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L'Argent - 31

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  pour faire croire que la société possédait l'intégralité de ses fonds;
  la simulation de souscriptions et de versements non effectués, grâce aux
  comptes ouverts à Sabatani et aux autres hommes de paille, lesquels
  payaient seulement par des jeux d'écriture; la distribution de
  dividendes fictifs, sous forme de libération des anciens titres; enfin,
  l'achat par la société de ses propres actions, toute une spéculation
  effrénée qui avait produit la hausse extraordinaire et factice, dont
  l'Universelle était morte, épuisée d'or. A cela, il répondait par de
  explications abondantes, passionnées il avait fait ce que fait tout
  directeur de banque, seulement il l'avait fait en grand, avec une
  carrure d'homme fort. Pas un des chefs des plus solides maisons de Paris
  qui n'aurait dû partager sa cellule, si l'on s'était piqué d'un peu de
  logique. On le prenait pour le bouc émissaire des illégalités de tous.
  D'autre part, quelle étrange façon d'apprécier les responsabilités!
  Pourquoi ne poursuivait-on pas aussi les administrateurs, les
  Daigremont, les Huret, les Bohain, qui, outre leurs cinquante mille
  francs de jetons de présence, touchaient le dix pour cent sur les
  bénéfices, et qui avaient trempé dans tous les tripotages? Pourquoi
  encore l'impunité complète dont jouissaient les commissaires-censeurs,
  Lavignière entre autres, qui en étaient quittes pour alléguer leur
  incapacité et leur bonne foi? Évidemment, ce procès allait être la plus
  monstrueuse des iniquités, car on avait dû écarter la plainte en
  escroquerie de Busch, comme alléguant des faits non prouvés, et le
  rapport remis par l'expert, après un premier examen des livres, venait
  d'être reconnu plein d'erreurs. Alors, pourquoi la faillite, déclarée
  d'office à la suite de ces deux pièces, lorsque pas un sou des dépôts
  n'avait été détourné et que tous les clients devaient rentrer dans leurs
  fonds? Était-ce donc qu'on voulait uniquement ruiner les actionnaires?
  Dans ce cas, on avait réussi, le désastre s'aggravait, s'élargissait
  sans limite. Et ce n'était pas lui qu'il en accusait, c'était la
  magistrature, le gouvernement, tous ceux qui avaient comploté de le
  supprimer, pour tuer l'Universelle.
  «Ah! les gredins, s'ils m'avaient laissé libre, vous auriez vu, vous
  auriez vu!»
  Mme Caroline le regardait, saisie de son inconscience, qui en arrivait à
  une véritable grandeur. Elle se rappelait ses théories d'autrefois, la
  nécessité du jeu dans les grandes entreprises, où toute rémunération
  juste est impossible, la spéculation regardée comme l'excès humain,
  l'engrais nécessaire, le fumier sur lequel pousse le progrès. N'était-ce
  donc pas lui qui, de ses mains sans scrupules, avait chauffé l'énorme
  machine follement, jusqu'à la faire sauter en morceaux et à blesser tous
  ceux qu'elle emportait avec elle? Ce cours de trois mille francs, d'une
  exagération insensée, imbécile, n'était-ce pas lui qui l'avait voulu?
  Une société au capital de cent cinquante millions, et dont les trois
  cent mille titres, cotés trois mille francs, représentent neuf cents
  millions cela pouvait-il se justifier; n'y avait-il pas un danger
  effroyable dans la distribution du colossal dividende qu'une pareille
  somme engagée exigeait, au simple taux de cinq pour cent?
  Mais il s'était levé, il allait et venait, dans l'étroite pièce, d'un
  pas saccadé de grand conquérant mis en cage.
  «Ah! les gredins, ils ont bien su ce qu'ils faisaient en, m'enchaînant
  ici.... J'allais triompher, les écraser tous...
  --Comment, triompher? mais vous n'aviez plus un sou, vous étiez vaincu!
