La tentation de saint Antoine - 06
Le soir de notre arrivée aux portes de Rome.
ANTOINE.
Oh! oui, parlez-moi de la ville des papes!
APOLLONIUS.
Un homme ivre nous accosta, qui chantait d'une voix douce. C'était un
épithalame de Néron, et il avait le pouvoir de faire mourir quiconque
l'écoutait négligemment. Il portait à son dos, dans une boîte, une
corde prise à la cythare de l'empereur. J'ai haussé les épaules. Il
nous a jeté de la boue au visage. Alors, j'ai défait ma ceinture, et je
la lui ai placée dans la main.
DAMIS.
Vous avez eu bien tort, par exemple!
APOLLONIUS.
L'empereur, pendant la nuit, me fit appeler à sa maison. Il jouait aux
osselets avec Sporus, accoudé du bras gauche, sur une table d'agate. Il
se détourna, et fronçant ses sourcils blonds: «Pourquoi ne me crains-tu
pas? me demanda-t-il.--Parce que le Dieu qui t'a fait terrible m'a fait
intrépide», répondis-je.
ANTOINE
à part:
Quelque chose d'inexplicable m'épouvante.
Silence.
DAMIS
reprend d'une voix aiguë:
Toute l'Asie, d'ailleurs, pourra vous dire...
ANTOINE
en sursaut:
Je suis malade! Laissez-moi!
DAMIS.
Écoutez donc. Il a vu, d'Éphèse, tuer Domitien, qui était à Rome.
ANTOINE
s'efforçant de rire:
Est-ce possible!
DAMIS.
Oui, au théâtre, en plein jour, le quatorzième des calendes d'octobre,
tout à coup il s'écria: «On égorge César!» et il ajoutait de temps
à autre: «Il roule par terre; oh! comme il se débat! Il se relève;
il essaye de fuir; les portes sont fermées; ah! c'est fini! le voilà
mort!» Et ce jour-là, en effet, Titus Flavius Domitianus fut assassiné,
comme vous savez.
ANTOINE.
Sans le secours du Diable... certainement...
APOLLONIUS.
Il avait voulu me faire mourir, ce Domitien! Damis s'était enfui par
mon ordre, et je restais seul dans ma prison.
DAMIS.
C'était une terrible hardiesse, il faut avouer!
APOLLONIUS.
Vers la cinquième heure, les soldats m'amenèrent au tribunal. J'avais
ma harangue toute prête que je tenais sous mon manteau.
DAMIS.
Nous étions sur le rivage de Pouzzoles, nous autres! Nous vous croyions
mort; nous pleurions. Quand, vers la sixième heure, tout à coup vous
apparûtes, et vous nous dites: «C'est moi!»
ANTOINE
à part:
Comme Lui!
DAMIS
très haut:
Absolument!
ANTOINE.
Oh! non! vous mentez, n'est-ce pas? vous mentez!
APOLLONIUS.
Il est descendu du ciel. Moi, j'y monte,--grâce à ma vertu qui m'a
élevé jusqu'à la hauteur du principe!
DAMIS.
Thyane, sa ville natale, a institué en son honneur un temple avec des
prêtres!
APOLLONIUS
se rapproche d'Antoine et lui crie aux oreilles:
C'est que je connais tous les dieux, tous les rites, toutes les
prières, tous les oracles! J'ai pénétré dans l'antre de Trophonius,
fils d'Apollon! J'ai pétri pour les Syracusaines les gâteaux qu'elles
portent sur les montagnes! j'ai subi les quatre-vingts épreuves de
Mithra! j'ai serré contre mon cœur le serpent de Sabasius! j'ai
reçu l'écharpe des Cabires! j'ai lavé Cybèle aux flots des golfes
campaniens, et j'ai passé trois lunes dans les cavernes de Samothrace!
DAMIS
riant bêtement:
Ah! ah! ah! aux mystères de la Bonne Déesse!
APOLLONIUS.
Et maintenant nous recommençons le pèlerinage!
Nous allons au Nord, du côté des cygnes et des neiges. Sur la plaine
blanche, les hippopodes aveugles cassent du bout de leurs pieds la
plante d'outre-mer.
DAMIS.
Viens! c'est l'aurore. Le coq a chanté, le cheval a henni, la voile est
prête.
ANTOINE.
Le coq n'a pas chanté! J'entends le grillon dans les sables, et je vois
la lune qui reste en place.
APOLLONIUS.
Nous allons au sud, derrière les montagnes et les grands flots,
chercher dans les parfums la raison de l'amour. Tu humeras l'odeur
du myrrhodion qui fait mourir les faibles. Tu baigneras ton corps
dans le lac d'huile rose de l'île Junonia. Tu verras, dormant sur les
primevères, le lézard qui se réveille tous les siècles quand tombe à sa
maturité l'escarboucle de son front. Les étoiles palpitent comme des
yeux, les cascades chantent comme des lyres, des enivrements s'exhalent
des fleurs écloses; ton esprit s'élargira parmi les airs, et dans ton
cœur comme sur ta face.
DAMIS.
Maître! il est temps! Le vent va se lever, les hirondelles s'éveillent,
la feuille du myrte est envolée!
APOLLONIUS.
Oui! partons!
ANTOINE.
Non! moi, je reste!
APOLLONIUS.
Veux-tu que je t'enseigne où pousse la plante Balis, qui ressuscite les
morts?
DAMIS.
Demande-lui plutôt l'androdamas qui attire l'argent, le fer et l'airain!
ANTOINE.
Oh! que je souffre! que je souffre!
DAMIS.
Tu comprendras la voix de tous les êtres, les rugissements, les
roucoulements!
APOLLONIUS.
Je te ferai monter sur les licornes, sur les dragons, sur les
hippocentaures et les dauphins!
ANTOINE
pleure.
Oh! oh! oh!
APOLLONIUS.
Tu connaîtras les démons qui habitent les cavernes, ceux qui parlent
dans les bois, ceux qui remuent les flots, ceux qui poussent les nuages.
DAMIS.
Serre ta ceinture! noue tes sandales!
APOLLONIUS.
Je t'expliquerai la raison des formes divines, pourquoi Apollon est
debout, Jupiter assis, Vénus noire à Corinthe, carrée dans Athènes,
conique à Paphos.
ANTOINE
joignant les mains:
Qu'ils s'en aillent! qu'ils s'en aillent!
APOLLONIUS.
J'arracherai devant toi les armures des Dieux, nous forcerons les
sanctuaires, je te ferai violer la Pythie!
ANTOINE.
Au secours, Seigneur!
Il se précipite vers la croix.
APOLLONIUS.
Quel est ton désir? ton rêve? Le temps seulement d'y songer...
ANTOINE.
Jésus, Jésus, à mon aide!
APOLLONIUS.
Veux-tu que je le fasse apparaître, Jésus?
ANTOINE.
Quoi? Comment?
APOLLONIUS.
Ce sera lui! pas un autre! Il jettera sa couronne, et nous causerons
face à face!
DAMIS
bas:
Dis que tu veux bien! Dis que tu veux bien!
Antoine, au pied de la croix, murmure des oraisons. Damis tourne
autour de lui, avec des gestes patelins:
Voyons, bon ermite, cher saint Antoine! homme pur, homme illustre!
homme qu'on ne saurait assez louer! Ne vous effrayez pas; c'est une
façon de dire exagérée, prise aux Orientaux. Cela n'empêche nullement.
APOLLONIUS.
