🕥 36-minute read

L'Argent - 15

Total number of words is 4678
Total number of unique words is 1591
41.7 of words are in the 2000 most common words
53.7 of words are in the 5000 most common words
59.3 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  tatouer des annonces aux endroits les plus délicats de leur personne,
  les trois hommes, riant très fort, redevinrent les meilleurs amis du
  monde.
  Cependant, Jordan avait enfin terminé sa chronique, et l'impatience le
  prenait de voir revenir sa femme. Des rédacteurs arrivaient, il causa,
  puis retourna dans l'antichambre. Et, là, il était resté un peu
  scandalisé, de surprendre Dejoie, l'oreille collée contre la porte du
  directeur, en train d'écouter, tandis que sa fille Nathalie faisait le
  guet.
  «N'entrez pas, balbutia le garçon de bureau, M. Saccard est toujours
  là... Je croyais qu'on m'avait appelé...»
  La vérité était que, mordu d'un âpre désir de gain, depuis qu'il avait
  acheté huit actions entièrement libérées de l'Universelle, avec les
  quatre mille francs d'économies laissées par sa femme, il ne vivait plus
  que pour l'émotion joyeuse de voir monter ces actions; et, à genoux
  devant Saccard, recueillant ses moindres mots, comme des paroles
  d'oracle, il ne pouvait résister, quand il le savait là, au besoin de
  connaître le fond de ses pensées, ce que disait le dieu dans le secret
  du sanctuaire. D'ailleurs, cela était encore dégagé de tout égoïsme, il
  ne songeait qu'à sa fille, il venait de s'exalter en calculant que ses
  huit actions, au cours de sept cent cinquante francs, lui donnaient déjà
  un gain de douze cents francs ce qui, joint au capital, lui faisait cinq
  mille deux cents francs. Plus que cent francs de hausse, et il avait les
  six mille francs rêvés, la dot que le cartonnier exigeait pour laisser
  son fils épouser la petite. A cette idée, son coeur se fondait, il
  regardait avec des larmes cette enfant qu'il avait élevée, dont il était
  la vraie mère, dans le petit ménage si heureux qu'ils menaient ensemble,
  depuis le retour de nourrice.
  Mais il continua, très troublé, lâchant des paroles quelconques, pour
  cacher son indiscrétion.
  «Nathalie, qui est montée me dire un petit bonjour, vient de rencontrer
  votre dame, monsieur Jordan.
  --Oui, expliqua la jeune fille, elle tournait dans la rue Feydeau. Oh!
  elle courait!»
  Son père la laissait sortir à sa guise, certain d'elle, disait-il. Et il
  avait raison de compter sur sa bonne conduite, car elle était trop
  froide au fond, trop résolue à faire elle-même son bonheur, pour
  compromettre par une sottise le mariage si longuement préparé. Avec sa
  taille mince, ses grands yeux dans son joli visage pâle, elle s'aimait,
  d'une égoïste obstination, l'air souriant.
  Jordan, surpris, ne comprenant pas, s'écria:
  «Comment, dans la rue Feydeau?»
  Et il n'eut pas le temps de questionner davantage, car Marcelle entra,
  essoufflée. Tout de suite, il l'emmena dans le cabinet voisin, y trouva
  le rédacteur des tribunaux, dut se contenter de s'asseoir avec elle sur
  une banquette, au fond du couloir.
  «Eh bien?
  --Eh bien, mon chéri, c'est fait, mais ça n'a pas été sans peine.»
  Dans son contentement, il voyait qu'elle avait le coeur gros; et elle
  lui dit tout, d'une voix basse et rapide, car elle avait beau se
  promettre de lui cacher certaines choses; elle ne pouvait avoir de
  secrets.
  Depuis quelque temps, les Maugendre changeaient à l'égard de leur fille.