  Évidemment, reprit-il avec amertume, j'étais vaincu, je suis une
  canaille.... L'honnêteté, la gloire, ce n'est que le succès. Il ne faut
  pas se laisser battre, autrement l'on n'est plus le lendemain qu'un
  imbécile et un filou.... Oh! je devine bien ce qu'on peut dire, vous
  n'avez pas besoin de me le répéter. N'est-ce pas? on me traite
  couramment de voleur, on m'accuse d'avoir mis tous ces millions dans mes
  poches, on m'égorgerait; si l'on me tenait; et, ce qui est pis on hausse
  les épaules de pitié, un simple fou, une pauvre intelligence.... Mais, si
  j'avais réussi, imaginez-vous cela? Oui, si j'avais abattu Gundermann,
  conquis le marché, si j'étais à cette heure le roi indiscuté de l'or,
  hein? quel triomphe! Je serais un héros, j'aurais Paris à mes pieds.»
  Nettement, elle lui tint tête.
  «Vous n'aviez avec vous ni la justice ni la logique, vous ne pouviez pas
  réussir.»
  Il s'était arrêté devant elle d'un mouvement brusque, il s'emportait.
  «Pas réussir, allons donc! L'argent m'a manqué, voilà tout. Si Napoléon,
  le jour de Waterloo, avait eu cent mille hommes encore à faire tuer, il
  l'emportait, la face du monde était changée. Moi, si j'avais eu à jeter
  au gouffre les quelques centaines de millions nécessaires, je serais le
  maître du monde.
  --Mais c'est affreux! cria-t-elle, révoltée. Quoi? vous trouvez qu'il
  n'y a pas eu assez de ruines, pas assez de larmes, pas assez de sang! Il
  vous faudrait d'autres désastres encore, d'autres familles dépouillées,
  d'autres malheureux réduits à mendier dans les rues!»
  Il reprit sa promenade violente, il eut un geste d'indifférence
  supérieure, en jetant ce cri:
  «Est-ce que la vie s'inquiète de ça! Chaque pas que l'on fait écrase des
  milliers d'existences.»
  Et un silence régna, elle le suivit dans sa marche, le coeur envahi de
  froid. Était-ce un coquin, était-ce un héros? Elle frémissait, en se
  demandant quelles pensées de grand capitaine vaincu, réduit à
  l'impuissance, il pouvait rouler depuis six mois qu'il était enfermé
  dans cette cellule; et elle jeta seulement alors un regard autour
  d'elle: les quatre murs nus, le petit lit de fer, la table de bois
  blanc, les deux chaises de paille. Lui qui avait vécu, au milieu d'un
  luxe prodigué, éclatant!
  Mais, tout d'un coup, il revint s'asseoir, les jambes comme brisées de
  lassitude. Et, longuement, il parla à demi-voix dans une sorte de
  confession involontaire.
  «Gundermann avait raison, décidément: ça ne vaut rien, la fièvre, à la
  Bourse.... Ah! le gredin, est-il heureux, lui, de n'avoir plus ni sang ni
  nerfs, de ne plus pouvoir coucher avec une femme, ni boire une bouteille
  de bourgogne! Je crois d'ailleurs qu'il a toujours été comme ça, ses
  veines charrient de la glace.... Moi, je suis trop passionné, c'est
  évident. La raison de ma défaite n'est pas ailleurs, voilà pourquoi je
  me suis si souvent cassé les reins. Et il faut ajouter que, si ma
  passion me tue, c'est aussi ma passion qui me fait vivre. Oui, elle
  m'emporte, elle me grandit, me pousse très haut, et puis elle m'abat,
  elle détruit d'un coup toute son oeuvre. Jouir n'est peut-être que se
  dévorer.... Certainement, quand je songe à ces quatre ans de lutte, je
  vois bien tout ce qui m'a trahi, c'est tout ce que j'ai désiré, tout ce
  que j'ai possédé.... Ça doit être incurable, ça. Je suis fichu.»
  Alors, une colère le souleva contre son vainqueur.
