La tentation de saint Antoine - 05
ET TOUS LES AUTRES
par la plaine:
O ma sœur! ô mon frère! ô ma fille! ô ma mère!
Ils sont à genoux, le front dans les mains, ou le corps tout à plat,
les deux bras étendus;--et les sanglots qu'ils retiennent soulèvent
leur poitrine à la briser. Ils regardent le ciel en disant:
Aie pitié de son âme, ô mon Dieu! Elle languit au séjour des ombres;
daigne l'admettre dans la Résurrection, pour qu'elle jouisse de ta
lumière!
Ou, l'œil fixé sur les dalles, ils murmurent:
Apaise-toi, ne souffre plus! Je t'ai apporté du vin, des viandes!
UNE VEUVE.
Voici du pultis, fait par moi, selon son goût, avec beaucoup d'œufs
et double mesure de farine! Nous allons le manger ensemble, comme
autrefois, n'est-ce pas?
Elle en porte un peu à ses lèvres; et, tout à coup, se met à rire
d'une façon extravagante, frénétique.
Les autres, comme elle, grignotent quelque morceau, boivent une
gorgée.
Ils se racontent les histoires de leurs martyrs; la douleur s'exalte,
les libations redoublent. Leurs yeux noyés de larmes se fixent les
uns sur les autres. Ils balbutient d'ivresse et de désolation; peu
à peu, leurs mains se touchent, leurs lèvres s'unissent, les voiles
s'entr'ouvrent, et ils se mêlent sur les tombes entre les coupes et
les flambeaux.
Le ciel commence à blanchir. Le brouillard mouille leurs
vêtements;--et, sans avoir l'air de se connaître, ils s'éloignent les
uns des autres par des chemins différents, dans la campagne.
Le soleil brille; les herbes ont grandi, la plaine s'est transformée.
Et Antoine voit nettement à travers des bambous une forêt de
colonnes, d'un gris bleuâtre. Ce sont des troncs d'arbres provenant
d'un seul tronc. De chacune de ses branches descendent d'autres
branches qui s'enfoncent dans le sol; et l'ensemble de toutes ces
lignes horizontales et perpendiculaires, indéfiniment multipliées,
ressemblerait à une charpente monstrueuse, si elles n'avaient une
petite figue de place en place, avec un feuillage noirâtre, comme
celui du sycomore.
Il distingue dans leurs enfourchures des grappes de fleurs jaunes,
des fleurs violettes et des fougères, pareilles à des plumes
d'oiseaux.
Sous les rameaux les plus bas, se montrent çà et là les cornes d'un
bubal, ou les yeux brillants d'une antilope; des perroquets sont
juchés, des papillons voltigent, des lézards se traînent, des mouches
bourdonnent; et on entend, au milieu du silence, comme la palpitation
d'une vie profonde.
A l'entrée du bois, sur une manière de bûcher, est une chose
étrange--un homme--enduit de bouse de vache, complètement nu,
plus sec qu'une momie; ses articulations forment des nœuds à
l'extrémité de ses os qui semblent des bâtons. Il a des paquets de
coquilles aux oreilles, la figure très longue, le nez en bec de
vautour. Son bras gauche reste droit en l'air, ankylosé, raide comme
un pieu;--et il se tient là depuis si longtemps que des oiseaux ont
fait un nid dans sa chevelure.
Aux quatre coins de son bûcher flambent quatre feux. Le soleil est
juste en face. Il le contemple les yeux grands ouverts;--et sans
regarder Antoine:
Brahmane des bords du Nil, qu'en dis-tu?
Des flammes sortent de tous les côtés par les intervalles des
poutres; et
LE GYMNOSOPHISTE
reprend:
Pareil au rhinocéros, je me suis enfoncé dans la solitude. J'habitais
l'arbre derrière moi.
En effet, le gros figuier présente, dans ses cannelures, une
excavation naturelle de la taille d'un homme.
Et je me nourrissais de fleurs et de fruits, avec une telle observance
des préceptes, que pas même un chien ne m'a vu manger.
Comme l'existence provient de la corruption, la corruption du désir, le
désir de la sensation, la sensation du contact, j'ai fui toute action,
tout contact; et--sans plus bouger que la stèle d'un tombeau, exhalant
mon haleine par mes deux narines, fixant mon regard sur mon nez, et
considérant l'éther dans mon esprit, le monde dans mes membres, la
lune dans mon cœur,--je songeais à l'essence de la grande Ame d'où
s'échappent continuellement, comme des étincelles de feu, les principes
de la vie.
J'ai saisi enfin l'Ame suprême dans tous les êtres, tous les êtres
dans l'Ame suprême;--et je suis parvenu à y faire entrer mon âme, dans
laquelle j'avais fait rentrer mes sens.
Je reçois la science, directement du ciel, comme l'oiseau Tchataka qui
ne se désaltère que dans les rayons de la pluie.
Par cela même que je connais les choses, les choses n'existent plus.
Pour moi, maintenant, il n'y a pas d'espoir et pas d'angoisse, pas de
bonheur, pas de vertu, ni jour ni nuit, ni toi ni moi, absolument rien.
Mes austérités effroyables m'ont fait supérieur aux Puissances. Une
contraction de ma pensée peut tuer cent fils de rois, détrôner les
dieux, bouleverser le monde.
Il a dit tout cela d'une voix monotone.
Les feuilles à l'entour se recroquevillent. Des rats, par terre,
s'enfuient.
Il abaisse lentement ses yeux vers les flammes qui montent, puis
ajoute:
J'ai pris en dégoût la forme, en dégoût la perception, en dégoût
jusqu'à la connaissance elle-même,--car la pensée ne survit pas au fait
transitoire qui la cause, et l'esprit n'est qu'une illusion comme le
reste.
Tout ce qui est engendré périra, tout ce qui est mort doit revivre; les
êtres actuellement disparus séjourneront dans des matrices non encore
formées, et reviendront sur la terre pour servir avec douleur d'autres
créatures.
