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L'Argent - 11

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  la plus pressante. Majestueux, le marquis de Bohain se désintéressait.
  Enfin, l'ingénieur céda, il fut nommé président, et l'on choisit pour
  vice-président un obscur agronome, ancien conseiller d'État, le vicomte
  de Robin-Chagot, homme doux et ladre, excellente machine à signatures.
  Quant au secrétaire, il fut pris en dehors du conseil, dans le personnel
  des bureaux de la banque, le chef du service des émissions. Et, comme la
  nuit venait, dans la grande pièce grave, une ombre verdie d'une infinie
  tristesse, on jugea la besogne bonne et suffisante, on se sépara après
  avoir réglé les séances à deux par mois, le petit conseil le quinze, et
  le grand conseil le trente.
  Saccard et Hamelin remontèrent ensemble dans la salle des épures, où Mme
  Caroline les attendait. Elle vit bien tout de suite, à l'embarras de son
  frère, qu'il venait de céder une fois encore, par faiblesse; et, un
  instant, elle en fut très fâchée.
  «Mais, voyons, ce n'est pas raisonnable! cria Saccard. Songez que le
  président touche trente mille francs, chiffre qui sera doublé, lorsque
  nos affaires s'étendront. Vous n'êtes pas assez riches pour dédaigner
  cet avantage.... Et que craignez-vous, dites?
  --Mais je crains tout, répondit Mme Caroline. Mon frère ne sera pas là,
  moi-même je n'entends rien à l'argent.... Tenez! ces cinq cents actions
  que vous avez inscrites pour lui sans qu'il les paie tout de suite, eh
  bien, n'est-ce pas irrégulier, ne serait-il pas en faute, si l'opération
  tournait mal?»
  Il s'était mis à rire.
  «Une belle histoire! cinq cents actions, un premier versement de
  soixante-deux mille cinq cents francs! Si, au premier bénéfice, avant
  six mois, il ne pouvait rembourser cela, autant vaudrait-il nous aller
  jeter sur-le-champ à la Seine, plutôt que de nous donner le souci de
  rien entreprendre.... Non, vous pouvez être tranquille, la spéculation ne
  dévore que les maladroits.»
  Elle restait sévère, dans l'ombre croissante de la pièce. Mais on
  apporta deux lampes, et les murs furent largement éclairés, les vastes
  plans, les aquarelles vives, qui la faisaient si souvent rêver des pays
  de là-bas. La plaine encore était nue, les montagnes barraient
  l'horizon, elle évoquait la détresse de ce vieux monde endormi sur ses
  trésors, et que la science alliait réveiller dans sa crasse et dans son
  ignorance. Que de grandes et belles et bonnes choses à accomplir! Peu à
  peu, une vision lui montrait des générations nouvelles, toute une
  humanité plus forte et plus heureuse poussant de l'antique sol, labouré
  à nouveau par le progrès.
  «La spéculation, la spéculation, répéta-t-elle machinalement, combattue
  de doute. Ah! j'en ai le coeur troublé d'angoisse.»
  Saccard, qui connaissait bien ses habituelles pensées, avait suivi sur
  son visage cet espoir de l'avenir.
  «Oui, la spéculation. Pourquoi ce mot vous fait-il peur?... Mais la
  spéculation, c'est l'appât même de la vie, c'est l'éternel désir qui
  force à lutter et à vivre.... Si j'osais une comparaison, je vous
  convaincrais...»
  Il riait de nouveau, pris d'un scrupule de délicatesse.
  Puis, il osa tout de même, volontiers brutal devant les femmes.
  «Voyons, pensez-vous que sans... comment dirai-je? sans la luxure, on
  ferait beaucoup d'enfants?... Sur cent enfants qu'on manque de faire, il
  arrive qu'on en fabrique un à peine. C'est l'excès qui amène le
  nécessaire, n'est-ce pas?
  --Certes, répondit-elle, gênée.