  Elle les trouvait moins tendres, préoccupés, lentement envahis d'une
  passion nouvelle, le jeu. C'était la commune histoire le père, un gros
  homme calme et chauve, à favoris blancs, la mère, sèche, active, ayant
  gagné sa part de la fortune, tous deux vivant trop grassement dans leur
  maison, de leurs quinze mille francs de rentes, s'ennuyant à ne plus
  rien faire. Lui, n'avait eu, dès lors, d'autre distraction que de
  toucher son argent. A cette époque, il tonnait contre toute spéculation,
  il haussait les épaules de colère et de pitié, en parlant des pauvres
  imbéciles qui se font dépouiller, dans un tas de voleries aussi sottes
  que malpropres. Mais, vers ce temps-là, une somme importante lui étant
  rentrée, il avait eu l'idée de l'employer en reports: ça, ce n'était pas
  de la spéculation, c'était un simple placement; seulement, à partir de
  ce jour, il avait pris l'habitude, après son premier déjeuner, de lire
  avec soin, dans son journal, la cote de la Bourse, pour suivre les
  cours. Et le mal était parti de là, la fièvre l'avait brûlé peu à peu, à
  voir la danse des valeurs, à vivre dans cet air empoisonné du jeu,
  l'imagination hantée de millions conquis en une heure, lui qui avait mis
  trente années à gagner quelques centaines de mille francs. Il ne pouvait
  s'empêcher d'en entretenir sa femme, pendant chacun de leurs repas quels
  coups il aurait faits, s'il n'avait pas juré de ne jamais jouer! et il
  expliquait l'opération, il manoeuvrait ses fonds avec la savante
  tactique d'un général en chambre, il finissait toujours par battre
  triomphalement les parties adverses imaginaires, car il se piquait
  d'être devenu de première force dans les questions de primes et de
  reports. Sa femme, inquiète, lui déclarait qu'elle aimerait mieux se
  noyer tout de suite, plutôt que de lui voir hasarder un sou; mais il la
  rassurait, pour qui le prenait-elle? Jamais de la vie! Pourtant, une
  occasion s'était présentée, tous deux, depuis longtemps, avaient la
  folle envie de faire construire dans leur jardin, une petite serre de
  cinq ou six mille francs; si bien qu'un soir, les mains tremblantes
  d'une émotion délicieuse, il avait posé, sur la table à ouvrage de sa
  femme, les six billets, en disant qu'il venait de gagner ça à la Bourse:
  un coup dont il était sûr, une débauche qu'il promettait bien de ne pas
  recommencer, qu'il avait risquée uniquement à cause de la serre. Elle,
  partagée entre la colère et le saisissement de sa joie, n'avait point
  osé le gronder. Le mois suivant, il se lançait dans une opération à
  primes, en lui expliquant qu'il ne craignait rien, du moment où il
  limitait sa perte. Puis, que diable! dans le tas, il y avait tout de
  même de bonnes affaires, il aurait été bien sot de laisser le voisin en
  profiter. Et, fatalement, il s'était mis à jouer à terme, petitement
  d'abord, s'enhardissant peu à peu, tandis qu'elle, toujours agitée par
  ses angoisses de bonne ménagère, les yeux en flammes pourtant au moindre
  gain, continuait à lui prédire qu'il mourrait sur la paille.