Laisse-le, Damis!
Il croit, comme une brute, à la réalité des choses. La terreur qu'il a
des Dieux l'empêche de les comprendre; et il ravale le sien au niveau
d'un roi jaloux!
Toi, mon fils, ne me quitte pas!
Il s'approche à reculons du bord de la falaise, la dépasse, et reste
suspendu.
Par-dessus toutes les formes, plus loin que la terre, au delà des
cieux, réside le monde des Idées, tout plein du Verbe! D'un bond, nous
franchirons l'autre espace; et tu saisiras dans son infinité l'Éternel,
l'Absolu, l'Être!--Allons! donne-moi la main! En marche!
Tous les deux, côte à côte, s'élèvent dans l'air, doucement.
Antoine, embrassant la croix, les regarde monter.
Ils disparaissent.
V
ANTOINE
marchant lentement:
Celui-là vaut tout l'enfer!
Nabuchodonosor ne m'avait pas tant ébloui. La reine de Saba ne m'a pas
si profondément charmé.
Sa manière de parler des Dieux inspire l'envie de les connaître.
Je me rappelle en avoir vu des centaines à la fois, dans l'île
d'Éléphantine, du temps de Dioclétien. L'empereur avait cédé aux
Nomades un grand pays, à condition qu'ils garderaient les frontières;
et le traité fut conclu au nom des «Puissances invisibles». Car les
Dieux de chaque peuple étaient ignorés de l'autre peuple.
Les Barbares avaient amené les leurs. Ils occupaient les collines de
sable qui bordent le fleuve. On les apercevait tenant leurs idoles
entre leurs bras comme de grands enfants paralytiques; ou bien,
naviguant au milieu des cataractes sur un tronc de palmier, ils
montraient de loin les amulettes de leurs cous, les tatouages de leurs
poitrines;--et cela n'est pas plus criminel que la religion des Grecs,
des Asiatiques et des Romains!
Quand j'habitais le temple d'Héliopolis, j'ai souvent considéré tout ce
qu'il y a sur les murailles: vautours portant des sceptres, crocodiles
pinçant des lyres, figures d'hommes avec des corps de serpent, femmes
à tête de vache prosternées devant des dieux ithyphalliques; et leurs
formes surnaturelles m'entraînaient vers d'autres mondes. J'aurais
voulu savoir ce que regardent ces yeux tranquilles.
Pour que de la matière ait tant de pouvoir, il faut qu'elle contienne
un esprit. L'âme des Dieux est attachée à leurs images.
Ceux qui ont la beauté des apparences peuvent séduire. Mais les
autres... qui sont abjects ou terribles, comment y croire?
Et il voit passer à ras du sol des feuilles, des pierres, des
coquilles, des branches d'arbres, de vagues représentations
d'animaux, puis des espèces de nains hydropiques; ce sont des Dieux.
Il éclate de rire.
Un autre rire part derrière lui; et Hilarion se présente--habillé en
ermite, beaucoup plus grand que tout à l'heure, colossal.
ANTOINE
n'est pas surpris de le revoir.
Qu'il faut être bête pour adorer cela!
HILARION.
Oh! oui, extrêmement bête!
Alors défilent devant eux des idoles de toutes les nations et de tous
les âges, en bois, en métal, en granit, en plumes, en peaux cousues.
Les plus vieilles, antérieures au Déluge, disparaissent sous des
goémons qui pendent comme des crinières. Quelques-unes, trop longues
pour leur base, craquent dans leurs jointures et se cassent les reins
en marchant. D'autres laissent couler du sable par les trous de leurs
ventres.
Antoine et Hilarion s'amusent énormément. Ils se tiennent les côtes à
force de rire.
Ensuite, passent des idoles à profil de mouton. Elles titubent sur
leurs jambes cagneuses, entr'ouvrent leurs paupières et bégayent
comme des muets: «Bâ! bâ! bâ!»
A mesure qu'elles se rapprochent du type humain, elles irritent
Antoine davantage. Il les frappe à coups de poing, à coups de pied,
s'acharne dessus.
Elles deviennent effroyables--avec de hauts panaches, des yeux en
boules, les bras terminés par des griffes, des mâchoires de requin.
Et devant ces Dieux, on égorge des hommes sur des autels de pierre;
d'autres sont broyés dans des cuves, écrasés sous des chariots,
cloués dans des arbres. Il y en a un, tout en fer rougi et à cornes
de taureau, qui dévore des enfants.
ANTOINE.
Horreur!
HILARION.
Mais les Dieux réclament toujours des supplices. Le tien même a voulu...
ANTOINE
pleurant:
Oh! n'achève pas, tais-toi!
L'enceinte des roches se change en une vallée. Un troupeau de
bœufs y pâture l'herbe rase.
Le pasteur qui les conduit observe un nuage et jette dans l'air,
d'une voix aiguë, des paroles impératives.
HILARION.
Comme il a besoin de pluie, il tâche, par des chants, de contraindre le
roi du ciel à ouvrir la nuée féconde.
ANTOINE
en riant:
Voilà un orgueil trop niais!
HILARION.
Pourquoi fais-tu des exorcismes?
La vallée devient une mer de lait, immobile et sans bornes.
Au milieu flotte un long berceau, composé par les enroulements d'un
serpent dont toutes les têtes, s'inclinant à la fois, ombragent un
dieu endormi sur son corps.
Il est jeune, imberbe, plus beau qu'une fille et couvert de voiles
diaphanes. Les perles de sa tiare brillent doucement comme des lunes,
un chapelet d'étoiles fait plusieurs tours sur sa poitrine;--et une
main sous la tête, l'autre bras étendu, il repose, d'un air songeur
et enivré.
Une femme accroupie devant ses pieds attend qu'il se réveille.
HILARION.
C'est la dualité primordiale des Brahmanes,--l'Absolu ne s'exprimant
par aucune forme.
Sur le nombril du Dieu une tige de lotus a poussé; et, dans son
calice, paraît un autre Dieu à trois visages.
ANTOINE.
Tiens, quelle invention!
HILARION.
Père, Fils et Saint-Esprit ne font de même qu'une seule personne!
Les trois têtes s'écartent, et trois grands Dieux paraissent.
Le premier, qui est rose, mord le bout de son orteil.
Le second, qui est bleu, agite quatre bras.
Le troisième, qui est vert, porte un collier de crânes humains.
En face d'eux, immédiatement surgissent trois Déesses, l'une
enveloppée d'un réseau, l'autre offrant une coupe, la dernière
brandissant un arc.
Et ces Dieux, ces Déesses se décuplent, se multiplient. Sur leurs
épaules poussent des bras, au bout de leurs bras des mains tenant
des étendards, des haches, des boucliers, des épées, des parasols et
des tambours. Des fontaines jaillissent de leurs têtes, des herbes
descendent de leurs narines.
A cheval sur des oiseaux, bercés dans des palanquins, trônant sur des
sièges d'or, debout dans des niches d'ivoire, ils songent, voyagent,
commandent, boivent du vin, respirent des fleurs. Des danseuses
tournoient, des géants poursuivent des monstres; à l'entrée des
grottes des solitaires méditent. On ne distingue pas les prunelles
des étoiles, les nuages des banderoles; des paons s'abreuvent à des
ruisseaux de poudre d'or, la broderie des pavillons se mêle aux
taches des léopards, des rayons colorés s'entre-croisent sur l'air
bleu, avec des flèches qui volent et des encensoirs qu'on balance.