  --Eh bien, sans la spéculation, on ne ferait pas d'affaires, ma chère
  amie.... Pourquoi diable voulez-vous que je sorte mon argent, que je
  risque ma fortune, si vous ne me promettez pas une jouissance
  extraordinaire, un brusque bonheur qui m'ouvre le ciel?... Avec la
  rémunération légitime et médiocre du travail, le sage équilibre des
  transactions quotidiennes, c'est un désert d'une platitude extrême que
  l'existence, un marais où toutes les forces dorment et croupissent;
  tandis que, violemment, faites flamber un rêve à l'horizon, promettez
  qu'avec un sou on en gagnera cent, offrez à tous ces endormis de se
  mettre à la chasse de l'impossible, des millions conquis en deux heures,
  au milieu des plus effroyables casse-cou; et la course commence, les
  énergies sont décuplées, la bousculade est telle, que, tout en suant
  uniquement pour leur plaisir, les gens arrivent parfois à faire des
  enfants, je veux dire des choses vivantes, grandes et belles.... Ah!
  dame! il y a beaucoup de saletés inutiles, mais certainement le monde
  finirait sans elles.»
  Mme Caroline s'était décidée à rire, elle aussi; car elle n'avait point
  de pruderie.
  «Alors, dit-elle, votre conclusion est qu'il faut s'y résigner, puisque
  cela est dans le plan de la nature.... Vous avez raison, la vie n'est pas
  propre.»
  Et une véritable bravoure lui était venue, à cette idée que chaque pas
  en avant s'était fait dans le sang et la boue. Il fallait vouloir. Le
  long des murs, ses yeux n'avaient pas quitté les plans et les dessins,
  et l'avenir s'évoquait, des ports, des canaux, des routes, des chemins
  de fer, des campagnes aux fermes immenses et outillées comme des usines,
  des villes nouvelles, saines, intelligentes, où l'on vivait très vieux
  et très savant.
  «Allons, reprit-elle gaiement, il faut bien que je cède, comme
  toujours.... Tâchons de faire un peu de bien pour qu'on nous pardonne.»
  Son frère, resté silencieux, s'était approché et l'embrassait. Elle le
  menaça du doigt.
  «Oh! toi, tu es un câlin. Je te connais.... Demain, quand tu nous auras
  quittés, tu ne t'inquiéteras guère de savoir ce qui se passe ici; et,
  là-bas, dès que tu te seras enfoncé dans tes travaux, tout ira bien, tu
  rêveras de triomphe, pendant que l'affaire craquera sous nos pieds
  peut-être.
  --Mais, cria plaisamment Saccard, puisqu'il est entendu qu'il vous
  laisse près de moi comme un gendarme, pour m'empoigner, si je me conduis
  mal!»
  Tous trois éclatèrent.
  «Et vous pouvez y compter, que je vous empoignerais!... Rappelez-vous ce
  que vous nous avez promis à nous d'abord, puis à tant d'autres, par
  exemple à mon brave Dejoie, que je vous recommande bien.... Ah! et à nos
  voisines aussi, ces pauvres dames de Beauvilliers, que j'ai vues
  aujourd'hui surveillant le lavage de quelques nippes fait par leur
  cuisinière, sans doute pour diminuer le compte de la blanchisseuse.»
  Un instant encore, ils causèrent très amicalement tous trois, et le
  départ d'Hamelin fut réglé d'une façon définitive.
  Comme Saccard redescendait à son cabinet, le valet de chambre lui dit
  qu'une femme s'était obstinée à l'attendre, bien qu'il lui eût répondu
  qu'il y avait conseil et que monsieur ne pourrait sans doute pas la
  recevoir. D'abord, fatigué, il s'emporta, donna l'ordre de la renvoyer;
  puis, la pensée qu'il se devait au succès, la crainte de changer la
  veine, s'il fermait sa porte, le firent se raviser. Le flot des
  solliciteurs augmentait chaque jour, et cette foule lui apportait une
  ivresse.
