La tentation de saint Antoine - 08

par ses magistrats et par ses prêtres. Puis s'avançaient en robes
blanches avec des chitons d'or, les longues files des vierges tenant
des coupes, des corbeilles, des parasols; puis, les trois cents
bœufs du sacrifice, des vieillards agitant des rameaux verts,
des soldats entre-choquant leurs armures, des éphèbes chantant des
hymnes, des joueurs de flûte, des joueurs de lyre, des rhapsodes, des
danseuses;--enfin, au mât d'une trirème marchant sur des roues, mon
grand voile brodé par des vierges, qu'on avait nourries pendant un
an d'une façon particulière; et quand il s'était montré dans toutes
les rues, toutes les places et devant tous les temples, au milieu du
cortège psalmodiant toujours, il montait pas à pas à la colline de
l'Acropole, frôlait les Propylées et entrait au Parthénon.
Mais un trouble me saisit, moi, l'industrieuse! Comment, comment, pas
une idée! Voilà que je tremble plus qu'une femme.
Elle aperçoit une ruine derrière elle, pousse un cri, et, frappée au
front, tombe par terre à la renverse.
HERCULE
a rejeté sa peau de lion; et s'appuyant des pieds, bombant son dos,
mordant ses lèvres, il fait des efforts démesurés pour soutenir
l'Olympe qui s'écroule.
J'ai vaincu les Cercopes, les Amazones et les Centaures. J'ai tué
beaucoup de rois. J'ai cassé la corne d'Achéloüs, un grand fleuve. J'ai
coupé des montagnes, j'ai réuni des océans. Les pays esclaves, je les
délivrais; les pays vides, je les peuplais. J'ai parcouru les Gaules.
J'ai traversé le désert où l'on a soif. J'ai défendu les Dieux, et
je me suis dégagé d'Omphale. Mais l'Olympe est trop lourd. Mes bras
faiblissent. Je meurs!
Il est écrasé sous les décombres.
PLUTON.
C'est ta faute, Amphytrionade! Pourquoi es-tu descendu dans mon empire?
Le vautour qui mange les entrailles de Tityos releva la tête, Tantale
eut la lèvre mouillée, la roue d'Ixion s'arrêta.
Cependant les Kères étendaient leurs ongles pour retenir les âmes;
les Furies en désespoir tordaient les serpents de leurs chevelures;
et Cerbère, attaché par toi avec une chaîne, râlait, en bavant de ses
trois gueules.
Tu avais laissé la porte entr'ouverte. D'autres sont venus. Le jour des
hommes a pénétré le Tartare!
Il sombre dans les ténèbres.
NEPTUNE.
Mon trident ne soulève plus de tempêtes. Les monstres qui faisaient
peur sont pourris au fond des eaux.
Amphitrite, dont les pieds blancs couraient sur l'écume, les vertes
Néréides qu'on distinguait à l'horizon, les Sirènes écailleuses
arrêtant les navires pour conter des histoires, et les vieux Tritons
qui soufflaient dans les coquillages, tout est mort! La gaieté de la
mer a disparu!
Je n'y survivrai pas! Que le vaste Océan me recouvre!
Il s'évanouit dans l'azur.
DIANE
habillée de noir, et au milieu de ses chiens devenus des loups:
L'indépendance des grands bois m'a grisée, avec la senteur des fauves
et l'exhalaison des marécages. Les femmes, dont je protégeais les
grossesses, mettent au monde des enfants morts. La lune tremble
sous l'incantation des sorcières. J'ai des désirs de violence et
d'immensité. Je veux boire des poisons, me perdre dans les vapeurs,
dans les rêves....
Et un nuage qui passe l'emporte.
MARS
tête nue, ensanglanté:
D'abord j'ai combattu seul, provoquant par des injures toute une armée,
indifférent aux patries et pour le plaisir du carnage.
Puis, j'ai eu des compagnons. Ils marchaient au son des flûtes, en bon
ordre, d'un pas égal, respirant par-dessus leurs boucliers, l'aigrette
haute, la lance oblique. On se jetait dans la bataille avec de grands
cris d'aigle. La guerre était joyeuse comme un festin. Trois cents
hommes s'opposèrent à toute l'Asie.
Mais ils reviennent, les Barbares! et par myriades, par millions!
Puisque le nombre, les machines et la ruse sont plus forts, mieux vaut
finir comme un brave!