Mais, comme j'ai roulé dans une multitude infinie d'existences, sous
des enveloppes de dieux, d'hommes et d'animaux, je renonce au voyage,
je ne veux plus de cette fatigue! J'abandonne la sale auberge de mon
corps, maçonnée de chair, rougie de sang, couverte d'une peau hideuse,
pleine d'immondices;--et, pour ma récompense, je vais enfin dormir au
plus profond de l'absolu, dans l'anéantissement.
Les flammes s'élèvent jusqu'à sa poitrine,--puis l'enveloppent. Sa
tête passe à travers comme par le trou d'un mur. Ses yeux béants
regardent toujours.
ANTOINE
se relève.
La torche, par terre, a incendié les éclats de bois; et les flammes
ont roussi sa barbe.
Tout en criant, Antoine trépigne sur le feu;--et quand il ne reste
plus qu'un amas de cendres:
Où est donc Hilarion? Il était là tout à l'heure.
Je l'ai vu!
Eh! non, c'est impossible! je me trompe!
Pourquoi?... Ma cabane, ces pierres, le sable, n'ont peut-être pas plus
de réalité. Je deviens fou. Du calme! où étais-je? qu'y avait-il?
Ah! le gymnosophiste!... Cette mort est commune parmi les sages
indiens. Kalanos se brûla devant Alexandre; un autre a fait de même
du temps d'Auguste. Quelle haine de la vie il faut avoir! A moins
que l'orgueil ne les pousse?... N'importe, c'est une intrépidité de
martyrs!... Quant à ceux-là, je crois maintenant tout ce qu'on m'avait
dit sur les débauches qu'ils occasionnent.
Et auparavant? Oui, je me souviens! la foule des hérésiarques... Quels
cris! quels yeux! Mais pourquoi tant de débordements de la chair et
d'égarements de l'esprit?
C'est vers Dieu qu'ils prétendent se diriger par toutes ces voies! De
quel droit les maudire, moi qui trébuche dans la mienne? Quand ils ont
disparu, j'allais peut-être en apprendre davantage. Cela tourbillonnait
trop vite; je n'avais pas le temps de répondre. A présent, c'est comme
s'il y avait dans mon intelligence plus d'espace et plus de lumière.
Je suis tranquille. Je me sens capable... Qu'est-ce donc? je croyais
avoir éteint le feu!
Une flamme voltige entre les roches; et bientôt une voix saccadée se
fait entendre, au loin, dans la montagne.
Est-ce l'aboiement d'une hyène, ou les sanglots de quelque voyageur
perdu?
Antoine écoute. La flamme se rapproche.
Et il voit venir une femme qui pleure, appuyée sur l'épaule d'un
homme à barbe blanche.
Elle est couverte d'une robe de pourpre en lambeaux. Il est nu-tête
comme elle, avec une tunique de même couleur, et porte un vase de
bronze, d'où s'élève une petite flamme bleue.
Antoine a peur et voudrait savoir qui est cette femme.
L'ÉTRANGER (SIMON).
C'est une jeune fille, une pauvre enfant, que je mène partout avec moi.
Il hausse le vase d'airain.
Antoine la considère, à la lueur de cette flamme qui vacille.
Elle a sur le visage des marques de morsures, le long des bras des
traces de coups; ses cheveux épars s'accrochent dans les déchirures
de ses haillons; ses yeux paraissent insensibles à la lumière.
SIMON.
Quelquefois, elle reste ainsi, pendant fort longtemps, sans parler,
sans manger; puis elle se réveille--et débite des choses merveilleuses.
ANTOINE.
Vraiment?
SIMON.
Ennoia! Ennoia! Ennoia! raconte ce que tu as à dire!
Elle tourne ses prunelles comme sortant d'un songe, passe lentement
ses doigts sur ses deux sourcils, et d'une voix dolente:
HÉLÈNE (ENNOIA).
J'ai souvenir d'une région lointaine, couleur d'émeraude. Un seul arbre
l'occupe.
Antoine tressaille.
A chaque degré de ses larges rameaux se tient dans l'air un couple
d'Esprits. Les branches autour d'eux s'entre-croisent, comme les veines
d'un corps; et ils regardent la vie éternelle circuler depuis les
racines plongeant dans l'ombre jusqu'au faîte qui dépasse le soleil.
Moi, sur la deuxième branche, j'éclairais avec ma figure les nuits
d'été.
ANTOINE
se touchant le front.
Ah! ah! je comprends! la tête!
SIMON
le doigt sur la bouche:
Chut!...
HÉLÈNE.
La voile restait bombée, la carène fendait l'écume. Il me disait:
«Que m'importe si je trouble ma patrie, si je perds mon royaume! Tu
m'appartiendras, dans ma maison!»
Qu'elle était douce, la haute chambre de son palais! Il se couchait sur
le lit d'ivoire et, caressant ma chevelure, chantait amoureusement.
A la fin du jour, j'apercevais les deux camps, les fanaux qu'on
allumait, Ulysse au bord de sa tente, Achille tout armé conduisant un
char le long du rivage de la mer.
ANTOINE.
Mais elle est folle entièrement! Pourquoi?
SIMON.
Chut!... chut!
HÉLÈNE.
Ils m'ont graissée avec des onguents, et ils m'ont vendue au peuple
pour que je l'amuse.
Un soir, debout, et le cistre en main, je faisais danser des matelots
grecs. La pluie, comme une cataracte, tombait sur la taverne, et les
coupes de vin chaud fumaient. Un homme entra, sans que la porte fût
ouverte.
SIMON.
C'était moi! je t'ai retrouvée!
La voici, Antoine, celle qu'on nomme Sigeh, Ennoia, Barbelo, Prounikos!
Les Esprits gouverneurs du monde furent jaloux d'elle, et ils
l'attachèrent dans un corps de femme.
Elle a été l'Hélène des Troyens, dont le poète Stesichore a maudit
la mémoire. Elle a été Lucrèce, la patricienne violée par les rois.
Elle a été Dalila, qui coupait les cheveux de Samson. Elle a été cette
fille d'Israël qui s'abandonnait aux boucs. Elle a aimé l'adultère,
l'idolâtrie, le mensonge et la sottise. Elle s'est prostituée à tous
les peuples. Elle a chanté dans tous les carrefours. Elle a baisé tous
les visages.
