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L'Argent - 15
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tatouer des annonces aux endroits les plus délicats de leur personne,
les trois hommes, riant très fort, redevinrent les meilleurs amis du
monde.
Cependant, Jordan avait enfin terminé sa chronique, et l'impatience le
prenait de voir revenir sa femme. Des rédacteurs arrivaient, il causa,
puis retourna dans l'antichambre. Et, là, il était resté un peu
scandalisé, de surprendre Dejoie, l'oreille collée contre la porte du
directeur, en train d'écouter, tandis que sa fille Nathalie faisait le
guet.
«N'entrez pas, balbutia le garçon de bureau, M. Saccard est toujours
là... Je croyais qu'on m'avait appelé...»
La vérité était que, mordu d'un âpre désir de gain, depuis qu'il avait
acheté huit actions entièrement libérées de l'Universelle, avec les
quatre mille francs d'économies laissées par sa femme, il ne vivait plus
que pour l'émotion joyeuse de voir monter ces actions; et, à genoux
devant Saccard, recueillant ses moindres mots, comme des paroles
d'oracle, il ne pouvait résister, quand il le savait là, au besoin de
connaître le fond de ses pensées, ce que disait le dieu dans le secret
du sanctuaire. D'ailleurs, cela était encore dégagé de tout égoïsme, il
ne songeait qu'à sa fille, il venait de s'exalter en calculant que ses
huit actions, au cours de sept cent cinquante francs, lui donnaient déjà
un gain de douze cents francs ce qui, joint au capital, lui faisait cinq
mille deux cents francs. Plus que cent francs de hausse, et il avait les
six mille francs rêvés, la dot que le cartonnier exigeait pour laisser
son fils épouser la petite. A cette idée, son coeur se fondait, il
regardait avec des larmes cette enfant qu'il avait élevée, dont il était
la vraie mère, dans le petit ménage si heureux qu'ils menaient ensemble,
depuis le retour de nourrice.
Mais il continua, très troublé, lâchant des paroles quelconques, pour
cacher son indiscrétion.
«Nathalie, qui est montée me dire un petit bonjour, vient de rencontrer
votre dame, monsieur Jordan.
--Oui, expliqua la jeune fille, elle tournait dans la rue Feydeau. Oh!
elle courait!»
Son père la laissait sortir à sa guise, certain d'elle, disait-il. Et il
avait raison de compter sur sa bonne conduite, car elle était trop
froide au fond, trop résolue à faire elle-même son bonheur, pour
compromettre par une sottise le mariage si longuement préparé. Avec sa
taille mince, ses grands yeux dans son joli visage pâle, elle s'aimait,
d'une égoïste obstination, l'air souriant.
Jordan, surpris, ne comprenant pas, s'écria:
«Comment, dans la rue Feydeau?»
Et il n'eut pas le temps de questionner davantage, car Marcelle entra,
essoufflée. Tout de suite, il l'emmena dans le cabinet voisin, y trouva
le rédacteur des tribunaux, dut se contenter de s'asseoir avec elle sur
une banquette, au fond du couloir.
«Eh bien?
--Eh bien, mon chéri, c'est fait, mais ça n'a pas été sans peine.»
Dans son contentement, il voyait qu'elle avait le coeur gros; et elle
lui dit tout, d'une voix basse et rapide, car elle avait beau se
promettre de lui cacher certaines choses; elle ne pouvait avoir de
secrets.
Depuis quelque temps, les Maugendre changeaient à l'égard de leur fille.
Elle les trouvait moins tendres, préoccupés, lentement envahis d'une
passion nouvelle, le jeu. C'était la commune histoire le père, un gros
homme calme et chauve, à favoris blancs, la mère, sèche, active, ayant
gagné sa part de la fortune, tous deux vivant trop grassement dans leur
maison, de leurs quinze mille francs de rentes, s'ennuyant à ne plus
rien faire. Lui, n'avait eu, dès lors, d'autre distraction que de
toucher son argent. A cette époque, il tonnait contre toute spéculation,
il haussait les épaules de colère et de pitié, en parlant des pauvres
imbéciles qui se font dépouiller, dans un tas de voleries aussi sottes
que malpropres. Mais, vers ce temps-là, une somme importante lui étant
rentrée, il avait eu l'idée de l'employer en reports: ça, ce n'était pas
de la spéculation, c'était un simple placement; seulement, à partir de
ce jour, il avait pris l'habitude, après son premier déjeuner, de lire
avec soin, dans son journal, la cote de la Bourse, pour suivre les
cours. Et le mal était parti de là, la fièvre l'avait brûlé peu à peu, à
voir la danse des valeurs, à vivre dans cet air empoisonné du jeu,
l'imagination hantée de millions conquis en une heure, lui qui avait mis
trente années à gagner quelques centaines de mille francs. Il ne pouvait
s'empêcher d'en entretenir sa femme, pendant chacun de leurs repas quels
coups il aurait faits, s'il n'avait pas juré de ne jamais jouer! et il
expliquait l'opération, il manoeuvrait ses fonds avec la savante
tactique d'un général en chambre, il finissait toujours par battre
triomphalement les parties adverses imaginaires, car il se piquait
d'être devenu de première force dans les questions de primes et de
reports. Sa femme, inquiète, lui déclarait qu'elle aimerait mieux se
noyer tout de suite, plutôt que de lui voir hasarder un sou; mais il la
rassurait, pour qui le prenait-elle? Jamais de la vie! Pourtant, une
occasion s'était présentée, tous deux, depuis longtemps, avaient la
folle envie de faire construire dans leur jardin, une petite serre de
cinq ou six mille francs; si bien qu'un soir, les mains tremblantes
d'une émotion délicieuse, il avait posé, sur la table à ouvrage de sa
femme, les six billets, en disant qu'il venait de gagner ça à la Bourse:
un coup dont il était sûr, une débauche qu'il promettait bien de ne pas
recommencer, qu'il avait risquée uniquement à cause de la serre. Elle,
partagée entre la colère et le saisissement de sa joie, n'avait point
osé le gronder. Le mois suivant, il se lançait dans une opération à
primes, en lui expliquant qu'il ne craignait rien, du moment où il
limitait sa perte. Puis, que diable! dans le tas, il y avait tout de
même de bonnes affaires, il aurait été bien sot de laisser le voisin en
profiter. Et, fatalement, il s'était mis à jouer à terme, petitement
d'abord, s'enhardissant peu à peu, tandis qu'elle, toujours agitée par
ses angoisses de bonne ménagère, les yeux en flammes pourtant au moindre
gain, continuait à lui prédire qu'il mourrait sur la paille.
Mais, surtout, le capitaine Chave, le frère de Mme Maugendre, blâmait
son beau-frère. Lui qui ne pouvait se suffire avec les dix-huit cents
francs de sa retraite, jouait bien à la Bourse; seulement, il était le
malin des malins. Il allait là comme un employé va à son bureau,
n'opérant que sur le comptant, ravi quand il emportait sa pièce de vingt
francs le soir: des opérations quotidiennes, faites à coup sûr, d'une
modestie telle, qu'elles échappaient aux catastrophes. Sa soeur lui
avait offert une chambre chez elle, dans la maison trop vaste, depuis
que Marcelle était mariée; mais il avait refusé, tenant à être libre,
ayant des vices, occupant une seule pièce, au fond d'un jardin de la rue
Nollet, où continuellement se glissaient des jupes. Ses gains devaient
passer en bonbons et en gâteaux pour ses petites amies. Toujours il
avait mis en garde Maugendre, lui répétant de ne pas jouer, de faire la
vie plutôt; et, quand ce dernier lui criait: «Mais vous?» il avait un
geste énergique: oh! lui, c'était différent, il n'avait pas quinze mille
francs de rente, sans ça! S'il jouait, la faute en était à cette saleté
de gouvernement qui marchandait aux vieux braves la joie de leur
vieillesse. Son grand argument contre le jeu était que,
mathématiquement, le joueur devait toujours perdre: s'il gagne, il a à
déduire le courtage et le droit de timbre; s'il perd, il a en plus à
payer les mêmes droits; de sorte que, même en admettant qu'il gagne
aussi souvent qu'il perd, il sort encore de sa poche le timbre et le
courtage. Annuellement, à la Bourse de Paris, ces droits produisent
l'énorme total de quatre-vingts millions. Et il brandissait ce chiffre,
quatre-vingts millions que ramassent l'État, les coulissiers et les
agents de change. Sur la banquette, au fond du corridor, Marcelle
confessait à son mari une partie de cette histoire.
