ça durerait ce que ça durerait.
-- Dis donc! le forgeron te fait de l'oeil, s'écria Coupeau en riant,
quand il apprit l'histoire. Oh! je suis bien tranquille, il est trop
godiche... On le lui rendra, son argent. Mais, vrai, s'il avait
affaire à de la fripouille, il serait joliment jobardé.
Dès le lendemain, les Coupeau louèrent la boutique. Gervaise courut
toute la journée, de la rue Neuve à la rue de la Goutte-d'Or. Dans le
quartier, à la voir passer ainsi, légère, ravie au point de ne plus
boiter, on racontait qu'elle avait dû se laisser faire une opération.
V
Justement, les Boche, depuis le terme d'avril, avaient quitté la rue
des Poissonniers et tenaient la loge de la grande maison, rue de la
Goutte-d'Or. Comme ça se rencontrait, tout de même! Un des ennuis de
Gervaise, qui avait vécu si tranquille sans concierge dans son trou de
la rue Neuve, était de retomber sous la sujétion de quelque mauvaise
bête, avec laquelle il faudrait se disputer pour un peu d'eau
répandue, ou pour la porte refermée trop fort, le soir. Les concierges
sont une si sale espèce! Mais, avec les Boche, ce serait un plaisir.
On se connaissait, on s'entendrait toujours. Enfin, ça se passerait en
famille.
Le jour de la location, quand les Coupeau vinrent signer le bail,
Gervaise se sentit le coeur tout gros, en passant sous la haute porte.
Elle allait donc habiter cette maison vaste comme une petite ville,
allongeant et entre-croisant les rues interminables de ses escaliers
et de ses corridors. Les façades grises avec les loques des fenêtres
séchant au soleil, la cour blafarde aux pavés défoncés de place
publique, le ronflement de travail qui sortait des murs, lui causaient
un grand trouble, une joie d'être enfin près de contenter son
ambition, une peur de ne pas réussir et de se trouver écrasée dans
cette lutte énorme contre la faim, dont elle entendait le souffle. Il
lui semblait faire quelque chose de très hardi, se jeter au beau
milieu d'une machine en branle, pendant que les marteaux du serrurier
et les rabots de l'ébéniste tapaient et sifflaient, au fond des
ateliers du rez-de-chaussée. Ce jour-là, les eaux de la teinturerie
coulant sous le porche étaient d'un vert pomme très-tendre. Elle les
enjamba, en souriant; elle voyait dans cette couleur un heureux
présage.
Le rendez-vous avec le propriétaire était dans la loge même des Boche.
M. Marescot, un grand coutelier de la rue de la Paix, avait jadis
tourné la meule, le long des trottoirs. On le disait riche aujourd'hui
à plusieurs millions. C'était un homme de cinquante-cinq ans, fort,
osseux, décoré, étalant ses mains immenses d'ancien ouvrier; et un de
ses bonheurs était d'emporter les couteaux et les ciseaux de ses
locataires, qu'il aiguisait lui-même, par plaisir. Il passait pour
n'être pas fier, parce qu'il restait des heures chez ses concierges,
caché dans l'ombre de la loge, à demander des comptes. Il traitait là
toutes ses affaires. Les Coupeau le trouvèrent devant la table
graisseuse de madame Boche, écoutant comment la couturière du second,
dans l'escalier A, avait refusé de payer, d'un mot dégoûtant. Puis,
quand on eut signé le bail, il donna une poignée de main au zingueur.
Lui, aimait les ouvriers. Autrefois, il avait eu joliment du tirage.
Mais le travail menait à tout. Et, après avoir compté les deux cent
cinquante francs du premier semestre, qu'il engloutit dans sa vaste
poche, il dit sa vie, il montra sa décoration.
Gervaise, cependant, demeurait un peu gênée en voyant l'attitude des
Boche. Ils affectaient de ne pas la connaître. Ils s'empressaient
autour du propriétaire, courbés en deux, guettant ses paroles, les
approuvant de la tête. Madame Boche sortit vivement, alla chasser une
bande d'enfants qui pataugeaient devant la fontaine, dont le robinet
grand ouvert inondait le pavé; et quand elle revint, droite et sévère
dans ses jupes, traversant la cour avec de lents regards à toutes les
fenêtres, comme pour s'assurer du bon ordre de la maison, elle eut un
pincement de lèvres disant de quelle autorité elle était investie,
maintenant qu'elle avait sous elle trois cents locataires. Boche, de
nouveau, parlait de la couturière du second; il était d'avis de
l'expulser; il calculait les termes en retard, avec une importance
d'intendant dont la gestion pouvait être compromise. M. Marescot
approuva l'idée de l'expulsion; mais il voulait attendre jusqu'au
demi-terme. C'était dur de jeter les gens à la rue, d'autant plus que
ça ne mettait pas un sou dans la poche du propriétaire. Et Gervaise,
avec un léger frisson, se demandait si on la jetterait à la rue, elle
aussi, le jour où un malheur l'empêcherait de payer. La loge, enfumée,
emplie de meubles noirs, avait une humidité et un jour livide de cave;
devant la fenêtre, toute la lumière tombait sur l'établi du tailleur,
où traînait une vieille redingote à retourner; tandis que Pauline, la
petite des Boche, une enfant rousse de quatre ans, assise par terre,
regardait sagement cuire un morceau de veau, baignée et ravie dans
l'odeur forte de cuisine montant du poêlon.