Et tout cela se développe comme une haute frise--appuyant sa base
sur les rochers et montant jusque dans le ciel.
ANTOINE
ébloui:
Quelle quantité! que veulent-ils?
HILARION.
Celui qui gratte son abdomen avec sa trompe d'éléphant, c'est le Dieu
solaire, l'inspirateur de la sagesse.
Cet autre, dont les six têtes portent des tours et les quatorze bras
des javelots, c'est le prince des armées, le Feu dévorateur.
Le vieillard chevauchant un crocodile va laver sur le rivage les âmes
des morts. Elles seront tourmentées par cette femme noire aux dents
pourries, dominatrice des enfers.
Le chariot tiré par des cavales rouges, que conduit un cocher qui n'a
pas de jambes, promène en plein azur le maître du soleil. Le Dieu-lune
l'accompagne, dans une litière attelée de trois gazelles.
A genoux sur le dos d'un perroquet, la déesse de la Beauté présente
à l'Amour, son fils, sa mamelle ronde. La voici plus loin, qui saute
de joie dans les prairies. Regarde! regarde! Coiffée d'une mitre
éblouissante, elle court sur les blés, sur les flots, monte dans l'air,
s'étale partout!
Entre ces Dieux siègent les Génies des vents, des planètes, des mois,
des jours, cent mille autres! et leurs aspects sont multiples, leurs
transformations rapides. En voilà un qui de poisson devient tortue; il
prend la hure d'un sanglier, la taille d'un nain.
ANTOINE.
Pour quoi faire?
HILARION.
Pour rétablir l'équilibre, pour combattre le mal. Mais la vie s'épuise,
les formes s'usent; et il leur faut progresser dans les métamorphoses.
Tout à coup paraît
UN HOMME NU,
assis au milieu du sable, les jambes croisées.
Un large halo vibre, suspendu derrière lui. Les petites boucles de
ses cheveux noirs, et à reflets d'azur, contournent symétriquement
une protubérance au haut de son crâne. Ses bras, très longs,
descendent droits contre ses flancs. Ses deux mains, les paumes
ouvertes, reposent à plat sur ses cuisses. Le dessous de ses pieds
offre l'image de deux soleils; et il reste complètement immobile--en
face d'Antoine et d'Hilarion,--avec tous les Dieux à l'entour,
échelonnés sur les roches comme sur les gradins d'un cirque.
Ses lèvres s'entr'ouvrent; et d'une voix profonde:
Je suis le maître de la grande aumône, le secours des créatures, et aux
croyants comme aux profanes j'expose la loi.
Pour délivrer le monde, j'ai voulu naître parmi les hommes. Les Dieux
pleuraient quand je suis parti.
J'ai d'abord cherché une femme comme il convient: de race militaire,
épouse d'un roi, très bonne, extrêmement belle, le nombril profond,
le corps ferme comme du diamant; et au temps de la pleine lune, sans
l'auxiliaire d'aucun mâle, je suis entré dans son ventre.
J'en suis sorti par le flanc droit. Des étoiles s'arrêtèrent.
HILARION
murmure entre ses dents:
«Et quand ils virent l'étoile s'arrêter, ils conçurent une grande joie!»
Antoine regarde plus attentivement
LE BOUDDHA
qui reprend:
Du fond de l'Himalaya, un religieux centenaire accourut pour me voir.
HILARION.
«Un homme appelé Siméon, qui ne devait pas mourir avant d'avoir vu le
Christ!»
LE BOUDDHA.
On m'a mené dans les écoles. J'en savais plus que les docteurs.
HILARION.
«... Au milieu des docteurs; et tous ceux qui l'entendaient étaient
ravis de sa sagesse.»
Antoine fait signe à Hilarion de se taire.
LE BOUDDHA.
Continuellement, j'étais à méditer dans les jardins. Les ombres des
arbres tournaient; mais l'ombre de celui qui m'abritait ne tournait pas.
Aucun ne pouvait m'égaler dans la connaissance des écritures,
l'énumération des atomes, la conduite des éléphants, les ouvrages de
cire, l'astronomie, la poésie, le pugilat, tous les exercices et tous
les arts!
Pour me conformer à l'usage, j'ai pris une épouse;--et je passais
les jours dans mon palais de roi, vêtu de perles, sous la pluie des
parfums, éventé par les chasse-mouches de trente-trois mille femmes,
regardant mes peuples du haut de mes terrasses, ornées de clochettes
retentissantes.
Mais la vue des misères du monde me détournait des plaisirs. J'ai fui.
J'ai mendié sur les routes, couvert de haillons ramassés dans les
sépulcres; et comme il y avait un ermite très savant, j'ai voulu
devenir son esclave; je gardais sa porte, je lavais ses pieds.
Toute sensation fut anéantie, toute joie, toute langueur.
Puis, concentrant ma pensée dans une méditation plus large, je connus
l'essence des choses, l'illusion des formes.
J'ai vidé promptement la science des Brahmanes. Ils sont rongés de
convoitises sous leurs apparences austères, se frottent d'ordures,
couchent sur des épines, croyant arriver au bonheur par la voie de la
mort!
HILARION.
«Pharisiens, hypocrites, sépulcres blanchis, race de vipères!»
LE BOUDDHA.
Moi aussi, j'ai fait des choses étonnantes--ne mangeant par jour qu'un
seul grain de riz, et les grains de riz dans ce temps-là n'étaient pas
plus gros qu'à présent;--mes poils tombèrent, mon corps devint noir;
mes yeux rentrés dans les orbites semblaient des étoiles aperçues au
fond d'un puits.
Pendant six ans, je me suis tenu immobile, exposé aux mouches, aux
lions et aux serpents, et les grands soleils, les grandes ondées, la
neige, la foudre, la grêle et la tempête, je recevais tout cela, sans
m'abriter même avec la main.
Les voyageurs qui passaient, me croyant mort, me jetaient de loin des
mottes de terre!
La tentation du Diable me manquait.
Je l'ai appelé.
Ses fils sont venus,--hideux, couverts d'écailles, nauséabonds comme
des charniers, hurlant, sifflant, beuglant, entre-choquant des armures
et des os de mort. Quelques-uns crachent des flammes par les naseaux,
quelques-uns font des ténèbres avec leurs ailes, quelques-uns portent
des chapelets de doigts coupés, quelques-uns boivent du venin de
serpent dans le creux de leurs mains; ils ont des têtes de porc, de
rhinocéros ou de crapaud, toutes sortes de figures inspirant le dégoût
ou la terreur.
ANTOINE
à part:
J'ai enduré cela autrefois!
LE BOUDDHA.
Puis il m'envoya ses filles--belles, bien fardées, avec des ceintures
d'or, les dents blanches comme le jasmin, les cuisses rondes comme la
trompe de l'éléphant. Quelques-unes étendent les bras en bâillant,
pour montrer les fossettes de leurs coudes; quelques-unes clignent
les yeux, quelques-unes se mettent à rire, quelques-unes entr'ouvrent
leurs vêtements. Il y a des vierges rougissantes, des matrones pleines
d'orgueil, des reines avec une grande suite de bagages et d'esclaves.
ANTOINE
à part:
Ah! lui aussi?
LE BOUDDHA.
Ayant vaincu le démon, j'ai passé douze ans à me nourrir exclusivement
de parfums;--et comme j'avais acquis les cinq vertus, les cinq
facultés, les dix forces, les dix-huit substances, et pénétré dans les
quatre sphères du monde invisible, l'Intelligence fut à moi! Je devins
le Bouddha!