Il se tue.
VULCAIN
essuyant avec une éponge ses membres en sueur:
Le monde se refroidit. Il faut chauffer les sources, les volcans et
les fleuves qui roulent des métaux sous la terre!--Battez plus dur! à
pleins bras! de toutes vos forces!
Les Cabires se blessent avec leurs marteaux, s'aveuglent avec les
étincelles, et, marchant à tâtons, s'égarent dans l'ombre.
CÉRÈS
debout dans son char, qui est emporté par des roues ayant des ailes à
leur moyeu:
Arrête! arrête!
On avait bien raison d'exclure les étrangers, les athées, les
épicuriens et les chrétiens! Le mystère de la corbeille est dévoilé, le
sanctuaire profané, tout est perdu!
Elle descend sur une pente rapide,--désespérée, criant, s'arrachant
les cheveux.
Ah! mensonge! Daïra ne m'est pas rendue! L'airain m'appelle vers les
morts. C'est un autre Tartare! On n'en revient pas. Horreur!
L'abîme l'engouffre.
BACCHUS
riant frénétiquement:
Qu'importe! la femme de l'archonte est mon épouse! La loi même tombe
en ivresse. A moi le chant nouveau et les formes multiples!
Le feu qui dévora ma mère coule dans mes veines. Qu'il brûle plus fort,
dussé-je périr!
Mâle et femelle, bon pour tous, je me livre à vous, Bacchantes! je me
livre à vous, Bacchants! et la vigne s'enroulera au tronc des arbres!
Hurlez, dansez, tordez-vous! Déliez le tigre et l'esclave! à dents
féroces mordez la chair!
Et Pan, Silène, les Satyres, les Bacchantes, les Mimallonéides et les
Ménades, avec leurs serpents, leurs flambeaux, leurs masques noirs,
se jettent des fleurs, découvrent un phallus, le baisent,--secouent
les tympanons, frappent leurs thyrses, se lapident avec des
coquillages, croquent des raisins, étranglent un bouc et déchirent
Bacchus.
APOLLON
fouettant ses coursiers, et dont les cheveux blanchis s'envolent:
J'ai laissé derrière moi Délos la pierreuse, tellement pure que tout
maintenant y semble mort; et je tâche de joindre Delphes avant que sa
vapeur inspiratrice soit complètement perdue. Les mulets broutent son
laurier. La Pythie égarée ne se retrouve pas.
Par une concentration plus forte, j'aurai des poèmes sublimes, des
monuments éternels; et toute la matière sera pénétrée des vibrations de
ma cithare!
Il en pince les cordes. Elles éclatent, lui cinglent la figure. Il la
rejette; et battant son quadrige avec fureur:
Non! assez des formes! Plus loin encore! Tout au sommet! Dans l'idée
pure!
Mais les chevaux, reculant, se cabrent, brisent le char; et empêtré
par les morceaux du timon, l'emmêlement des harnais, il tombe vers
l'abîme, la tête en bas.
Le ciel s'est obscurci.
VÉNUS
violacée par le froid, grelotte.
Je faisais avec ma ceinture tout l'horizon de l'Hellénie.
Ses champs brillaient des roses de mes joues, ses rivages étaient
découpés d'après la forme de mes lèvres; et ses montagnes, plus
blanches que mes colombes, palpitaient sous la main des statuaires.
On retrouvait mon âme dans l'ordonnance des fêtes, l'arrangement
des coiffures, le dialogue des philosophes, la constitution des
républiques. Mais j'ai trop chéri les hommes! C'est l'Amour qui m'a
déshonorée!
Elle se renverse en pleurant.
Le monde est abominable. L'air manque à ma poitrine!
O Mercure, inventeur de la lyre et conducteur des âmes, emporte-moi!
Elle met un doigt sur sa bouche, et, décrivant une immense parabole,
tombe dans l'abîme.

On n'y voit plus. Les ténèbres sont complètes.

Cependant il s'échappe des prunelles d'Hilarion comme deux flèches
rouges.
ANTOINE
remarque enfin sa haute taille.
Plusieurs fois déjà, pendant que tu parlais, tu m'as semblé
grandir;--et ce n'était pas une illusion. Comment? explique-moi... Ta
personne m'épouvante!
Des pas se rapprochent.
Qu'est-ce donc?
HILARION
étend son bras.