M. Marescot tendait de nouveau la main au zingueur, lorsque celui-ci
parla des réparations, en lui rappelant sa promesse verbale de causer
de cela plus tard. Mais le propriétaire se fâcha; il ne s'était engagé
à rien; jamais, d'ailleurs, on ne faisait de réparations dans une
boutique. Pourtant, il consentit à aller voir les lieux, suivi des
Coupeau et de Boche. Le petit mercier était parti en emportant son
agencement de casiers et de comptoirs; la boutique, toute nue,
montrait son plafond noir, ses murs crevés, où des lambeaux d'un
ancien papier jaune pendaient. Là, dans le vide sonore des pièces, une
discussion furieuse s'engagea. M. Marescot criait que c'était aux
commerçants à embellir leurs magasins, car enfin un commerçant pouvait
vouloir de l'or partout, et lui, propriétaire, ne pouvait pas mettre
de l'or; puis, il raconta sa propre installation, rue de la Paix, où
il avait dépensé plus de vingt mille francs. Gervaise, avec son
entêtement de femme, répétait un raisonnement qui lui semblait
irréfutable: dans un logement, n'est-ce pas, il ferait coller du
papier? alors, pourquoi ne considérait-il pas la boutique comme un
logement? Elle ne lui demandait pas autre chose, blanchir le plafond
et remettre du papier.
Boche, cependant, restait impénétrable et digne; il tournait,
regardait en l'air, sans se prononcer. Coupeau avait beau lui adresser
des clignements d'yeux, il affectait de ne pas vouloir abuser de sa
grande influence sur le propriétaire. Il finit pourtant par laisser
échapper un jeu de physionomie, un petit sourire mince accompagné d'un
hochement de tête. Justement, M. Marescot, exaspéré, l'air malheureux,
écartant ses dix doigts dans une crampe d'avare auquel on arrache son
or, cédait à Gervaise, promettait le plafond et le papier, à la
condition qu'elle payerait la moitié du papier. Et il se sauva vite,
ne voulant plus entendre parler de rien.
Alors, quand Boche fut seul avec les Coupeau, il leur donna des
claques sur les épaules, très expansif. Hein? c'était enlevé! Sans
lui, jamais ils n'auraient eu leur papier ni leur plafond. Avaient-ils
remarqué comme le propriétaire l'avait consulté du coin de l'oeil et
s'était brusquement décidé en le voyant sourire? Puis, en confidence,
il avoua être le vrai maître de la maison: il décidait des congés,
louait si les gens lui plaisaient, touchait les termes qu'il gardait
des quinze jours dans sa commode. Le soir, les Coupeau, pour remercier
les Boche, crurent poli de leur envoyer deux litres de vin. Ça
méritait un cadeau.
Dès le lundi suivant, les ouvriers se mirent à la boutique. L'achat du
papier fut surtout une grosse affaire. Gervaise voulait un papier gris
à fleurs bleues, pour éclairer et égayer les murs. Boche lui offrit de
l'emmener; elle choisirait. Mais il avait des ordres formels du
propriétaire, il ne devait pas dépasser le prix de quinze sous le
rouleau. Ils restèrent une heure chez le marchand; la blanchisseuse
revenait toujours à une perse très gentille de dix-huit sous,
désespérée, trouvant les autres papiers affreux. Enfin, le concierge
céda; il arrangerait la chose, il compterait un rouleau de plus, s'il
le fallait. Et Gervaise, en rentrant, acheta des gâteaux pour Pauline.
Elle n'aimait pas rester en arrière, il y avait tout bénéfice avec
elle à se montrer complaisant.
En quatre jours, la boutique devait être prête. Les travaux durèrent
trois semaines. D'abord, on avait parlé de lessiver simplement les
peintures. Mais ces peintures, anciennement lie de vin, étaient si
sales et si tristes, que Gervaise se laissa entraîner à faire remettre
toute la devanture en bleu clair, avec des filets jaunes. Alors, les
réparations s'éternisèrent. Coupeau, qui ne travaillait toujours pas,
arrivait dès le matin, pour voir si ça marchait. Boche lâchait la
redingote ou le pantalon dont il refaisait les boutonnières, venait de
son côté surveiller ses hommes. Et tous deux, debout en face des
ouvriers, les mains derrière le dos, fumant, crachant, passaient la
journée à juger chaque coup de pinceau. C'étaient des réflexions
interminables, des rêveries profondes pour un clou à arracher. Les
peintres, deux grands diables bons enfants, quittaient à chaque
instant leurs échelles, se plantaient, eux aussi, au milieu de la
boutique, se mêlant à la discussion, hochant la tête pendant des
heures, en regardant leur besogne commencée. Le plafond se trouva
badigeonné assez rapidement. Ce furent les peintures dont on faillit
ne jamais sortir. Ça ne voulait pas sécher. Vers neuf heures, les
peintres se montraient avec leurs pots à couleur, les posaient dans un
coin, donnaient un coup d'oeil, puis disparaissaient; et on ne les
revoyait plus. Ils étaient allés déjeuner, ou bien ils avaient dû
finir une bricole, à côté, rue Myrrha. D'autres fois, Coupeau emmenait
toute la coterie boire un canon, Boche, les peintres, avec les
camarades qui passaient; c'était encore une après-midi flambée.
Gervaise se mangeait les sangs. Brusquement, en deux jours, tout fut
terminé, les peintures vernies, le papier collé, les saletés jetées au
tombereau. Les ouvriers avaient bâclé ça comme en se jouant, sifflant
sur leurs échelles, chantant à étourdir le quartier.
L'emménagement eut lieu tout de suite. Gervaise, les premiers jours,
éprouvait des joies d'enfant, quand elle traversait la rue, en
rentrant d'une commission. Elle s'attardait, souriait à son chez elle.