«Mon chéri, il faut dire que je suis mal tombée. Maman faisait une
querelle à papa, à cause d'une perte qu'il a éprouvée à la Bourse...
Oui, il parait qu'il n'en sort plus. Ça m'a l'air si drôle, lui qui
autrefois n'admettait que le travail.... Enfin, ils se disputaient, et il
y avait là un journal, _La Cote financière_, que maman lui agitait sous
le nez, en lui criant qu'il n'y entendait rien, qu'elle avait bien prévu
la baisse, elle. Alors, il est allé chercher autre journal, justement
_L'Espérance_, et il a voulu lui montrer l'article où il avait pris son
renseignement.... Imagine-toi, c'est plein de journaux chez eux, ils sont
fourrés là-dedans du matin au soir, et je crois, Dieu me pardonne! que
maman commence à jouer, elle aussi malgré son air furieux.»
Jordan ne put s'empêcher de rire, tellement elle était amusante, dans
son chagrin à mimer la scène.
«Bref, je leur ai dit notre gêne, je les ai priés de nous prêter deux
cents francs, pour arrêter les poursuites. Et si tu les avais entendus
alors se récrier: deux cents francs, lorsqu'ils en perdaient deux mille
à la Bourse! Est-ce que je me moquais d'eux? est-ce que je voulais les
ruiner?... Jamais je ne les ai vus comme ça. Eux qui étaient si gentils
pour moi, qui auraient tout dépensé pour me faire des cadeaux! Il faut
vraiment qu'ils deviennent fous, car ça n'a pas de bon sens de se gâter
ainsi la vie, lorsqu'ils sont si heureux dans leur belle maison, sans un
tracas, n'ayant plus qu'à manger à l'aise la fortune si durement gagnée.
--J'espère bien que tu n'as pas insisté, dit Jordan.
--Mais si, j'ai insisté, et alors ils sont tombés sur toi.... Tu vois que
je te dis tout, je m'étais tant promis de garder ça pour moi, et puis ça
m'a échappé.. Ils m'ont répété qu'ils l'avaient bien prévu, que ce n'est
pas un métier d'écrire dans les journaux, que nous finirions à
l'hôpital.... Enfin, comme je me mettais en colère à mon tour, j'allais
partir, lorsque le capitaine est arrivé. Tu sais qu'il m'a toujours
adorée, l'onde Chave. Et, devant lui, ils sont devenus raisonnables,
d'autant plus qu'il triomphait, qu'il demandait à papa s'il allait
continuer à se faire voler.... Maman m'a prise à l'écart, m'a glissé
cinquante francs dans la main, en me disant qu'avec ça nous obtiendrions
quelques jours, le temps de nous retourner.
--Cinquante francs! une aumône! et tu les as acceptés?»
Marcelle lui avait tendrement saisi les mains, le calmant de toute sa
tranquille raison.
«Voyons, ne te fâche pas.... Oui, je les ai acceptés. Et j'ai si bien
compris que jamais tu n'oserais les porter à l'huissier, que j'y suis
allée tout de suite moi-même, chez cet huissier, tu sais, rue Cadet.
Mais figure-toi qu'il a refusé de les prendre, en m'expliquant qu'il
avait des ordres formels de M. Busch, et que M. Busch seul pouvait
arrêter les poursuites.... Oh! Ce Busch! Je ne hais personne, mais ce
qu'il m'exaspère et me dégoûte, celui-là! Ça ne fait rien, j'ai couru
chez lui, rue Feydeau, et il a bien fallu qu'il se contentât des
cinquante francs et voilà! nous en avons pour quinze jours à ne pas être
tourmentés.»
Une grosse émotion avait contracté le visage de Jordan, tandis que des
larmes qu'il retenait mouillaient le bord de ses yeux.
«Tu as fait cela, petite femme, tu as fait cela!
--Mais oui, je ne veux pas qu'on t'ennuie davantage, moi! Qu'est-ce que
ça me fait de recevoir des sottises, si on te laisse travailler
tranquille!»
Et elle riait maintenant, elle racontait son arrivée chez Busch, dans la
crasse de ses dossiers, la façon brutale dont il l'avait accueillie, ses
menaces de ne pas leur laisser une nippe, s'il n'était pas payé à
l'instant de toute la dette. Le drôle était qu'elle avait pris le régal
de le mettre hors de lui, en lui contestant la légitime propriété de
cette dette, ces trois cents francs de billets, montés avec les frais à
sept cent trente francs quinze centimes, et qui ne lui avaient peut-être
pas coûté cent sous, dans quelque lot de vieux chiffons. Il étranglait
de fureur: d'abord, il les avait justement achetés très cher, ceux-là;
puis, et son temps perdu, et la fatigue des courses qu'il avait faites
pendant deux ans pour retrouver le signataire, et l'intelligence qu'il
lui fallait déployer dans cette chasse à l'homme, est-ce qu'il ne devait
pas se rembourser, de tout ça? Tant pis pour ceux qui se laissaient
pincer! Enfin, il avait tout de même pris les cinquante francs, parce
que son système de prudence était de transiger toujours.
«Ah! petite femme, que tu es brave et que je t'aime!» dit Jordan, qui se
laissa aller à embrasser Marcelle, bien qu'à ce moment le secrétaire de
la rédaction passât.
Puis, baissant la voix:
«Combien te reste-t-il à la maison?
--Sept francs.
--Bon! reprit-il, très heureux, nous avons de quoi aller deux jours, et
je ne vais pas demander une avance, qu'on me refuserait d'ailleurs. Ça
me coûte trop.... Demain, j'irai voir si l'on veut me prendre un article
au Figaro.... Ah! si j'avais fini mon roman, si ça se vendait un petit
peu!»
Marcelle à son tour l'embrassait.
«Oui, va, ça marchera très bien!... Tu remontes avec moi n'est-ce pas?
Ce sera gentil et nous achèterons, pour demain matin, un hareng saur, au
coin de la rue de Clichy, où j'en ai vu de superbes. Ce soir, nous avons
des pommes de terre au lard.»
Jordan après avoir prié un camarade de revoir ses épreuves, partit avec
sa femme. D'ailleurs, Saccard et Huret s'en allaient, eux aussi. Dans la
rue, un coupé s'arrêtait justement devant la porte du journal; et ils en
virent descendre la baronne Sandorff, qui les salua d'un sourire, puis
qui monta lestement. Parfois, elle rendait ainsi visite à Jantrou.
Saccard, qu'elle excitait beaucoup, avec ses grands yeux meurtris, fut
sur le point de remonter.