  «Ah! ce Gundermann, ce sale juif, qui triomphe parce qu'il est sans
  désirs!... C'est bien la juiverie entière, cet obstiné et froid
  conquérant, en marche pour la souveraine royauté du monde, au milieu des
  peuples achetés un à un par la toute-puissance de l'or. Voilà des
  siècles que la race nous envahit et triomphe, malgré les coups de pied
  au derrière et les crachats. Lui a déjà un milliard, il en aura deux, il
  en aura dix, il en aura cent, il sera un jour le maître de la terre. Je
  m'entête depuis des années à crier cela sur les toits, personne n'a
  l'air de m'écouter, on croit que c'est un simple dépit d'homme de
  Bourse, lorsque c'est le cri même de mon sang. Oui, la haine du juif, je
  l'ai dans la peau, oh! de très loin, aux racines mêmes de mon être!
  --Quelle singulière chose! murmura tranquillement Mme Caroline, avec son
  vaste savoir, sa tolérance universelle. Pour moi, les juifs, ce sont des
  hommes comme les autres. S'ils sont à part, c'est qu'on les y a mis.»
  Saccard, qui n'avait pas même entendu, continuait avec plus de violence:
  «Et ce qui m'exaspère, c'est que je vois les gouvernements complices,
  aux pieds de ces gueux. Ainsi l'empereur est-il assez vendu à
  Gundermann! comme s'il était impossible de régner sans l'argent de
  Gundermann! Certes, Rougon, mon grand homme de frère, s'est conduit
  d'une façon bien dégoûtante à mon égard; car, je ne vous l'ai pas dit,
  j'ai été assez lâche pour chercher à me réconcilier, avant la
  catastrophe, et si je suis ici, c'est qu'il l'a bien voulu. N'importe,
  puisque je le gêne, qu'il se débarrasse donc de moi! je ne lui en
  voudrai quand même que de son alliance avec ces sales juifs.... Avez-vous
  songé à cela? l'Universelle étranglée pour que Gundermann continue son
  commerce! toute banque catholique trop puissante écrasée, comme un
  danger social, pour assurer le définitif triomphe de la juiverie, qui
  nous mangera, et bientôt!... Ah! que Rougon prenne garde! il sera mangé,
  lui d'abord, balayé de ce pouvoir auquel il se cramponne, pour lequel il
  renie tout. C'est très malin, son jeu de bascule, les gages donnés un
  jour aux libéraux, l'autre jour aux autoritaires; mais, à ce jeu-là, on
  finit fatalement par se rompre le cou.... Et, puisque tout craque, que le
  désir de Gundermann s'accomplisse donc, lui qui a prédit que la France
  serait battue, si nous avions la guerre avec l'Allemagne! Nous sommes
  prêts, les Prussiens n'ont plus qu'à entrer et à prendre nos provinces.»
  D'un geste terrifié et suppliant, elle le fit taire, comme s'il allait
  attirer la foudre.
  «Non, non! ne dites pas ces choses. Vous n'avez pas le droit de les
  dire.... Du reste, votre frère n'est pour rien dans votre arrestation. Je
  sais de source certaine que c'est le garde des Sceaux Delcambre qui a
  tout fait.»
  La colère de Saccard tomba brusquement, il eut un sourire.
  «Oh! celui-là se venge.»
  Elle le regardait d'un air d'interrogation, et il ajouta:
  «Oui, une vieille histoire entre nous.... Je sais d'avance que je serai
  condamné.»
  Sans doute, elle se méfia de l'histoire, car elle n'insista pas. Un
  court silence régna, pendant lequel il reprit les papiers sur la table,
  tout entier de nouveau à son idée fixe.
  «Vous êtes bien charmante, chère amie, d'être venue, et il faut me
  promettre de revenir, parce que vous êtes de bon conseil et que je veux
  vous soumettre des projets. Ah! si j'avais de l'argent!»