  Une seule lampe éclairait le cabinet, il ne voyait pas bien la
  visiteuse.
  «C'est M. Busch qui m'envoie, monsieur...»
  La colère le tint debout, et il ne lui dit même pas de s'asseoir. Cette
  voix grêle, dans ce corps débordant, venait de lui faire reconnaître Mme
  Méchain. Une jolie actionnaire, cette acheteuse d'actions à la livre!
  Elle, tranquillement, expliquait que Busch l'envoyait pour avoir des
  renseignements sur l'émission de la Banque universelle. Restait-il des
  titres disponibles? Pouvait-on espérer en obtenir, avec la prime
  accordée aux syndicataires? Mais ce n'était là, sûrement, qu'un
  prétexte, une façon d'entrer, de voir la maison, d'espionner ce qu'il
  s'y faisait, et de le tâter lui-même; car ses yeux minces percés à la
  vrille dans la graisse de son visage, furetaient partout, revenaient
  sans cesse le fouiller jusqu'à l'âme. Busch, après avoir patienté
  longtemps, mûrissant la fameuse affaire de l'enfant abandonné, se
  décidait à agir et l'envoyait en éclaireur.
  «Il n'y a plus rien», répondit brutalement Saccard. Elle sentit qu'elle
  n'en apprendrait pas davantage, qu'il serait imprudent de tenter quelque
  chose. Aussi, ce jour-là, sans lui laisser le temps de la pousser
  dehors, fit-elle d'elle-même un pas vers la porte.
  «Pourquoi ne me demandez-vous pas des actions pour vous?» reprit-il,
  voulant être blessant.
  De sa voix zézayante, sa voix pointue qui avait l'air de se moquer, elle
  répondit:
  «Oh! moi, ce n'est pas mon genre d'opérations.... Moi, j'attends.»
  Et, à cette minute, ayant aperçu le vaste sac de cuir usé, qui ne la
  quittait point, il fut traversé d'un frisson. Un jour où tout avait
  marché à souhait, le jour où il était si heureux de voir naître enfin la
  maison de crédit tant désirée, est-ce que cette vieille coquine allait
  être la fée mauvaise, celle qui jette un sort sur les princesses au
  berceau? Il le sentait plein de valeurs dépréciées, de titres déclassés,
  ce sac qu'elle venait promener dans les bureaux de sa banque naissante;
  il croyait comprendre qu'elle menaçait d'attendre aussi longtemps qu'il
  serait nécessaire, pour y enterrer à leur tour ses actions à lui, quand
  la maison croulerait. C'était le cri du corbeau qui part avec l'armée en
  marche, la suit jusqu'au soir du carnage, plane et s'abat, sachant qu'il
  y aura des morts à manger.
  «Au revoir, monsieur», dit la Méchain en se retirant, essoufflée et très
  polie.»
  
  
  V
  
  Un mois plus tard, dans les premiers jours de novembre, l'installation
  de la Banque universelle n'était pas terminée. Il y avait encore des
  menuisiers qui posaient des boiseries, des peintres qui achevaient de
  mastiquer l'énorme toiture vitrée dont on avait couvert la cour.
  Cette lenteur venait de Saccard, qui, mécontent de la mesquinerie de
  l'installation, prolongeait les travaux par des exigences de luxe; et,
  ne pouvant repousser les murs, pour contenter son continuel rêve de
  l'énorme, il avait fini par se fâcher et par se décharger sur Mme
  Caroline du soin de congédier enfin les entrepreneurs. Celle-ci
  surveillait donc la pose des derniers guichets. Il y avait un nombre de
  guichets extraordinaire; la cour, transformée hall central, en était
  entourée: guichets grillagés, sévères et dignes, surmontés de belles
  plaques de cuivre, portant les indications en lettres noires. En somme,
  l'aménagement, bien que réalisé dans un local un peu étroit, était d'une
  disposition heureuse: au rez-de-chaussée, les services qui devaient être
  en relation suivie avec le public, les différentes caisses, les
  émissions, toutes les opérations courantes de banque; et, en haut, le
  mécanisme en quelque sorte intérieur, la direction, la correspondance,
  la comptabilité, les bureaux du contentieux et du personnel. Au total,
  dans un espace si resserré, s'agitaient là plus de deux cent employés.
