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L'Argent - 32
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n'avait pas joui, qu'il distribuait de la sorte, en sachant qu'il n'en
jouirait jamais. Il avait hâté sa mort pour ce suprême cadeau à
l'humanité souffrante. Mais ses mains s'égaraient, tâtonnantes, parmi
les notes éparses, tandis que ses yeux ne voyaient déjà plus, emplis de
l'éblouissement de mort, semblaient apercevoir l'infinie perfection,
au-delà de la vie, dans un ravissement d'extase dont toute sa face
s'éclairait.
«Ah! que d'activités nouvelles, l'humanité entière au travail au terres
incultes, les mains de tous les vivants améliorant le monde!... Il n'y a
plus de landes, plus de marais, plus de terres incultes. Les bras de mer
sont comblés, les montagnes gênantes disparaissent, les déserts se
changent en vallées fertiles, sous les eaux qui jaillissent de toutes
parts. Aucun prodige n'est irréalisable, les anciens grands travaux font
sourire, tant ils semblent timides et enfantins. La terre enfin est
habitable.... Et c'est tout l'homme développé, grandi, jouissant de ses
pleins appétits, devenu le vrai maître. Les écoles et les ateliers sont
ouverts, l'enfant choisit librement son métier, que les aptitudes
déterminent. Des années déjà se sont écoulées, et la sélection s'est
faite, grâce à des examens sévères, il ne suffit plus de pouvoir payer
l'instruction, il faut en profiter. Chacun se trouve ainsi arrêté,
utilisé, au juste degré de son intelligence, ce qui répartit
équitablement les fonctions publiques, d'après les indications mêmes de
la nature. Chacun pour tous, selon sa force.... Ah! cité active et
joyeuse, cité idéale de saine exploitation humaine, où n'existe plus le
vieux préjugé contre le travail manuel, où l'on voit un grand poète
menuisier, un serrurier grand savant! Ah! cité bienheureuse, cité
triomphale vers qui les hommes marchent depuis tant de siècles, cité
dont les murs blancs resplendissent, là-bas.... Là-bas, dans le bonheur,
dans l'aveuglant soleil...»
Ses yeux pâlirent, les derniers mots s'exhalèrent, indistincts, en un
petit souffle; et sa tête retomba, gardant le sourire extasié de ses
lèvres. Il était mort.
Bouleversée de pitié et de tendresse, Mme Caroline le regardait,
lorsqu'elle eut, derrière elle, la sensation d'une tempête qui entrait.
C'était Busch, revenant sans médecin, haletant, ravagé d'angoisse;
tandis que la Méchain, sur ses talons, lui expliquait pourquoi elle
n'avait pu encore faire la tisane, l'eau s'étant renversée. Mais il
avait aperçu son frère, son petit enfant, comme il le nommait, couché
sur le dos, immobile, avec la bouche ouverte, les yeux fixes; et il
comprit, et il poussa un hurlement de bête égorgée. D'un bond, il
s'était jeté sur le corps, il l'avait soulevé dans ses deux grands bras,
comme pour lui souffler de la vie. Ce terrible mangeur d'or, qui aurait
tué un homme pour dix sous, qui avait si longtemps écumé le Paris
immonde, hurlait d'une abominable souffrance. Son petit enfant, mon
Dieu! Lui qui le couchait, qui le dorlotait ainsi qu'une mère! Il ne
l'aurait jamais plus, son petit enfant! Et, dans une crise d'enragé
désespoir, il ramassa les papiers épars sur le lit, il les déchira, les
broya, comme s'il avait voulu anéantir tout ce travail imbécile et
jalousé, qui lui avait tué son frère.
Mme Caroline, alors, sentit son coeur se fondre. Le malheureux! il ne
l'emplissait plus que d'une divine pitié. Mais où donc avait-elle
entendu hurler ainsi? Une seule fois déjà, le cri de la douleur humaine
l'avait pénétré d'un tel frisson. Et elle se souvint, c'était chez
Mazaud, le hurlement de la mère et des petits, devant le cadavre du
père. Comme incapable de se soustraire à cette souffrance, elle resta
encore un instant, rendit des services. Puis, au moment de partir, se
retrouvant seule avec la Méchain, dans l'étroit cabinet d'affaires, elle
se rappela qu'elle était venue pour la questionner sur Victor. Et elle
l'interrogea. Ah! bien, Victor, il était loin, s'il courait toujours!