De loin, au milieu de la file noire des autres devantures, sa boutique
lui apparaissait toute claire, d'une gaieté neuve, avec son enseigne
bleu tendre, où les mots: _Blanchisseuse de fin_, étaient peints en
grandes lettres jaunes. Dans la vitrine, fermée au fond par de petits
rideaux de mousseline, tapissée de papier bleu pour faire valoir la
blancheur du linge, des chemises d'homme restaient en montre, des
bonnets de femme pendaient, les brides nouées à des fils de laiton. Et
elle trouvait sa boutique jolie, couleur du ciel. Dedans, on entrait
encore dans du bleu; le papier, qui imitait une perse Pompadour,
représentait une treille où couraient des liserons; l'établi, une
immense table tenant les deux tiers de la pièce, garni d'une épaisse
couverture, se drapait d'un bout de cretonne à grands ramages
bleuâtres, pour cacher les tréteaux. Gervaise s'asseyait sur un
tabouret, soufflait un peu de contentement, heureuse de cette belle
propreté, couvant des yeux ses outils neufs. Mais son premier regard
allait toujours à sa mécanique, un poêle de fonte, où dix fers
pouvaient chauffer à la fois, rangés autour du foyer, sur des plaques
obliques. Elle venait se mettre à genoux, regardait avec la
continuelle peur que sa petite bête d'apprentie ne fît éclater la
fonte, en fourrant trop de coke.
Derrière la boutique, le logement était très convenable. Les Coupeau
couchaient dans la première chambre, où l'on faisait la cuisine et où
l'on mangeait; une porte, au fond, ouvrait sur la cour de la maison.
Le lit de Nana se trouvait dans la chambre de droite, un grand
cabinet, qui recevait le jour par une lucarne ronde, près du plafond.
Quant à Étienne, il partageait la chambre de gauche avec le linge
sale, dont d'énormes tas traînaient toujours sur le plancher.
Pourtant, il y avait un inconvénient, les Coupeau ne voulaient pas en
convenir d'abord; mais les murs pissaient l'humidité, et on ne voyait
plus clair dès trois heures de l'après-midi.
Dans le quartier, la nouvelle boutique produisit une grosse émotion.
On accusa les Coupeau d'aller trop vite et de faire des embarras. Ils
avaient, en effet, dépensé les cinq cents francs des Goujet en
installation, sans garder même de quoi vivre une quinzaine, comme ils
se l'étaient promis. Le matin où Gervaise enleva ses volets pour la
première fois, elle avait juste six francs dans son porte-monnaie.
Mais elle n'était pas en peine, les pratiques arrivaient, ses affaires
s'annonçaient très bien. Huit jours plus tard, le samedi, avant de se
coucher, elle resta deux heures à calculer, sur un bout de papier; et
elle réveilla Coupeau, la mine luisante, pour lui dire qu'il y avait
des mille et des cents à gagner, si l'on était raisonnable.
-- Ah bien! criait madame Lorilleux dans toute la rue de la
Goutte-d'Or, mon imbécile de frère en voit de drôles!... Il ne
Alors, elle-même voulut rire et leur montrer combien elle sacrifiait
volontiers l'argent pour la guérison de son mari. Chaque fois qu'elle
prenait en leur présence le livret de la Caisse d'épargne, sous le
globe de la pendule, elle disait gaiement:
-- Je sors, je vais louer ma boutique.
Elle n'avait pas voulu retirer l'argent tout d'une fois. Elle le
redemandait par cent francs, pour ne pas garder un si gros tas de
pièces dans sa commode; puis, elle espérait vaguement quelque miracle,
un rétablissement brusque, qui leur permettrait, de ne pas déplacer la
somme entière. A chaque course à la Caisse d'épargne, quand elle
rentrait, elle additionnait sur un bout de papier l'argent qu'ils
avaient encore là-bas. C'était uniquement pour le bon ordre. Le trou
avait beau se creuser dans la monnaie, elle tenait, de son air
raisonnable, avec son tranquille sourire, les comptes de cette débâcle
de leurs économies. N'était-ce pas déjà une consolation d'employer si
bien cet argent, de l'avoir eu sous la main, au moment de leur
malheur? Et, sans un regret, d'une main soigneuse, elle replaçait le
livret derrière la pendule, sous le globe.
Les Goujet se montrèrent très-gentils pour Gervaise pendant la maladie
de Coupeau. Madame Goujet était à son entière disposition; elle ne
descendait pas une fois sans lui demander si elle avait besoin de
sucre, de beurre, de sel; elle lui offrait toujours le premier
bouillon, les soirs où elle mettait un pot au feu; même, si elle la
voyait trop occupée, elle soignait sa cuisine, lui donnait un coup de
main pour la vaisselle. Goujet, chaque matin, prenait les seaux de la
jeune femme, allait les emplir à la fontaine de la rue des
Poissonniers; c'était une économie de deux sous. Puis, après le dîner,
quand la famille n'envahissait pas la chambre, les Goujet venaient
tenir compagnie aux Coupeau. Pendant deux heures, jusqu'à dix heures,
le forgeron fumait sa pipe, en regardant Gervaise tourner autour du
malade. Il ne disait pas dix paroles de la soirée. Sa grande face
blonde enfoncée entre ses épaules de colosse, il s'attendrissait à la
voir verser de la tisane dans une tasse, remuer le sucre sans faire de
bruit avec la cuiller. Lorsqu'elle bordait le lit et qu'elle
encourageait Coupeau d'une voix douce, il restait tout secoué. Jamais
il n'avait rencontré une aussi brave femme. Ça ne lui allait même pas
mal de boiter, car elle en avait plus de mérite encore à se
décarcasser tout le long de la journée auprès de son mari. On ne
pouvait pas dire, elle ne s'asseyait pas un quart d'heure, le temps de
manger. Elle courait sans cesse chez le pharmacien, mettait son nez
dans des choses pas propres, se donnait un mal du tonnerre pour tenir
en ordre cette chambre où l'on faisait tout; avec ça, pas une plainte,
toujours aimable, même les soirs où elle dormait debout, les yeux
ouverts, tant elle était lasse. Et le forgeron, dans cet air de
dévouement, au milieu des drogues traînant sur les meubles, se prenait
d'une grande affection pour Gervaise, à la regarder ainsi aimer et
soigner Coupeau de tout son coeur.