En haut, dans le cabinet du directeur, la baronne ne voulut même pas
s'asseoir. Un petit bonjour en passant, uniquement l'idée de lui
demander s'il ne savait rien. Malgré sa brusque fortune, elle le
traitait toujours comme à l'époque où il venait chaque matin chez son
père, M. de Ladricourt, avec l'échine basse du remisier en quête d'un
ordre. Son père était d'une brutalité révoltante, elle ne pouvait
oublier le coup de pied dont il l'avait jeté à la porte, dans la colère
d'une grosse perte. Et, maintenant qu'elle le voyait à la source des
nouvelles, elle était redevenue familière, elle tâchait de le confesser.
«Eh bien, rien de nouveau?
--Ma foi, non, je ne sais rien.»
Mais elle continuait de le regarder en souriant persuadée qu'il ne
voulait rien dire. Alors, pour le forcer aux confidences, elle parla de
cette bête de guerre qui allait mettre aux prises l'Autriche, l'Italie
et la Prusse. La spéculation s'affolait, une terrible baisse se
déclarait sur les fonds italiens, ainsi que sur toutes les valeurs, du
reste. Et elle était fort ennuyée, car elle ignorait jusqu'à quel point
elle devait suivre ce mouvement, ayant d'assez grosses sommes engagées
pour la liquidation prochaine.
«Votre mari ne vous renseigne donc pas? demanda plaisamment Jantrou. Il
est pourtant bien placé, à l'ambassade.
--Oh! mon mari, murmura-t-elle avec un geste dédaigneux, mon mari, je
n'en tire plus rien.»
Il s'égaya davantage, il poussa les choses jusqu'à faire allusion au
procureur général Delcambre, l'amant qui, disait-on, payait ses
différences, quand elle se résignait à les payer.
«Et vos amis, ils ne savent donc rien, ni à la cour, palais?»
Elle affecta de ne pas comprendre, elle reprit, suppliante, sans le
quitter des yeux:
«Voyons, vous, soyez aimable.... Vous savez quelque chose.»
Déjà une fois, dans son enragement après toutes les jupes, malpropres ou
élégantes, qui l'effleuraient, il avait songé à se la payer, comme il
disait brutalement, cette joueuse, si familière avec lui. Mais, au
premier mot, au premier geste, elle s'était redressée, si répugnée, si
méprisante, qu'il avait bien juré de ne pas recommencer. Avec cet homme
que son père recevait à coups de pied, ah! jamais! Elle n'en était pas
encore là.
«Aimable, pourquoi le serais-je? dit-il en riant d'un air gêné. Vous ne
l'êtes guère avec moi.»
Tout de suite, elle redevint grave, les yeux durs. Et elle lui tournait
le dos pour s'en aller, lorsque, de dépit, cherchant à la blesser, il
ajouta:
«Vous venez de rencontrer Saccard à la porte, n'est-ce pas? Pourquoi ne
l'avez-vous pas interrogé lui, puisqu'il n'a rien à vous refuser?»
Elle revint brusquement.
«Que voulez-vous dire?
--Dame! ce qu'il vous plaira de comprendre.... Voyons, ne faites donc pas
la cachottière, je vous ai vue chez lui, je le connais!»
Une révolte la soulevait, tout l'orgueil de sa race, vivant encore,
remontait du fond trouble, de la boue où sa passion la noyait un peu
chaque jour. D'ailleurs, elle ne s'emporta pas, elle dit simplement
d'une voix nette et rude:
«Ah! ça, mon cher, pour qui me prenez-vous? Vous êtes fou.... Non, je ne
suis pas la maîtresse de votre Saccard, parce que je n'ai pas voulu.»
Et lui, alors, avec sa politesse fleurie de lettré, la salua d'une
révérence.
«Eh bien, madame, vous avez eu le plus grand tort.... Croyez-moi, si
c'est à recommencer, ne manquez pas l'affaire, parce que, vous qui êtes
toujours à la chasse des renseignements, vous les trouveriez, sans tant
de peine sous le traversin de ce monsieur-là... Oh! mon Dieu! oui, le
nid y sera bientôt, vous n'aurez qu'à y fourrer vos jolis doigts.»
Elle prit le parti de rire, comme résignée à faire la part de son
cynisme. Quand elle lui serra la main, il sentit la sienne toute froide.
Vraiment, s'en serait-elle tenue à sa corvée avec le glacial et osseux
Delcambre. Cette femme aux lèvres si rouges, que l'on disait insatiable?
Le mois de juin s'écoula, l'Italie avait déclaré, le 15, la guerre à
l'Autriche. D'autre part, la Prusse, en deux semaines à peine, par une
marche foudroyante, venait d'envahir le Hanovre, de conquérir les deux
Hesses, Bade, la Saxe, en surprenant en pleine paix des populations
désarmées. La France n'avait pas bougé, les gens bien informés
chuchotaient tout bas, à la Bourse, qu'une entente secrète la liait à la
Prusse, depuis que Bismarck s'était rendu près de l'empereur, à
Biarritz; et l'on parlait mystérieusement des compensations qui devaient
payer sa neutralité. Mais la baisse ne s'en accentuait pas moins, d'une
désastreuse façon. Lorsque, le 4 juillet, arriva la nouvelle de Sadowa,
ce coup de tonnerre si brusque, ce fut un effondrement de toutes les
valeurs. On croyait à une continuation acharnée de la guerre; car, si
l'Autriche était battue par la Prusse, elle avait vaincu l'Italie, à
Custozza; et l'on disait déjà qu'elle rassemblait les débris de son
armée, en abandonnant la Bohème Les ordres de vente pleuvaient à la
corbeille, on ne trouvait plus d'acheteurs.
Le 4 juillet, Saccard, qui était monté au journal très tard, vers six
heures, n'y trouva pas Jantrou, que ses passions, depuis quelque temps,
dérangeaient: des disparitions brusques, des bordées, d'où il revenait
anéanti, les yeux troubles, sans qu'on pût savoir qui, des filles ou de
l'alcool, le ravageait davantage. A ce moment-là, le journal se vidait,
il ne restait guère que Dejoie, dînant sur le coin de sa table, dans
l'antichambre. Et Saccard, après avoir écrit deux lettres, allait
partir, lorsque, le sang au visage, Huret entra en tempête, sans même
prendre le temps de refermer les portes.
«Mon bon ami, mon bon ami...»
Il étouffait, il mit les deux mains sur sa poitrine.
«Je sors de chez Rougon.... J'ai couru, parce que je n'avais pas de
fiacre. Enfin, j'en ai trouvé un.... Rougon a reçu une dépêche de là-bas.
Je l'ai vue.... Une nouvelle, une nouvelle...»
D'un geste violent, Saccard l'arrêta, et il se précipita pour fermer la
porte, ayant aperçu Dejoie qui rôdait déjà, l'oreille tendue.
«Enfin, quoi?
--Eh bien, l'empereur d'Autriche cède la Vénétie à l'empereur des
Français, en acceptant sa médiation, et ce dernier va s'adresser aux
rois de Prusse et d'Italie pour amener un armistice.»
Il y eut un silence.
«C'est la paix, alors?
--Évidemment.»
Saccard, saisi, sans idée encore, laissa échapper un juron.
«Tonnerre de Dieu! et toute la Bourse qui est à la baisse!»
Puis, machinalement:
«Et cette nouvelle, pas une âme ne la sait?
--Non, la dépêche est confidentielle, la note ne paraîtra pas même
demain matin au _Moniteur_. Paris ne saura sans doute rien avant
vingt-quatre heures.»
Alors, ce fut le coup de foudre, l'illumination brusque. Il courut de
nouveau à la porte, l'ouvrit pour voir si personne n'écoutait. Et il
était hors de lui, il revint se planter devant le député, le saisit par
les deux revers de sa redingote.