Elle avait battu Paris pendant trois mois, sans seulement découvrir une
piste. Elle y renonçait, il serait toujours temps de retrouver un jour
ce bandit sûr l'échafaud. Et Mme Caroline l'écoutait, glacée et muette.
Oui, c'était fini, le monstre était lâché par le monde, à l'avenir, à
l'inconnu, ainsi qu'une bête écumant du virus héréditaire, qui devait
élargir le mal à chacun de ses coups de dent.
Dehors, sur le trottoir de la rue Vivienne, Mme Caroline fut surprise de
la douceur de l'air. Il était cinq heures, le soleil se couchait dans un
ciel d'une pureté tendre, dorant au loin les enseignes hautes du
boulevard. Cet avril, si charmant d'une nouvelle jeunesse, était comme
une caresse à tout son être physique, jusqu'au coeur. Elle respira
fortement, soulagée, plus heureuse déjà, avec la sensation de
l'invincible espoir qui revenait et grandissait. C'était sans doute la
mort si belle de ce rêveur, donnant son dernier souffle à sa chimère de
justice et d'amour, qui l'attendrissait ainsi, dans le songe qu'elle
avait également fait d'une humanité purgée du mal exécrable de l'argent;
et c'était encore le hurlement de l'autre, la tendresse exaspérée et
saignante du terrible loup-cervier, qu'elle croyait sans coeur,
incapable de larmes. Non pourtant! elle ne s'en était pas allée sous
l'impression consolante de tant de bonté humaine, au milieu de tant de
douleur; elle avait au contraire emporté la désespérance finale du petit
monstre échappé, galopant, semant par les routes le ferment de
pourriture dont jamais la terre n'arriverait à se guérir. Alors,
pourquoi donc cette gaieté renaissante qui l'envahissait toute?
Lorsqu'elle fut au boulevard, Mme Caroline tourna à gauche, ralentit le
pas, au milieu de l'animation de la foule. Un instant, elle s'arrêta
devant une petite voiture pleine de bottes de lilas et de giroflées,
dont le fort parfum l'enveloppa d'une bouffée de printemps. Et,
main-tenant, en elle, tandis qu'elle reprenait sa marche, le flot de la
joie montait, comme d'une source bouillonnante, qu'elle aurait tenté
vainement d'arrêter, de boucher avec ses deux mains. Elle avait compris,
elle ne voulait pas. Non, non! les affreuses catastrophes étaient trop
récentes, elle ne pouvait être gaie, s'abandonner à ce jaillissement
d'éternelle vie qui la soulevait. Et elle s'efforçait de garder son
deuil, elle se rappelait au désespoir par tant de souvenirs cruels.
Quoi? elle aurait ri encore, après l'écroulement de tout, une si
effrayante somme de misères! Oubliait-elle qu'elle était complice? et
elle se citait les faits, celui-ci, celui-là, cet autre, qu'elle aurait
dû mettre tout son reste d'existence à pleurer. Mais, entre ses doigts
serrés sur son coeur, le bouillonnement de sève devenait plus impétueux,
la source de vie débordait, écartait les obstacles pour couler
librement, en rejetant les épaves aux deux bords, claire et triomphante
sous le soleil.
Dès ce moment, vaincue, Mme Caroline dut s'abandonner à la force
irrésistible du continuel rajeunissement. Comme elle le disait en riant
parfois, elle ne pouvait être triste. L'épreuve était faite, elle venait
de toucher le fond du désespoir, et voici que l'espoir ressuscitait de
nouveau, brisé, ensanglanté, mais vivace quand même, plus large de
minute en minute. Certes, aucune illusion ne lui restait, la vie était
décidément injuste et ignoble, comme la nature. Pourquoi donc: cette
déraison de l'aimer, de la vouloir, de compter, ainsi que l'enfant à qui
l'on promet un plaisir toujours différé, sur le but lointain et inconnu
vers lequel, sans fin, elle nous conduit? Puis, lorsqu'elle tourna dans
la rue de la Chaussée-d'Antin, elle ne raisonna même plus; la
philosophe, en elle, la savante et la lettrée, abdiquait, fatiguée de
l'inutile recherche des causes; elle n'était plus qu'une créature
heureuse du beau ciel et de l'air doux, goûtant l'unique jouissance de
se bien porter, d'entendre ses petits pieds fermes battre le trottoir.