A Tyr, la Syrienne, elle était la maîtresse des voleurs. Elle buvait
avec eux pendant les nuits, et elle cachait les assassins dans la
vermine de son lit tiède.
ANTOINE.
Eh! que me fait!...
SIMON
d'un air furieux:
Je l'ai rachetée, te dis-je,--et rétablie en sa splendeur; tellement
que Caïus César Caligula en est devenu amoureux, puisqu'il voulait
coucher avec la Lune!
ANTOINE.
Eh bien?...
SIMON.
Mais c'est elle qui est la Lune! Le pape Clément n'a-t-il pas écrit
qu'elle fut emprisonnée dans une tour? Trois cents personnes vinrent
cerner la tour; et à chacune des meurtrières en même temps, on vit
paraître la lune,--bien qu'il n'y ait pas dans le monde plusieurs
lunes, ni plusieurs Ennoia!
ANTOINE.
Oui... je crois me rappeler...
Et il tombe dans une rêverie.
SIMON.
Innocente comme le Christ, qui est mort pour les hommes, elle s'est
dévouée pour les femmes. Car l'impuissance de Jéhovah se démontre par
la transgression d'Adam, et il faut secouer la vieille loi antipathique
à l'ordre des choses.
J'ai prêché le renouvellement dans Éphraïm et dans Issachar, le long
du torrent de Bizor, derrière le lac d'Houleh, dans la vallée de
Mageddo, plus loin que les montagnes, à Bostra et à Damas! Viennent
à moi ceux qui sont couverts de vin, ceux qui sont couverts de boue,
ceux qui sont couverts de sang; et j'effacerai leurs souillures avec le
Saint-Esprit, appelé Minerve par les Grecs! Elle est Minerve! elle est
le Saint-Esprit! Je suis Jupiter, Apollon, le Christ, le Paraclet, la
grande puissance de Dieu, incarnée en la personne de Simon!
ANTOINE.
Ah! c'est toi!... c'est donc toi? Mais je sais tes crimes!
Tu es né à Gittoï, près de Samarie. Dosithéus, ton premier maître, t'a
renvoyé! Tu exècres saint Paul pour avoir converti une de tes femmes;
et vaincu par saint Pierre,--de rage et de terreur tu as jeté dans les
flots le sac qui contenait tes artifices!
SIMON.
Les veux-tu?
Antoine le regarde;--et une voix intérieure murmure dans sa poitrine:
«Pourquoi pas?»
Simon reprend:
Celui qui connaît les forces de la Nature et la substance des Esprits
doit opérer des miracles. C'est le rêve de tous les sages--et le désir
qui te ronge; avoue-le!
Au milieu des Romains, j'ai volé dans le cirque tellement haut qu'on ne
m'a plus revu. Néron ordonna de me décapiter; mais ce fut la tête d'une
brebis qui tomba par terre, au lieu de la mienne. Enfin on m'a enseveli
tout vivant; mais j'ai ressuscité le troisième jour. La preuve, c'est
que me voilà!
Il lui donne ses mains à flairer. Elles sentent le cadavre. Antoine
se recule.
Je peux faire se mouvoir des serpents de bronze, rire des statues de
marbre, parler des chiens. Je te montrerai une immense quantité d'or;
j'établirai des rois; tu verras des peuples m'adorant! Je peux marcher
sur les nuages et sur les flots, passer à travers les montagnes,
apparaître en jeune homme, en vieillard, en tigre et en fourmi, prendre
ton visage, te donner le mien, conduire la foudre. L'entends-tu?
Le tonnerre gronde, des éclairs se succèdent.
C'est la voix du Très-Haut! «car l'Éternel ton Dieu est un feu», et
toutes les créations s'opèrent par des jaillissements de ce foyer.
Tu vas en recevoir le baptême,--ce second baptême annoncé par Jésus,
et qui tomba sur les apôtres, un jour d'orage que la fenêtre était
ouverte!
Et tout en remuant la flamme avec sa main, lentement, comme pour en
asperger Antoine:
Mère des miséricordes, toi qui découvres les secrets, afin que le repos
nous arrive dans la huitième maison...
ANTOINE
s'écrie:
Ah! si j'avais de l'eau bénite!
La flamme s'éteint, en produisant beaucoup de fumée.
Ennoia et Simon ont disparu.
Un brouillard extrêmement froid, opaque et fétide emplit l'atmosphère.
ANTOINE
étendant ses bras, comme un aveugle:
Où suis-je?... J'ai peur de tomber dans l'abîme. Et la croix, bien sûr,
est trop loin de moi... Ah! quelle nuit! quelle nuit!
Sous un coup de vent, le brouillard s'entr'ouvre;--et il aperçoit
deux hommes, couverts de longues tuniques blanches.
Le premier est de haute taille, de figure douce, de maintien grave.
Ses cheveux blonds, séparés comme ceux du Christ, descendent
régulièrement sur ses épaules. Il a jeté une baguette qu'il portait à
la main, et que son compagnon a reçue en faisant une révérence à la
manière des Orientaux.
Ce dernier est petit, gros, camard, d'encolure ramassée, les cheveux
crépus, une mine naïve.
Ils sont tous les deux nu-pieds, nu-tête, et poudreux comme des gens
qui arrivent de voyage.
ANTOINE
en sursaut:
Que voulez-vous? Parlez! Allez-vous-en!
DAMIS
--C'est le petit homme.--
Là, là!... bon ermite! ce que je veux? je n'en sais rien! Voici le
maître.
Il s'assoit; l'autre reste debout. Silence.
ANTOINE
reprend:
Vous venez ainsi?...
DAMIS.
Oh! de loin,--de très loin!
ANTOINE.
Et vous allez?...
DAMIS
désignant l'autre:
Où il voudra!
ANTOINE.
Qui est-il donc?
DAMIS.
Regarde-le!
ANTOINE
à part:
Il a l'air d'un saint! Si j'osais...
La fumée est partie. Le temps est très clair. La lune brille.
DAMIS.
A quoi songez-vous donc, que vous ne parlez plus?
ANTOINE.
Je songe... Oh! rien.
DAMIS
s'avance vers Apollonius et fait plusieurs tours autour de lui, la
taille courbée, sans lever la tête.
Maître! c'est un ermite galiléen qui demande à savoir les origines de
la sagesse.