  Vivement, elle l'interrompit, saisissant l'occasion pour s'éclairer sur
  un point qui la hantait et la tourmentait depuis des mois. Qu'avait-il
  fait des millions qu'il devait posséder pour sa part? les avait-il
  envoyés à l'étranger, enterrés au pied de quelque arbre connu de lui
  seul?
  «Mais vous en avez, de l'argent! Les deux millions de Sadowa, les neuf
  millions de vos trois mille actions, si les avez vendues au cours de
  trois mille!
  --Moi, ma chère, cria-t-il, je n'ai pas un sou!»
  Et cela était parti d'une voix si nette et si désespéré, il la regardait
  d'un tel air de surprise, qu'elle fut convaincue.
  «Jamais je n'ai eu un sou dans les affaires qui ont mal tourné...
  Comprenez donc que je me ruine avec les autres.... Certes, oui, j'ai
  vendu; mais j'ai racheté aussi; de deux autres millions encore, je
  serais fort embarrassé et où ils s'en sont allés, mes neuf millions,
  augmentés pour vous l'expliquer clairement.... Je crois bien que mon
  compte se soldait chez ce pauvre Mazaud par une dette de trente à
  quarante mille francs.... Plus un sou, le grand coup de balai, comme
  toujours!»
  Elle en fut si soulagée, si égayée, qu'elle plaisanta sur leur propre
  ruine, à elle et à son frère.
  «Nous aussi, quand tout va être terminé, je ne sais pas si nous aurons
  de quoi manger un mors.... Ah! cet argent, ces neuf millions que vous
  nous aviez promis, vous vous rappelez comme ils me faisaient peur!
  Jamais je n'ai vécu dans un tel malaise, et quel soulagement, le soir du
  jour où j'ai tout rendu en faveur de l'actif!... Même, les trois cent
  mille francs de l'héritage de notre tante y ont passé. Ça, ce n'est pas
  très juste. Mais, je vous l'avais dit, de l'argent trouvé, de l'argent
  qu'on n'a pas gagné, on n'y tient guère.... Et vous voyez bien que je
  suis gaie et que je ris maintenant!»
  Il l'arrêta d'un geste fiévreux, il avait pris les papiers, sur la
  table, et les brandissait.
  «Laissez donc! nous serons très riches...
  --Comment?
  --Est-ce que vous croyez que je lâche mes idées?... Depuis six mois, je
  travaille ici, je veille les nuits entières, pour tout reconstruire. Les
  imbéciles qui me font surtout un crime de ce bilan anticipé, en
  prétendant que des trois grandes affaires, les Paquebots réunis, le
  Carmel et la Banque nationale turque, la première seulement a donné les
  bénéfices prévus! Parbleu! si les deux autres ont périclité, c'est que
  je n'étais plus là. Mais, quand ils m'auront lâché, oui! quand je
  redeviendrai le mettre, vous verrez, vous verrez...»
  Suppliante, elle voulut l'empêcher de poursuivre. Il s'était mis debout,
  il se grandissait sur ses petites jambes, criant de sa voix aiguë:
  «Les calculs sont faits, les chiffres sont là, regardez!... Des
  amusettes simplement, le Carmel et la Banque nationale turque! Il nous
  faut le vaste réseau des chemins de fer d'Orient, il nous faut le reste,
  Jérusalem, Bagdad, l'Asie Mineure entière conquise, ce que Napoléon n'a
  pu faire avec son sabre, et ce que nous ferons nous autres, avec nos
  pioches et notre or.... Comment avez-vous pu croire que j'abandonnais la
  partie? Napoléon est bien revenu de l'île d'Elbe. Moi aussi, je n'aurai
  qu'à me montrer, tout l'argent de Paris se lèvera pour me suivre; et il
  n'y aura pas, cette fois, de Waterloo, je vous en réponds, parce que mon
  plan est d'une rigueur mathématique, prévu jusqu'aux derniers
  centimes.... Enfin, nous allons donc l'abattre, ce Gundermann de malheur!
  Je ne demande que quatre cents millions, cinq cents millions peut-être,
  et le monde est à moi!»
  Elle avait réussi à lui prendre les mains, elle se serrait contre lui.