Ah! la joie d'être, est-ce qu'au fond il en existe une autre? La vie
telle qu'elle est, dans sa force, si abominable qu'elle soit, avec son
éternel espoir!
Rentrée dans son appartement de la rue Saint-Lazare, qu'elle quittait le
lendemain, Mme Caroline acheva ses malles; et, comme elle faisait le
tour de la salle des épures, vide déjà, elle aperçut, sur les murs, les
plans et les aquarelles, qu'elle s'était promis de ficeler en un rouleau
unique, au dernier moment. Mais une songerie l'arrêta, à chaque feuille
de papier, avant d'arracher les quatre pointes, aux quatre angles. Elle
revivait ses journées lointaines d'Orient, de ce pays tant aimé, dont
elle semblait avoir gardé en elle l'éclatante lumière; elle revivait les
cinq années qu'elle venait de passer à Paris, cette crise de chaque
jour, cette activité folle, le monstrueux ouragan de millions qui avait
traversé sa vie, en la saccageant; et, de ces ruines chaudes encore,
elle sentait déjà germer, s'épanouir au soleil toute une floraison. Si
la Banque nationale turque s'était effondrée à la suite de
l'Universelle, la Compagnie générale des Paquebots réunis restait debout
et prospère. Elle revoyait la côte enchantée de Beyrouth, où
s'élevaient, au milieu d'immenses magasins, les bâtiments de
l'administration, dont elle était en train d'épousseter le plan:
Marseille mise aux portes de l'Asie Mineure, la Méditerranée conquise,
les nations rapprochées, pacifiées peut-être. Et cette gorge du Carmel,
cette aquarelle qu'elle déclouait, ne savait-elle pas, par une lettre
récente, que tout un peuple y avait poussé? Le village de cinq cents
habitants, né d'abord autour de la mine en exploitation, était à présent
une ville, plusieurs milliers d'âmes, toute une civilisation, des
routes, des usines, des écoles, fécondant ce coin mort et sauvage. Puis,
c'étaient les tracés, les nivellements et les profils, pour la ligne
ferrée de Brousse à Beyrouth par Angora et Alep, une série de grandes
feuilles, qu'une à une elle roulait: sans doute, il s'écoulerait des
années, avant que les cols du Taurus fussent traversés à toute vapeur;
mais déjà la vie affluait de partout, le sol de l'antique berceau venait
d'être ensemencé d'une nouvelle moisson d'hommes, le progrès de demain y
grandirait, avec une vigueur de végétation extraordinaire, dans ce
merveilleux climat, sous les grands soleils. N'y avait-il pas là le
réveil d'un monde, l'humanité élargie et plus heureuse?
Maintenant, Mme Caroline, à l'aide d'une forte ficelle nouait le paquet
des plans. Son frère, qui l'attendait à Rome, où tous deux allaient
recommencer une existence, lui avait bien recommandé de les emballer
avec soin; et, comme elle serrait les noeuds, l'idée lui vint de
Saccard, qu'elle savait en Hollande, lancé de nouveau dans une affaire
colossale, le dessèchement d'immenses marais, un petit royaume conquis
sur la mer, grâce à un système compliqué de canaux. Il avait raison:
l'argent, jusqu'à ce jour, était le fumier dans lequel poussait
l'humanité de demain; l'argent, empoisonneur et destructeur, devenait le
ferment de toute végétation sociale, le terreau nécessaire aux grands
travaux qui facilitaient l'existence. Cette fois, voyait-elle clair
enfin, son invincible espoir lui venait-il donc de sa croyance à
l'utilité de l'effort? Mon Dieu! au-dessus de tant de boue remuée,
au-dessus de tant de victimes écrasées, de toute cette abominable
souffrance que coûte à l'humanité chaque pas en avant, n'y a-t-il pas un
but obscur et lointain, quelque chose de supérieur, de bon, de juste, de
définitif, auquel nous allons sans le savoir et qui nous gonfle le coeur
de l'obstiné besoin de vivre et d'espérer?
Et Mme Caroline était gaie malgré tout avec son visage toujours jeune,
sous sa couronne de cheveux blancs, comme si elle se fût rajeunie à
chaque avril, dans la vieillesse de la terre. Et, au souvenir de honte
que lui causait sa liaison avec Saccard, elle songeait à l'effroyable
ordure dont on a également sali l'amour. Pourquoi donc faire porter à
l'argent la peine des saletés et des crimes dont il est la cause?