  Et ce qui frappait déjà, en entrant, même au milieu de la bousculade des
  ouvriers, finissant de taper leurs clous, c'était cet air de sévérité,
  un air de probité antique, fleurant vaguement la sacristie, qui
  provenait sans doute du local, de ce vieil hôtel humide et noir,
  silencieux, à l'ombre des arbres du jardin voisin. On avait la sensation
  de pénétrer dans une maison dévote.
  Un après-midi, revenant de la Bourse, Saccard lui-même eut cette
  sensation, qui le surprit. Cela le consola des dorures absentes. Il
  témoigna de son contentement à Mme Caroline.
  «Eh bien, tout de même, pour commencer, c'est gentil. On a l'air en
  famille, une vraie petite chapelle. Plus tard, on verra.... Merci, ma
  belle amie, de la peine que vous vous donnez, depuis que votre frère est
  absent.»
  Et, comme il avait pour principe d'utiliser les circonstances imprévues,
  il s'ingénia dès lors à développer cette apparence austère de la maison,
  il exigea de ses employés une tenue de jeunes officiants, on ne parla
  plus que d'une voix mesurée, on reçut et on donna l'argent avec une
  discrétion toute cléricale.
  Jamais Saccard, dans sa vie tumultueuse, ne s'était dépensé avec autant
  d'activité. Le matin, dès sept heures, avant tous les employés, et avant
  même que le garçon de bureau eût allumé le feu, il était dans son
  cabinet, à dépouiller le courrier, à répondre déjà aux lettres les plus
  pressées. Puis, c'était, jusqu'à onze heures, un interminable galop, les
  amis et les clients considérables, les agents de change, les
  coulissiers, les remisiers, toute la nuée de la finance; sans compter le
  défilé des chefs de service de la maison venant aux ordres. Lui-même,
  dès qu'il avait une minute de répit, se levait, faisait une rapide
  inspection des divers bureaux, où les employés vivaient dans la terreur
  de ses apparitions brusques, qui se produisaient à des heures sans cesse
  différentes. A onze heures il montait déjeuner avec Mme Caroline,
  mangeait largement, buvait de même, avec une aisance d'homme maigre,
  sans en être incommodé; et l'heure pleine qu'il employait là n'était pas
  perdue, car c'était le moment où, comme il le disait, il confessait sa
  belle amie, c'est-à-dire où il lui demandait son avis sur les hommes et
  sur les choses, quitte à ne pas savoir le plus souvent profiter de sa
  grande sagesse. A midi, il sortait, allait à la Bourse, voulant y être
  un des premiers, pour voir et causer. Du reste, il ne jouait pas
  ouvertement, se trouvait là ainsi qu'à un rendez-vous naturel, où il
  était certain de rencontrer les clients de sa banque. Pourtant, son
  influence s'y indiquait déjà, il y était rentré en victorieux, en homme
  solide, appuyé désormais sur de vrais millions; et les malins se
  parlaient à voix basse en le regardant, chuchotaient des rumeurs
  extraordinaires, lui prédisaient la royauté. Vers trois heures et demie,
  il était toujours rentré, il s'attelait à la fastidieuse besogne des
  signatures, tellement entraîné à cette course mécanique de la main,
  qu'il mandait des employés, donnait des réponses, réglait des affaires,
  la tête libre et parlant à l'aise, sans discontinuer de signer. Jusqu'à
  six heures, il recevait encore des visites, terminait le travail du
  jour, préparait celui du lendemain. Et, quand il remontait près de Mme
  Caroline, c'était pour un repas plus copieux que celui de onze heures,
  des poissons fins et du gibier surtout, avec des caprices de vins qui le
  faisaient dîner au bourgogne, au bordeaux, au champagne, selon l'heureux
  emploi de sa journée.