-- Hein! mon vieux, te voilà recollé, dit-il un jour au convalescent.
Je n'étais pas en peine, ta femme est le bon Dieu!
Lui, devait se marier. Du moins, sa mère avait trouvé une jeune fille
très convenable, une dentellière comme elle, qu'elle désirait vivement
lui voir épouser. Pour ne pas la chagriner, il disait oui, et la noce
était même fixée aux premiers jours de septembre. L'argent de l'entrée
en ménage dormait depuis longtemps à la Caisse d'épargne. Mais il
hochait la tête quand Gervaise lui parlait de ce mariage, il murmurait
de sa voix lente:
-- Toutes les femmes ne sont pas comme vous, madame Coupeau. Si toutes
les femmes étaient comme vous, on en épouserait dix.
Cependant, Coupeau, au bout de deux mois, put commencer à se lever. Il
ne se promenait pas loin, du lit à la fenêtre, et encore soutenu par
Gervaise. Là, il s'asseyait dans le fauteuil des Lorilleux, la jambe
droite allongée sur un tabouret. Ce blagueur, qui allait rigoler des
pattes cassées, les jours de verglas, était très vexé de son accident.
Il manquait de philosophie. Il avait passé ces deux mois dans le lit,
à jurer, à faire enrager le monde. Ce n'était pas une existence,
vraiment, de vivre sur le dos, avec une quille ficelée et raide comme
un saucisson. Ah! il connaîtrait le plafond, par exemple; il y avait
une fente, au coin de l'alcôve, qu'il aurait dessinée les yeux fermés.
Puis, quand il s'installa dans le fauteuil, ce fut une autre histoire.
Est-ce qu'il resterait longtemps cloué là, pareil à une momie? La rue
n'était pas si drôle, il n'y passait personne, ça puait l'eau de
javelle toute la journée. Non, vrai, il se faisait trop vieux, il
aurait donné dix ans de sa vie pour savoir seulement comment se
portaient les fortifications. Et il revenait toujours à des
accusations violentes contre le sort. Ça n'était pas juste, son
accident; ça n'aurait pas dû lui arriver, à lui un bon ouvrier, pas
fainéant, pas soûlard. À d'autres peut-être, il aurait compris.
-- Le papa Coupeau, disait-il, s'est cassé le cou, un jour de ribotte.
Je ne puis pas dire que c'était mérité, mais enfin la chose
s'expliquait... Moi, j'étais à jeun, tranquille comme Baptiste, sans
une goutte de liquide dans le corps, et voilà que je dégringole en
voulant me tourner pour faire une risette à Nana!... Vous ne trouvez
pas ça trop fort? S'il y a un bon Dieu, il arrange drôlement les
choses. Jamais je n'avalerai ça.
Et, quand les jambes lui revinrent, il garda une sourde rancune contre
le travail. C'était un métier de malheur, de passer ses journées comme
les chats, le long des gouttières. Eux pas bêtes, les bourgeois! ils
vous envoyaient à la mort, bien trop poltrons pour se risquer sur une
échelle, s'installant solidement au coin de leur feu et se fichant du
pauvre monde. Et il en arrivait à dire que chacun aurait dû poser son
zinc sur sa maison. Dame! en bonne justice, on devait en venir là: si
tu ne veux pas être mouillé, mets-toi à couvert. Puis, il regrettait
de ne pas avoir appris un autre métier, plus joli et moins dangereux,
celui d'ébéniste, par exemple. Ça, c'était encore la faute du père
Coupeau; les pères avaient cette bête d'habitude de fourrer quand même
les enfants dans leur partie.
Pendant deux mois encore, Coupeau marcha avec des béquilles. Il avait
d'abord pu descendre dans la rue, fumer une pipe devant la porte.
Ensuite, il était allé jusqu'au boulevard extérieur, se traînant au
soleil, restant des heures assis sur un banc. La gaieté lui revenait,
son bagou d'enfer s'aiguisait dans ses longues flâneries. Et il
prenait là, avec le plaisir de vivre, une joie à ne rien faire, les
membres abandonnés, les muscles glissant à un sommeil très-doux;
c'était comme une lente conquête de la paresse, qui profitait de sa
convalescence pour entrer dans sa peau et l'engourdir, en le
chatouillant. Il revenait bien portant, goguenard, trouvant la vie
belle, ne voyant pas pourquoi ça ne durerait pas toujours. Lorsqu'il
put se passer de béquilles, il poussa ses promenades plus loin, courut
les chantiers pour revoir les camarades. Il restait les bras croisés
en face des maisons en construction, avec des ricanements, des
hochements de tête; et il blaguait les ouvriers qui trimaient, il
allongeait sa jambe, pour leur montrer où ça menait de s'esquinter le
tempérament. Ces stations gouailleuses devant la besogne des autres
satisfaisaient sa rancune contre le travail. Sans doute, il s'y
remettrait, il le fallait bien; mais ce serait le plus tard possible.