APOLLONIUS.
Qu'il approche!
Antoine hésite.
DAMIS.
Approchez!
APOLLONIUS
d'une voix tonnante:
Approche! Tu voudrais connaître qui je suis, ce que j'ai fait, ce que
je pense, n'est-ce pas cela, enfant?
ANTOINE.
... Si ces choses, toutefois, peuvent contribuer à mon salut.
APOLLONIUS.
Réjouis-toi, je vais te les dire!
DAMIS
bas à Antoine:
Est-ce possible! Il faut qu'il vous ait, du premier coup d'œil,
reconnu des inclinations extraordinaires pour la philosophie! Je vais
en profiter aussi, moi!
APOLLONIUS.
Je te raconterai d'abord la longue route que j'ai parcourue pour
obtenir la doctrine; et si tu trouves dans toute ma vie une action
mauvaise, tu m'arrêteras,--car celui-là doit scandaliser par ses
paroles qui a méfait par ses œuvres.
DAMIS
à Antoine:
Quel homme juste! hein?
ANTOINE.
Décidément, je crois qu'il est sincère.
APOLLONIUS.
La nuit de ma naissance, ma mère crut se voir cueillant des fleurs sur
le bord d'un lac. Un éclair parut, et elle me mit au monde à la voix
des cygnes qui chantaient dans son rêve.
Jusqu'à quinze ans, on m'a plongé, trois fois par jour, dans la
fontaine Asbadée, dont l'eau rend les parjures hydropiques; et l'on me
frottait le corps avec les feuilles du cnyza, pour me faire chaste.
Une princesse palmyrienne vint un soir me trouver, m'offrant des
trésors qu'elle savait être dans des tombeaux. Une hiérodoule du temple
de Diane s'égorgea, désespérée, avec le couteau des sacrifices, et le
gouverneur de Cilicie, à la fin de ses promesses, s'écria devant ma
famille qu'il me ferait mourir; mais c'est lui qui mourut trois jours
après, assassiné par les Romains.
DAMIS
à Antoine, en le frappant du coude:
Hein? quand je vous disais! quel homme!
APOLLONIUS.
J'ai, pendant quatre ans de suite, gardé le silence complet des
pythagoriciens. La douleur la plus imprévue ne m'arrachait pas un
soupir; et au théâtre, quand j'entrais, on s'écartait de moi comme d'un
fantôme.
DAMIS.
Auriez-vous fait cela, vous?
APOLLONIUS.
Le temps de mon épreuve terminé, j'entrepris d'instruire les prêtres
qui avaient perdu la tradition.
ANTOINE.
Quelle tradition?
DAMIS.
Laissez-le poursuivre! Taisez-vous!
APOLLONIUS.
J'ai devisé avec les Samanéens du Gange, avec les astrologues de
Chaldée, avec les mages de Babylone, avec les Druides gaulois, avec les
sacerdotes des nègres! J'ai gravi les quatorze Olympes, j'ai sondé les
lacs de Scythie, j'ai mesuré la grandeur du Désert!
DAMIS.
C'est pourtant vrai, tout cela! J'y étais, moi!
APOLLONIUS.
J'ai d'abord été jusqu'à la mer d'Hyrcanie. J'en ai fait le tour; et
par le pays des Baraomates, où est enterré Bucéphale, je suis descendu
vers Ninive. Aux portes de la ville, un homme s'approcha.
DAMIS.
Moi! moi! mon bon maître! Je vous aimai tout de suite! Vous étiez plus
doux qu'une fille et plus beau qu'un Dieu!
APOLLONIUS
sans l'entendre:
Il voulait m'accompagner, pour me servir d'interprète.
DAMIS.
Mais vous répondîtes que vous compreniez tous les langages et que vous
deviniez toutes les pensées. Alors j'ai baisé le bas de votre manteau,
et je me suis mis à marcher derrière vous.
APOLLONIUS.
Après Ctésiphon, nous entrâmes sur les terres de Babylone.
DAMIS.
Et le satrape poussa un cri, en voyant un homme si pâle.
ANTOINE
à part:
Que signifie...
APOLLONIUS.
Le roi m'a reçu debout, près d'un trône d'argent, dans une salle ronde,
constellée d'étoiles;--et de la coupole pendaient, à des fils que l'on
n'apercevait pas, quatre grands oiseaux d'or, les deux ailes étendues.
ANTOINE
rêvant:
Est-ce qu'il y a sur la terre des choses pareilles?
DAMIS.
C'est là une ville, cette Babylone! tout le monde y est riche! Les
maisons, peintes en bleu, ont des portes de bronze, avec un escalier
qui descend vers le fleuve.
Dessinant par terre, avec son bâton.
Comme cela, voyez-vous? Et puis, ce sont des temples, des places, des
bains, des aqueducs! Les palais sont couverts de cuivre rouge! et
l'intérieur donc, si vous saviez!
APOLLONIUS.
Sur la muraille du septentrion, s'élève une tour qui en supporte une
seconde, une troisième, une quatrième, une cinquième--et il y en a
trois autres encore! La huitième est une chapelle avec un lit. Personne
n'y entre que la femme choisie par les prêtres pour le dieu Bélus. Le
roi de Babylone m'y fit loger.
DAMIS.
A peine si l'on me regardait, moi! Aussi, je restais seul à me promener
par les rues. Je m'informais des usages; je visitais les ateliers;
j'examinais les grandes machines qui portent l'eau dans les jardins.
Mais il m'ennuyait d'être séparé du Maître.
APOLLONIUS.
Enfin, nous sortîmes de Babylone; et au clair de la lune, nous vîmes
tout à coup une empuse.
DAMIS.
Oui-da! Elle sautait sur son sabot de fer; elle hennissait comme un
âne; elle galopait dans les rochers. Il lui cria des injures; elle
disparut.
ANTOINE
à part:
Où veulent-ils en venir?
APOLLONIUS.
A Taxilla, capitale de cinq mille forteresses, Phraortes, roi du
Gange, nous a montré sa garde d'hommes noirs hauts de cinq coudées,
et dans les jardins de son palais, sous un pavillon de brocart vert,
un éléphant énorme, que les reines s'amusaient à parfumer. C'était
l'éléphant de Porus, qui s'était enfui après la mort d'Alexandre.