  «Dites que je ne suis pas sage! s'écriait-il parfois, en riant. Au lieu
  de courir les femmes, les cercles, les théâtres, je vis là, en bon
  bourgeois, près de vous.... Il faut écrire cela à votre frère, pour le
  rassurer.»
  Il n'était pas si sage qu'il le prétendait, ayant eu, à cette époque, la
  fantaisie d'une petite chanteuse des Bouffes! et il s'était même un jour
  oublié, à son tour, chez Germaine Coeur, où il n'avait trouvé aucune
  satisfaction. La vérité était que, le soir, il tombait de fatigue.
  Il vivait, d'ailleurs, dans un tel désir, dans une telle anxiété du
  succès, que ses autres appétits allaient en rester comme diminués et
  paralysés, tant qu'il ne se sentirait pas triomphant, maître indiscuté
  de la fortune.
  «Bah! répondait gaiement Mme Caroline, mon frère a toujours été si sage,
  que la sagesse est pour lui une condition de nature, et non un mérite...
  Je lui ai écrit hier que je vous avais déterminé à ne pas faire redorer
  la salle du conseil. Cela lui fera plus de plaisir.»
  Ce fut donc par un après-midi très froid des premiers jours de novembre,
  au moment où Mme Caroline donnait au maître peintre l'ordre de lessiver
  simplement les peintures de cette salle, qu'on lui apporta une carte, en
  lui disant que la personne insistait beaucoup pour la voir. La carte,
  malpropre, portait le nom de Busch, imprimé grossièrement. Elle ne
  connaissait pas ce nom, elle donna l'ordre de faire monter chez elle,
  dans le cabinet de son frère, où elle recevait.
  Si Busch, depuis bientôt six grands mois, patientait, n'utilisait pas
  l'extraordinaire découverte qu'il avait faite d'un fils naturel de
  Saccard, c'était d'abord pour les raisons qu'il avait pressenties, le
  médiocre résultat qu'il y aurait à tirer seulement de lui les six cents
  francs de billets souscrits à la mère, la difficulté extrême de le faire
  chanter pour en obtenir davantage, une somme raisonnable de quelques
  milliers de francs. Un homme veuf, libre de toutes entraves, que le
  scandale n'effrayait guère, comment le terroriser, lui faire payer cher
  ce vilain cadeau d'un enfant de hasard, poussé dans la boue, graine de
  souteneur et d'assassin? Sans doute, la Méchain avait laborieusement
  dressé un gros compte de frais, environ six mille francs: des pièces de
  vingt sous prêtées à Rosalie Chavaille, sa cousine, la mère du petit,
  puis ce que lui avait coûté la maladie de la malheureuse, son
  enterrement, l'entretien de sa tombe, enfin ce qu'elle dépensait pour
  Victor lui-même depuis qu'il était tombé à sa charge, la nourriture, les
  vêtements, un tas de choses. Mais, dans le cas où Saccard n'aurait point
  la paternité tendre, n'était-il pas croyable qu'il allait les envoyer
  promener? car rien au monde ne la prouverait, cette paternité, sinon la
  ressemblance de l'enfant; et ils ne tireraient toujours de lui que
  l'argent des billets, encore s'il n'invoquait pas la prescription.