  Mais, surtout, le capitaine Chave, le frère de Mme Maugendre, blâmait
  son beau-frère. Lui qui ne pouvait se suffire avec les dix-huit cents
  francs de sa retraite, jouait bien à la Bourse; seulement, il était le
  malin des malins. Il allait là comme un employé va à son bureau,
  n'opérant que sur le comptant, ravi quand il emportait sa pièce de vingt
  francs le soir: des opérations quotidiennes, faites à coup sûr, d'une
  modestie telle, qu'elles échappaient aux catastrophes. Sa soeur lui
  avait offert une chambre chez elle, dans la maison trop vaste, depuis
  que Marcelle était mariée; mais il avait refusé, tenant à être libre,
  ayant des vices, occupant une seule pièce, au fond d'un jardin de la rue
  Nollet, où continuellement se glissaient des jupes. Ses gains devaient
  passer en bonbons et en gâteaux pour ses petites amies. Toujours il
  avait mis en garde Maugendre, lui répétant de ne pas jouer, de faire la
  vie plutôt; et, quand ce dernier lui criait: «Mais vous?» il avait un
  geste énergique: oh! lui, c'était différent, il n'avait pas quinze mille
  francs de rente, sans ça! S'il jouait, la faute en était à cette saleté
  de gouvernement qui marchandait aux vieux braves la joie de leur
  vieillesse. Son grand argument contre le jeu était que,
  mathématiquement, le joueur devait toujours perdre: s'il gagne, il a à
  déduire le courtage et le droit de timbre; s'il perd, il a en plus à
  payer les mêmes droits; de sorte que, même en admettant qu'il gagne
  aussi souvent qu'il perd, il sort encore de sa poche le timbre et le
  courtage. Annuellement, à la Bourse de Paris, ces droits produisent
  l'énorme total de quatre-vingts millions. Et il brandissait ce chiffre,
  quatre-vingts millions que ramassent l'État, les coulissiers et les
  agents de change. Sur la banquette, au fond du corridor, Marcelle
  confessait à son mari une partie de cette histoire.
  «Mon chéri, il faut dire que je suis mal tombée. Maman faisait une
  querelle à papa, à cause d'une perte qu'il a éprouvée à la Bourse...
  Oui, il parait qu'il n'en sort plus. Ça m'a l'air si drôle, lui qui
  autrefois n'admettait que le travail.... Enfin, ils se disputaient, et il
  y avait là un journal, _La Cote financière_, que maman lui agitait sous
  le nez, en lui criant qu'il n'y entendait rien, qu'elle avait bien prévu
  la baisse, elle. Alors, il est allé chercher autre journal, justement
  _L'Espérance_, et il a voulu lui montrer l'article où il avait pris son
  renseignement.... Imagine-toi, c'est plein de journaux chez eux, ils sont
  fourrés là-dedans du matin au soir, et je crois, Dieu me pardonne! que
  maman commence à jouer, elle aussi malgré son air furieux.»
  Jordan ne put s'empêcher de rire, tellement elle était amusante, dans
  son chagrin à mimer la scène.
  «Bref, je leur ai dit notre gêne, je les ai priés de nous prêter deux
  cents francs, pour arrêter les poursuites. Et si tu les avais entendus
  alors se récrier: deux cents francs, lorsqu'ils en perdaient deux mille
  à la Bourse! Est-ce que je me moquais d'eux? est-ce que je voulais les
  ruiner?... Jamais je ne les ai vus comme ça. Eux qui étaient si gentils
  pour moi, qui auraient tout dépensé pour me faire des cadeaux! Il faut
  vraiment qu'ils deviennent fous, car ça n'a pas de bon sens de se gâter
  ainsi la vie, lorsqu'ils sont si heureux dans leur belle maison, sans un
  tracas, n'ayant plus qu'à manger à l'aise la fortune si durement gagnée.
  --J'espère bien que tu n'as pas insisté, dit Jordan.
  --Mais si, j'ai insisté, et alors ils sont tombés sur toi.... Tu vois que
  je te dis tout, je m'étais tant promis de garder ça pour moi, et puis ça
  m'a échappé.. Ils m'ont répété qu'ils l'avaient bien prévu, que ce n'est
  pas un métier d'écrire dans les journaux, que nous finirions à
  l'hôpital.... Enfin, comme je me mettais en colère à mon tour, j'allais
  partir, lorsque le capitaine est arrivé. Tu sais qu'il m'a toujours
  adorée, l'onde Chave. Et, devant lui, ils sont devenus raisonnables,
  d'autant plus qu'il triomphait, qu'il demandait à papa s'il allait
  continuer à se faire voler.... Maman m'a prise à l'écart, m'a glissé
  cinquante francs dans la main, en me disant qu'avec ça nous obtiendrions
  quelques jours, le temps de nous retourner.
  --Cinquante francs! une aumône! et tu les as acceptés?»
  Marcelle lui avait tendrement saisi les mains, le calmant de toute sa
  tranquille raison.