  «Non, non! Taisez-vous, vous me faites peur!»
  Et, malgré elle, de son effroi, une admiration montait. Brusquement,
  dans cette cellule misérable et nue, verrouillée, séparée des vivants,
  elle venait d'avoir la sensation d'une force débordante, d'un
  resplendissement de l'éternelle illusion de l'espoir, l'entêtement de
  l'homme qui ne veut pas mourir. Elle cherchait en elle la colère,
  l'exécration des fautes commises, et elle ne les trouvait déjà plus. Ne
  l'avait-elle pas condamné, après les irréparables malheurs dont il était
  la cause? N'avait-elle pas appelé le châtiment, la mort solitaire, dans
  le mépris? Elle n'en gardait que sa haine du mal et sa pitié pour la
  douleur. Lui, cette force inconsciente et agissante, elle le subissait
  de nouveau, comme une des violences de la nature, sans doute
  nécessaires. Et puis, si c'était là qu'une faiblesse de femme, elle s'y
  abandonnait délicieusement, toute à la maternité souffrante, toute à
  l'infini besoin de tendresse, qui le lui avait fait aimer sans estime,
  dans sa haute raison dévastée par l'expérience.
  «C'est fini, répéta-t-elle à plusieurs reprises, sans cesser de lui
  serrer les mains dans les siennes. Ne pouvez-vous donc vous calmer et
  vous reposer enfin!»
  Puis, comme il se haussait, pour effleurer des lèvres ses cheveux
  blancs, dont les boucles foisonnaient sur ses tempes, avec une abondance
  vivace de jeunesse, elle le maintint, elle ajouta d'un air d'absolue
  résolution et de tristesse profonde, en donnant aux mots toute leur
  signification.
  «Non, non! c'est fini à jamais.... Je suis contente de vous avoir vu une
  dernière fois, pour qu'il ne reste pas de la colère entre nous...
  Adieu!»
  Quand elle partit, elle le vit debout, près de la table, véritablement
  ému de la séparation, mais reclassant déjà d'une main instinctive les
  papiers, qu'il avait mêlés dans sa fièvre; et, le petit bouquet de deux
  sous s'étant effeuillé parmi les pages, il secouait celles-ci une à une,
  il balayait des doigts les pétales de rose.
  Ce ne fut que trois mois plus tard, vers le milieu de décembre, que
  l'affaire de la Banque universelle vint enfin devant le tribunal. Elle
  tint cinq grandes audiences de la police correctionnelle, au milieu
  d'une curiosité très vive. La presse avait fait un bruit énorme autour
  de la catastrophe, des histoires extraordinaires circulaient sur les
  lenteurs de l'instruction. On remarqua beaucoup l'exposé des faits que
  le parquet avait dressé, un chef-d'oeuvre de féroce logique, où les plus
  petits détails étaient groupés, utilisés, interprétés avec une clarté
  impitoyable. D'ailleurs, on disait partout que le jugement était rendu à
  l'avance. Et, en effet, l'évidente bonne foi d'Hamelin, l'héroïque
  attitude de Saccard qui tint tête à l'accusation pendant les cinq jours,
  les plaidoiries magnifiques et retentissantes de la défense,
  n'empêchèrent pas les juges de condamner les deux prévenus à cinq années
  d'emprisonnement et à trois mille francs d'amende. Seulement, remis en
  liberté provisoire sous caution, un mois avant, et s'étant ainsi
  présentés devant le tribunal en prévenus libres, ils purent faire appel
  et quitter dans les vingt-quatre heures. C'était Rougon qui avait exigé
  ce dénouement, ne voulant pas garder sur les bras l'ennui d'un frère en
  prison. La police veilla elle même au départ de Saccard, qui fila en
  Belgique, par un train de nuit le même jour, Hamelin était parti pour
  Rome.