  D'autre part, si Busch avait tant tardé, c'était qu'il venait de passer
  des semaines d'affreuse inquiétude, près de son frère Sigismond, couché,
  terrassé par la phtisie. Pendant quinze jours surtout, ce terrible
  remueur d'affaires avait tout négligé, tout oublié des mille pistes
  enchevêtrées qu'il suivait, ne paraissant plus à la Bourse, ne traquant
  plus un débiteur, ne quittant pas le chevet du malade, qu'il veillait,
  soignait, changeait, comme une mère. Devenu prodigue, lui d'une ladrerie
  immonde, il appelait les premiers médecins de Paris, aurait voulu payer
  les remèdes plus cher au pharmacien, pour qu'ils fussent plus efficaces;
  et, comme les médecins avaient défendu tout travail, et que Sigismond
  s'entêtait, il lui cachait ses papiers, ses livres. Entre eux, c'était
  devenu une guerre de ruses. Dès que, vaincu par la fatigue, son gardien
  s'endormait, le jeune homme, trempé de sueur, dévoré de fièvre,
  retrouvait un bout de crayon, une marge de journal, se remettait à des
  calculs, distribuant la richesse selon son rêve de justice, assurant à
  chacun sa part de bonheur et de vie. Et Busch, à son réveil, s'irritait
  de le voir plus malade, le coeur crevé de ce qu'il donnait ainsi à sa
  chimère le peu qu'il lui restait d'existence. Faire joujou avec ces
  bêtises-là, il le lui permettait, comme on permet des pantins à un
  enfant, lorsqu'il était en bonne santé; mais s'assassiner avec des idées
  folles, impraticables, vraiment c'était imbécile! Enfin, ayant consenti
  à être sage, par affection pour son grand frère, Sigismond avait repris
  quelque force, et il commençait à se lever.
  Ce fut alors que Busch, se remettant à ses besognes, déclara qu'il
  fallait liquider l'affaire Saccard, d'autant plus que Saccard était
  rentré en conquérant à la Bourse et qu'il redevenait un personnage d'une
  solvabilité indiscutable. Le rapport de Mme Méchain, qu'il avait envoyée
  rue Saint-Lazare, était excellent. Cependant, il hésitait encore à
  attaquer son homme de face, il temporisait en cherchant par quelle
  tactique il le vaincrait, lorsqu'une parole échappée à la Méchain sur
  Mme Caroline, cette dame qui tenait la maison, dont tous les
  fournisseurs du quartier lui avaient parlé, le lança dans un nouveau
  plan de campagne. Est-ce que, par hasard, cette dame était la vraie
  maîtresse, celle qui avait la clef des armoires et du coeur? Il
  obéissait assez souvent à ce qu'il appelait le coup de l'inspiration,
  cédant à une divination brusque, partant en chasse sur une simple
  indication de son flair, quitte ensuite à tirer des faits une certitude
  et une résolution. Et ce fut ainsi qu'il se rendit rue Saint-Lazare,
  pour voir Mme Caroline.
  En haut, dans la salle des épures, Mme Caroline resta surprise devant ce
  gros homme mal rasé, à la figure plate et sale, vêtu d'une belle
  redingote graisseuse et cravaté de blanc. Lui-même la fouillait jusqu'à
  l'âme, la trouvait telle qu'il la souhaitait, si grande, si saine, avec
  ses admirables cheveux blancs, qui éclairaient de gaieté et de douceur
  son visage resté jeune; et il était surtout frappé par l'expression de
  la bouche un peu forte, une telle expression de bonté, que tout de suite
  il se décida.
  «Madame, dit-il, j'aurais désiré parler à M. Saccard, mais on vient de
  me répondre qu'il était absent...»
  Il mentait, il ne l'avait même pas demandé, car il savait fort bien
  qu'il n'y était point, ayant guetté son départ pour la Bourse.
  «Et je me suis alors permis de m'adresser à vous, préférant cela au
  fond, n'ignorant pas à qui je m'adresse.... Il s'agit d'une communication
  si grave, si délicate...»
  Mme Caroline, qui, jusque-là, ne lui avait pas dit de s'asseoir, lui
  indiqua un siège, avec un empressement inquiet.
  «Parlez, monsieur, je vous écoute.»
  Busch, en relevant avec soin les pans de sa redingote, qu'il semblait
  craindre de salir, se posa à lui-même, comme un point acquis, qu'elle
  couchait avec Saccard.