  «Voyons, ne te fâche pas.... Oui, je les ai acceptés. Et j'ai si bien
  compris que jamais tu n'oserais les porter à l'huissier, que j'y suis
  allée tout de suite moi-même, chez cet huissier, tu sais, rue Cadet.
  Mais figure-toi qu'il a refusé de les prendre, en m'expliquant qu'il
  avait des ordres formels de M. Busch, et que M. Busch seul pouvait
  arrêter les poursuites.... Oh! Ce Busch! Je ne hais personne, mais ce
  qu'il m'exaspère et me dégoûte, celui-là! Ça ne fait rien, j'ai couru
  chez lui, rue Feydeau, et il a bien fallu qu'il se contentât des
  cinquante francs et voilà! nous en avons pour quinze jours à ne pas être
  tourmentés.»
  Une grosse émotion avait contracté le visage de Jordan, tandis que des
  larmes qu'il retenait mouillaient le bord de ses yeux.
  «Tu as fait cela, petite femme, tu as fait cela!
  --Mais oui, je ne veux pas qu'on t'ennuie davantage, moi! Qu'est-ce que
  ça me fait de recevoir des sottises, si on te laisse travailler
  tranquille!»
  Et elle riait maintenant, elle racontait son arrivée chez Busch, dans la
  crasse de ses dossiers, la façon brutale dont il l'avait accueillie, ses
  menaces de ne pas leur laisser une nippe, s'il n'était pas payé à
  l'instant de toute la dette. Le drôle était qu'elle avait pris le régal
  de le mettre hors de lui, en lui contestant la légitime propriété de
  cette dette, ces trois cents francs de billets, montés avec les frais à
  sept cent trente francs quinze centimes, et qui ne lui avaient peut-être
  pas coûté cent sous, dans quelque lot de vieux chiffons. Il étranglait
  de fureur: d'abord, il les avait justement achetés très cher, ceux-là;
  puis, et son temps perdu, et la fatigue des courses qu'il avait faites
  pendant deux ans pour retrouver le signataire, et l'intelligence qu'il
  lui fallait déployer dans cette chasse à l'homme, est-ce qu'il ne devait
  pas se rembourser, de tout ça? Tant pis pour ceux qui se laissaient
  pincer! Enfin, il avait tout de même pris les cinquante francs, parce
  que son système de prudence était de transiger toujours.
  «Ah! petite femme, que tu es brave et que je t'aime!» dit Jordan, qui se
  laissa aller à embrasser Marcelle, bien qu'à ce moment le secrétaire de
  la rédaction passât.
  Puis, baissant la voix:
  «Combien te reste-t-il à la maison?
  --Sept francs.
  --Bon! reprit-il, très heureux, nous avons de quoi aller deux jours, et
  je ne vais pas demander une avance, qu'on me refuserait d'ailleurs. Ça
  me coûte trop.... Demain, j'irai voir si l'on veut me prendre un article
  au Figaro.... Ah! si j'avais fini mon roman, si ça se vendait un petit
  peu!»
  Marcelle à son tour l'embrassait.
  «Oui, va, ça marchera très bien!... Tu remontes avec moi n'est-ce pas?
  Ce sera gentil et nous achèterons, pour demain matin, un hareng saur, au
  coin de la rue de Clichy, où j'en ai vu de superbes. Ce soir, nous avons
  des pommes de terre au lard.»
  Jordan après avoir prié un camarade de revoir ses épreuves, partit avec
  sa femme. D'ailleurs, Saccard et Huret s'en allaient, eux aussi. Dans la
  rue, un coupé s'arrêtait justement devant la porte du journal; et ils en
  virent descendre la baronne Sandorff, qui les salua d'un sourire, puis
  qui monta lestement. Parfois, elle rendait ainsi visite à Jantrou.
  Saccard, qu'elle excitait beaucoup, avec ses grands yeux meurtris, fut
  sur le point de remonter.