Tous les Dieux s'inclinent; ceux qui ont plusieurs têtes les baissent
à la fois.
Il lève dans l'air sa haute main et reprend:
En vue de la délivrance des êtres, j'ai fait des centaines de mille
de sacrifices! J'ai donné aux pauvres des robes de soie, des lits,
des chars, des maisons, des tas d'or et des diamants. J'ai donné mes
mains aux manchots, mes jambes aux boiteux, mes prunelles aux aveugles;
j'ai coupé ma tête pour les décapités. Au temps que j'étais roi, j'ai
distribué des provinces; au temps que j'étais brahmane, je n'ai méprisé
personne. Quand j'étais un solitaire, j'ai dit des paroles tendres au
voleur qui m'égorgea. Quand j'étais un tigre, je me suis laissé mourir
de faim.
Et dans cette dernière existence, ayant prêché la loi, je n'ai plus
rien à faire. La grande période est accomplie! Les hommes, les animaux,
les Dieux, les bambous, les océans, les montagnes, les grains de sable
des Ganges avec les myriades de myriades d'étoiles, tout va mourir; et,
jusqu'à des naissances nouvelles, une flamme dansera sur les ruines des
mondes détruits!
Alors un vertige prend les Dieux. Ils chancellent, tombent en
convulsions et vomissent leurs existences. Leurs couronnes éclatent,
leurs étendards s'envolent. Ils arrachent leurs attributs, leurs
sexes, lancent par-dessus l'épaule les coupes où ils buvaient
l'immortalité, s'étranglent avec leurs serpents, s'évanouissent en
fumée;--et quand tout a disparu...
HILARION
lentement:
Tu viens de voir la croyance de plusieurs centaines de millions
d'hommes!
Antoine est par terre, la figure dans ses mains. Debout près de lui,
et tournant le dos à la croix, Hilarion le regarde.
Un assez long temps s'écoule.
Ensuite, paraît un être singulier, ayant une tête d'homme sur un corps
de poisson. Il s'avance droit dans l'air, en battant le sable de sa
queue;--et cette figure de patriarche avec de petits bras fait rire
Antoine.
OANNÈS
d'une voix plaintive:
Respecte-moi! Je suis le contemporain des origines.
J'ai habité le monde informe où sommeillaient des bêtes hermaphrodites,
sous le poids d'une atmosphère opaque, dans la profondeur des ondes
ténébreuses,--quand les doigts, les nageoires et les ailes étaient
confondus, et que des yeux sans tête flottaient comme des mollusques,
parmi des taureaux à face humaine et des serpents à pattes de chien.
Sur l'ensemble de ces êtres, Omorôca, pliée comme un cerceau, étendait
son corps de femme. Mais Bélus la coupa net en deux moitiés, fit la
terre avec l'une, le ciel avec l'autre; et les deux mondes pareils se
contemplent mutuellement.
Moi, la première conscience du Chaos, j'ai surgi de l'abîme pour durcir
la matière, pour régler les formes; et j'ai appris aux humains la
pêche, les semailles, l'écriture et l'histoire des Dieux.
Depuis lors, je vis dans les étangs qui restent du Déluge. Mais le
désert s'agrandit autour d'eux, le vent y jette du sable, le soleil les
dévore;--et je meurs sur ma couche de limon, en regardant les étoiles à
travers l'eau. J'y retourne.
Il saute et disparaît dans le Nil.
HILARION.
C'est un ancien Dieu des Chaldéens!
ANTOINE
ironiquement:
Qu'étaient donc ceux de Babylone?
HILARION.
Tu peux les voir!
Et ils se trouvent sur la plate-forme d'une tour quadrangulaire
dominant six autres tours qui, plus étroites à mesure qu'elles
s'élèvent, forment une monstrueuse pyramide. On distingue en bas une
grande masse noire,--la ville sans doute,--étalée dans les plaines.
L'air est froid, le ciel d'un bleu sombre; des étoiles en quantité
palpitent.
Au milieu de la plate-forme, se dresse une colonne de pierre blanche.
Des prêtres en robes de lin passent et reviennent tout autour, de
manière à décrire par leurs évolutions un cercle en mouvement; et, la
tête levée, ils contemplent les astres.
HILARION
en désigne plusieurs à saint Antoine.
Il y en a trente principaux. Quinze regardent le dessus de la terre,
quinze le dessous. A des intervalles réguliers, un d'eux s'élance des
régions supérieures vers celles d'en bas, tandis qu'un autre abandonne
les inférieures pour monter vers les sublimes.
Des sept planètes, deux sont bienfaisantes, deux mauvaises, trois
ambiguës; tout dépend, dans le monde, de ces feux éternels. D'après
leur position et leur mouvement on peut tirer des présages;--et
tu foules l'endroit le plus respectable de la terre. Pythagore et
Zoroastre s'y sont rencontrés. Voilà douze mille ans que ces hommes
observent le ciel, pour mieux connaître les Dieux.
ANTOINE.
Les astres ne sont pas Dieux.
HILARION.
Oui, disent-ils; car les choses passent autour de nous; le ciel, comme
l'éternité, reste immuable!
ANTOINE.
Il a un maître, pourtant.
HILARION
montrant la colonne:
Celui-là, Bélus, le premier rayon, le Soleil, le Mâle!--L'autre, qu'il
féconde, est sous lui!
Antoine aperçoit un jardin, éclairé par des lampes.
Il est au milieu de la foule, dans une avenue de cyprès. A droite
et à gauche, des petits chemins conduisent vers des cabanes établies
dans un bois de grenadiers, que défendent des treillages de roseaux.
Les hommes, pour la plupart, ont des bonnets pointus avec des robes
chamarrées comme le plumage des paons. Il y a des gens du nord
vêtus de peaux d'ours, des nomades en manteau de laine brune, de
pâles Gangarides à longues boucles d'oreilles; et les rangs comme
les nations paraissent confondus, car des matelots et des tailleurs
de pierres coudoient des princes portant des tiares d'escarboucles
avec de hautes cannes à pomme ciselée. Tous marchent en dilatant les
narines, recueillis dans le même désir.
De temps à autre, ils se dérangent pour donner passage à un long
chariot couvert, traîné par des bœufs; ou bien c'est un âne, secouant
sur son dos une femme empaquetée de voiles, et qui disparaît aussi
vers les cabanes.
Antoine a peur; il voudrait revenir en arrière. Cependant une
curiosité inexprimable l'entraîne.
Au pied des cyprès, des femmes sont accroupies en ligne sur des
peaux de cerf, toutes ayant pour diadème une tresse de cordes.
Quelques-unes, magnifiquement habillées, appellent à haute voix les
passants. De plus timides cachent leur figure sous leur bras, tandis
que par derrière, une matrone, leur mère sans doute, les exhorte.
D'autres, la tête enveloppée d'un châle noir et le corps entièrement
nu, semblent de loin des statues de chair. Dès qu'un homme leur a
jeté de l'argent sur les genoux, elles se lèvent.
Et on entend des baisers sous les feuillages, quelquefois un grand
cri aigu.
HILARION.
Ce sont les vierges de Babylone qui se prostituent à la Déesse.
ANTOINE.
Quelle déesse?
HILARION.
La voilà!
Et il lui fait voir, tout au fond de l'avenue, sur le seuil d'une
grotte illuminée, un bloc de pierre représentant l'organe sexuel
ANTOINE.