  «C'est que, madame, ce n'est point commode à dire, et je vous avoue
  qu'au dernier moment je me demande si je fais bien de vous confier une
  pareille chose.... J'espère que vous verrez, dans ma démarche, l'unique
  désir de permettre à M. Saccard de réparer d'anciens torts...»
  D'un geste, elle le mit à l'aise, ayant compris de son côté à quel
  personnage elle avait affaire, désirant abréger les protestations
  inutiles. Du reste, il n'insista pas, conta longuement l'ancienne
  histoire, Rosalie séduite rue de la Harpe, l'enfant naissant après la
  disparition de Saccard, et la mère morte dans la débauche, et Victor
  laissé à la charge d'une cousine trop occupée pour le surveiller,
  poussant au milieu de l'abjection. Elle l'écouta, étonnée d'abord par ce
  roman qu'elle n'attendait point, car elle s'était imaginé qu'il
  s'agissait de quelque louche aventure d'argent; puis, visiblement, elle
  s'attendrit, émue du triste sort de la mère et de l'abandon du petit,
  profondément remuée dans sa maternité de femme restée stérile.
  «Mais, dit-elle, êtes-vous certain, monsieur, des faits que vous me
  racontez?... Il faut des preuves bien fortes, absolues, dans ces sortes
  d'histoires.»
  Il eut un sourire.
  «Oh! madame, il y a une preuve aveuglante, la ressemblance
  extraordinaire de l'enfant.... Puis, les dates sont là, tout s'accorde et
  prouve les faits jusqu'à la dernière évidence.»
  Elle demeurait tremblante, et il l'observait. Après un silence, il
  continua:
  «Vous comprenez maintenant, madame, combien j'étais embarrassé pour
  m'adresser directement à M. Saccard. Moi, je n'ai aucun intérêt
  là-dedans, je ne viens qu'au nom de Mme Méchain, la cousine, qu'un
  hasard seul a mise sur la trace du père tant cherché; car j'ai eu
  l'honneur de vous dire que les douze billets de cinquante francs, donnés
  à la malheureuse Rosalie, étaient signés du nom de Sicardot, chose que
  je ne me permets pas de juger, excusable, mon Dieu! dans cette terrible
  vie de Paris. Seulement, n'est-ce pas? M. Saccard aurait pu se méprendre
  sur le caractère de mon intervention.... Et c'est alors que j'ai eu
  l'inspiration de vous voir la première, madame, pour m'en remettre
  complètement à vous sur la marche à suivre, sachant quel intérêt vous
  portez à M. Saccard.... Voilà! vous avez notre secret, pensez-vous que je
  doive l'attendre et lui tout dire, dès aujourd'hui?»
  Mme Caroline montra une émotion croissante.
  «Non, non, plus tard.»
  Mais elle-même ne savait que faire, dans l'étrangeté de la confidence.
  Il continuait de l'étudier, satisfait de la sensibilité extrême qui la
  lui livrait, achevant de bâtir son plan, certain désormais de tirer
  d'elle plus que Saccard n'aurait jamais donné.
  «C'est que, murmura-t-il, il faudrait prendre un parti.
  --Eh bien, j'irai.... Oui, j'irai à cette cité, j'irai voir cette Mme
  Méchain et l'enfant.... Cela vaut mieux, beaucoup mieux que je me rende
  d'abord compte des choses.»
  Elle pensait tout haut, la résolution lui venait de faire une soigneuse
  enquête, avant de rien dire au père. Ensuite, si elle était convaincue,
  il serait temps de l'avertir. N'était-elle pas là pour veiller sur sa
  maison et sur sa tranquillité?
  «Malheureusement, ça presse, reprit Busch, l'amenant peu à peu où il
  voulait. Le pauvre gamin souffre. Il est dans un milieu abominable.»
  Elle s'était levée.
  «Je mets un chapeau et j'y vais à l'instant.»
  A son tour, il dut quitter sa chaise, et négligemment:
  «Je ne vous parle pas du petit compte qu'il y aura à régler. L'enfant a
  coûté, naturellement; et il y a aussi de l'argent prêté, du vivant de la
  mère.... Oh! moi, je ne sais pas au juste. Je n'ai voulu me charger de
  rien. Tous les papiers sont là-bas.