«Taisez-vous! pas si haut!... Nous sommes les maîtres, si Gundermann et
sa bande ne sont pas avertis.... Entendez-vous! pas un mot, à personne au
monde! ni à vos amis, ni à votre femme!... Justement, une chance!
Jantrou n'est pas là, nous serons seuls à savoir, nous aurons le temps
d'agir.... Oh! je ne veux pas travailler que pour moi. Vous en êtes, nos
collègues de l'Universelle en sont aussi. Seulement, un secret ne se
garde point à plusieurs. Tout est perdu, si la moindre indiscrétion se
commet demain, avant la Bourse.»
Huret, très ému, bouleversé de la grandeur du coup qu'ils allaient
tenter, promit d'être absolument muet. Et ils se distribuèrent la
besogne, ils décidèrent qu'il fallait tout de suite entrer en campagne.
Saccard avait déjà son chapeau, quand une question lui vint aux lèvres.
«Alors, c'est Rougon qui vous a chargé de m'apporter cette nouvelle?
--Sans doute.»
Il avait hésité, il mentait: la dépêche, simplement, traînait sur le
bureau du ministre, où il avait eu l'indiscrétion de la lire, étant
resté seul une minute. Mais, son intérêt se trouvant dans une entente
cordiale des deux frères, ce mensonge lui parut ensuite très adroit,
d'autant plus qu'il les savait peu désireux de se voir et de causer de
ces choses.
«Allons, déclara Saccard, il n'y a pas à dire, il a été gentil, cette
fois.... En route!»
Dans l'antichambre, il n'y avait toujours que Dejoie, qui s'était
efforcé d'entendre, sans rien saisir de distinct. Ils le sentirent
pourtant fiévreux, ayant flairé la proie énorme qui passait dans l'air,
si agité de cette odeur d'argent, qu'il se mit à la fenêtre du palier,
pour les voir traverser la cour.
La difficulté était d'agir vivement, avec la plus grande prudence. Aussi
se quittèrent-ils dans la rue: Huret se chargeait de la petite Bourse du
soir, tandis que Saccard, malgré l'heure tardive, se lançait à la
recherche des remisiers, des coulissiers, des agents de change, pour
donner des ordres d'achat. Seulement, ces ordres, il désirait les
diviser, les éparpiller le plus possible, par crainte d'éveiller un
soupçon; et, surtout, il voulut avoir l'air de rencontrer les gens, au
lieu d'aller les relancer chez eux, ce qui aurait paru singulier. Le
hasard le servit heureusement, il aperçut sur le boulevard l'agent de
change Jacoby, avec qui il plaisanta, et qui chargea d'une forte
opération, sans trop l'étonner. Cent pas plus loin, il tombait sur une
grande fille blonde, qu'il savait être la maîtresse d'un autre agent,
Delarocque, le beau-frère de Jacoby; et, comme elle disait justement
qu'elle l'attendait, cette nuit-là, il la chargea de lui remettre deux
mots écrits au crayon sur une carte. Puis, sachant que Mazaud se rendait
le soir à un banquet d'anciens condisciples, il s'arrangea pour se
trouver au restaurant, il changea les positions qu'il l'avait chargé de
prendre, le jour même. Mais sa plus grande chance, au moment où il
rentrait, vers minuit, ce fut d'être accosté par Massias, qui sortait
des Variétés. Ils remontèrent ensemble vers la rue Saint-Lazare, il eut
le temps de se poser en original qui croyait à la hausse, oh! pas tout
de suite; si bien qu'il finit par le charger d'ordres d'achat multiples
pour Nathansohn et d'autres coulissiers, en disant qu'il agissait au nom
d'un groupe d'amis, ce qui était vrai en somme. Quand il se coucha, il
avait pris position à la hausse, pour plus de cinq millions de valeurs.
Le lendemain matin, dès sept heures, Huret était chez Saccard, lui
racontant comment il avait opéré, à la petite Bourse, devant le passage
de l'Opéra, sur le trottoir, où il avait fait acheter le plus possible,
avec mesure cependant, pour ne pas trop relever les cours. Ses ordres
montaient à un million, et tous deux, jugeant le coup beaucoup trop
modeste encore, résolurent de rentrer en campagne. Ils avaient la
matinée. Mais, auparavant, ils se jetèrent sur les journaux, tremblant
d'y trouver la nouvelle, une note, une simple ligne qui ferait crouler
leur combinaison. Non! la presse ne savait rien, elle était toute à la
guerre, encombrée par des dépêches, par de longs détails sur la bataille
de Sadowa. Si aucun bruit ne transpirait avant deux heures de
l'après-midi, s'ils avaient à eux une heure de Bourse, une demi-heure
seulement, le coup était fait, ils opéraient la grande rafle sur la
juiverie, comme disait Saccard. Et ils se séparèrent de nouveau, chacun
courut de son côté engager d'autres millions dans la bataille.
Cette matinée-là, Saccard la passa à battre le pavé, flairant l'air,
ayant un tel besoin de marcher, qu'il avait renvoyé sa voiture, après sa
première course faite, il entra chez Kolb, où le tintement de l'or lui
fut délicieux à l'oreille, ainsi qu'une promesse de victoire; et il eut
la force de ne rien dire au banquier, qui ne savait rien. Il monta
ensuite chez Mazaud, non pour donner un nouvel ordre, simplement pour
feindre d'être inquiet au sujet de celui qu'il avait donné la veille. Là
aussi, on ignorait tout encore. Le petit Flory seul lui causa quelque
inquiétude, par la persistance avec laquelle il tournait autour de lui
la cause unique en était la profonde admiration du jeune employé pour
l'intelligence financière du directeur de l'Universelle; et, comme Mlle
Chuchu commençait à lui coûter gros il risquait quelques petites
opérations, il rêvait de connaître les ordres de son grand homme et de
se mettre dans son jeu.
Enfin, après un déjeuner rapide chez Champeaux, où il avait eu la joie
profonde d'entendre les doléances pessimistes de Moser et de Pillerault
lui-même, pronostiquant une nouvelle dégringolade des cours, Saccard,
dès midi et demi, se trouva sur la place de la Bourse. Il désirait,
selon son expression, voir arriver le monde. La chaleur était
accablante, un soleil ardent tombait d'aplomb, blanchissant les marches,
dont la réverbération chauffait le péristyle d'un air lourd et embrasé
de four; et les chaises vides craquaient dans ces flammes, tandis que
les spéculateurs, debout, cherchaient les minces raies d'ombre des
colonnes. Sous un arbre du jardin, il aperçut Busch et la Méchain, qui
se mirent à causer en le vivement voyant; même il lui sembla que tous
deux étaient sur le point de l'aborder, puisqu'ils se ravisaient:
savaient-ils donc quelque chose, ces bas chiffonniers des valeurs
tombées au ruisseau, en continuelle quête? un instant, il en eut le
frisson. Mais une voix l'appela, et il reconnut sur un banc Maugendre et
le capitaine Chave, tous les deux en querelle, car le premier,
maintenant, était plein de moqueries pour le petit jeu misérable du
capitaine, ce louis gagné sur le comptant, comme au fond d'un café de
province, après des parties de piquet acharnées: voyons, ce jour-là ne
pouvait-il risquer à coup sûr une opération sérieuse? la baisse
n'était-elle pas certaine, aussi éclatante que le soleil? Et il appelait
Saccard à témoin: n'est-ce pas qu'on baisserait? Lui, avait pris à la
baisse une forte position, si convaincu, qu'il y avait mis sa fortune.
Ainsi interrogé directement, Saccard répondit par des sourires, des
hochements de tête vagues avec le remords de ne pas avertir ce pauvre
homme qu'il avait connu si laborieux, d'esprit si net, lorsqu'il vendait
des bâches; mais il s'était juré le silence absolu, il avait la férocité
les trois hommes, riant très fort, redevinrent les meilleurs amis du
monde.