Oh! oui, parlez-moi de la ville des papes!
APOLLONIUS.
Un homme ivre nous accosta, qui chantait d'une voix douce. C'était un
épithalame de Néron, et il avait le pouvoir de faire mourir quiconque
l'écoutait négligemment. Il portait à son dos, dans une boîte, une
corde prise à la cythare de l'empereur. J'ai haussé les épaules. Il
nous a jeté de la boue au visage. Alors, j'ai défait ma ceinture, et je
la lui ai placée dans la main.
DAMIS.
Vous avez eu bien tort, par exemple!
APOLLONIUS.
L'empereur, pendant la nuit, me fit appeler à sa maison. Il jouait aux
osselets avec Sporus, accoudé du bras gauche, sur une table d'agate. Il
se détourna, et fronçant ses sourcils blonds: «Pourquoi ne me crains-tu
pas? me demanda-t-il.--Parce que le Dieu qui t'a fait terrible m'a fait
intrépide», répondis-je.
ANTOINE
à part:
Quelque chose d'inexplicable m'épouvante.
Silence.
DAMIS
reprend d'une voix aiguë:
Toute l'Asie, d'ailleurs, pourra vous dire...
ANTOINE
en sursaut:
Je suis malade! Laissez-moi!
DAMIS.
Écoutez donc. Il a vu, d'Éphèse, tuer Domitien, qui était à Rome.
ANTOINE
s'efforçant de rire:
Est-ce possible!
DAMIS.
Oui, au théâtre, en plein jour, le quatorzième des calendes d'octobre,
tout à coup il s'écria: «On égorge César!» et il ajoutait de temps
à autre: «Il roule par terre; oh! comme il se débat! Il se relève;
il essaye de fuir; les portes sont fermées; ah! c'est fini! le voilà
mort!» Et ce jour-là, en effet, Titus Flavius Domitianus fut assassiné,
comme vous savez.
ANTOINE.
Sans le secours du Diable... certainement...
APOLLONIUS.
Il avait voulu me faire mourir, ce Domitien! Damis s'était enfui par
mon ordre, et je restais seul dans ma prison.
DAMIS.
C'était une terrible hardiesse, il faut avouer!
APOLLONIUS.
Vers la cinquième heure, les soldats m'amenèrent au tribunal. J'avais
ma harangue toute prête que je tenais sous mon manteau.
DAMIS.
Nous étions sur le rivage de Pouzzoles, nous autres! Nous vous croyions
mort; nous pleurions. Quand, vers la sixième heure, tout à coup vous
apparûtes, et vous nous dites: «C'est moi!»
ANTOINE
à part:
Comme Lui!
DAMIS
très haut:
Absolument!
ANTOINE.
Oh! non! vous mentez, n'est-ce pas? vous mentez!
APOLLONIUS.
Il est descendu du ciel. Moi, j'y monte,--grâce à ma vertu qui m'a
élevé jusqu'à la hauteur du principe!
DAMIS.
Thyane, sa ville natale, a institué en son honneur un temple avec des
prêtres!
APOLLONIUS
se rapproche d'Antoine et lui crie aux oreilles:
C'est que je connais tous les dieux, tous les rites, toutes les
prières, tous les oracles! J'ai pénétré dans l'antre de Trophonius,
fils d'Apollon! J'ai pétri pour les Syracusaines les gâteaux qu'elles
portent sur les montagnes! j'ai subi les quatre-vingts épreuves de
Mithra! j'ai serré contre mon cœur le serpent de Sabasius! j'ai
reçu l'écharpe des Cabires! j'ai lavé Cybèle aux flots des golfes
campaniens, et j'ai passé trois lunes dans les cavernes de Samothrace!
DAMIS
riant bêtement:
Ah! ah! ah! aux mystères de la Bonne Déesse!
APOLLONIUS.
Et maintenant nous recommençons le pèlerinage!
Nous allons au Nord, du côté des cygnes et des neiges. Sur la plaine
blanche, les hippopodes aveugles cassent du bout de leurs pieds la
plante d'outre-mer.
DAMIS.
Viens! c'est l'aurore. Le coq a chanté, le cheval a henni, la voile est
prête.
ANTOINE.
Le coq n'a pas chanté! J'entends le grillon dans les sables, et je vois
la lune qui reste en place.
APOLLONIUS.
Nous allons au sud, derrière les montagnes et les grands flots,
chercher dans les parfums la raison de l'amour. Tu humeras l'odeur
du myrrhodion qui fait mourir les faibles. Tu baigneras ton corps
dans le lac d'huile rose de l'île Junonia. Tu verras, dormant sur les
primevères, le lézard qui se réveille tous les siècles quand tombe à sa
maturité l'escarboucle de son front. Les étoiles palpitent comme des
yeux, les cascades chantent comme des lyres, des enivrements s'exhalent
des fleurs écloses; ton esprit s'élargira parmi les airs, et dans ton
cœur comme sur ta face.
DAMIS.
Maître! il est temps! Le vent va se lever, les hirondelles s'éveillent,
la feuille du myrte est envolée!
APOLLONIUS.
Oui! partons!
ANTOINE.
Non! moi, je reste!
APOLLONIUS.
Veux-tu que je t'enseigne où pousse la plante Balis, qui ressuscite les
morts?
DAMIS.
Demande-lui plutôt l'androdamas qui attire l'argent, le fer et l'airain!
ANTOINE.
Oh! que je souffre! que je souffre!
DAMIS.
Tu comprendras la voix de tous les êtres, les rugissements, les
roucoulements!
APOLLONIUS.
Je te ferai monter sur les licornes, sur les dragons, sur les
hippocentaures et les dauphins!
ANTOINE
pleure.
Oh! oh! oh!
APOLLONIUS.
Tu connaîtras les démons qui habitent les cavernes, ceux qui parlent
dans les bois, ceux qui remuent les flots, ceux qui poussent les nuages.
DAMIS.
Serre ta ceinture! noue tes sandales!
APOLLONIUS.
Je t'expliquerai la raison des formes divines, pourquoi Apollon est
debout, Jupiter assis, Vénus noire à Corinthe, carrée dans Athènes,
conique à Paphos.
ANTOINE
joignant les mains:
Qu'ils s'en aillent! qu'ils s'en aillent!
APOLLONIUS.
J'arracherai devant toi les armures des Dieux, nous forcerons les
sanctuaires, je te ferai violer la Pythie!
ANTOINE.
Au secours, Seigneur!
Il se précipite vers la croix.
APOLLONIUS.
Quel est ton désir? ton rêve? Le temps seulement d'y songer...
ANTOINE.
Jésus, Jésus, à mon aide!
APOLLONIUS.
Veux-tu que je le fasse apparaître, Jésus?
ANTOINE.
Quoi? Comment?
APOLLONIUS.
Ce sera lui! pas un autre! Il jettera sa couronne, et nous causerons
face à face!
DAMIS
bas:
Dis que tu veux bien! Dis que tu veux bien!
Antoine, au pied de la croix, murmure des oraisons. Damis tourne
autour de lui, avec des gestes patelins:
Voyons, bon ermite, cher saint Antoine! homme pur, homme illustre!
homme qu'on ne saurait assez louer! Ne vous effrayez pas; c'est une
façon de dire exagérée, prise aux Orientaux. Cela n'empêche nullement.
APOLLONIUS.
Laisse-le, Damis!