Oh! il était payé pour manquer d'enthousiasme. Puis, ça lui semblait
si bon de faire un peu la vache!
Les après-midi où Coupeau s'ennuyait, il montait chez les Lorilleux.
Ceux-ci le plaignaient beaucoup, l'attiraient par toutes sortes de
prévenances aimables. Dans les premières années de son mariage, il
leur avait échappé, grâce à l'influence de Gervaise. Maintenant, ils
le reprenaient, en le plaisantant sur la peur que lui causait sa
femme. Il n'était donc pas un homme! Pourtant, les Lorilleux
montraient une grande discrétion, célébraient d'une façon outrée les
mérites de la blanchisseuse. Coupeau, sans se disputer encore, jurait
à celle-ci que sa soeur l'adorait, et lui demandait d'être moins
mauvaise pour elle. La première querelle du ménage, un soir, était
venue au sujet d'Étienne. Le zingueur avait passé l'après-midi chez
les Lorilleux. En rentrant, comme le dîner se faisait attendre et que
les enfants criaient après la soupe, il s'en était pris brusquement à
Étienne, lui envoyant une paire de calottes soignées. Et, pendant une
heure, il avait ronchonné: ce mioche n'était pas à lui, il ne savait
pas pourquoi il le tolérait dans la maison; il finirait par le
flanquer à la porte. Jusque-là, il avait accepté le gamin sans tant
d'histoires. Le lendemain, il parlait de sa dignité. Trois jours
après, il lançait des coups de pied au derrière du petit, matin et
soir, si bien que l'enfant, quand il l'entendait monter, se sauvait
chez les Goujet, où la vieille dentellière lui gardait un coin de la
table pour faire ses devoirs.
Gervaise, depuis longtemps, s'était remise au travail. Elle n'avait
plus la peine d'enlever et de replacer le globe de la pendule; toutes
les économies se trouvaient mangées; et il fallait piocher dur,
piocher pour quatre, car ils étaient quatre bouches à table. Elle
seule nourrissait tout ce monde. Quand elle entendait les gens la
plaindre, elle excusait vite Coupeau. Pensez donc! il avait tant
souffert, ce n'était pas étonnant, si son caractère prenait de
l'aigreur! Mais ça passerait avec la santé. Et si on lui laissait
entendre que Coupeau semblait solide à présent, qu'il pouvait bien
retourner au chantier, elle se récriait. Non, non, pas encore! Elle ne
voulait pas l'avoir de nouveau au lit. Elle savait bien ce que le
médecin lui disait, peut-être! C'était elle qui l'empêchait de
travailler, en lui répétant chaque matin de prendre son temps, de ne
pas se forcer. Elle lui glissait même des pièces de vingt sous dans la
poche de son gilet. Coupeau acceptait ça comme une chose naturelle; il
se plaignait de toutes sortes de douleurs pour se faire dorloter; au
bout de six mois, sa convalescence durait toujours. Maintenant, les
jours où il allait regarder travailler les autres, il entrait
volontiers boire un canon avec les camarades. Tout de même, on n'était
pas mal chez le marchand de vin; on rigolait, on restait là cinq
minutes. Ça ne déshonorait personne. Les poseurs seuls affectaient de
crever de soif à la porte. Autrefois, on avait bien raison de le
blaguer, attendu qu'un verre de vin n'a jamais tué un homme. Mais il
se tapait la poitrine en se faisant un honneur de ne boire que du vin;
toujours du vin, jamais de l'eau-de-vie; le vin prolongeait
l'existence, n'indisposait pas, ne soûlait pas. Pourtant, à plusieurs
reprises, après des journées de désoeuvrement, passées de chantier en
chantier, de cabaret en cabaret, il était rentré éméché. Gervaise, ces
jours-là, avait fermé sa porte, en prétextant elle-même un gros mal de
tête, pour empêcher les Goujet d'entendre les bêtises de Coupeau.
Peu à peu, cependant, la jeune femme s'attrista. Matin et soir, elle
allait, rue de la Goutte-d'Or, voir la boutique, qui était toujours à
louer; et elle se cachait, comme si elle eût commis un enfantillage
indigne d'une grande personne. Cette boutique recommençait à lui
tourner la tête; la nuit, quand la lumière était éteinte, elle
trouvait à y songer, les yeux ouverts, le charme d'un plaisir défendu.
Elle faisait de nouveau ses calculs: deux cent cinquante francs pour
le loyer, cent cinquante francs d'outils et d'installation, cent
francs d'avance afin de vivre quinze jours; en tout cinq cents francs,
au chiffre le plus bas. Si elle n'en parlait pas tout haut,
continuellement, c'était de crainte de paraître regretter les
économies mangées par la maladie de Coupeau. Elle devenait toute pâle
souvent, ayant failli laisser échapper son envie, rattrapant sa phrase
avec la confusion d'une vilaine pensée. Maintenant, il faudrait
travailler quatre ou cinq années, avant d'avoir mis de côté une si
grosse somme. Sa désolation était justement de ne pouvoir s'établir
tout de suite; elle aurait fourni aux besoins du ménage, sans compter
sur Coupeau, en lui laissant des mois pour reprendre goût au travail;
elle se serait tranquillisée, certaine de l'avenir, débarrassée des
peurs secrètes dont elle se sentait prise parfois, lorsqu'il revenait
très-gai, chantant, racontant quelque bonne farce de cet animal de
Mes-Bottes, auquel il avait payé un litre.