Regarde!
Alors, sous un pâle rayon de lune, Antoine distingue une
interminable caravane qui défile sur la crête des roches;--et chaque
voyageur, l'un après l'autre, tombe de la falaise dans le gouffre.
Ce sont d'abord les trois grands Dieux de Samothrace, Axieros,
Axiokeros, Axiokersa, réunis en faisceau, masqués de pourpre et
levant leurs mains.
Esculape s'avance d'un air mélancolique, sans même voir Samos et
Télesphore, qui le questionnent avec angoisse. Sosipolis éléen,
à forme de python, roule ses anneaux vers l'abîme. Doespœné, par
vertige, s'y lance elle-même. Britomartis, hurlant de peur, se
cramponne aux mailles de son filet. Les Centaures arrivent au grand
galop et déboulent pêle-mêle dans le trou noir.
Derrière eux, marche en boitant la troupe lamentable des Nymphes.
Celles des prairies sont couvertes de poussière, celles des bois
gémissent et saignent, blessées par la hache des bûcherons.
Les Gelludes, les Stryges, les Empuses, toutes les déesses
infernales, en confondant leurs crocs, leurs torches, leurs vipères,
forment une pyramide;--et au sommet, sur une peau de vautour,
Eurynome, bleuâtre comme les mouches à viande, se dévore les bras.
Puis, dans un tourbillon disparaissent à la fois: Orthia la
sanguinaire, Hymnie d'Orchomène, la Laphria des Patréens, Aphia
d'Égine, Bendis de Thrace, Stymphalia à cuisse d'oiseau. Triopas, au
lieu de trois prunelles, n'a plus que trois orbites. Erichtonius, les
jambes molles, rampe comme un cul-de-jatte sur ses poignets.
HILARION.
Quel bonheur, n'est-ce pas, de les voir tous dans l'abjection et
l'agonie! Monte avec moi sur cette pierre; et tu seras comme Xerxès,
passant en revue son armée.
Là-bas, très loin, au milieu des brouillards, aperçois-tu ce géant à
barbe blonde qui laisse tomber un glaive rouge de sang? c'est le Scythe
Zalmoxis, entre deux planètes: Artimpasa--Vénus, et Orsiloché--la Lune.
Plus loin, émergeant des nuages pâles, sont les Dieux qu'on adorait
chez les Cimmériens, au delà même de Thulé!
Leurs grandes salles étaient chaudes; et à la lueur des épées nues
tapissant la voûte, ils buvaient de l'hydromel dans des cornes
d'ivoire. Ils mangeaient le foie de la baleine dans des plats de cuivre
battus par des démons; ou bien, ils écoutaient les sorciers captifs
faisant aller leurs mains sur les harpes de pierre.
Ils sont las! ils ont froid! La neige alourdit leurs peaux d'ours, et
leurs pieds se montrent par les déchirures de leurs sandales.
Ils pleurent les prairies, où sur des tertres de gazon ils reprenaient
haleine dans la bataille, les longs navires dont la proue coupait les
monts de glace, et les patins qu'ils avaient pour suivre l'orbe des
pôles, en portant au bout de leurs bras tout le firmament qui tournait
avec eux.
Une rafale de givre les enveloppe.
Antoine abaisse son regard d'un autre côté.
Et il aperçoit,--se détachant en noir sur un fond rouge, d'étranges
personnages, avec des mentonnières et des gantelets, qui se
renvoient des balles, sautent les uns par-dessus les autres, font des
grimaces, dansent frénétiquement.
HILARION.
Ce sont les Dieux de l'Étrurie, les innombrables Æsars.
Voici Tagès, l'inventeur des augures. Il essaye avec une main
d'augmenter les divisions du ciel, et, de l'autre, il s'appuie sur la
terre. Qu'il y rentre!
Nortia considère la muraille où elle enfonçait des clous pour marquer
le nombre des années. La surface en est couverte, et la dernière
période accomplie.
Comme deux voyageurs battus par un orage, Kastur et Pulutuk s'abritent
en tremblant sous le même manteau.
ANTOINE
ferme les yeux.
Assez! assez!
Mais passent dans l'air avec un grand bruit d'ailes, toutes les
Victoires du Capitole,--cachant leur front de leurs mains, et perdant
les trophées suspendus à leurs bras.