  Et trois nouveaux mois s'écoulèrent, on était dans les premiers jours
  d'avril, Mme Caroline se trouvait encore à Paris, où l'avait retenue le
  règlement d'affaires inextricables. Elle occupait toujours le petit
  appartement de l'hôtel d'Orviedo, dont les affiches annonçaient la
  vente. Du reste, elle venait enfin d'arranger les dernières difficultés,
  elle pouvait partir, certes, sans un sou en poche, mais sans laisser
  aucune dette derrière elle; et elle devait quitter Paris le lendemain,
  pour aller à Rome rejoindre son frère, qui avait eu la chance d'y
  obtenir une petite situation d'ingénieur. Il lui avait écrit que des
  leçons l'y attendaient. C'était toute leur existence à recommencer.
  En se levant, le matin de cette dernière jours, qu'elle passerait à
  Paris, un désir lui vint de ne pas s'éloigner tenter d'avoir des
  nouvelles de Victor. Jusque-là, toutes les recherches étaient restées
  vaines. Mais elle se rappelait les promesses de la Méchain, elle se
  disait que peut-être cette femme savait quelque chose; et il était
  facile de la questionner, en se rendant chez Busch, vers quatre heures.
  D'abord, elle repoussa cette idée: quoi bon tout cela n'était-il pas
  mort? Puis, elle en souffrit réellement, le coeur douloureux, comme d'un
  enfant qu'elle aurait perdu, et sur la tombe duquel elle n'aurait pas
  porté des fleurs, en s'en allant. A quatre heures, elle descendit rue
  Feydeau.
  Les deux portes du palier étaient ouvertes, de l'eau bouillait
  violemment dans la cuisine noire, tandis que, de l'autre côté, dans
  l'étroit cabinet, la Méchain, qui occupait le fauteuil de Busch,
  semblait submergée au milieu d'un tas de papiers qu'elle tirait par
  liasses énormes de son vieux sac de cuir.
  «Ah! c'est vous, ma bonne madame! Vous tombez dans un bien vilain
  moment. M. Sigismond est à l'agonie. Et le pauvre M. Busch en perd la
  tête, positivement, tant il aime son frère. Il ne fait que courir comme
  un fou, il est encore sorti pour ramener un médecin.... Vous voyez, je
  suis obligée de m'occuper de ses affaires, car voilà huit jours qu'il
  n'a seulement pas acheté un titre ni mis le nez dans une créance.
  Heureusement, j'ai fait tout à l'heure un coup, oh! un vrai coup, qui le
  consolera un peu de son chagrin, le cher homme, quand il reviendra à la
  raison.»
  Mme Caroline, saisie, oubliait qu'elle était là pour Victor, car elle
  avait reconnu des titres déclassés de l'Universelle, dans les papiers
  que la Méchain tirait à poignées de son sac. Le vieux cuir en craquait,
  et elle en sortait toujours, devenue bavarde, au milieu de sa joie.
  «Tenez! j'ai eu tout ça pour deux cent cinquante francs, il y en a bien
  cinq mille, ce qui les met à un sou.... Hein? un sou, des actions qui ont
  été cotées trois mille francs! Les voilà presque retombées au prix du
  papier, oui! du papier à la livre.... Mais elles valent mieux tout de
  même, nous les revendrons au moins dix sous, parce qu'elles sont
  recherchées par les gens en faillite. Vous comprenez, elles ont eu une
  si bonne réputation, qu'elles meublent encore. Elles font très bien dans
  un passif, c'est très distingué d'avoir été victime de la catastrophe...
  Enfin j'ai eu une chance extraordinaire, j'avais flairé la fosse où,
  depuis la bataille, toute cette marchandise dormait, un vieux fond
  d'abattoir qu'un imbécile, mal renseigné, m'a lâché pour rien. Et vous
  pensez si je suis tombée dessus! Ah! ça n'a pas traîné, je vous ai
  nettoyé ça vivement!»
  Et elle s'égayait en oiseau carnassier des champs de massacre de la
  finance, son énorme personne suait les immondes nourritures dont elle
  s'était engraissée, tandis que de ses mains courtes et crochues, elle
  remuait les morts, ces actions dépréciées, déjà jaunies et exhalant une
  odeur rance.