  En haut, dans le cabinet du directeur, la baronne ne voulut même pas
  s'asseoir. Un petit bonjour en passant, uniquement l'idée de lui
  demander s'il ne savait rien. Malgré sa brusque fortune, elle le
  traitait toujours comme à l'époque où il venait chaque matin chez son
  père, M. de Ladricourt, avec l'échine basse du remisier en quête d'un
  ordre. Son père était d'une brutalité révoltante, elle ne pouvait
  oublier le coup de pied dont il l'avait jeté à la porte, dans la colère
  d'une grosse perte. Et, maintenant qu'elle le voyait à la source des
  nouvelles, elle était redevenue familière, elle tâchait de le confesser.
  «Eh bien, rien de nouveau?
  --Ma foi, non, je ne sais rien.»
  Mais elle continuait de le regarder en souriant persuadée qu'il ne
  voulait rien dire. Alors, pour le forcer aux confidences, elle parla de
  cette bête de guerre qui allait mettre aux prises l'Autriche, l'Italie
  et la Prusse. La spéculation s'affolait, une terrible baisse se
  déclarait sur les fonds italiens, ainsi que sur toutes les valeurs, du
  reste. Et elle était fort ennuyée, car elle ignorait jusqu'à quel point
  elle devait suivre ce mouvement, ayant d'assez grosses sommes engagées
  pour la liquidation prochaine.
  «Votre mari ne vous renseigne donc pas? demanda plaisamment Jantrou. Il
  est pourtant bien placé, à l'ambassade.
  --Oh! mon mari, murmura-t-elle avec un geste dédaigneux, mon mari, je
  n'en tire plus rien.»
  Il s'égaya davantage, il poussa les choses jusqu'à faire allusion au
  procureur général Delcambre, l'amant qui, disait-on, payait ses
  différences, quand elle se résignait à les payer.
  «Et vos amis, ils ne savent donc rien, ni à la cour, palais?»
  Elle affecta de ne pas comprendre, elle reprit, suppliante, sans le
  quitter des yeux:
  «Voyons, vous, soyez aimable.... Vous savez quelque chose.»
  Déjà une fois, dans son enragement après toutes les jupes, malpropres ou
  élégantes, qui l'effleuraient, il avait songé à se la payer, comme il
  disait brutalement, cette joueuse, si familière avec lui. Mais, au
  premier mot, au premier geste, elle s'était redressée, si répugnée, si
  méprisante, qu'il avait bien juré de ne pas recommencer. Avec cet homme
  que son père recevait à coups de pied, ah! jamais! Elle n'en était pas
  encore là.
  «Aimable, pourquoi le serais-je? dit-il en riant d'un air gêné. Vous ne
  l'êtes guère avec moi.»
  Tout de suite, elle redevint grave, les yeux durs. Et elle lui tournait
  le dos pour s'en aller, lorsque, de dépit, cherchant à la blesser, il
  ajouta:
  «Vous venez de rencontrer Saccard à la porte, n'est-ce pas? Pourquoi ne
  l'avez-vous pas interrogé lui, puisqu'il n'a rien à vous refuser?»
  Elle revint brusquement.
  «Que voulez-vous dire?
  --Dame! ce qu'il vous plaira de comprendre.... Voyons, ne faites donc pas
  la cachottière, je vous ai vue chez lui, je le connais!»
  Une révolte la soulevait, tout l'orgueil de sa race, vivant encore,
  remontait du fond trouble, de la boue où sa passion la noyait un peu
  chaque jour. D'ailleurs, elle ne s'emporta pas, elle dit simplement
  d'une voix nette et rude:
  «Ah! ça, mon cher, pour qui me prenez-vous? Vous êtes fou.... Non, je ne
  suis pas la maîtresse de votre Saccard, parce que je n'ai pas voulu.»
  Et lui, alors, avec sa politesse fleurie de lettré, la salua d'une
  révérence.
  «Eh bien, madame, vous avez eu le plus grand tort.... Croyez-moi, si
  c'est à recommencer, ne manquez pas l'affaire, parce que, vous qui êtes
  toujours à la chasse des renseignements, vous les trouveriez, sans tant
  de peine sous le traversin de ce monsieur-là... Oh! mon Dieu! oui, le
  nid y sera bientôt, vous n'aurez qu'à y fourrer vos jolis doigts.»