Il croit, comme une brute, à la réalité des choses. La terreur qu'il a
des Dieux l'empêche de les comprendre; et il ravale le sien au niveau
d'un roi jaloux!
Toi, mon fils, ne me quitte pas!
Il s'approche à reculons du bord de la falaise, la dépasse, et reste
suspendu.
Par-dessus toutes les formes, plus loin que la terre, au delà des
cieux, réside le monde des Idées, tout plein du Verbe! D'un bond, nous
franchirons l'autre espace; et tu saisiras dans son infinité l'Éternel,
l'Absolu, l'Être!--Allons! donne-moi la main! En marche!
Tous les deux, côte à côte, s'élèvent dans l'air, doucement.
Antoine, embrassant la croix, les regarde monter.
Ils disparaissent.
V
ANTOINE
marchant lentement:
Celui-là vaut tout l'enfer!
Nabuchodonosor ne m'avait pas tant ébloui. La reine de Saba ne m'a pas
si profondément charmé.
Sa manière de parler des Dieux inspire l'envie de les connaître.
Je me rappelle en avoir vu des centaines à la fois, dans l'île
d'Éléphantine, du temps de Dioclétien. L'empereur avait cédé aux
Nomades un grand pays, à condition qu'ils garderaient les frontières;
et le traité fut conclu au nom des «Puissances invisibles». Car les
Dieux de chaque peuple étaient ignorés de l'autre peuple.
Les Barbares avaient amené les leurs. Ils occupaient les collines de
sable qui bordent le fleuve. On les apercevait tenant leurs idoles
entre leurs bras comme de grands enfants paralytiques; ou bien,
naviguant au milieu des cataractes sur un tronc de palmier, ils
montraient de loin les amulettes de leurs cous, les tatouages de leurs
poitrines;--et cela n'est pas plus criminel que la religion des Grecs,
des Asiatiques et des Romains!
Quand j'habitais le temple d'Héliopolis, j'ai souvent considéré tout ce
qu'il y a sur les murailles: vautours portant des sceptres, crocodiles
pinçant des lyres, figures d'hommes avec des corps de serpent, femmes
à tête de vache prosternées devant des dieux ithyphalliques; et leurs
formes surnaturelles m'entraînaient vers d'autres mondes. J'aurais
voulu savoir ce que regardent ces yeux tranquilles.
Pour que de la matière ait tant de pouvoir, il faut qu'elle contienne
un esprit. L'âme des Dieux est attachée à leurs images.
Ceux qui ont la beauté des apparences peuvent séduire. Mais les
autres... qui sont abjects ou terribles, comment y croire?
Et il voit passer à ras du sol des feuilles, des pierres, des
coquilles, des branches d'arbres, de vagues représentations
d'animaux, puis des espèces de nains hydropiques; ce sont des Dieux.
Il éclate de rire.
Un autre rire part derrière lui; et Hilarion se présente--habillé en
ermite, beaucoup plus grand que tout à l'heure, colossal.
ANTOINE
n'est pas surpris de le revoir.
Qu'il faut être bête pour adorer cela!
HILARION.
Oh! oui, extrêmement bête!
Alors défilent devant eux des idoles de toutes les nations et de tous
les âges, en bois, en métal, en granit, en plumes, en peaux cousues.
Les plus vieilles, antérieures au Déluge, disparaissent sous des
goémons qui pendent comme des crinières. Quelques-unes, trop longues
pour leur base, craquent dans leurs jointures et se cassent les reins
en marchant. D'autres laissent couler du sable par les trous de leurs
ventres.
Antoine et Hilarion s'amusent énormément. Ils se tiennent les côtes à
force de rire.
Ensuite, passent des idoles à profil de mouton. Elles titubent sur
leurs jambes cagneuses, entr'ouvrent leurs paupières et bégayent
comme des muets: «Bâ! bâ! bâ!»
A mesure qu'elles se rapprochent du type humain, elles irritent
Antoine davantage. Il les frappe à coups de poing, à coups de pied,
s'acharne dessus.
Elles deviennent effroyables--avec de hauts panaches, des yeux en
boules, les bras terminés par des griffes, des mâchoires de requin.
Et devant ces Dieux, on égorge des hommes sur des autels de pierre;
d'autres sont broyés dans des cuves, écrasés sous des chariots,
cloués dans des arbres. Il y en a un, tout en fer rougi et à cornes
de taureau, qui dévore des enfants.
ANTOINE.
Horreur!
HILARION.
Mais les Dieux réclament toujours des supplices. Le tien même a voulu...
ANTOINE
pleurant:
Oh! n'achève pas, tais-toi!
L'enceinte des roches se change en une vallée. Un troupeau de
bœufs y pâture l'herbe rase.
Le pasteur qui les conduit observe un nuage et jette dans l'air,
d'une voix aiguë, des paroles impératives.
HILARION.
Comme il a besoin de pluie, il tâche, par des chants, de contraindre le
roi du ciel à ouvrir la nuée féconde.
ANTOINE
en riant:
Voilà un orgueil trop niais!
HILARION.
Pourquoi fais-tu des exorcismes?
La vallée devient une mer de lait, immobile et sans bornes.
Au milieu flotte un long berceau, composé par les enroulements d'un
serpent dont toutes les têtes, s'inclinant à la fois, ombragent un
dieu endormi sur son corps.
Il est jeune, imberbe, plus beau qu'une fille et couvert de voiles
diaphanes. Les perles de sa tiare brillent doucement comme des lunes,
un chapelet d'étoiles fait plusieurs tours sur sa poitrine;--et une
main sous la tête, l'autre bras étendu, il repose, d'un air songeur
et enivré.
Une femme accroupie devant ses pieds attend qu'il se réveille.
HILARION.
C'est la dualité primordiale des Brahmanes,--l'Absolu ne s'exprimant
par aucune forme.
Sur le nombril du Dieu une tige de lotus a poussé; et, dans son
calice, paraît un autre Dieu à trois visages.
ANTOINE.
Tiens, quelle invention!
HILARION.
Père, Fils et Saint-Esprit ne font de même qu'une seule personne!
Les trois têtes s'écartent, et trois grands Dieux paraissent.
Le premier, qui est rose, mord le bout de son orteil.
Le second, qui est bleu, agite quatre bras.
Le troisième, qui est vert, porte un collier de crânes humains.
En face d'eux, immédiatement surgissent trois Déesses, l'une
enveloppée d'un réseau, l'autre offrant une coupe, la dernière
brandissant un arc.
Et ces Dieux, ces Déesses se décuplent, se multiplient. Sur leurs
épaules poussent des bras, au bout de leurs bras des mains tenant
des étendards, des haches, des boucliers, des épées, des parasols et
des tambours. Des fontaines jaillissent de leurs têtes, des herbes
descendent de leurs narines.
A cheval sur des oiseaux, bercés dans des palanquins, trônant sur des
sièges d'or, debout dans des niches d'ivoire, ils songent, voyagent,
commandent, boivent du vin, respirent des fleurs. Des danseuses
tournoient, des géants poursuivent des monstres; à l'entrée des
grottes des solitaires méditent. On ne distingue pas les prunelles
des étoiles, les nuages des banderoles; des paons s'abreuvent à des
ruisseaux de poudre d'or, la broderie des pavillons se mêle aux
taches des léopards, des rayons colorés s'entre-croisent sur l'air
bleu, avec des flèches qui volent et des encensoirs qu'on balance.