L'amour est-il moins souillé, lui qui crée la vie?
jouirait jamais. Il avait hâté sa mort pour ce suprême cadeau à
l'humanité souffrante. Mais ses mains s'égaraient, tâtonnantes, parmi
les notes éparses, tandis que ses yeux ne voyaient déjà plus, emplis de
l'éblouissement de mort, semblaient apercevoir l'infinie perfection,
au-delà de la vie, dans un ravissement d'extase dont toute sa face
s'éclairait.
«Ah! que d'activités nouvelles, l'humanité entière au travail au terres
incultes, les mains de tous les vivants améliorant le monde!... Il n'y a
plus de landes, plus de marais, plus de terres incultes. Les bras de mer
sont comblés, les montagnes gênantes disparaissent, les déserts se
changent en vallées fertiles, sous les eaux qui jaillissent de toutes
parts. Aucun prodige n'est irréalisable, les anciens grands travaux font
sourire, tant ils semblent timides et enfantins. La terre enfin est
habitable.... Et c'est tout l'homme développé, grandi, jouissant de ses
pleins appétits, devenu le vrai maître. Les écoles et les ateliers sont
ouverts, l'enfant choisit librement son métier, que les aptitudes
déterminent. Des années déjà se sont écoulées, et la sélection s'est
faite, grâce à des examens sévères, il ne suffit plus de pouvoir payer
l'instruction, il faut en profiter. Chacun se trouve ainsi arrêté,
utilisé, au juste degré de son intelligence, ce qui répartit
équitablement les fonctions publiques, d'après les indications mêmes de
la nature. Chacun pour tous, selon sa force.... Ah! cité active et
joyeuse, cité idéale de saine exploitation humaine, où n'existe plus le
vieux préjugé contre le travail manuel, où l'on voit un grand poète
menuisier, un serrurier grand savant! Ah! cité bienheureuse, cité
triomphale vers qui les hommes marchent depuis tant de siècles, cité
dont les murs blancs resplendissent, là-bas.... Là-bas, dans le bonheur,
dans l'aveuglant soleil...»
Ses yeux pâlirent, les derniers mots s'exhalèrent, indistincts, en un
petit souffle; et sa tête retomba, gardant le sourire extasié de ses
lèvres. Il était mort.
Bouleversée de pitié et de tendresse, Mme Caroline le regardait,
lorsqu'elle eut, derrière elle, la sensation d'une tempête qui entrait.
C'était Busch, revenant sans médecin, haletant, ravagé d'angoisse;
tandis que la Méchain, sur ses talons, lui expliquait pourquoi elle
n'avait pu encore faire la tisane, l'eau s'étant renversée. Mais il
avait aperçu son frère, son petit enfant, comme il le nommait, couché
sur le dos, immobile, avec la bouche ouverte, les yeux fixes; et il
comprit, et il poussa un hurlement de bête égorgée. D'un bond, il
s'était jeté sur le corps, il l'avait soulevé dans ses deux grands bras,
comme pour lui souffler de la vie. Ce terrible mangeur d'or, qui aurait
tué un homme pour dix sous, qui avait si longtemps écumé le Paris
immonde, hurlait d'une abominable souffrance. Son petit enfant, mon
Dieu! Lui qui le couchait, qui le dorlotait ainsi qu'une mère! Il ne
l'aurait jamais plus, son petit enfant! Et, dans une crise d'enragé
désespoir, il ramassa les papiers épars sur le lit, il les déchira, les
broya, comme s'il avait voulu anéantir tout ce travail imbécile et
jalousé, qui lui avait tué son frère.
Mme Caroline, alors, sentit son coeur se fondre. Le malheureux! il ne
l'emplissait plus que d'une divine pitié. Mais où donc avait-elle
entendu hurler ainsi? Une seule fois déjà, le cri de la douleur humaine
l'avait pénétré d'un tel frisson. Et elle se souvint, c'était chez
Mazaud, le hurlement de la mère et des petits, devant le cadavre du
père. Comme incapable de se soustraire à cette souffrance, elle resta
encore un instant, rendit des services. Puis, au moment de partir, se
retrouvant seule avec la Méchain, dans l'étroit cabinet d'affaires, elle
se rappela qu'elle était venue pour la questionner sur Victor. Et elle
l'interrogea. Ah! bien, Victor, il était loin, s'il courait toujours!