Cependant, Jordan avait enfin terminé sa chronique, et l'impatience le
prenait de voir revenir sa femme. Des rédacteurs arrivaient, il causa,
puis retourna dans l'antichambre. Et, là, il était resté un peu
scandalisé, de surprendre Dejoie, l'oreille collée contre la porte du
directeur, en train d'écouter, tandis que sa fille Nathalie faisait le
guet.
«N'entrez pas, balbutia le garçon de bureau, M. Saccard est toujours
là... Je croyais qu'on m'avait appelé...»
La vérité était que, mordu d'un âpre désir de gain, depuis qu'il avait
acheté huit actions entièrement libérées de l'Universelle, avec les
quatre mille francs d'économies laissées par sa femme, il ne vivait plus
que pour l'émotion joyeuse de voir monter ces actions; et, à genoux
devant Saccard, recueillant ses moindres mots, comme des paroles
d'oracle, il ne pouvait résister, quand il le savait là, au besoin de
connaître le fond de ses pensées, ce que disait le dieu dans le secret
du sanctuaire. D'ailleurs, cela était encore dégagé de tout égoïsme, il
ne songeait qu'à sa fille, il venait de s'exalter en calculant que ses
huit actions, au cours de sept cent cinquante francs, lui donnaient déjà
un gain de douze cents francs ce qui, joint au capital, lui faisait cinq
mille deux cents francs. Plus que cent francs de hausse, et il avait les
six mille francs rêvés, la dot que le cartonnier exigeait pour laisser
son fils épouser la petite. A cette idée, son coeur se fondait, il
regardait avec des larmes cette enfant qu'il avait élevée, dont il était
la vraie mère, dans le petit ménage si heureux qu'ils menaient ensemble,
depuis le retour de nourrice.
Mais il continua, très troublé, lâchant des paroles quelconques, pour
cacher son indiscrétion.
«Nathalie, qui est montée me dire un petit bonjour, vient de rencontrer
votre dame, monsieur Jordan.
--Oui, expliqua la jeune fille, elle tournait dans la rue Feydeau. Oh!
elle courait!»
Son père la laissait sortir à sa guise, certain d'elle, disait-il. Et il
avait raison de compter sur sa bonne conduite, car elle était trop
froide au fond, trop résolue à faire elle-même son bonheur, pour
compromettre par une sottise le mariage si longuement préparé. Avec sa
taille mince, ses grands yeux dans son joli visage pâle, elle s'aimait,
d'une égoïste obstination, l'air souriant.
Jordan, surpris, ne comprenant pas, s'écria:
«Comment, dans la rue Feydeau?»
Et il n'eut pas le temps de questionner davantage, car Marcelle entra,
essoufflée. Tout de suite, il l'emmena dans le cabinet voisin, y trouva
le rédacteur des tribunaux, dut se contenter de s'asseoir avec elle sur
une banquette, au fond du couloir.
«Eh bien?
--Eh bien, mon chéri, c'est fait, mais ça n'a pas été sans peine.»
Dans son contentement, il voyait qu'elle avait le coeur gros; et elle
lui dit tout, d'une voix basse et rapide, car elle avait beau se
promettre de lui cacher certaines choses; elle ne pouvait avoir de
secrets.
Depuis quelque temps, les Maugendre changeaient à l'égard de leur fille.
Elle les trouvait moins tendres, préoccupés, lentement envahis d'une
passion nouvelle, le jeu. C'était la commune histoire le père, un gros
homme calme et chauve, à favoris blancs, la mère, sèche, active, ayant
gagné sa part de la fortune, tous deux vivant trop grassement dans leur
maison, de leurs quinze mille francs de rentes, s'ennuyant à ne plus
rien faire. Lui, n'avait eu, dès lors, d'autre distraction que de
toucher son argent. A cette époque, il tonnait contre toute spéculation,
il haussait les épaules de colère et de pitié, en parlant des pauvres
imbéciles qui se font dépouiller, dans un tas de voleries aussi sottes
que malpropres. Mais, vers ce temps-là, une somme importante lui étant
rentrée, il avait eu l'idée de l'employer en reports: ça, ce n'était pas
de la spéculation, c'était un simple placement; seulement, à partir de
ce jour, il avait pris l'habitude, après son premier déjeuner, de lire
avec soin, dans son journal, la cote de la Bourse, pour suivre les
cours. Et le mal était parti de là, la fièvre l'avait brûlé peu à peu, à
voir la danse des valeurs, à vivre dans cet air empoisonné du jeu,
l'imagination hantée de millions conquis en une heure, lui qui avait mis
trente années à gagner quelques centaines de mille francs. Il ne pouvait
s'empêcher d'en entretenir sa femme, pendant chacun de leurs repas quels
coups il aurait faits, s'il n'avait pas juré de ne jamais jouer! et il
expliquait l'opération, il manoeuvrait ses fonds avec la savante
tactique d'un général en chambre, il finissait toujours par battre
triomphalement les parties adverses imaginaires, car il se piquait
d'être devenu de première force dans les questions de primes et de
reports. Sa femme, inquiète, lui déclarait qu'elle aimerait mieux se
noyer tout de suite, plutôt que de lui voir hasarder un sou; mais il la
rassurait, pour qui le prenait-elle? Jamais de la vie! Pourtant, une
occasion s'était présentée, tous deux, depuis longtemps, avaient la
folle envie de faire construire dans leur jardin, une petite serre de
cinq ou six mille francs; si bien qu'un soir, les mains tremblantes
d'une émotion délicieuse, il avait posé, sur la table à ouvrage de sa
femme, les six billets, en disant qu'il venait de gagner ça à la Bourse:
un coup dont il était sûr, une débauche qu'il promettait bien de ne pas
recommencer, qu'il avait risquée uniquement à cause de la serre. Elle,
partagée entre la colère et le saisissement de sa joie, n'avait point
osé le gronder. Le mois suivant, il se lançait dans une opération à
primes, en lui expliquant qu'il ne craignait rien, du moment où il
limitait sa perte. Puis, que diable! dans le tas, il y avait tout de
même de bonnes affaires, il aurait été bien sot de laisser le voisin en
profiter. Et, fatalement, il s'était mis à jouer à terme, petitement
d'abord, s'enhardissant peu à peu, tandis qu'elle, toujours agitée par
ses angoisses de bonne ménagère, les yeux en flammes pourtant au moindre
gain, continuait à lui prédire qu'il mourrait sur la paille.
Mais, surtout, le capitaine Chave, le frère de Mme Maugendre, blâmait
son beau-frère. Lui qui ne pouvait se suffire avec les dix-huit cents
francs de sa retraite, jouait bien à la Bourse; seulement, il était le
malin des malins. Il allait là comme un employé va à son bureau,
n'opérant que sur le comptant, ravi quand il emportait sa pièce de vingt
francs le soir: des opérations quotidiennes, faites à coup sûr, d'une
modestie telle, qu'elles échappaient aux catastrophes. Sa soeur lui
avait offert une chambre chez elle, dans la maison trop vaste, depuis
que Marcelle était mariée; mais il avait refusé, tenant à être libre,
ayant des vices, occupant une seule pièce, au fond d'un jardin de la rue
Nollet, où continuellement se glissaient des jupes. Ses gains devaient
passer en bonbons et en gâteaux pour ses petites amies. Toujours il
avait mis en garde Maugendre, lui répétant de ne pas jouer, de faire la
vie plutôt; et, quand ce dernier lui criait: «Mais vous?» il avait un
geste énergique: oh! lui, c'était différent, il n'avait pas quinze mille
francs de rente, sans ça! S'il jouait, la faute en était à cette saleté
de gouvernement qui marchandait aux vieux braves la joie de leur
vieillesse. Son grand argument contre le jeu était que,
mathématiquement, le joueur devait toujours perdre: s'il gagne, il a à
déduire le courtage et le droit de timbre; s'il perd, il a en plus à
payer les mêmes droits; de sorte que, même en admettant qu'il gagne
aussi souvent qu'il perd, il sort encore de sa poche le timbre et le
courtage. Annuellement, à la Bourse de Paris, ces droits produisent
l'énorme total de quatre-vingts millions. Et il brandissait ce chiffre,
quatre-vingts millions que ramassent l'État, les coulissiers et les
agents de change. Sur la banquette, au fond du corridor, Marcelle
confessait à son mari une partie de cette histoire.