  Elle prit le parti de rire, comme résignée à faire la part de son
  cynisme. Quand elle lui serra la main, il sentit la sienne toute froide.
  Vraiment, s'en serait-elle tenue à sa corvée avec le glacial et osseux
  Delcambre. Cette femme aux lèvres si rouges, que l'on disait insatiable?
  Le mois de juin s'écoula, l'Italie avait déclaré, le 15, la guerre à
  l'Autriche. D'autre part, la Prusse, en deux semaines à peine, par une
  marche foudroyante, venait d'envahir le Hanovre, de conquérir les deux
  Hesses, Bade, la Saxe, en surprenant en pleine paix des populations
  désarmées. La France n'avait pas bougé, les gens bien informés
  chuchotaient tout bas, à la Bourse, qu'une entente secrète la liait à la
  Prusse, depuis que Bismarck s'était rendu près de l'empereur, à
  Biarritz; et l'on parlait mystérieusement des compensations qui devaient
  payer sa neutralité. Mais la baisse ne s'en accentuait pas moins, d'une
  désastreuse façon. Lorsque, le 4 juillet, arriva la nouvelle de Sadowa,
  ce coup de tonnerre si brusque, ce fut un effondrement de toutes les
  valeurs. On croyait à une continuation acharnée de la guerre; car, si
  l'Autriche était battue par la Prusse, elle avait vaincu l'Italie, à
  Custozza; et l'on disait déjà qu'elle rassemblait les débris de son
  armée, en abandonnant la Bohème Les ordres de vente pleuvaient à la
  corbeille, on ne trouvait plus d'acheteurs.
  Le 4 juillet, Saccard, qui était monté au journal très tard, vers six
  heures, n'y trouva pas Jantrou, que ses passions, depuis quelque temps,
  dérangeaient: des disparitions brusques, des bordées, d'où il revenait
  anéanti, les yeux troubles, sans qu'on pût savoir qui, des filles ou de
  l'alcool, le ravageait davantage. A ce moment-là, le journal se vidait,
  il ne restait guère que Dejoie, dînant sur le coin de sa table, dans
  l'antichambre. Et Saccard, après avoir écrit deux lettres, allait
  partir, lorsque, le sang au visage, Huret entra en tempête, sans même
  prendre le temps de refermer les portes.
  «Mon bon ami, mon bon ami...»
  Il étouffait, il mit les deux mains sur sa poitrine.
  «Je sors de chez Rougon.... J'ai couru, parce que je n'avais pas de
  fiacre. Enfin, j'en ai trouvé un.... Rougon a reçu une dépêche de là-bas.
  Je l'ai vue.... Une nouvelle, une nouvelle...»
  D'un geste violent, Saccard l'arrêta, et il se précipita pour fermer la
  porte, ayant aperçu Dejoie qui rôdait déjà, l'oreille tendue.
  «Enfin, quoi?
  --Eh bien, l'empereur d'Autriche cède la Vénétie à l'empereur des
  Français, en acceptant sa médiation, et ce dernier va s'adresser aux
  rois de Prusse et d'Italie pour amener un armistice.»
  Il y eut un silence.
  «C'est la paix, alors?
  --Évidemment.»
  Saccard, saisi, sans idée encore, laissa échapper un juron.
  «Tonnerre de Dieu! et toute la Bourse qui est à la baisse!»
  Puis, machinalement:
  «Et cette nouvelle, pas une âme ne la sait?
  --Non, la dépêche est confidentielle, la note ne paraîtra pas même
  demain matin au _Moniteur_. Paris ne saura sans doute rien avant
  vingt-quatre heures.»
  Alors, ce fut le coup de foudre, l'illumination brusque. Il courut de
  nouveau à la porte, l'ouvrit pour voir si personne n'écoutait. Et il
  était hors de lui, il revint se planter devant le député, le saisit par
  les deux revers de sa redingote.