DAMIS.
Et qu'on avait retrouvé dans une forêt.
ANTOINE.
Ils parlent abondamment comme des gens ivres.
APOLLONIUS.
Phraortes nous fit asseoir à sa table.
DAMIS.
Quel drôle de pays! Les seigneurs, tout en buvant, se divertissent
à lancer des flèches sous les pieds d'un enfant qui danse. Mais je
n'approuve pas...
APOLLONIUS.
Quand je fus prêt à partir, le roi me donna un parasol et me dit: «J'ai
sur l'Indus un haras de chameaux blancs. Quand tu n'en voudras plus,
souffle dans leurs oreilles. Ils reviendront.»
Nous descendîmes le long du fleuve, marchant la nuit à la lueur des
lucioles qui brillaient dans les bambous. L'esclave sifflait un air
pour écarter les serpents; et nos chameaux se courbaient les reins en
passant sous les arbres, comme sous des portes trop basses.
Un jour, un enfant noir qui tenait un caducée d'or à la main, nous
conduisit au collège des sages. Iarchas, leur chef, me parla de mes
ancêtres, de toutes mes pensées, de toutes mes actions, de toutes mes
existences. Il avait été le fleuve Indus et me rappela que j'avais
conduit des barques sur le Nil, au temps du roi Sésostris.
DAMIS.
Moi, on ne me dit rien, de sorte que je ne sais pas qui j'ai été.
ANTOINE.
Ils ont l'air vague comme des ombres.
APOLLONIUS.
Nous avons rencontré, sur le bord de la mer, les Cynocéphales gorgés
de lait, qui s'en revenaient de leur expédition dans l'île Taprobane.
Les flots tièdes poussaient devant nous des perles blondes. L'ambre
craquait sous nos pas. Des squelettes de baleine blanchissaient dans la
crevasse des falaises. La terre, à la fin, se fit plus étroite qu'une
sandale;--et après avoir jeté vers le soleil des gouttes de l'Océan,
nous tournâmes à droite pour revenir.
Nous sommes revenus par la région des Aromates, par le pays des
Gangarides, le promontoire de Comaria, la contrée des Sachalites, des
Adramites et des Homérites;--puis, à travers les monts Cassaniens,
la mer Rouge et l'île Topazos, nous avons pénétré en Éthiopie par le
royaume des Pygmées.
ANTOINE
à part:
Comme la terre est grande!
DAMIS.
Et quand nous sommes rentrés chez nous, tous ceux que nous avions
connus jadis étaient morts.
Antoine baisse la tête. Silence.
APOLLONIUS
reprend:
Alors on commença dans le monde à parler de moi.
La peste ravageait Éphèse; j'ai fait lapider un vieux mendiant.
DAMIS.
Et la peste s'en est allée!
ANTOINE.
Comment! il chasse les maladies?
APOLLONIUS.
A Cnide, j'ai guéri l'amoureux de la Vénus.
DAMIS.
Oui, un fou, qui même avait promis de l'épouser.--Aimer une femme,
passe encore; mais une statue, quelle sottise!--Le Maître lui posa la
main sur le cœur; et l'amour aussitôt s'éteignit.
ANTOINE.
Quoi! il délivre des démons?
APOLLONIUS.
A Tarente, on portait au bûcher une jeune fille morte.
DAMIS.
Le Maître lui toucha les lèvres, et elle s'est relevée en appelant sa
mère.
ANTOINE.
Comment! il ressuscite les morts?
APOLLONIUS.
J'ai prédit le pouvoir à Vespasien.
ANTOINE.
Quoi! il devine l'avenir?
DAMIS.
Il y avait à Corinthe...
APOLLONIUS.
Etant à table avec lui, aux eaux de Baïa...
ANTOINE.
Excusez-moi, étrangers, il est tard!
DAMIS.
Un jeune homme qu'on appelait Ménippe.
ANTOINE.
Non! non! allez-vous-en!
APOLLONIUS.
Un chien entra, portant à la gueule une main coupée.
DAMIS.
Un soir, dans un faubourg, il rencontra une femme.
ANTOINE.
Vous ne m'entendez pas? retirez-vous!
APOLLONIUS.
Il rôdait vaguement autour des lits.
ANTOINE.
Assez!
APOLLONIUS.
On voulait le chasser.
DAMIS.
Ménippe donc se rendit chez elle; ils s'aimèrent.
APOLLONIUS.
Et battant la mosaïque avec sa queue, il déposa cette main sur les
genoux de Flavius.
DAMIS.
Mais le matin, aux leçons de l'école, Ménippe était pâle.
ANTOINE
bondissant:
Encore! Ah! qu'ils continuent, puisqu'il n'y a pas...
DAMIS.
Le Maître lui dit: «O beau jeune homme, tu caresses un serpent; un
serpent te caresse! à quand les noces?» Nous allâmes tous à la noce.
ANTOINE.
J'ai tort, bien sûr, d'écouter cela!
DAMIS.
Dès le vestibule, des serviteurs se remuaient, les portes s'ouvraient;
on n'entendait cependant ni le bruit des pas ni le bruit des portes.
Le Maître se plaça près de Ménippe. Aussitôt la fiancée fut prise de
colère contre les philosophes. Mais la vaisselle d'or, les échansons,
les cuisiniers, les pannetiers disparurent; le toit s'envola, les murs
s'écroulèrent; et Apollonius resta seul, debout, ayant à ses pieds
cette femme tout en pleurs. C'était une vampire qui satisfaisait les
beaux jeunes hommes, afin de manger leur chair,--parce que rien n'est
meilleur pour ces sortes de fantômes que le sang des amoureux.
APOLLONIUS.
Si tu veux savoir l'art...
ANTOINE.
Je ne veux rien savoir!
APOLLONIUS.
par la plaine:
O ma sœur! ô mon frère! ô ma fille! ô ma mère!
Ils sont à genoux, le front dans les mains, ou le corps tout à plat,
les deux bras étendus;--et les sanglots qu'ils retiennent soulèvent
leur poitrine à la briser. Ils regardent le ciel en disant:
Aie pitié de son âme, ô mon Dieu! Elle languit au séjour des ombres;
daigne l'admettre dans la Résurrection, pour qu'elle jouisse de ta
lumière!