Et tout cela se développe comme une haute frise--appuyant sa base
sur les rochers et montant jusque dans le ciel.
ANTOINE
ébloui:
Quelle quantité! que veulent-ils?
HILARION.
Celui qui gratte son abdomen avec sa trompe d'éléphant, c'est le Dieu
solaire, l'inspirateur de la sagesse.
Cet autre, dont les six têtes portent des tours et les quatorze bras
des javelots, c'est le prince des armées, le Feu dévorateur.
Le vieillard chevauchant un crocodile va laver sur le rivage les âmes
des morts. Elles seront tourmentées par cette femme noire aux dents
pourries, dominatrice des enfers.
Le chariot tiré par des cavales rouges, que conduit un cocher qui n'a
pas de jambes, promène en plein azur le maître du soleil. Le Dieu-lune
l'accompagne, dans une litière attelée de trois gazelles.
A genoux sur le dos d'un perroquet, la déesse de la Beauté présente
à l'Amour, son fils, sa mamelle ronde. La voici plus loin, qui saute
de joie dans les prairies. Regarde! regarde! Coiffée d'une mitre
éblouissante, elle court sur les blés, sur les flots, monte dans l'air,
s'étale partout!
Entre ces Dieux siègent les Génies des vents, des planètes, des mois,
des jours, cent mille autres! et leurs aspects sont multiples, leurs
transformations rapides. En voilà un qui de poisson devient tortue; il
prend la hure d'un sanglier, la taille d'un nain.
ANTOINE.
Pour quoi faire?
HILARION.
Pour rétablir l'équilibre, pour combattre le mal. Mais la vie s'épuise,
les formes s'usent; et il leur faut progresser dans les métamorphoses.
Tout à coup paraît
UN HOMME NU,
assis au milieu du sable, les jambes croisées.
Un large halo vibre, suspendu derrière lui. Les petites boucles de
ses cheveux noirs, et à reflets d'azur, contournent symétriquement
une protubérance au haut de son crâne. Ses bras, très longs,
descendent droits contre ses flancs. Ses deux mains, les paumes
ouvertes, reposent à plat sur ses cuisses. Le dessous de ses pieds
offre l'image de deux soleils; et il reste complètement immobile--en
face d'Antoine et d'Hilarion,--avec tous les Dieux à l'entour,
échelonnés sur les roches comme sur les gradins d'un cirque.
Ses lèvres s'entr'ouvrent; et d'une voix profonde:
Je suis le maître de la grande aumône, le secours des créatures, et aux
croyants comme aux profanes j'expose la loi.
Pour délivrer le monde, j'ai voulu naître parmi les hommes. Les Dieux
pleuraient quand je suis parti.
J'ai d'abord cherché une femme comme il convient: de race militaire,
épouse d'un roi, très bonne, extrêmement belle, le nombril profond,
le corps ferme comme du diamant; et au temps de la pleine lune, sans
l'auxiliaire d'aucun mâle, je suis entré dans son ventre.
J'en suis sorti par le flanc droit. Des étoiles s'arrêtèrent.
HILARION
murmure entre ses dents:
«Et quand ils virent l'étoile s'arrêter, ils conçurent une grande joie!»
Antoine regarde plus attentivement
LE BOUDDHA
qui reprend:
Du fond de l'Himalaya, un religieux centenaire accourut pour me voir.
HILARION.
«Un homme appelé Siméon, qui ne devait pas mourir avant d'avoir vu le
Christ!»
LE BOUDDHA.
On m'a mené dans les écoles. J'en savais plus que les docteurs.
HILARION.
«... Au milieu des docteurs; et tous ceux qui l'entendaient étaient
ravis de sa sagesse.»
Antoine fait signe à Hilarion de se taire.
LE BOUDDHA.
Continuellement, j'étais à méditer dans les jardins. Les ombres des
arbres tournaient; mais l'ombre de celui qui m'abritait ne tournait pas.
Aucun ne pouvait m'égaler dans la connaissance des écritures,
l'énumération des atomes, la conduite des éléphants, les ouvrages de
cire, l'astronomie, la poésie, le pugilat, tous les exercices et tous
les arts!
Pour me conformer à l'usage, j'ai pris une épouse;--et je passais
les jours dans mon palais de roi, vêtu de perles, sous la pluie des
parfums, éventé par les chasse-mouches de trente-trois mille femmes,
regardant mes peuples du haut de mes terrasses, ornées de clochettes
retentissantes.
Mais la vue des misères du monde me détournait des plaisirs. J'ai fui.
J'ai mendié sur les routes, couvert de haillons ramassés dans les
sépulcres; et comme il y avait un ermite très savant, j'ai voulu
devenir son esclave; je gardais sa porte, je lavais ses pieds.
Toute sensation fut anéantie, toute joie, toute langueur.
Puis, concentrant ma pensée dans une méditation plus large, je connus
l'essence des choses, l'illusion des formes.
J'ai vidé promptement la science des Brahmanes. Ils sont rongés de
convoitises sous leurs apparences austères, se frottent d'ordures,
couchent sur des épines, croyant arriver au bonheur par la voie de la
mort!
HILARION.
«Pharisiens, hypocrites, sépulcres blanchis, race de vipères!»
LE BOUDDHA.
Moi aussi, j'ai fait des choses étonnantes--ne mangeant par jour qu'un
seul grain de riz, et les grains de riz dans ce temps-là n'étaient pas
plus gros qu'à présent;--mes poils tombèrent, mon corps devint noir;
mes yeux rentrés dans les orbites semblaient des étoiles aperçues au
fond d'un puits.
Pendant six ans, je me suis tenu immobile, exposé aux mouches, aux
lions et aux serpents, et les grands soleils, les grandes ondées, la
neige, la foudre, la grêle et la tempête, je recevais tout cela, sans
m'abriter même avec la main.
Les voyageurs qui passaient, me croyant mort, me jetaient de loin des
mottes de terre!
La tentation du Diable me manquait.
Je l'ai appelé.
Ses fils sont venus,--hideux, couverts d'écailles, nauséabonds comme
des charniers, hurlant, sifflant, beuglant, entre-choquant des armures
et des os de mort. Quelques-uns crachent des flammes par les naseaux,
quelques-uns font des ténèbres avec leurs ailes, quelques-uns portent
des chapelets de doigts coupés, quelques-uns boivent du venin de
serpent dans le creux de leurs mains; ils ont des têtes de porc, de
rhinocéros ou de crapaud, toutes sortes de figures inspirant le dégoût
ou la terreur.
ANTOINE
à part:
J'ai enduré cela autrefois!
LE BOUDDHA.
Puis il m'envoya ses filles--belles, bien fardées, avec des ceintures
d'or, les dents blanches comme le jasmin, les cuisses rondes comme la
trompe de l'éléphant. Quelques-unes étendent les bras en bâillant,
pour montrer les fossettes de leurs coudes; quelques-unes clignent
les yeux, quelques-unes se mettent à rire, quelques-unes entr'ouvrent
leurs vêtements. Il y a des vierges rougissantes, des matrones pleines
d'orgueil, des reines avec une grande suite de bagages et d'esclaves.
ANTOINE
à part:
Ah! lui aussi?
LE BOUDDHA.
Ayant vaincu le démon, j'ai passé douze ans à me nourrir exclusivement
de parfums;--et comme j'avais acquis les cinq vertus, les cinq
facultés, les dix forces, les dix-huit substances, et pénétré dans les
quatre sphères du monde invisible, l'Intelligence fut à moi! Je devins
le Bouddha!