  «Taisez-vous! pas si haut!... Nous sommes les maîtres, si Gundermann et
  sa bande ne sont pas avertis.... Entendez-vous! pas un mot, à personne au
  monde! ni à vos amis, ni à votre femme!... Justement, une chance!
  Jantrou n'est pas là, nous serons seuls à savoir, nous aurons le temps
  d'agir.... Oh! je ne veux pas travailler que pour moi. Vous en êtes, nos
  collègues de l'Universelle en sont aussi. Seulement, un secret ne se
  garde point à plusieurs. Tout est perdu, si la moindre indiscrétion se
  commet demain, avant la Bourse.»
  Huret, très ému, bouleversé de la grandeur du coup qu'ils allaient
  tenter, promit d'être absolument muet. Et ils se distribuèrent la
  besogne, ils décidèrent qu'il fallait tout de suite entrer en campagne.
  Saccard avait déjà son chapeau, quand une question lui vint aux lèvres.
  «Alors, c'est Rougon qui vous a chargé de m'apporter cette nouvelle?
  --Sans doute.»
  Il avait hésité, il mentait: la dépêche, simplement, traînait sur le
  bureau du ministre, où il avait eu l'indiscrétion de la lire, étant
  resté seul une minute. Mais, son intérêt se trouvant dans une entente
  cordiale des deux frères, ce mensonge lui parut ensuite très adroit,
  d'autant plus qu'il les savait peu désireux de se voir et de causer de
  ces choses.
  «Allons, déclara Saccard, il n'y a pas à dire, il a été gentil, cette
  fois.... En route!»
  Dans l'antichambre, il n'y avait toujours que Dejoie, qui s'était
  efforcé d'entendre, sans rien saisir de distinct. Ils le sentirent
  pourtant fiévreux, ayant flairé la proie énorme qui passait dans l'air,
  si agité de cette odeur d'argent, qu'il se mit à la fenêtre du palier,
  pour les voir traverser la cour.
  La difficulté était d'agir vivement, avec la plus grande prudence. Aussi
  se quittèrent-ils dans la rue: Huret se chargeait de la petite Bourse du
  soir, tandis que Saccard, malgré l'heure tardive, se lançait à la
  recherche des remisiers, des coulissiers, des agents de change, pour
  donner des ordres d'achat. Seulement, ces ordres, il désirait les
  diviser, les éparpiller le plus possible, par crainte d'éveiller un
  soupçon; et, surtout, il voulut avoir l'air de rencontrer les gens, au
  lieu d'aller les relancer chez eux, ce qui aurait paru singulier. Le
  hasard le servit heureusement, il aperçut sur le boulevard l'agent de
  change Jacoby, avec qui il plaisanta, et qui chargea d'une forte
  opération, sans trop l'étonner. Cent pas plus loin, il tombait sur une
  grande fille blonde, qu'il savait être la maîtresse d'un autre agent,
  Delarocque, le beau-frère de Jacoby; et, comme elle disait justement
  qu'elle l'attendait, cette nuit-là, il la chargea de lui remettre deux
  mots écrits au crayon sur une carte. Puis, sachant que Mazaud se rendait
  le soir à un banquet d'anciens condisciples, il s'arrangea pour se
  trouver au restaurant, il changea les positions qu'il l'avait chargé de
  prendre, le jour même. Mais sa plus grande chance, au moment où il
  rentrait, vers minuit, ce fut d'être accosté par Massias, qui sortait
  des Variétés. Ils remontèrent ensemble vers la rue Saint-Lazare, il eut
  le temps de se poser en original qui croyait à la hausse, oh! pas tout
  de suite; si bien qu'il finit par le charger d'ordres d'achat multiples
  pour Nathansohn et d'autres coulissiers, en disant qu'il agissait au nom
  d'un groupe d'amis, ce qui était vrai en somme. Quand il se coucha, il
  avait pris position à la hausse, pour plus de cinq millions de valeurs.