  Mais une voix ardente et base s'éleva, venant de la chambre voisine,
  dont la porte était grande ouverte, comme les deux portes du palier.
  «Bon, voilà M. Sigismond qui se remet à causer. Il ne fait que ça depuis
  ce matin.... Mon Dieu! et l'eau qui bout! l'eau que j'oublie! C'est pour
  un tas de tisanes.... Ma bonne madame, puisque vous êtes là, voyez donc
  s'il ne demande pas quelque chose.»
  La Méchain fila dans la cuisine, et Mme Caroline, que la souffrance
  attirait, entra dans la chambre. La nudité en était tout égayée par un
  clair soleil d'avril, dont un rayon tombait droit sur la petite table de
  bois blanc, encombrée de notes écrites, de dossiers volumineux, d'où
  débordait un travail de dix ans; et il n'y avait toujours rien autre que
  les deux chaises de paille et les quelques volumes entassés sur des
  planches. Dans l'étroit lit de fer, Sigismond, assis contre trois
  oreillers, vêtu jusqu'à mi-corps d'une courte blouse de flanelle rouge,
  parlait, parlait sans relâche, sous la singulière excitation cérébrale,
  qui précède parfois la mort des phtisique il délirait, avec des moments
  d'extraordinaire lucidité; et, au milieu de sa face amaigrie, encadrée
  de ses longs cheveux bouclés, ses yeux, élargis démesurément,
  interrogeaient le vide.
  Tout de suite, quand Mme Caroline parut, il sembla la reconnaître, bien
  que jamais ils ne se fussent rencontrés.
  «Ah! c'est vous, madame.... Je vous avais vue, je vous appelais de toutes
  mes forces.... Venez, venez plus près, que je vous dise à voix basse...»
  Malgré le petit frisson de peur qui l'avait prise, elle s'approcha, elle
  dut s'asseoir sur une chaise, contre le lit même.
  «Je ne savais pas, mais je sais maintenant. Mon frère vend des papiers,
  et il y a des gens que j'ai entendus pleurer là, dans son cabinet.... Mon
  frère, ah! j'en ai eu le coeur comme traversé d'un fer rouge. Oui, c'est
  ça qui m'est resté dans la poitrine, ça me brûle toujours, parce que
  c'est abominable, l'argent, le pauvre monde qui souffre.... Alors, tout à
  l'heure, quand je serai mort, mon frère vendra mes papiers, et je ne
  veux pas, je ne veux pas!»
  Sa voix s'élevait peu à peu, suppliante.
  «Tenez! madame, ils sont là, sur la table. Donnez-les-moi, que nous en
  fassions un paquet, et vous les emporterez, vous emporterez tout.... Oh!
  je vous appelais, je vous attendais! Mes papiers perdus! toute ma vie de
  recherches, et d'efforts anéantie!»
  Et, comme elle hésitait à lui donner ce qu'il demandait, il joignit les
  mains.
  «De grâce, que je m'assure qu'ils y sont bien tous, avant de mourir...
  Mon frère n'est pas là, mon frère ne dira pas que je me tue.... Je vous
  en supplie...»
  Alors, elle céda, bouleversée par l'ardeur de sa prière.
  «Vous voyez que j'ai tort, puisque votre frère dit que cela vous fait du
  mal.
  --Du mal, oh! non. Et puis, qu'importe!... Enfin; cette société de
  l'avenir, je suis parvenu à la mettre debout, après tant de nuits
  passées! Tout y est prévu, résolu, c'est toute la justice et tout le
  bonheur possibles.... Quel regret de n'avoir pas eu le temps de rédiger
  l'oeuvre, avec les développements nécessaires! Mais voici mes notes
  complètes, classées. Et, n'est-ce pas? vous allez les sauver, pour qu'un
  autre, un jour, leur donne la forme du livre définitif, lancé par le
  monde...»