Janus, maître des crépuscules, s'enfuit sur un bélier noir; et, de
ses deux visages, l'un est déjà putréfié, l'autre s'endort de fatigue.
Summanus, dieu du ciel obscur et qui n'a plus de tête, presse contre
son cœur un vieux gâteau en forme de roue.
Vesta, sous une coupole en ruine, tâche de ranimer sa lampe éteinte.
Bellone se taillade les joues, sans faire jaillir le sang qui
purifiait ses dévots.
ANTOINE.
Grâce! ils me fatiguent!
HILARION.
Autrefois, ils amusaient!
Et il lui montre dans un bosquet d'aliziers, une femme toute nue,--à
quatre pattes comme une bête, et saillie par un homme noir, tenant
dans chaque main un flambeau.
C'est la déesse d'Aricia, avec le démon Virbius. Son sacerdote, le
roi du bois, devait être un assassin;--et les esclaves en fuite, les
dépouilleurs de cadavres, les brigands de la voie Salaria, les écloppés
du pont Sublicius, toute la vermine des galetas de Suburre n'avait pas
de dévotion plus chère!
Les patriciennes du temps de Marc-Antoine préféraient Libitina.
Et il lui montre, sous des cyprès et des rosiers, une autre
femme--vêtue de gaze. Elle sourit, ayant autour d'elle des
pioches, des brancards, des tentures noires, tous les ustensiles
des funérailles. Ses diamants brillent de loin sous des toiles
d'araignées. Les Larves comme des squelettes montrent leurs os entre
les branches, et les Lémures, qui sont des fantômes, étendent leurs
ailes de chauve-souris.
Sur le bord d'un champ, le dieu Terme, déraciné, penche, tout couvert
d'ordures.
Au milieu d'un sillon, le grand cadavre de Vertumne est dévoré par
des chiens rouges.
Les Dieux rustiques s'en éloignent en pleurant, Sartor, Sarrator,
Vervactor, Collina, Vallona, Hostilinus,--tous couverts de petits
manteaux à capuchon, et chacun portant, soit un hoyau, une fourche,
une claie, un épieu.
HILARION.
C'était leur âme qui faisait prospérer la villa, avec ses colombiers,
ses parcs de loirs et d'escargots, ses basses-cours défendues par des
filets, ses chaudes écuries embaumées de cèdre.
Ils protégeaient tout le peuple misérable qui traînait les fers de ses
jambes sur les cailloux de la Sabine, ceux qui appelaient les porcs au
son de la trompe, ceux qui cueillaient les grappes au haut des ormes,
ceux qui poussaient par les petits chemins les ânes chargés de fumier.
Le laboureur, en haletant sur le manche de sa charrue, les priait de
fortifier ses bras; et les vachers à l'ombre des tilleuls, près des
calebasses de lait, alternaient leur éloge sur des flûtes de roseau.
Antoine soupire.
Et au milieu d'une chambre, sur une estrade, se découvre un lit
d'ivoire, environné par des gens qui tiennent des torches de sapin.
Ce sont les Dieux du mariage. Ils attendent l'épousée!
Domiduca devait l'amener, Virgo défaire sa ceinture, Subigo l'étendre
sur le lit,--et Praema écarter ses bras, en lui disant à l'oreille des
paroles douces.
Mais elle ne viendra pas! et ils congédient les autres: Nona et Decima
garde-malades, les trois Nixii accoucheurs, les deux nourrices Educa
et Potina,--et Carna berceuse, dont le bouquet d'aubépines éloigne de
l'enfant les mauvais rêves.
Plus tard, Ossipago lui aurait affermi les genoux, Barbatus donné la
barbe, Stimula les premiers désirs, Volupia la première jouissance,
Fabulinus appris à parler, Numera à compter, Camœna à chanter,
Consus à réfléchir.
La chambre est vide, et il ne reste plus au bord du lit que
Mænia--centenaire,--marmottant pour elle-même la complainte qu'elle
hurlait à la mort des vieillards.
Mais bientôt sa voix est dominée par des cris aigus. Ce sont
LES LARES DOMESTIQUES
accroupis au fond de l'atrium, vêtus de peaux de chien, avec des
fleurs autour du corps, tenant leurs mains fermées contre leurs
joues, et pleurant tant qu'ils peuvent.