«Mon chéri, il faut dire que je suis mal tombée. Maman faisait une
querelle à papa, à cause d'une perte qu'il a éprouvée à la Bourse...
Oui, il parait qu'il n'en sort plus. Ça m'a l'air si drôle, lui qui
autrefois n'admettait que le travail.... Enfin, ils se disputaient, et il
y avait là un journal, _La Cote financière_, que maman lui agitait sous
le nez, en lui criant qu'il n'y entendait rien, qu'elle avait bien prévu
la baisse, elle. Alors, il est allé chercher autre journal, justement
_L'Espérance_, et il a voulu lui montrer l'article où il avait pris son
renseignement.... Imagine-toi, c'est plein de journaux chez eux, ils sont
fourrés là-dedans du matin au soir, et je crois, Dieu me pardonne! que
maman commence à jouer, elle aussi malgré son air furieux.»
Jordan ne put s'empêcher de rire, tellement elle était amusante, dans
son chagrin à mimer la scène.
«Bref, je leur ai dit notre gêne, je les ai priés de nous prêter deux
cents francs, pour arrêter les poursuites. Et si tu les avais entendus
alors se récrier: deux cents francs, lorsqu'ils en perdaient deux mille
à la Bourse! Est-ce que je me moquais d'eux? est-ce que je voulais les
ruiner?... Jamais je ne les ai vus comme ça. Eux qui étaient si gentils
pour moi, qui auraient tout dépensé pour me faire des cadeaux! Il faut
vraiment qu'ils deviennent fous, car ça n'a pas de bon sens de se gâter
ainsi la vie, lorsqu'ils sont si heureux dans leur belle maison, sans un
tracas, n'ayant plus qu'à manger à l'aise la fortune si durement gagnée.
--J'espère bien que tu n'as pas insisté, dit Jordan.
--Mais si, j'ai insisté, et alors ils sont tombés sur toi.... Tu vois que
je te dis tout, je m'étais tant promis de garder ça pour moi, et puis ça
m'a échappé.. Ils m'ont répété qu'ils l'avaient bien prévu, que ce n'est
pas un métier d'écrire dans les journaux, que nous finirions à
l'hôpital.... Enfin, comme je me mettais en colère à mon tour, j'allais
partir, lorsque le capitaine est arrivé. Tu sais qu'il m'a toujours
adorée, l'onde Chave. Et, devant lui, ils sont devenus raisonnables,
d'autant plus qu'il triomphait, qu'il demandait à papa s'il allait
continuer à se faire voler.... Maman m'a prise à l'écart, m'a glissé
cinquante francs dans la main, en me disant qu'avec ça nous obtiendrions
quelques jours, le temps de nous retourner.
--Cinquante francs! une aumône! et tu les as acceptés?»
Marcelle lui avait tendrement saisi les mains, le calmant de toute sa
tranquille raison.
«Voyons, ne te fâche pas.... Oui, je les ai acceptés. Et j'ai si bien
compris que jamais tu n'oserais les porter à l'huissier, que j'y suis
allée tout de suite moi-même, chez cet huissier, tu sais, rue Cadet.
Mais figure-toi qu'il a refusé de les prendre, en m'expliquant qu'il
avait des ordres formels de M. Busch, et que M. Busch seul pouvait
arrêter les poursuites.... Oh! Ce Busch! Je ne hais personne, mais ce
qu'il m'exaspère et me dégoûte, celui-là! Ça ne fait rien, j'ai couru
chez lui, rue Feydeau, et il a bien fallu qu'il se contentât des
cinquante francs et voilà! nous en avons pour quinze jours à ne pas être
tourmentés.»
Une grosse émotion avait contracté le visage de Jordan, tandis que des
larmes qu'il retenait mouillaient le bord de ses yeux.
«Tu as fait cela, petite femme, tu as fait cela!
--Mais oui, je ne veux pas qu'on t'ennuie davantage, moi! Qu'est-ce que
ça me fait de recevoir des sottises, si on te laisse travailler
tranquille!»
Et elle riait maintenant, elle racontait son arrivée chez Busch, dans la
crasse de ses dossiers, la façon brutale dont il l'avait accueillie, ses
menaces de ne pas leur laisser une nippe, s'il n'était pas payé à
l'instant de toute la dette. Le drôle était qu'elle avait pris le régal
de le mettre hors de lui, en lui contestant la légitime propriété de
cette dette, ces trois cents francs de billets, montés avec les frais à
sept cent trente francs quinze centimes, et qui ne lui avaient peut-être
pas coûté cent sous, dans quelque lot de vieux chiffons. Il étranglait
de fureur: d'abord, il les avait justement achetés très cher, ceux-là;
puis, et son temps perdu, et la fatigue des courses qu'il avait faites
pendant deux ans pour retrouver le signataire, et l'intelligence qu'il
lui fallait déployer dans cette chasse à l'homme, est-ce qu'il ne devait
pas se rembourser, de tout ça? Tant pis pour ceux qui se laissaient
pincer! Enfin, il avait tout de même pris les cinquante francs, parce
que son système de prudence était de transiger toujours.
«Ah! petite femme, que tu es brave et que je t'aime!» dit Jordan, qui se
laissa aller à embrasser Marcelle, bien qu'à ce moment le secrétaire de
la rédaction passât.
Puis, baissant la voix:
«Combien te reste-t-il à la maison?
--Sept francs.
--Bon! reprit-il, très heureux, nous avons de quoi aller deux jours, et
je ne vais pas demander une avance, qu'on me refuserait d'ailleurs. Ça
me coûte trop.... Demain, j'irai voir si l'on veut me prendre un article
au Figaro.... Ah! si j'avais fini mon roman, si ça se vendait un petit
peu!»
Marcelle à son tour l'embrassait.
«Oui, va, ça marchera très bien!... Tu remontes avec moi n'est-ce pas?
Ce sera gentil et nous achèterons, pour demain matin, un hareng saur, au
coin de la rue de Clichy, où j'en ai vu de superbes. Ce soir, nous avons
des pommes de terre au lard.»
Jordan après avoir prié un camarade de revoir ses épreuves, partit avec
sa femme. D'ailleurs, Saccard et Huret s'en allaient, eux aussi. Dans la
rue, un coupé s'arrêtait justement devant la porte du journal; et ils en
virent descendre la baronne Sandorff, qui les salua d'un sourire, puis
qui monta lestement. Parfois, elle rendait ainsi visite à Jantrou.
Saccard, qu'elle excitait beaucoup, avec ses grands yeux meurtris, fut
sur le point de remonter.