  Le lendemain matin, dès sept heures, Huret était chez Saccard, lui
  racontant comment il avait opéré, à la petite Bourse, devant le passage
  de l'Opéra, sur le trottoir, où il avait fait acheter le plus possible,
  avec mesure cependant, pour ne pas trop relever les cours. Ses ordres
  montaient à un million, et tous deux, jugeant le coup beaucoup trop
  modeste encore, résolurent de rentrer en campagne. Ils avaient la
  matinée. Mais, auparavant, ils se jetèrent sur les journaux, tremblant
  d'y trouver la nouvelle, une note, une simple ligne qui ferait crouler
  leur combinaison. Non! la presse ne savait rien, elle était toute à la
  guerre, encombrée par des dépêches, par de longs détails sur la bataille
  de Sadowa. Si aucun bruit ne transpirait avant deux heures de
  l'après-midi, s'ils avaient à eux une heure de Bourse, une demi-heure
  seulement, le coup était fait, ils opéraient la grande rafle sur la
  juiverie, comme disait Saccard. Et ils se séparèrent de nouveau, chacun
  courut de son côté engager d'autres millions dans la bataille.
  Cette matinée-là, Saccard la passa à battre le pavé, flairant l'air,
  ayant un tel besoin de marcher, qu'il avait renvoyé sa voiture, après sa
  première course faite, il entra chez Kolb, où le tintement de l'or lui
  fut délicieux à l'oreille, ainsi qu'une promesse de victoire; et il eut
  la force de ne rien dire au banquier, qui ne savait rien. Il monta
  ensuite chez Mazaud, non pour donner un nouvel ordre, simplement pour
  feindre d'être inquiet au sujet de celui qu'il avait donné la veille. Là
  aussi, on ignorait tout encore. Le petit Flory seul lui causa quelque
  inquiétude, par la persistance avec laquelle il tournait autour de lui
  la cause unique en était la profonde admiration du jeune employé pour
  l'intelligence financière du directeur de l'Universelle; et, comme Mlle
  Chuchu commençait à lui coûter gros il risquait quelques petites
  opérations, il rêvait de connaître les ordres de son grand homme et de
  se mettre dans son jeu.
  Enfin, après un déjeuner rapide chez Champeaux, où il avait eu la joie
  profonde d'entendre les doléances pessimistes de Moser et de Pillerault
  lui-même, pronostiquant une nouvelle dégringolade des cours, Saccard,
  dès midi et demi, se trouva sur la place de la Bourse. Il désirait,
  selon son expression, voir arriver le monde. La chaleur était
  accablante, un soleil ardent tombait d'aplomb, blanchissant les marches,
  dont la réverbération chauffait le péristyle d'un air lourd et embrasé
  de four; et les chaises vides craquaient dans ces flammes, tandis que
  les spéculateurs, debout, cherchaient les minces raies d'ombre des
  colonnes. Sous un arbre du jardin, il aperçut Busch et la Méchain, qui
  se mirent à causer en le vivement voyant; même il lui sembla que tous
  deux étaient sur le point de l'aborder, puisqu'ils se ravisaient:
  savaient-ils donc quelque chose, ces bas chiffonniers des valeurs
  tombées au ruisseau, en continuelle quête? un instant, il en eut le
  frisson. Mais une voix l'appela, et il reconnut sur un banc Maugendre et
  le capitaine Chave, tous les deux en querelle, car le premier,
  maintenant, était plein de moqueries pour le petit jeu misérable du
  capitaine, ce louis gagné sur le comptant, comme au fond d'un café de
  province, après des parties de piquet acharnées: voyons, ce jour-là ne
  pouvait-il risquer à coup sûr une opération sérieuse? la baisse
  n'était-elle pas certaine, aussi éclatante que le soleil? Et il appelait
  Saccard à témoin: n'est-ce pas qu'on baisserait? Lui, avait pris à la
  baisse une forte position, si convaincu, qu'il y avait mis sa fortune.
  Ainsi interrogé directement, Saccard répondit par des sourires, des
  hochements de tête vagues avec le remords de ne pas avertir ce pauvre
  homme qu'il avait connu si laborieux, d'esprit si net, lorsqu'il vendait
  des bâches; mais il s'était juré le silence absolu, il avait la férocité
  
You have read 1 text from French literature.