Où est la portion de nourriture qu'on nous donnait à chaque repas, les
bons soins de la servante, le sourire de la matrone, et la gaieté des
petits garçons jouant aux osselets sur les mosaïques de la cour? Puis,
devenus grands, ils suspendaient à notre poitrine leur bulle d'or ou de
cuir.
Quel bonheur, quand, le soir d'un triomphe, le maître en rentrant
tournait vers nous ses yeux humides! Il racontait ses combats, et
l'étroite maison était plus fière qu'un palais et sacrée comme un
temple.
Qu'ils étaient doux, les repas de famille, surtout le lendemain des
Feralia! Dans la tendresse pour les morts, toutes les discordes
s'apaisaient; et on s'embrassait, en buvant aux gloires du passé et aux
espérances de l'avenir.
Mais les aïeux de cire peinte, enfermés derrière nous, se couvrent
lentement de moisissure. Les races nouvelles, pour nous punir de leurs
déceptions, nous ont brisé la mâchoire; sous la dent des rats nos corps
de bois s'émiettent.
Et les innombrables Dieux veillant aux portes, à la cuisine,
au cellier, aux étuves, se dispersent de tous les côtés,--sous
l'apparence d'énormes fourmis qui trottent ou de grands papillons qui
s'envolent.
CRÉPITUS
se fait entendre.
Moi aussi l'on m'honora jadis. On me faisait des libations. Je fus un
Dieu!
L'Athénien me saluait comme un présage de fortune, tandis que le Romain
dévot me maudissait les poings levés et que le pontife d'Égypte,
s'abstenant de fèves, tremblait à ma voix et pâlissait à mon odeur.
Quand le vinaigre militaire coulait sur les barbes non rasées, qu'on
se régalait de glands, de pois et d'oignons crus et que le bouc en
morceaux cuisait dans le beurre rance des pasteurs, sans souci du
voisin, personne alors ne se gênait. Les nourritures solides faisaient
les digestions retentissantes. Au soleil de la campagne, les hommes se
soulageaient avec lenteur.
Ainsi je passais sans scandale, comme les autres besoins de la vie,
comme Mena tourment des vierges, et la douce Rumina qui protège le sein
de la nourrice, gonflé de veines bleuâtres. J'étais joyeux. Je faisais
rire! Et se dilatant d'aise à cause de moi, le convive exhalait toute
sa gaieté par les ouvertures de son corps.
J'ai eu mes jours d'orgueil. Le bon Aristophane me promena sur la
scène, et l'empereur Claudius Drusus me fit asseoir à sa table. Dans
les laticlaves des patriciens j'ai circulé majestueusement! Les vases
d'or, comme des tympanons, résonnaient sous moi;--et quand plein de
murènes, de truffes et de pâtés, l'intestin du maître se dégageait avec
fracas, l'univers attentif apprenait que César avait dîné!
Mais à présent, je suis confiné dans la populace,--et l'on se récrie,
même à mon nom!
Et Crépitus s'éloigne, en poussant un gémissement.
Puis un coup de tonnerre.
UNE VOIX.
J'étais le Dieu des armées, le Seigneur, le Seigneur Dieu!
J'ai déplié sur les collines les tentes de Jacob, et nourri dans les
sables mon peuple qui s'enfuyait.
C'est moi qui ai brûlé Sodome! C'est moi qui ai englouti la terre sous
le Déluge! C'est moi qui ai noyé Pharaon, avec les princes fils de
rois, les chariots de guerre et les cochers.
Dieux jaloux, j'exécrais les autres Dieux. J'ai broyé les impurs; j'ai
abattu les superbes;--et ma désolation courait de droite et de gauche,
comme un dromadaire qui est lâché dans un champ de maïs.
Pour délivrer Israël, je choisissais les simples. Des anges aux ailes
de flamme leur parlaient dans les buissons.
Parfumées de nard, de cinnamome et de myrrhe, avec des robes
transparentes et des chaussures à talon haut, des femmes d'un cœur
intrépide allaient égorger les capitaines. Le vent qui passait
emportait les prophètes.
J'avais gravé ma loi sur des tables de pierre. Elle enfermait mon
peuple comme dans une citadelle. C'était mon peuple. J'étais son Dieu!
La terre était à moi, les hommes à moi, avec leurs pensées, leurs
œuvres, leurs outils de labourage et leur postérité.