En haut, dans le cabinet du directeur, la baronne ne voulut même pas
s'asseoir. Un petit bonjour en passant, uniquement l'idée de lui
demander s'il ne savait rien. Malgré sa brusque fortune, elle le
traitait toujours comme à l'époque où il venait chaque matin chez son
père, M. de Ladricourt, avec l'échine basse du remisier en quête d'un
ordre. Son père était d'une brutalité révoltante, elle ne pouvait
oublier le coup de pied dont il l'avait jeté à la porte, dans la colère
d'une grosse perte. Et, maintenant qu'elle le voyait à la source des
nouvelles, elle était redevenue familière, elle tâchait de le confesser.
«Eh bien, rien de nouveau?
--Ma foi, non, je ne sais rien.»
Mais elle continuait de le regarder en souriant persuadée qu'il ne
voulait rien dire. Alors, pour le forcer aux confidences, elle parla de
cette bête de guerre qui allait mettre aux prises l'Autriche, l'Italie
et la Prusse. La spéculation s'affolait, une terrible baisse se
déclarait sur les fonds italiens, ainsi que sur toutes les valeurs, du
reste. Et elle était fort ennuyée, car elle ignorait jusqu'à quel point
elle devait suivre ce mouvement, ayant d'assez grosses sommes engagées
pour la liquidation prochaine.
«Votre mari ne vous renseigne donc pas? demanda plaisamment Jantrou. Il
est pourtant bien placé, à l'ambassade.
--Oh! mon mari, murmura-t-elle avec un geste dédaigneux, mon mari, je
n'en tire plus rien.»
Il s'égaya davantage, il poussa les choses jusqu'à faire allusion au
procureur général Delcambre, l'amant qui, disait-on, payait ses
différences, quand elle se résignait à les payer.
«Et vos amis, ils ne savent donc rien, ni à la cour, palais?»
Elle affecta de ne pas comprendre, elle reprit, suppliante, sans le
quitter des yeux:
«Voyons, vous, soyez aimable.... Vous savez quelque chose.»
Déjà une fois, dans son enragement après toutes les jupes, malpropres ou
élégantes, qui l'effleuraient, il avait songé à se la payer, comme il
disait brutalement, cette joueuse, si familière avec lui. Mais, au
premier mot, au premier geste, elle s'était redressée, si répugnée, si
méprisante, qu'il avait bien juré de ne pas recommencer. Avec cet homme
que son père recevait à coups de pied, ah! jamais! Elle n'en était pas
encore là.
«Aimable, pourquoi le serais-je? dit-il en riant d'un air gêné. Vous ne
l'êtes guère avec moi.»
Tout de suite, elle redevint grave, les yeux durs. Et elle lui tournait
le dos pour s'en aller, lorsque, de dépit, cherchant à la blesser, il
ajouta:
«Vous venez de rencontrer Saccard à la porte, n'est-ce pas? Pourquoi ne
l'avez-vous pas interrogé lui, puisqu'il n'a rien à vous refuser?»
Elle revint brusquement.
«Que voulez-vous dire?
--Dame! ce qu'il vous plaira de comprendre.... Voyons, ne faites donc pas
la cachottière, je vous ai vue chez lui, je le connais!»
Une révolte la soulevait, tout l'orgueil de sa race, vivant encore,
remontait du fond trouble, de la boue où sa passion la noyait un peu
chaque jour. D'ailleurs, elle ne s'emporta pas, elle dit simplement
d'une voix nette et rude:
«Ah! ça, mon cher, pour qui me prenez-vous? Vous êtes fou.... Non, je ne
suis pas la maîtresse de votre Saccard, parce que je n'ai pas voulu.»
Et lui, alors, avec sa politesse fleurie de lettré, la salua d'une
révérence.
«Eh bien, madame, vous avez eu le plus grand tort.... Croyez-moi, si
c'est à recommencer, ne manquez pas l'affaire, parce que, vous qui êtes
toujours à la chasse des renseignements, vous les trouveriez, sans tant
de peine sous le traversin de ce monsieur-là... Oh! mon Dieu! oui, le
nid y sera bientôt, vous n'aurez qu'à y fourrer vos jolis doigts.»
Elle prit le parti de rire, comme résignée à faire la part de son
cynisme. Quand elle lui serra la main, il sentit la sienne toute froide.
Vraiment, s'en serait-elle tenue à sa corvée avec le glacial et osseux
Delcambre. Cette femme aux lèvres si rouges, que l'on disait insatiable?
Le mois de juin s'écoula, l'Italie avait déclaré, le 15, la guerre à
l'Autriche. D'autre part, la Prusse, en deux semaines à peine, par une
marche foudroyante, venait d'envahir le Hanovre, de conquérir les deux
Hesses, Bade, la Saxe, en surprenant en pleine paix des populations
désarmées. La France n'avait pas bougé, les gens bien informés
chuchotaient tout bas, à la Bourse, qu'une entente secrète la liait à la
Prusse, depuis que Bismarck s'était rendu près de l'empereur, à
Biarritz; et l'on parlait mystérieusement des compensations qui devaient
payer sa neutralité. Mais la baisse ne s'en accentuait pas moins, d'une
désastreuse façon. Lorsque, le 4 juillet, arriva la nouvelle de Sadowa,
ce coup de tonnerre si brusque, ce fut un effondrement de toutes les
valeurs. On croyait à une continuation acharnée de la guerre; car, si
l'Autriche était battue par la Prusse, elle avait vaincu l'Italie, à
Custozza; et l'on disait déjà qu'elle rassemblait les débris de son
armée, en abandonnant la Bohème Les ordres de vente pleuvaient à la
corbeille, on ne trouvait plus d'acheteurs.
Le 4 juillet, Saccard, qui était monté au journal très tard, vers six
heures, n'y trouva pas Jantrou, que ses passions, depuis quelque temps,
dérangeaient: des disparitions brusques, des bordées, d'où il revenait
anéanti, les yeux troubles, sans qu'on pût savoir qui, des filles ou de
l'alcool, le ravageait davantage. A ce moment-là, le journal se vidait,
il ne restait guère que Dejoie, dînant sur le coin de sa table, dans
l'antichambre. Et Saccard, après avoir écrit deux lettres, allait
partir, lorsque, le sang au visage, Huret entra en tempête, sans même
prendre le temps de refermer les portes.
«Mon bon ami, mon bon ami...»
Il étouffait, il mit les deux mains sur sa poitrine.
«Je sors de chez Rougon.... J'ai couru, parce que je n'avais pas de
fiacre. Enfin, j'en ai trouvé un.... Rougon a reçu une dépêche de là-bas.
Je l'ai vue.... Une nouvelle, une nouvelle...»
D'un geste violent, Saccard l'arrêta, et il se précipita pour fermer la
porte, ayant aperçu Dejoie qui rôdait déjà, l'oreille tendue.
«Enfin, quoi?
--Eh bien, l'empereur d'Autriche cède la Vénétie à l'empereur des
Français, en acceptant sa médiation, et ce dernier va s'adresser aux
rois de Prusse et d'Italie pour amener un armistice.»
Il y eut un silence.
«C'est la paix, alors?
--Évidemment.»
Saccard, saisi, sans idée encore, laissa échapper un juron.
«Tonnerre de Dieu! et toute la Bourse qui est à la baisse!»
Puis, machinalement:
«Et cette nouvelle, pas une âme ne la sait?
--Non, la dépêche est confidentielle, la note ne paraîtra pas même
demain matin au _Moniteur_. Paris ne saura sans doute rien avant
vingt-quatre heures.»
Alors, ce fut le coup de foudre, l'illumination brusque. Il courut de
nouveau à la porte, l'ouvrit pour voir si personne n'écoutait. Et il
était hors de lui, il revint se planter devant le député, le saisit par
les deux revers de sa redingote.
«Taisez-vous! pas si haut!... Nous sommes les maîtres, si Gundermann et
sa bande ne sont pas avertis.... Entendez-vous! pas un mot, à personne au
monde! ni à vos amis, ni à votre femme!... Justement, une chance!