Un soir, Gervaise se trouvant seule chez elle, Goujet entra et ne se
sauva pas, comme à son habitude. Il s'était assis, il fumait en la
regardant. Il devait avoir une phrase grave à prononcer; il la
retournait, la mûrissait, sans pouvoir lui donner une forme
convenable. Enfin, après un gros silence, il se décida, il retira sa
pipe de la bouche, pour tout dire d'un trait:
-- Madame Gervaise, voudriez-vous me permettre de vous prêter de
l'argent?
Elle était penchée sur un tiroir de sa commode, cherchant des
torchons. Elle se releva, très rouge. Il l'avait donc vue, le matin,
rester en extase devant la boutique, pendant près de dix minutes? Lui,
souriait d'un air gêné, comme s'il avait fait là une proposition
blessante. Mais elle refusa vivement; jamais elle n'accepterait de
l'argent, sans savoir quand elle pourrait le rendre. Puis, il
s'agissait vraiment d'une trop forte somme. Et comme il insistait,
consterné, elle finit par crier:
-- Mais votre mariage? Je ne puis pas prendre l'argent de votre
mariage, bien sûr!
-- Oh! ne vous gênez pas, répondit-il en rougissant à son tour. Je ne
me marie plus. Vous savez, une idée..... Vrai, j'aime mieux vous
prêter l'argent.
Alors, tous deux baissèrent la tête. Il y avait entre eux quelque
chose de très doux qu'ils ne disaient pas. Et Gervaise accepta. Goujet
avait prévenu sa mère. Ils traversèrent le palier, allèrent la voir
tout de suite. La dentellière était grave, un peu triste, son calme
visage penché sur son tambour. Elle ne voulait pas contrarier son
fils, mais elle n'approuvait plus le projet de Gervaise; et elle dit
nettement pourquoi: Coupeau tournait mal, Coupeau lui mangerait sa
boutique. Elle ne pardonnait surtout point au zingueur d'avoir refusé
d'apprendre à lire, pendant sa convalescence; le forgeron s'était
offert pour lui montrer, mais l'autre l'avait envoyé dinguer, en
accusant la science de maigrir le monde. Cela avait presque fâché les
deux ouvriers; ils allaient chacun de son côté. D'ailleurs, madame
Goujet, en voyant les regards suppliants de son grand enfant, se
montra très bonne pour Gervaise. Il fut convenu qu'on prêterait cinq
cents francs aux voisins; ils les rembourseraient en donnant chaque
mois un à-compte de vingt francs; ça durerait ce que ça durerait.
-- Dis donc! le forgeron te fait de l'oeil, s'écria Coupeau en riant,
quand il apprit l'histoire. Oh! je suis bien tranquille, il est trop
godiche... On le lui rendra, son argent. Mais, vrai, s'il avait
affaire à de la fripouille, il serait joliment jobardé.
Dès le lendemain, les Coupeau louèrent la boutique. Gervaise courut
toute la journée, de la rue Neuve à la rue de la Goutte-d'Or. Dans le
quartier, à la voir passer ainsi, légère, ravie au point de ne plus
boiter, on racontait qu'elle avait dû se laisser faire une opération.
V
Justement, les Boche, depuis le terme d'avril, avaient quitté la rue
des Poissonniers et tenaient la loge de la grande maison, rue de la
Goutte-d'Or. Comme ça se rencontrait, tout de même! Un des ennuis de
Gervaise, qui avait vécu si tranquille sans concierge dans son trou de
la rue Neuve, était de retomber sous la sujétion de quelque mauvaise
bête, avec laquelle il faudrait se disputer pour un peu d'eau
répandue, ou pour la porte refermée trop fort, le soir. Les concierges
sont une si sale espèce! Mais, avec les Boche, ce serait un plaisir.
On se connaissait, on s'entendrait toujours. Enfin, ça se passerait en
famille.
Le jour de la location, quand les Coupeau vinrent signer le bail,
Gervaise se sentit le coeur tout gros, en passant sous la haute porte.
Elle allait donc habiter cette maison vaste comme une petite ville,
allongeant et entre-croisant les rues interminables de ses escaliers
et de ses corridors. Les façades grises avec les loques des fenêtres
séchant au soleil, la cour blafarde aux pavés défoncés de place
publique, le ronflement de travail qui sortait des murs, lui causaient
un grand trouble, une joie d'être enfin près de contenter son
ambition, une peur de ne pas réussir et de se trouver écrasée dans
cette lutte énorme contre la faim, dont elle entendait le souffle. Il
lui semblait faire quelque chose de très hardi, se jeter au beau
milieu d'une machine en branle, pendant que les marteaux du serrurier
et les rabots de l'ébéniste tapaient et sifflaient, au fond des
ateliers du rez-de-chaussée. Ce jour-là, les eaux de la teinturerie
coulant sous le porche étaient d'un vert pomme très-tendre. Elle les
enjamba, en souriant; elle voyait dans cette couleur un heureux
présage.
Le rendez-vous avec le propriétaire était dans la loge même des Boche.
M. Marescot, un grand coutelier de la rue de la Paix, avait jadis
tourné la meule, le long des trottoirs. On le disait riche aujourd'hui
à plusieurs millions. C'était un homme de cinquante-cinq ans, fort,
osseux, décoré, étalant ses mains immenses d'ancien ouvrier; et un de
ses bonheurs était d'emporter les couteaux et les ciseaux de ses
locataires, qu'il aiguisait lui-même, par plaisir. Il passait pour
n'être pas fier, parce qu'il restait des heures chez ses concierges,
caché dans l'ombre de la loge, à demander des comptes. Il traitait là
toutes ses affaires. Les Coupeau le trouvèrent devant la table
graisseuse de madame Boche, écoutant comment la couturière du second,
dans l'escalier A, avait refusé de payer, d'un mot dégoûtant. Puis,
quand on eut signé le bail, il donna une poignée de main au zingueur.