Tous les Dieux s'inclinent; ceux qui ont plusieurs têtes les baissent
à la fois.
Il lève dans l'air sa haute main et reprend:
En vue de la délivrance des êtres, j'ai fait des centaines de mille
de sacrifices! J'ai donné aux pauvres des robes de soie, des lits,
des chars, des maisons, des tas d'or et des diamants. J'ai donné mes
mains aux manchots, mes jambes aux boiteux, mes prunelles aux aveugles;
j'ai coupé ma tête pour les décapités. Au temps que j'étais roi, j'ai
distribué des provinces; au temps que j'étais brahmane, je n'ai méprisé
personne. Quand j'étais un solitaire, j'ai dit des paroles tendres au
voleur qui m'égorgea. Quand j'étais un tigre, je me suis laissé mourir
de faim.
Et dans cette dernière existence, ayant prêché la loi, je n'ai plus
rien à faire. La grande période est accomplie! Les hommes, les animaux,
les Dieux, les bambous, les océans, les montagnes, les grains de sable
des Ganges avec les myriades de myriades d'étoiles, tout va mourir; et,
jusqu'à des naissances nouvelles, une flamme dansera sur les ruines des
mondes détruits!
Alors un vertige prend les Dieux. Ils chancellent, tombent en
convulsions et vomissent leurs existences. Leurs couronnes éclatent,
leurs étendards s'envolent. Ils arrachent leurs attributs, leurs
sexes, lancent par-dessus l'épaule les coupes où ils buvaient
l'immortalité, s'étranglent avec leurs serpents, s'évanouissent en
fumée;--et quand tout a disparu...
HILARION
lentement:
Tu viens de voir la croyance de plusieurs centaines de millions
d'hommes!
Antoine est par terre, la figure dans ses mains. Debout près de lui,
et tournant le dos à la croix, Hilarion le regarde.
Un assez long temps s'écoule.
Ensuite, paraît un être singulier, ayant une tête d'homme sur un corps
de poisson. Il s'avance droit dans l'air, en battant le sable de sa
queue;--et cette figure de patriarche avec de petits bras fait rire
Antoine.
OANNÈS
d'une voix plaintive:
Respecte-moi! Je suis le contemporain des origines.
J'ai habité le monde informe où sommeillaient des bêtes hermaphrodites,
sous le poids d'une atmosphère opaque, dans la profondeur des ondes
ténébreuses,--quand les doigts, les nageoires et les ailes étaient
confondus, et que des yeux sans tête flottaient comme des mollusques,
parmi des taureaux à face humaine et des serpents à pattes de chien.
Sur l'ensemble de ces êtres, Omorôca, pliée comme un cerceau, étendait
son corps de femme. Mais Bélus la coupa net en deux moitiés, fit la
terre avec l'une, le ciel avec l'autre; et les deux mondes pareils se
contemplent mutuellement.
Moi, la première conscience du Chaos, j'ai surgi de l'abîme pour durcir
la matière, pour régler les formes; et j'ai appris aux humains la
pêche, les semailles, l'écriture et l'histoire des Dieux.
Depuis lors, je vis dans les étangs qui restent du Déluge. Mais le
désert s'agrandit autour d'eux, le vent y jette du sable, le soleil les
dévore;--et je meurs sur ma couche de limon, en regardant les étoiles à
travers l'eau. J'y retourne.
Il saute et disparaît dans le Nil.
HILARION.
C'est un ancien Dieu des Chaldéens!
ANTOINE
ironiquement:
Qu'étaient donc ceux de Babylone?
HILARION.
Tu peux les voir!
Et ils se trouvent sur la plate-forme d'une tour quadrangulaire
dominant six autres tours qui, plus étroites à mesure qu'elles
s'élèvent, forment une monstrueuse pyramide. On distingue en bas une
grande masse noire,--la ville sans doute,--étalée dans les plaines.
L'air est froid, le ciel d'un bleu sombre; des étoiles en quantité
palpitent.
Au milieu de la plate-forme, se dresse une colonne de pierre blanche.
Des prêtres en robes de lin passent et reviennent tout autour, de
manière à décrire par leurs évolutions un cercle en mouvement; et, la
tête levée, ils contemplent les astres.
HILARION
en désigne plusieurs à saint Antoine.
Il y en a trente principaux. Quinze regardent le dessus de la terre,
quinze le dessous. A des intervalles réguliers, un d'eux s'élance des
régions supérieures vers celles d'en bas, tandis qu'un autre abandonne
les inférieures pour monter vers les sublimes.
Des sept planètes, deux sont bienfaisantes, deux mauvaises, trois
ambiguës; tout dépend, dans le monde, de ces feux éternels. D'après
leur position et leur mouvement on peut tirer des présages;--et
tu foules l'endroit le plus respectable de la terre. Pythagore et
Zoroastre s'y sont rencontrés. Voilà douze mille ans que ces hommes
observent le ciel, pour mieux connaître les Dieux.
ANTOINE.
Les astres ne sont pas Dieux.
HILARION.
Oui, disent-ils; car les choses passent autour de nous; le ciel, comme
l'éternité, reste immuable!
ANTOINE.
Il a un maître, pourtant.
HILARION
montrant la colonne:
Celui-là, Bélus, le premier rayon, le Soleil, le Mâle!--L'autre, qu'il
féconde, est sous lui!
Antoine aperçoit un jardin, éclairé par des lampes.
Il est au milieu de la foule, dans une avenue de cyprès. A droite
et à gauche, des petits chemins conduisent vers des cabanes établies
dans un bois de grenadiers, que défendent des treillages de roseaux.
Les hommes, pour la plupart, ont des bonnets pointus avec des robes
chamarrées comme le plumage des paons. Il y a des gens du nord
vêtus de peaux d'ours, des nomades en manteau de laine brune, de
pâles Gangarides à longues boucles d'oreilles; et les rangs comme
les nations paraissent confondus, car des matelots et des tailleurs
de pierres coudoient des princes portant des tiares d'escarboucles
avec de hautes cannes à pomme ciselée. Tous marchent en dilatant les
narines, recueillis dans le même désir.
De temps à autre, ils se dérangent pour donner passage à un long
chariot couvert, traîné par des bœufs; ou bien c'est un âne, secouant
sur son dos une femme empaquetée de voiles, et qui disparaît aussi
vers les cabanes.
Antoine a peur; il voudrait revenir en arrière. Cependant une
curiosité inexprimable l'entraîne.
Au pied des cyprès, des femmes sont accroupies en ligne sur des
peaux de cerf, toutes ayant pour diadème une tresse de cordes.
Quelques-unes, magnifiquement habillées, appellent à haute voix les
passants. De plus timides cachent leur figure sous leur bras, tandis
que par derrière, une matrone, leur mère sans doute, les exhorte.
D'autres, la tête enveloppée d'un châle noir et le corps entièrement
nu, semblent de loin des statues de chair. Dès qu'un homme leur a
jeté de l'argent sur les genoux, elles se lèvent.
Et on entend des baisers sous les feuillages, quelquefois un grand
cri aigu.
HILARION.
Ce sont les vierges de Babylone qui se prostituent à la Déesse.
ANTOINE.
Quelle déesse?
HILARION.
La voilà!
Et il lui fait voir, tout au fond de l'avenue, sur le seuil d'une
grotte illuminée, un bloc de pierre représentant l'organe sexuel
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