Jantrou n'est pas là, nous serons seuls à savoir, nous aurons le temps
d'agir.... Oh! je ne veux pas travailler que pour moi. Vous en êtes, nos
collègues de l'Universelle en sont aussi. Seulement, un secret ne se
garde point à plusieurs. Tout est perdu, si la moindre indiscrétion se
commet demain, avant la Bourse.»
Huret, très ému, bouleversé de la grandeur du coup qu'ils allaient
tenter, promit d'être absolument muet. Et ils se distribuèrent la
besogne, ils décidèrent qu'il fallait tout de suite entrer en campagne.
Saccard avait déjà son chapeau, quand une question lui vint aux lèvres.
«Alors, c'est Rougon qui vous a chargé de m'apporter cette nouvelle?
--Sans doute.»
Il avait hésité, il mentait: la dépêche, simplement, traînait sur le
bureau du ministre, où il avait eu l'indiscrétion de la lire, étant
resté seul une minute. Mais, son intérêt se trouvant dans une entente
cordiale des deux frères, ce mensonge lui parut ensuite très adroit,
d'autant plus qu'il les savait peu désireux de se voir et de causer de
ces choses.
«Allons, déclara Saccard, il n'y a pas à dire, il a été gentil, cette
fois.... En route!»
Dans l'antichambre, il n'y avait toujours que Dejoie, qui s'était
efforcé d'entendre, sans rien saisir de distinct. Ils le sentirent
pourtant fiévreux, ayant flairé la proie énorme qui passait dans l'air,
si agité de cette odeur d'argent, qu'il se mit à la fenêtre du palier,
pour les voir traverser la cour.
La difficulté était d'agir vivement, avec la plus grande prudence. Aussi
se quittèrent-ils dans la rue: Huret se chargeait de la petite Bourse du
soir, tandis que Saccard, malgré l'heure tardive, se lançait à la
recherche des remisiers, des coulissiers, des agents de change, pour
donner des ordres d'achat. Seulement, ces ordres, il désirait les
diviser, les éparpiller le plus possible, par crainte d'éveiller un
soupçon; et, surtout, il voulut avoir l'air de rencontrer les gens, au
lieu d'aller les relancer chez eux, ce qui aurait paru singulier. Le
hasard le servit heureusement, il aperçut sur le boulevard l'agent de
change Jacoby, avec qui il plaisanta, et qui chargea d'une forte
opération, sans trop l'étonner. Cent pas plus loin, il tombait sur une
grande fille blonde, qu'il savait être la maîtresse d'un autre agent,
Delarocque, le beau-frère de Jacoby; et, comme elle disait justement
qu'elle l'attendait, cette nuit-là, il la chargea de lui remettre deux
mots écrits au crayon sur une carte. Puis, sachant que Mazaud se rendait
le soir à un banquet d'anciens condisciples, il s'arrangea pour se
trouver au restaurant, il changea les positions qu'il l'avait chargé de
prendre, le jour même. Mais sa plus grande chance, au moment où il
rentrait, vers minuit, ce fut d'être accosté par Massias, qui sortait
des Variétés. Ils remontèrent ensemble vers la rue Saint-Lazare, il eut
le temps de se poser en original qui croyait à la hausse, oh! pas tout
de suite; si bien qu'il finit par le charger d'ordres d'achat multiples
pour Nathansohn et d'autres coulissiers, en disant qu'il agissait au nom
d'un groupe d'amis, ce qui était vrai en somme. Quand il se coucha, il
avait pris position à la hausse, pour plus de cinq millions de valeurs.
Le lendemain matin, dès sept heures, Huret était chez Saccard, lui
racontant comment il avait opéré, à la petite Bourse, devant le passage
de l'Opéra, sur le trottoir, où il avait fait acheter le plus possible,
avec mesure cependant, pour ne pas trop relever les cours. Ses ordres
montaient à un million, et tous deux, jugeant le coup beaucoup trop
modeste encore, résolurent de rentrer en campagne. Ils avaient la
matinée. Mais, auparavant, ils se jetèrent sur les journaux, tremblant
d'y trouver la nouvelle, une note, une simple ligne qui ferait crouler
leur combinaison. Non! la presse ne savait rien, elle était toute à la
guerre, encombrée par des dépêches, par de longs détails sur la bataille
de Sadowa. Si aucun bruit ne transpirait avant deux heures de
l'après-midi, s'ils avaient à eux une heure de Bourse, une demi-heure
seulement, le coup était fait, ils opéraient la grande rafle sur la
juiverie, comme disait Saccard. Et ils se séparèrent de nouveau, chacun
courut de son côté engager d'autres millions dans la bataille.
Cette matinée-là, Saccard la passa à battre le pavé, flairant l'air,
ayant un tel besoin de marcher, qu'il avait renvoyé sa voiture, après sa
première course faite, il entra chez Kolb, où le tintement de l'or lui
fut délicieux à l'oreille, ainsi qu'une promesse de victoire; et il eut
la force de ne rien dire au banquier, qui ne savait rien. Il monta
ensuite chez Mazaud, non pour donner un nouvel ordre, simplement pour
feindre d'être inquiet au sujet de celui qu'il avait donné la veille. Là
aussi, on ignorait tout encore. Le petit Flory seul lui causa quelque
inquiétude, par la persistance avec laquelle il tournait autour de lui
la cause unique en était la profonde admiration du jeune employé pour
l'intelligence financière du directeur de l'Universelle; et, comme Mlle
Chuchu commençait à lui coûter gros il risquait quelques petites
opérations, il rêvait de connaître les ordres de son grand homme et de
se mettre dans son jeu.
Enfin, après un déjeuner rapide chez Champeaux, où il avait eu la joie
profonde d'entendre les doléances pessimistes de Moser et de Pillerault
lui-même, pronostiquant une nouvelle dégringolade des cours, Saccard,
dès midi et demi, se trouva sur la place de la Bourse. Il désirait,
selon son expression, voir arriver le monde. La chaleur était
accablante, un soleil ardent tombait d'aplomb, blanchissant les marches,
dont la réverbération chauffait le péristyle d'un air lourd et embrasé
de four; et les chaises vides craquaient dans ces flammes, tandis que
les spéculateurs, debout, cherchaient les minces raies d'ombre des
colonnes. Sous un arbre du jardin, il aperçut Busch et la Méchain, qui
se mirent à causer en le vivement voyant; même il lui sembla que tous
deux étaient sur le point de l'aborder, puisqu'ils se ravisaient:
savaient-ils donc quelque chose, ces bas chiffonniers des valeurs
tombées au ruisseau, en continuelle quête? un instant, il en eut le
frisson. Mais une voix l'appela, et il reconnut sur un banc Maugendre et
le capitaine Chave, tous les deux en querelle, car le premier,
maintenant, était plein de moqueries pour le petit jeu misérable du
capitaine, ce louis gagné sur le comptant, comme au fond d'un café de
province, après des parties de piquet acharnées: voyons, ce jour-là ne
pouvait-il risquer à coup sûr une opération sérieuse? la baisse
n'était-elle pas certaine, aussi éclatante que le soleil? Et il appelait
Saccard à témoin: n'est-ce pas qu'on baisserait? Lui, avait pris à la
baisse une forte position, si convaincu, qu'il y avait mis sa fortune.
Ainsi interrogé directement, Saccard répondit par des sourires, des
hochements de tête vagues avec le remords de ne pas avertir ce pauvre
homme qu'il avait connu si laborieux, d'esprit si net, lorsqu'il vendait
des bâches; mais il s'était juré le silence absolu, il avait la férocité
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