Ou, l'œil fixé sur les dalles, ils murmurent:
Apaise-toi, ne souffre plus! Je t'ai apporté du vin, des viandes!
UNE VEUVE.
Voici du pultis, fait par moi, selon son goût, avec beaucoup d'œufs
et double mesure de farine! Nous allons le manger ensemble, comme
autrefois, n'est-ce pas?
Elle en porte un peu à ses lèvres; et, tout à coup, se met à rire
d'une façon extravagante, frénétique.
Les autres, comme elle, grignotent quelque morceau, boivent une
gorgée.
Ils se racontent les histoires de leurs martyrs; la douleur s'exalte,
les libations redoublent. Leurs yeux noyés de larmes se fixent les
uns sur les autres. Ils balbutient d'ivresse et de désolation; peu
à peu, leurs mains se touchent, leurs lèvres s'unissent, les voiles
s'entr'ouvrent, et ils se mêlent sur les tombes entre les coupes et
les flambeaux.
Le ciel commence à blanchir. Le brouillard mouille leurs
vêtements;--et, sans avoir l'air de se connaître, ils s'éloignent les
uns des autres par des chemins différents, dans la campagne.
Le soleil brille; les herbes ont grandi, la plaine s'est transformée.
Et Antoine voit nettement à travers des bambous une forêt de
colonnes, d'un gris bleuâtre. Ce sont des troncs d'arbres provenant
d'un seul tronc. De chacune de ses branches descendent d'autres
branches qui s'enfoncent dans le sol; et l'ensemble de toutes ces
lignes horizontales et perpendiculaires, indéfiniment multipliées,
ressemblerait à une charpente monstrueuse, si elles n'avaient une
petite figue de place en place, avec un feuillage noirâtre, comme
celui du sycomore.
Il distingue dans leurs enfourchures des grappes de fleurs jaunes,
des fleurs violettes et des fougères, pareilles à des plumes
d'oiseaux.
Sous les rameaux les plus bas, se montrent çà et là les cornes d'un
bubal, ou les yeux brillants d'une antilope; des perroquets sont
juchés, des papillons voltigent, des lézards se traînent, des mouches
bourdonnent; et on entend, au milieu du silence, comme la palpitation
d'une vie profonde.
A l'entrée du bois, sur une manière de bûcher, est une chose
étrange--un homme--enduit de bouse de vache, complètement nu,
plus sec qu'une momie; ses articulations forment des nœuds à
l'extrémité de ses os qui semblent des bâtons. Il a des paquets de
coquilles aux oreilles, la figure très longue, le nez en bec de
vautour. Son bras gauche reste droit en l'air, ankylosé, raide comme
un pieu;--et il se tient là depuis si longtemps que des oiseaux ont
fait un nid dans sa chevelure.
Aux quatre coins de son bûcher flambent quatre feux. Le soleil est
juste en face. Il le contemple les yeux grands ouverts;--et sans
regarder Antoine:
Brahmane des bords du Nil, qu'en dis-tu?
Des flammes sortent de tous les côtés par les intervalles des
poutres; et
LE GYMNOSOPHISTE
reprend:
Pareil au rhinocéros, je me suis enfoncé dans la solitude. J'habitais
l'arbre derrière moi.
En effet, le gros figuier présente, dans ses cannelures, une
excavation naturelle de la taille d'un homme.
Et je me nourrissais de fleurs et de fruits, avec une telle observance
des préceptes, que pas même un chien ne m'a vu manger.
Comme l'existence provient de la corruption, la corruption du désir, le
désir de la sensation, la sensation du contact, j'ai fui toute action,
tout contact; et--sans plus bouger que la stèle d'un tombeau, exhalant
mon haleine par mes deux narines, fixant mon regard sur mon nez, et
considérant l'éther dans mon esprit, le monde dans mes membres, la
lune dans mon cœur,--je songeais à l'essence de la grande Ame d'où
s'échappent continuellement, comme des étincelles de feu, les principes
de la vie.
J'ai saisi enfin l'Ame suprême dans tous les êtres, tous les êtres
dans l'Ame suprême;--et je suis parvenu à y faire entrer mon âme, dans
laquelle j'avais fait rentrer mes sens.
Je reçois la science, directement du ciel, comme l'oiseau Tchataka qui
ne se désaltère que dans les rayons de la pluie.
Par cela même que je connais les choses, les choses n'existent plus.
Pour moi, maintenant, il n'y a pas d'espoir et pas d'angoisse, pas de
bonheur, pas de vertu, ni jour ni nuit, ni toi ni moi, absolument rien.
Mes austérités effroyables m'ont fait supérieur aux Puissances. Une
contraction de ma pensée peut tuer cent fils de rois, détrôner les
dieux, bouleverser le monde.
Il a dit tout cela d'une voix monotone.
Les feuilles à l'entour se recroquevillent. Des rats, par terre,
s'enfuient.
Il abaisse lentement ses yeux vers les flammes qui montent, puis
ajoute:
J'ai pris en dégoût la forme, en dégoût la perception, en dégoût
jusqu'à la connaissance elle-même,--car la pensée ne survit pas au fait
transitoire qui la cause, et l'esprit n'est qu'une illusion comme le
reste.
Tout ce qui est engendré périra, tout ce qui est mort doit revivre; les
êtres actuellement disparus séjourneront dans des matrices non encore
formées, et reviendront sur la terre pour servir avec douleur d'autres
créatures.
Mais, comme j'ai roulé dans une multitude infinie d'existences, sous
des enveloppes de dieux, d'hommes et d'animaux, je renonce au voyage,
je ne veux plus de cette fatigue! J'abandonne la sale auberge de mon
corps, maçonnée de chair, rougie de sang, couverte d'une peau hideuse,
pleine d'immondices;--et, pour ma récompense, je vais enfin dormir au
plus profond de l'absolu, dans l'anéantissement.
Les flammes s'élèvent jusqu'à sa poitrine,--puis l'enveloppent. Sa
tête passe à travers comme par le trou d'un mur. Ses yeux béants
regardent toujours.