Elle avait battu Paris pendant trois mois, sans seulement découvrir une
piste. Elle y renonçait, il serait toujours temps de retrouver un jour
ce bandit sûr l'échafaud. Et Mme Caroline l'écoutait, glacée et muette.
Oui, c'était fini, le monstre était lâché par le monde, à l'avenir, à
l'inconnu, ainsi qu'une bête écumant du virus héréditaire, qui devait
élargir le mal à chacun de ses coups de dent.
Dehors, sur le trottoir de la rue Vivienne, Mme Caroline fut surprise de
la douceur de l'air. Il était cinq heures, le soleil se couchait dans un
ciel d'une pureté tendre, dorant au loin les enseignes hautes du
boulevard. Cet avril, si charmant d'une nouvelle jeunesse, était comme
une caresse à tout son être physique, jusqu'au coeur. Elle respira
fortement, soulagée, plus heureuse déjà, avec la sensation de
l'invincible espoir qui revenait et grandissait. C'était sans doute la
mort si belle de ce rêveur, donnant son dernier souffle à sa chimère de
justice et d'amour, qui l'attendrissait ainsi, dans le songe qu'elle
avait également fait d'une humanité purgée du mal exécrable de l'argent;
et c'était encore le hurlement de l'autre, la tendresse exaspérée et
saignante du terrible loup-cervier, qu'elle croyait sans coeur,
incapable de larmes. Non pourtant! elle ne s'en était pas allée sous
l'impression consolante de tant de bonté humaine, au milieu de tant de
douleur; elle avait au contraire emporté la désespérance finale du petit
monstre échappé, galopant, semant par les routes le ferment de
pourriture dont jamais la terre n'arriverait à se guérir. Alors,
pourquoi donc cette gaieté renaissante qui l'envahissait toute?
Lorsqu'elle fut au boulevard, Mme Caroline tourna à gauche, ralentit le
pas, au milieu de l'animation de la foule. Un instant, elle s'arrêta
devant une petite voiture pleine de bottes de lilas et de giroflées,
dont le fort parfum l'enveloppa d'une bouffée de printemps. Et,
main-tenant, en elle, tandis qu'elle reprenait sa marche, le flot de la
joie montait, comme d'une source bouillonnante, qu'elle aurait tenté
vainement d'arrêter, de boucher avec ses deux mains. Elle avait compris,
elle ne voulait pas. Non, non! les affreuses catastrophes étaient trop
récentes, elle ne pouvait être gaie, s'abandonner à ce jaillissement
d'éternelle vie qui la soulevait. Et elle s'efforçait de garder son
deuil, elle se rappelait au désespoir par tant de souvenirs cruels.
Quoi? elle aurait ri encore, après l'écroulement de tout, une si
effrayante somme de misères! Oubliait-elle qu'elle était complice? et
elle se citait les faits, celui-ci, celui-là, cet autre, qu'elle aurait
dû mettre tout son reste d'existence à pleurer. Mais, entre ses doigts
serrés sur son coeur, le bouillonnement de sève devenait plus impétueux,
la source de vie débordait, écartait les obstacles pour couler
librement, en rejetant les épaves aux deux bords, claire et triomphante
sous le soleil.
Dès ce moment, vaincue, Mme Caroline dut s'abandonner à la force
irrésistible du continuel rajeunissement. Comme elle le disait en riant
parfois, elle ne pouvait être triste. L'épreuve était faite, elle venait
de toucher le fond du désespoir, et voici que l'espoir ressuscitait de
nouveau, brisé, ensanglanté, mais vivace quand même, plus large de
minute en minute. Certes, aucune illusion ne lui restait, la vie était
décidément injuste et ignoble, comme la nature. Pourquoi donc: cette
déraison de l'aimer, de la vouloir, de compter, ainsi que l'enfant à qui
l'on promet un plaisir toujours différé, sur le but lointain et inconnu
vers lequel, sans fin, elle nous conduit? Puis, lorsqu'elle tourna dans
la rue de la Chaussée-d'Antin, elle ne raisonna même plus; la
philosophe, en elle, la savante et la lettrée, abdiquait, fatiguée de
l'inutile recherche des causes; elle n'était plus qu'une créature
heureuse du beau ciel et de l'air doux, goûtant l'unique jouissance de
se bien porter, d'entendre ses petits pieds fermes battre le trottoir.
Ah! la joie d'être, est-ce qu'au fond il en existe une autre? La vie
telle qu'elle est, dans sa force, si abominable qu'elle soit, avec son
éternel espoir!