Mon arche reposait dans un triple sanctuaire, derrière des courtines
de pourpre et des candélabres allumés. J'avais, pour me servir, toute
une tribu qui balançait des encensoirs, et le grand prêtre en robe
d'hyacinthe, portant sur sa poitrine des pierres précieuses, disposées
dans un ordre symétrique.
Malheur! malheur! Le Saint des Saints s'est ouvert, le voile s'est
déchiré, les parfums de l'holocauste se sont perdus à tous les vents.
Le chacal piaule dans les sépulcres; mon temple est détruit, mon peuple
est dispersé!
On a étranglé les prêtres avec les cordons de leurs habits. Les femmes
sont captives, les vases sont tous fondus!
La voix s'éloignant:
J'étais le Dieu des armées, le Seigneur, le Seigneur Dieu!
Alors il se fait un silence énorme, une nuit profonde.
ANTOINE.
Tous sont passés.
Il reste moi!
dit QUELQU'UN.
Et Hilarion est devant lui,--mais transfiguré, beau comme un archange,
lumineux comme un soleil, et tellement grand, que pour le voir
ANTOINE
se renverse la tête.
Qui donc es-tu?
HILARION.
Mon royaume est de la dimension de l'univers, et mon désir n'a pas
de bornes. Je vais toujours, affranchissant l'esprit et pesant les
mondes, sans haine, sans peur, sans pitié, sans amour, et sans Dieu. On
m'appelle la Science.
ANTOINE
se rejette en arrière:
Tu dois être plutôt... le Diable!
HILARION
en fixant sur lui ses prunelles:
Veux-tu le voir?
ANTOINE
ne se détache plus de ce regard; il est saisi par la curiosité du
Diable. Sa terreur augmente, son envie devient démesurée.
Si je le voyais pourtant... si je le voyais?...
Puis dans un spasme de colère:
L'horreur que j'en ai m'en débarrassera pour toujours.--Oui!
Un pied fourchu se montre.
Antoine a regret.
Mais le Diable l'a jeté sur ses cornes et l'enlève.


VI

Il vole sous lui, étendu comme un nageur;--ses deux ailes grandes
ouvertes, en le cachant tout entier, semblent un nuage.
ANTOINE.
Où vais-je?
Tout à l'heure j'ai entrevu la forme du Maudit. Non! une nuée
m'emporte. Peut-être que je suis mort et que je monte vers Dieu?...
Ah! comme je respire bien! L'air immaculé me gonfle l'âme. Plus de
pesanteur! plus de souffrance!
En bas, sous moi, la foudre éclate, l'horizon s'élargit, des fleuves
s'entre-croisent. Cette tache blonde, c'est le désert; cette flaque
d'eau, l'Océan.
Et d'autres océans paraissent, d'immenses régions que je ne connaissais
pas. Voici les pays noirs qui fument comme des brasiers, la zone des
neiges obscurcie toujours par des brouillards. Je tâche de découvrir
les montagnes où le soleil, chaque soir, va se coucher.
LE DIABLE.
Jamais le soleil ne se couche!
Antoine n'est pas surpris de cette voix. Elle lui semble un écho de
sa pensée,--une réponse de sa mémoire.
Cependant la terre prend la forme d'une boule; et il l'aperçoit au
milieu de l'azur qui tourne sur ses pôles, en tournant autour du
soleil.
LE DIABLE.
Elle ne fait donc pas le centre du monde? Orgueil de l'homme,
humilie-toi!
ANTOINE.
A peine maintenant si je la distingue. Elle se confond avec les autres
feux.
Le firmament n'est qu'un tissu d'étoiles.
Ils montent toujours.
Aucun bruit! pas même le croassement des aigles! Rien!... et je me
penche pour écouter l'harmonie des planètes.
LE DIABLE.
Tu ne les entendras pas! Tu ne verras pas, non plus, l'antichtone de
Platon, le foyer de Philolaüs, les sphères d'Aristote, ni les sept
cieux des Juifs avec les grandes eaux par-dessus la voûte de cristal!
ANTOINE.
D'en bas elle paraissait solide comme un mur. Je la pénètre, au
contraire, je m'y enfonce!
Et il arrive devant la lune,--qui ressemble à un morceau de glace
tout rond, plein d'une lumière immobile.
LE DIABLE.
C'était autrefois le séjour des âmes. Le bon Pythagore l'avait même
garnie d'oiseaux et de fleurs magnifiques.