ANTOINE
se relève.
La torche, par terre, a incendié les éclats de bois; et les flammes
ont roussi sa barbe.
Tout en criant, Antoine trépigne sur le feu;--et quand il ne reste
plus qu'un amas de cendres:
Où est donc Hilarion? Il était là tout à l'heure.
Je l'ai vu!
Eh! non, c'est impossible! je me trompe!
Pourquoi?... Ma cabane, ces pierres, le sable, n'ont peut-être pas plus
de réalité. Je deviens fou. Du calme! où étais-je? qu'y avait-il?
Ah! le gymnosophiste!... Cette mort est commune parmi les sages
indiens. Kalanos se brûla devant Alexandre; un autre a fait de même
du temps d'Auguste. Quelle haine de la vie il faut avoir! A moins
que l'orgueil ne les pousse?... N'importe, c'est une intrépidité de
martyrs!... Quant à ceux-là, je crois maintenant tout ce qu'on m'avait
dit sur les débauches qu'ils occasionnent.
Et auparavant? Oui, je me souviens! la foule des hérésiarques... Quels
cris! quels yeux! Mais pourquoi tant de débordements de la chair et
d'égarements de l'esprit?
C'est vers Dieu qu'ils prétendent se diriger par toutes ces voies! De
quel droit les maudire, moi qui trébuche dans la mienne? Quand ils ont
disparu, j'allais peut-être en apprendre davantage. Cela tourbillonnait
trop vite; je n'avais pas le temps de répondre. A présent, c'est comme
s'il y avait dans mon intelligence plus d'espace et plus de lumière.
Je suis tranquille. Je me sens capable... Qu'est-ce donc? je croyais
avoir éteint le feu!
Une flamme voltige entre les roches; et bientôt une voix saccadée se
fait entendre, au loin, dans la montagne.
Est-ce l'aboiement d'une hyène, ou les sanglots de quelque voyageur
perdu?
Antoine écoute. La flamme se rapproche.
Et il voit venir une femme qui pleure, appuyée sur l'épaule d'un
homme à barbe blanche.
Elle est couverte d'une robe de pourpre en lambeaux. Il est nu-tête
comme elle, avec une tunique de même couleur, et porte un vase de
bronze, d'où s'élève une petite flamme bleue.
Antoine a peur et voudrait savoir qui est cette femme.
L'ÉTRANGER (SIMON).
C'est une jeune fille, une pauvre enfant, que je mène partout avec moi.
Il hausse le vase d'airain.
Antoine la considère, à la lueur de cette flamme qui vacille.
Elle a sur le visage des marques de morsures, le long des bras des
traces de coups; ses cheveux épars s'accrochent dans les déchirures
de ses haillons; ses yeux paraissent insensibles à la lumière.
SIMON.
Quelquefois, elle reste ainsi, pendant fort longtemps, sans parler,
sans manger; puis elle se réveille--et débite des choses merveilleuses.
ANTOINE.
Vraiment?
SIMON.
Ennoia! Ennoia! Ennoia! raconte ce que tu as à dire!
Elle tourne ses prunelles comme sortant d'un songe, passe lentement
ses doigts sur ses deux sourcils, et d'une voix dolente:
HÉLÈNE (ENNOIA).
J'ai souvenir d'une région lointaine, couleur d'émeraude. Un seul arbre
l'occupe.
Antoine tressaille.
A chaque degré de ses larges rameaux se tient dans l'air un couple
d'Esprits. Les branches autour d'eux s'entre-croisent, comme les veines
d'un corps; et ils regardent la vie éternelle circuler depuis les
racines plongeant dans l'ombre jusqu'au faîte qui dépasse le soleil.
Moi, sur la deuxième branche, j'éclairais avec ma figure les nuits
d'été.
ANTOINE
se touchant le front.
Ah! ah! je comprends! la tête!
SIMON
le doigt sur la bouche:
Chut!...
HÉLÈNE.
La voile restait bombée, la carène fendait l'écume. Il me disait:
«Que m'importe si je trouble ma patrie, si je perds mon royaume! Tu
m'appartiendras, dans ma maison!»
Qu'elle était douce, la haute chambre de son palais! Il se couchait sur
le lit d'ivoire et, caressant ma chevelure, chantait amoureusement.
A la fin du jour, j'apercevais les deux camps, les fanaux qu'on
allumait, Ulysse au bord de sa tente, Achille tout armé conduisant un
char le long du rivage de la mer.
ANTOINE.
Mais elle est folle entièrement! Pourquoi?
SIMON.
Chut!... chut!
HÉLÈNE.
Ils m'ont graissée avec des onguents, et ils m'ont vendue au peuple
pour que je l'amuse.
Un soir, debout, et le cistre en main, je faisais danser des matelots
grecs. La pluie, comme une cataracte, tombait sur la taverne, et les
coupes de vin chaud fumaient. Un homme entra, sans que la porte fût
ouverte.
SIMON.
C'était moi! je t'ai retrouvée!
La voici, Antoine, celle qu'on nomme Sigeh, Ennoia, Barbelo, Prounikos!
Les Esprits gouverneurs du monde furent jaloux d'elle, et ils
l'attachèrent dans un corps de femme.
Elle a été l'Hélène des Troyens, dont le poète Stesichore a maudit
la mémoire. Elle a été Lucrèce, la patricienne violée par les rois.
Elle a été Dalila, qui coupait les cheveux de Samson. Elle a été cette
fille d'Israël qui s'abandonnait aux boucs. Elle a aimé l'adultère,
l'idolâtrie, le mensonge et la sottise. Elle s'est prostituée à tous
les peuples. Elle a chanté dans tous les carrefours. Elle a baisé tous
les visages.
A Tyr, la Syrienne, elle était la maîtresse des voleurs. Elle buvait
avec eux pendant les nuits, et elle cachait les assassins dans la
vermine de son lit tiède.
ANTOINE.
Eh! que me fait!...
SIMON
d'un air furieux:
Je l'ai rachetée, te dis-je,--et rétablie en sa splendeur; tellement
que Caïus César Caligula en est devenu amoureux, puisqu'il voulait
coucher avec la Lune!