Rentrée dans son appartement de la rue Saint-Lazare, qu'elle quittait le
lendemain, Mme Caroline acheva ses malles; et, comme elle faisait le
tour de la salle des épures, vide déjà, elle aperçut, sur les murs, les
plans et les aquarelles, qu'elle s'était promis de ficeler en un rouleau
unique, au dernier moment. Mais une songerie l'arrêta, à chaque feuille
de papier, avant d'arracher les quatre pointes, aux quatre angles. Elle
revivait ses journées lointaines d'Orient, de ce pays tant aimé, dont
elle semblait avoir gardé en elle l'éclatante lumière; elle revivait les
cinq années qu'elle venait de passer à Paris, cette crise de chaque
jour, cette activité folle, le monstrueux ouragan de millions qui avait
traversé sa vie, en la saccageant; et, de ces ruines chaudes encore,
elle sentait déjà germer, s'épanouir au soleil toute une floraison. Si
la Banque nationale turque s'était effondrée à la suite de
l'Universelle, la Compagnie générale des Paquebots réunis restait debout
et prospère. Elle revoyait la côte enchantée de Beyrouth, où
s'élevaient, au milieu d'immenses magasins, les bâtiments de
l'administration, dont elle était en train d'épousseter le plan:
Marseille mise aux portes de l'Asie Mineure, la Méditerranée conquise,
les nations rapprochées, pacifiées peut-être. Et cette gorge du Carmel,
cette aquarelle qu'elle déclouait, ne savait-elle pas, par une lettre
récente, que tout un peuple y avait poussé? Le village de cinq cents
habitants, né d'abord autour de la mine en exploitation, était à présent
une ville, plusieurs milliers d'âmes, toute une civilisation, des
routes, des usines, des écoles, fécondant ce coin mort et sauvage. Puis,
c'étaient les tracés, les nivellements et les profils, pour la ligne
ferrée de Brousse à Beyrouth par Angora et Alep, une série de grandes
feuilles, qu'une à une elle roulait: sans doute, il s'écoulerait des
années, avant que les cols du Taurus fussent traversés à toute vapeur;
mais déjà la vie affluait de partout, le sol de l'antique berceau venait
d'être ensemencé d'une nouvelle moisson d'hommes, le progrès de demain y
grandirait, avec une vigueur de végétation extraordinaire, dans ce
merveilleux climat, sous les grands soleils. N'y avait-il pas là le
réveil d'un monde, l'humanité élargie et plus heureuse?
Maintenant, Mme Caroline, à l'aide d'une forte ficelle nouait le paquet
des plans. Son frère, qui l'attendait à Rome, où tous deux allaient
recommencer une existence, lui avait bien recommandé de les emballer
avec soin; et, comme elle serrait les noeuds, l'idée lui vint de
Saccard, qu'elle savait en Hollande, lancé de nouveau dans une affaire
colossale, le dessèchement d'immenses marais, un petit royaume conquis
sur la mer, grâce à un système compliqué de canaux. Il avait raison:
l'argent, jusqu'à ce jour, était le fumier dans lequel poussait
l'humanité de demain; l'argent, empoisonneur et destructeur, devenait le
ferment de toute végétation sociale, le terreau nécessaire aux grands
travaux qui facilitaient l'existence. Cette fois, voyait-elle clair
enfin, son invincible espoir lui venait-il donc de sa croyance à
l'utilité de l'effort? Mon Dieu! au-dessus de tant de boue remuée,
au-dessus de tant de victimes écrasées, de toute cette abominable
souffrance que coûte à l'humanité chaque pas en avant, n'y a-t-il pas un
but obscur et lointain, quelque chose de supérieur, de bon, de juste, de
définitif, auquel nous allons sans le savoir et qui nous gonfle le coeur
de l'obstiné besoin de vivre et d'espérer?
Et Mme Caroline était gaie malgré tout avec son visage toujours jeune,
sous sa couronne de cheveux blancs, comme si elle se fût rajeunie à
chaque avril, dans la vieillesse de la terre. Et, au souvenir de honte
que lui causait sa liaison avec Saccard, elle songeait à l'effroyable
ordure dont on a également sali l'amour. Pourquoi donc faire porter à
l'argent la peine des saletés et des crimes dont il est la cause?
L'amour est-il moins souillé, lui qui crée la vie?
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