ANTOINE.
Je n'y vois que des plaines désolées, avec des cratères éteints, sous
un ciel tout noir.
Allons vers ces astres d'un rayonnement plus doux, afin de contempler
les anges qui les tiennent au bout de leurs bras, comme des flambeaux!
LE DIABLE
l'emporte au milieu des étoiles.
Elles s'attirent en même temps qu'elles se repoussent. L'action
de chacune résulte des autres et y contribue,--sans le moyen d'un
auxiliaire, par la force d'une loi, la seule vertu de l'ordre.
ANTOINE.
Oui... oui! mon intelligence l'embrasse! C'est une joie supérieure aux
plaisirs de la tendresse! Je halète stupéfait devant l'énormité de Dieu!
LE DIABLE.
Comme le firmament qui s'élève à mesure que tu montes, il grandira sous
l'ascension de ta pensée;--et tu sentiras augmenter ta joie, d'après
cette découverte du monde, dans cet élargissement de l'infini.
ANTOINE.
Ah! plus haut! plus haut! toujours!
Les astres se multiplient, scintillent. La Voie lactée au zénith
se développe comme une immense ceinture, ayant des trous par
intervalles; dans ces fentes de sa clarté, s'allongent des espaces
de ténèbres. Il y a des pluies d'étoiles, des traînées de poussière
d'or, des vapeurs lumineuses qui flottent et se dissolvent.
Quelquefois une comète passe tout à coup;--puis la tranquillité des
lumières innombrables recommence.
Antoine, les bras ouverts, s'appuie sur les deux cornes du Diable, en
occupant ainsi toute l'envergure.
Il se rappelle avec dédain l'ignorance des anciens jours, la
médiocrité de ses rêves. Les voilà donc près de lui, ces globes
lumineux qu'il contemplait d'en bas! Il distingue l'entre-croisement
de leurs lignes, la complexité de leurs directions. Il les voit venir
de loin,--et suspendus comme des pierres dans une fronde, décrire
leurs orbites, pousser leurs hyperboles.
Il aperçoit d'un seul regard la Croix du sud et la Grande Ourse,
le Lynx et le Centaure, la nébuleuse de la Dorade, les six soleils
dans la constellation d'Orion, Jupiter avec ses quatre satellites,
et le triple anneau du monstrueux Saturne! toutes les planètes, tous
les astres que les hommes plus tard découvriront! Il emplit ses
yeux de leurs lumières, il surcharge sa pensée du calcul de leurs
distances;--puis sa tête retombe.
Quel est le but de tout cela?
LE DIABLE.
Il n'y a pas de but!
Comment Dieu aurait-il un but? Quelle expérience a pu l'instruire,
quelle réflexion le déterminer?
Avant le commencement il n'aurait pas agi, et maintenant il serait
inutile.
ANTOINE.
Il a créé le monde pourtant, d'une seule fois, par sa parole!
LE DIABLE.
Mais les êtres qui peuplent la terre y viennent successivement. De
même, au ciel, des astres nouveaux surgissent,--effets différents de
causes variées.
ANTOINE.
La variété des causes est la volonté de Dieu!
LE DIABLE.
Mais admettre en Dieu plusieurs actes de volonté, c'est admettre
plusieurs causes et détruire son unité!
Sa volonté n'est pas séparable de son essence. Il n'a pu avoir une
autre volonté, ne pouvant avoir une autre essence;--et puisqu'il existe
éternellement, il agit éternellement.
Contemple le soleil! De ses bords s'échappent de hautes flammes lançant
des étincelles, qui se dispersent pour devenir des mondes;--et plus
loin que la dernière, au delà de ces profondeurs où tu n'aperçois que
la nuit, d'autres soleils tourbillonnent, derrière ceux-là d'autres, et
encore d'autres, indéfiniment...
ANTOINE.
Assez! assez! J'ai peur! je vais tomber dans l'abîme.
LE DIABLE
s'arrête; et en le balançant mollement:
Le néant n'est pas! le vide n'est pas! Partout il y a des corps qui
se meuvent sur le fond immuable de l'Étendue;--et comme si elle était
bornée par quelque chose, ce ne serait plus l'étendue, mais un corps,
elle n'a pas de limites!
ANTOINE
béant:
Pas de limites!
LE DIABLE.
Monte dans le ciel toujours et toujours; jamais tu n'atteindras le