Lui, aimait les ouvriers. Autrefois, il avait eu joliment du tirage.
Mais le travail menait à tout. Et, après avoir compté les deux cent
cinquante francs du premier semestre, qu'il engloutit dans sa vaste
poche, il dit sa vie, il montra sa décoration.
Gervaise, cependant, demeurait un peu gênée en voyant l'attitude des
Boche. Ils affectaient de ne pas la connaître. Ils s'empressaient
autour du propriétaire, courbés en deux, guettant ses paroles, les
approuvant de la tête. Madame Boche sortit vivement, alla chasser une
bande d'enfants qui pataugeaient devant la fontaine, dont le robinet
grand ouvert inondait le pavé; et quand elle revint, droite et sévère
dans ses jupes, traversant la cour avec de lents regards à toutes les
fenêtres, comme pour s'assurer du bon ordre de la maison, elle eut un
pincement de lèvres disant de quelle autorité elle était investie,
maintenant qu'elle avait sous elle trois cents locataires. Boche, de
nouveau, parlait de la couturière du second; il était d'avis de
l'expulser; il calculait les termes en retard, avec une importance
d'intendant dont la gestion pouvait être compromise. M. Marescot
approuva l'idée de l'expulsion; mais il voulait attendre jusqu'au
demi-terme. C'était dur de jeter les gens à la rue, d'autant plus que
ça ne mettait pas un sou dans la poche du propriétaire. Et Gervaise,
avec un léger frisson, se demandait si on la jetterait à la rue, elle
aussi, le jour où un malheur l'empêcherait de payer. La loge, enfumée,
emplie de meubles noirs, avait une humidité et un jour livide de cave;
devant la fenêtre, toute la lumière tombait sur l'établi du tailleur,
où traînait une vieille redingote à retourner; tandis que Pauline, la
petite des Boche, une enfant rousse de quatre ans, assise par terre,
regardait sagement cuire un morceau de veau, baignée et ravie dans
l'odeur forte de cuisine montant du poêlon.
M. Marescot tendait de nouveau la main au zingueur, lorsque celui-ci
parla des réparations, en lui rappelant sa promesse verbale de causer
de cela plus tard. Mais le propriétaire se fâcha; il ne s'était engagé
à rien; jamais, d'ailleurs, on ne faisait de réparations dans une
boutique. Pourtant, il consentit à aller voir les lieux, suivi des
Coupeau et de Boche. Le petit mercier était parti en emportant son
agencement de casiers et de comptoirs; la boutique, toute nue,
montrait son plafond noir, ses murs crevés, où des lambeaux d'un
ancien papier jaune pendaient. Là, dans le vide sonore des pièces, une
discussion furieuse s'engagea. M. Marescot criait que c'était aux
commerçants à embellir leurs magasins, car enfin un commerçant pouvait
vouloir de l'or partout, et lui, propriétaire, ne pouvait pas mettre
de l'or; puis, il raconta sa propre installation, rue de la Paix, où
il avait dépensé plus de vingt mille francs. Gervaise, avec son
entêtement de femme, répétait un raisonnement qui lui semblait
irréfutable: dans un logement, n'est-ce pas, il ferait coller du
papier? alors, pourquoi ne considérait-il pas la boutique comme un
logement? Elle ne lui demandait pas autre chose, blanchir le plafond
et remettre du papier.
Boche, cependant, restait impénétrable et digne; il tournait,
regardait en l'air, sans se prononcer. Coupeau avait beau lui adresser
des clignements d'yeux, il affectait de ne pas vouloir abuser de sa
grande influence sur le propriétaire. Il finit pourtant par laisser
échapper un jeu de physionomie, un petit sourire mince accompagné d'un
hochement de tête. Justement, M. Marescot, exaspéré, l'air malheureux,
écartant ses dix doigts dans une crampe d'avare auquel on arrache son
or, cédait à Gervaise, promettait le plafond et le papier, à la
condition qu'elle payerait la moitié du papier. Et il se sauva vite,
ne voulant plus entendre parler de rien.
Alors, quand Boche fut seul avec les Coupeau, il leur donna des
claques sur les épaules, très expansif. Hein? c'était enlevé! Sans
lui, jamais ils n'auraient eu leur papier ni leur plafond. Avaient-ils
remarqué comme le propriétaire l'avait consulté du coin de l'oeil et
s'était brusquement décidé en le voyant sourire? Puis, en confidence,
il avoua être le vrai maître de la maison: il décidait des congés,
louait si les gens lui plaisaient, touchait les termes qu'il gardait
des quinze jours dans sa commode. Le soir, les Coupeau, pour remercier
les Boche, crurent poli de leur envoyer deux litres de vin. Ça
méritait un cadeau.
Dès le lundi suivant, les ouvriers se mirent à la boutique. L'achat du
papier fut surtout une grosse affaire. Gervaise voulait un papier gris
à fleurs bleues, pour éclairer et égayer les murs. Boche lui offrit de
l'emmener; elle choisirait. Mais il avait des ordres formels du
propriétaire, il ne devait pas dépasser le prix de quinze sous le
rouleau. Ils restèrent une heure chez le marchand; la blanchisseuse
revenait toujours à une perse très gentille de dix-huit sous,
désespérée, trouvant les autres papiers affreux. Enfin, le concierge
céda; il arrangerait la chose, il compterait un rouleau de plus, s'il
le fallait. Et Gervaise, en rentrant, acheta des gâteaux pour Pauline.