  De ses longues mains frêles, il avait pris les papiers, il les
  feuilletait amoureusement, tandis que, dans ses grands yeux déjà
  troubles, se rallumait une flamme. Il parlait très vite, d'un ton cassé
  et monotone, avec le tic-tac d'une chaîne d'horloge que le poids
  emporte; et c'était le bruit même de la mécanique cérébrale fonctionnant
  sans arrêt, dans le déroulement de l'agonie.
  «Ah! comme je la vois, comme elle se dresse là, nettement, la cité de
  justice et de bonheur!... Tous y travaillent, d'un travail personnel,
  obligatoire et libre. La nation n'est qu'une société de coopération
  immense, les outils deviennent la propriété de tous, les produits sont
  centralisés dans de vastes entrepôts généraux. On a effectué tant de
  labeur utile, on a droit à tant de consommation sociale. C'est l'heure
  d'ouvrage qui est la commune mesure, un objet ne vaut que ce qu'il a
  coûté d'heures, il n'y a plus qu'un échange, entre tous les producteurs,
  à l'aide des bons de travail, et cela sous la direction de la
  communauté, sans qu'aucun autre prélèvement soit fait que l'impôt unique
  pour élever les enfants et nourrir les vieillards, renouveler
  l'outillage, défrayer les services publics gratuits.... Plus d'argent, et
  dès lors plus de spéculation, plus de vol, plus de trafics abominables,
  plus de ces crimes que la cupidité exaspère, les filles épousées pour
  leur dot, les vieux parents étranglés pour leur héritage, les passants
  assassinés pour leur bourse!... Plus de classes hostiles, de patrons et
  d'ouvriers, de prolétaires et de bourgeois et, dès lors, plus de lois
  restrictives ni de tribunaux, de force armée gardant l'inique
  accaparement des uns contre la faim enragée des autres!... Plus d'oisifs
  d'aucune sorte, et dès lors plus de propriétaires nourris par le loyer,
  de rentiers entretenus comme des filles par la chance, plus de luxe
  enfin ni de misère!... Ah! n'est-ce pas l'idéale équité, la souveraine
  sagesse, pas de privilégiés, pas de misérables, chacun faisant son
  bonheur par son effort, la moyenne du bonheur humain!»
  Il s'exaltait, et sa voix devenait douce, lointaine, comme si elle
  s'éloignait et se perdait très haut, dans l'avenir dont il annonçait la
  venue.
  «Et si j'entrais dans les détails.... Vous voyez, cette feuille séparée,
  avec toutes ces notes marginales: c'est l'organisation de la famille, le
  contrat libre, l'éducation et l'entretien des enfants mis à la charge de
  la communauté... Pourtant, ce n'est point l'anarchie. Regardez cette
  autre note: je veux un comité directeur pour chaque branche de la
  production, chargé de proportionner celle-ci à la consommation, en
  établissant les besoins réels.... Et ici, encore un détail d'organisation
  dans les villes, dans les champs, des armées industrielles, des armées
  agricoles manoeuvreront sous la conduite des chefs élus par elles,
  obéissant à des règlements qu'elles auront votés.... Tenez! j'ai aussi
  indiqué là, par des calculs approximatifs, à combien d'heures la journée
  de travail pourra être réduite dans vingt ans. Grâce au grand nombre des
  bras nouveaux, grâce surtout aux machines, on ne travaillera que quatre
  heures, trois peut-être; et que de temps on aura pour jouir de la vie!
  car ce n'est pas une caserne, c'est une cité de liberté et de gaieté, où
  chacun reste libre de son plaisir, avec tout le temps de satisfaire ses
  légitimes appétits, la joie d'aimer, d'être fort, d'être beau, d'être
  intelligent, de prendre sa part de l'inépuisable nature.»
  Et son geste, autour de la misérable chambre, possédait monde. Dans
  cette nudité où il avait vécu, cette pauvreté sans besoins où il se
  mourait, il faisait d'une main fraternelle le partage des biens de la
  terre. C'était l'universelle félicité, tout ce qui est bon et dont il
  
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