  --Bon! je vais voir.»
  Alors, il parut s'attendrir lui-même.
  «Ah! madame, si vous saviez toutes les drôles de choses que je vois,
  dans les affaires! Ce sont les gens les plus honnêtes qui ont à souffrir
  plus tard de leurs passions, ou, ce qui est pis, des passions de leurs
  parents.... Ainsi, je pourrais vous citer un exemple. Vos infortunées
  voisines, ces dames de Beauvilliers...»
  D'un mouvement brusque, il s'était approché d'une des fenêtres, il
  plongeait ses regards ardemment curieux dans le jardin voisin. Sans
  doute, depuis qu'il était entré, il méditait ce coup d'espionnage,
  aimant à connaître ses terrains de bataille. Dans l'affaire de la
  reconnaissance de dix mille francs, signée par le comte à la fille
  Léonie Cron, il avait deviné juste, les renseignements envoyés de
  Vendôme disaient l'aventure prévue: la fille séduite, restée sans un
  sou, à la mort du comte, avec son chiffon de papier inutile, et dévorée
  de l'envie dé venir à Paris, et finissant par laisser le papier en
  nantissement à l'usurier Charpier, pour cinquante francs peut-être.
  Seulement, s'il avait tout de suite retrouvé les Beauvilliers, il
  faisait battre Paris depuis six mois par la Méchain, sans pouvoir mettre
  la main sur Léonie. Elle y était tombée bonne à tout faire, chez un
  huissier, et il la suivait dans trois places; puis, chassée pour
  inconduite notoire, elle disparaissait, il avait en vain fouillé tous
  les ruisseaux. Cela l'exaspérait d'autant plus, qu'il ne pouvait rien
  tenter sur la comtesse, tant qu'il n'aurait pas la fille comme une
  menace vivante de scandale. Mais il n'en nourrissait pas moins
  l'affaire, il était heureux, debout devant la fenêtre, de connaître le
  jardin de l'hôtel, dont il n'avait vu encore que la façade, sur la rue.
  «Est-ce que ces dames seraient également menacées de quelque ennui?»
  demanda Mme Caroline, avec une inquiète sympathie.
  Il fit l'innocent.
  «Non, je ne crois pas.... Je voulais parler simplement de la triste
  situation où les a laissées la mauvaise conduite du comte.... Oui, j'ai
  des amis à Vendôme, je sais leur histoire.»
  Et, comme il se décidait enfin à quitter la fenêtre, il eut, dans
  l'émotion qu'il jouait, un brusque et singulier retour sur lui-même.
  «Encore, quand ce ne sont que des plaies d'argent! mais c'est lorsque la
  mort entre dans une maison!»
  Cette fois, de vraies larmes mouillaient ses yeux. Il venait de songer à
  son frère, il étouffait. Elle crut qu'il avait récemment perdu un des
  siens, elle ne le questionna pas, par discrétion. Jusque-là, elle ne
  s'était pas trompée sur les basses besognes du personnage, à la
  répugnance qu'il lui inspirait; et ces larmes inattendues la
  déterminaient davantage que la plus savante des tactiques: son désir
  s'accrut de courir tout de suite à la cité de Naples.
  «Madame, je compte donc sur vous.
  --Je pars à l'instant.»
  Une heure plus tard, Mme Caroline, qui avait pris une voiture, errait
  derrière la butte Montmartre, sans pouvoir trouver la cité. Enfin, dans
  une des rues désertes qui se relient à la rue Marcadet, une vieille
  femme la désigna au cocher. C'était, à l'entrée, comme un chemin de
  campagne, défoncé, obstrué de boue et de détritus, s'enfonçant au milieu
  d'un terrain vague; et l'on ne distinguait qu'après un coup d'oeil
  attentif les misérables constructions, faites de terre, de vieilles
  
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