Elle n'aimait pas rester en arrière, il y avait tout bénéfice avec
elle à se montrer complaisant.
En quatre jours, la boutique devait être prête. Les travaux durèrent
trois semaines. D'abord, on avait parlé de lessiver simplement les
peintures. Mais ces peintures, anciennement lie de vin, étaient si
sales et si tristes, que Gervaise se laissa entraîner à faire remettre
toute la devanture en bleu clair, avec des filets jaunes. Alors, les
réparations s'éternisèrent. Coupeau, qui ne travaillait toujours pas,
arrivait dès le matin, pour voir si ça marchait. Boche lâchait la
redingote ou le pantalon dont il refaisait les boutonnières, venait de
son côté surveiller ses hommes. Et tous deux, debout en face des
ouvriers, les mains derrière le dos, fumant, crachant, passaient la
journée à juger chaque coup de pinceau. C'étaient des réflexions
interminables, des rêveries profondes pour un clou à arracher. Les
peintres, deux grands diables bons enfants, quittaient à chaque
instant leurs échelles, se plantaient, eux aussi, au milieu de la
boutique, se mêlant à la discussion, hochant la tête pendant des
heures, en regardant leur besogne commencée. Le plafond se trouva
badigeonné assez rapidement. Ce furent les peintures dont on faillit
ne jamais sortir. Ça ne voulait pas sécher. Vers neuf heures, les
peintres se montraient avec leurs pots à couleur, les posaient dans un
coin, donnaient un coup d'oeil, puis disparaissaient; et on ne les
revoyait plus. Ils étaient allés déjeuner, ou bien ils avaient dû
finir une bricole, à côté, rue Myrrha. D'autres fois, Coupeau emmenait
toute la coterie boire un canon, Boche, les peintres, avec les
camarades qui passaient; c'était encore une après-midi flambée.
Gervaise se mangeait les sangs. Brusquement, en deux jours, tout fut
terminé, les peintures vernies, le papier collé, les saletés jetées au
tombereau. Les ouvriers avaient bâclé ça comme en se jouant, sifflant
sur leurs échelles, chantant à étourdir le quartier.
L'emménagement eut lieu tout de suite. Gervaise, les premiers jours,
éprouvait des joies d'enfant, quand elle traversait la rue, en
rentrant d'une commission. Elle s'attardait, souriait à son chez elle.
De loin, au milieu de la file noire des autres devantures, sa boutique
lui apparaissait toute claire, d'une gaieté neuve, avec son enseigne
bleu tendre, où les mots: _Blanchisseuse de fin_, étaient peints en
grandes lettres jaunes. Dans la vitrine, fermée au fond par de petits
rideaux de mousseline, tapissée de papier bleu pour faire valoir la
blancheur du linge, des chemises d'homme restaient en montre, des
bonnets de femme pendaient, les brides nouées à des fils de laiton. Et
elle trouvait sa boutique jolie, couleur du ciel. Dedans, on entrait
encore dans du bleu; le papier, qui imitait une perse Pompadour,
représentait une treille où couraient des liserons; l'établi, une
immense table tenant les deux tiers de la pièce, garni d'une épaisse
couverture, se drapait d'un bout de cretonne à grands ramages
bleuâtres, pour cacher les tréteaux. Gervaise s'asseyait sur un
tabouret, soufflait un peu de contentement, heureuse de cette belle
propreté, couvant des yeux ses outils neufs. Mais son premier regard
allait toujours à sa mécanique, un poêle de fonte, où dix fers
pouvaient chauffer à la fois, rangés autour du foyer, sur des plaques
obliques. Elle venait se mettre à genoux, regardait avec la
continuelle peur que sa petite bête d'apprentie ne fît éclater la
fonte, en fourrant trop de coke.
Derrière la boutique, le logement était très convenable. Les Coupeau
couchaient dans la première chambre, où l'on faisait la cuisine et où
l'on mangeait; une porte, au fond, ouvrait sur la cour de la maison.
Le lit de Nana se trouvait dans la chambre de droite, un grand
cabinet, qui recevait le jour par une lucarne ronde, près du plafond.
Quant à Étienne, il partageait la chambre de gauche avec le linge
sale, dont d'énormes tas traînaient toujours sur le plancher.
Pourtant, il y avait un inconvénient, les Coupeau ne voulaient pas en
convenir d'abord; mais les murs pissaient l'humidité, et on ne voyait
plus clair dès trois heures de l'après-midi.
Dans le quartier, la nouvelle boutique produisit une grosse émotion.
On accusa les Coupeau d'aller trop vite et de faire des embarras. Ils
avaient, en effet, dépensé les cinq cents francs des Goujet en
installation, sans garder même de quoi vivre une quinzaine, comme ils
se l'étaient promis. Le matin où Gervaise enleva ses volets pour la
première fois, elle avait juste six francs dans son porte-monnaie.
Mais elle n'était pas en peine, les pratiques arrivaient, ses affaires
s'annonçaient très bien. Huit jours plus tard, le samedi, avant de se
coucher, elle resta deux heures à calculer, sur un bout de papier; et
elle réveilla Coupeau, la mine luisante, pour lui dire qu'il y avait
des mille et des cents à gagner, si l'on était raisonnable.
-- Ah bien! criait madame Lorilleux dans toute la rue de la
Goutte-d'Or, mon imbécile de frère en voit de drôles!... Il ne
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