ANTOINE.
Eh bien?...
SIMON.
Mais c'est elle qui est la Lune! Le pape Clément n'a-t-il pas écrit
qu'elle fut emprisonnée dans une tour? Trois cents personnes vinrent
cerner la tour; et à chacune des meurtrières en même temps, on vit
paraître la lune,--bien qu'il n'y ait pas dans le monde plusieurs
lunes, ni plusieurs Ennoia!
ANTOINE.
Oui... je crois me rappeler...
Et il tombe dans une rêverie.
SIMON.
Innocente comme le Christ, qui est mort pour les hommes, elle s'est
dévouée pour les femmes. Car l'impuissance de Jéhovah se démontre par
la transgression d'Adam, et il faut secouer la vieille loi antipathique
à l'ordre des choses.
J'ai prêché le renouvellement dans Éphraïm et dans Issachar, le long
du torrent de Bizor, derrière le lac d'Houleh, dans la vallée de
Mageddo, plus loin que les montagnes, à Bostra et à Damas! Viennent
à moi ceux qui sont couverts de vin, ceux qui sont couverts de boue,
ceux qui sont couverts de sang; et j'effacerai leurs souillures avec le
Saint-Esprit, appelé Minerve par les Grecs! Elle est Minerve! elle est
le Saint-Esprit! Je suis Jupiter, Apollon, le Christ, le Paraclet, la
grande puissance de Dieu, incarnée en la personne de Simon!
ANTOINE.
Ah! c'est toi!... c'est donc toi? Mais je sais tes crimes!
Tu es né à Gittoï, près de Samarie. Dosithéus, ton premier maître, t'a
renvoyé! Tu exècres saint Paul pour avoir converti une de tes femmes;
et vaincu par saint Pierre,--de rage et de terreur tu as jeté dans les
flots le sac qui contenait tes artifices!
SIMON.
Les veux-tu?
Antoine le regarde;--et une voix intérieure murmure dans sa poitrine:
«Pourquoi pas?»
Simon reprend:
Celui qui connaît les forces de la Nature et la substance des Esprits
doit opérer des miracles. C'est le rêve de tous les sages--et le désir
qui te ronge; avoue-le!
Au milieu des Romains, j'ai volé dans le cirque tellement haut qu'on ne
m'a plus revu. Néron ordonna de me décapiter; mais ce fut la tête d'une
brebis qui tomba par terre, au lieu de la mienne. Enfin on m'a enseveli
tout vivant; mais j'ai ressuscité le troisième jour. La preuve, c'est
que me voilà!
Il lui donne ses mains à flairer. Elles sentent le cadavre. Antoine
se recule.
Je peux faire se mouvoir des serpents de bronze, rire des statues de
marbre, parler des chiens. Je te montrerai une immense quantité d'or;
j'établirai des rois; tu verras des peuples m'adorant! Je peux marcher
sur les nuages et sur les flots, passer à travers les montagnes,
apparaître en jeune homme, en vieillard, en tigre et en fourmi, prendre
ton visage, te donner le mien, conduire la foudre. L'entends-tu?
Le tonnerre gronde, des éclairs se succèdent.
C'est la voix du Très-Haut! «car l'Éternel ton Dieu est un feu», et
toutes les créations s'opèrent par des jaillissements de ce foyer.
Tu vas en recevoir le baptême,--ce second baptême annoncé par Jésus,
et qui tomba sur les apôtres, un jour d'orage que la fenêtre était
ouverte!
Et tout en remuant la flamme avec sa main, lentement, comme pour en
asperger Antoine:
Mère des miséricordes, toi qui découvres les secrets, afin que le repos
nous arrive dans la huitième maison...
ANTOINE
s'écrie:
Ah! si j'avais de l'eau bénite!
La flamme s'éteint, en produisant beaucoup de fumée.
Ennoia et Simon ont disparu.
Un brouillard extrêmement froid, opaque et fétide emplit l'atmosphère.
ANTOINE
étendant ses bras, comme un aveugle:
Où suis-je?... J'ai peur de tomber dans l'abîme. Et la croix, bien sûr,
est trop loin de moi... Ah! quelle nuit! quelle nuit!
Sous un coup de vent, le brouillard s'entr'ouvre;--et il aperçoit
deux hommes, couverts de longues tuniques blanches.
Le premier est de haute taille, de figure douce, de maintien grave.
Ses cheveux blonds, séparés comme ceux du Christ, descendent
régulièrement sur ses épaules. Il a jeté une baguette qu'il portait à
la main, et que son compagnon a reçue en faisant une révérence à la
manière des Orientaux.
Ce dernier est petit, gros, camard, d'encolure ramassée, les cheveux
crépus, une mine naïve.
Ils sont tous les deux nu-pieds, nu-tête, et poudreux comme des gens
qui arrivent de voyage.
ANTOINE
en sursaut:
Que voulez-vous? Parlez! Allez-vous-en!
DAMIS
--C'est le petit homme.--
Là, là!... bon ermite! ce que je veux? je n'en sais rien! Voici le
maître.
Il s'assoit; l'autre reste debout. Silence.
ANTOINE
reprend:
Vous venez ainsi?...
DAMIS.
Oh! de loin,--de très loin!
ANTOINE.
Et vous allez?...
DAMIS
désignant l'autre:
Où il voudra!
ANTOINE.
Qui est-il donc?
DAMIS.
Regarde-le!
ANTOINE
à part:
Il a l'air d'un saint! Si j'osais...
La fumée est partie. Le temps est très clair. La lune brille.
DAMIS.
A quoi songez-vous donc, que vous ne parlez plus?
ANTOINE.
Je songe... Oh! rien.
DAMIS
s'avance vers Apollonius et fait plusieurs tours autour de lui, la
taille courbée, sans lever la tête.
Maître! c'est un ermite galiléen qui demande à savoir les origines de
la sagesse.
APOLLONIUS.
Qu'il approche!
Antoine hésite.
DAMIS.
Approchez!
APOLLONIUS
d'une voix tonnante:
Approche! Tu voudrais connaître qui je suis, ce que j'ai fait, ce que
je pense, n'est-ce pas cela, enfant?
ANTOINE.
... Si ces choses, toutefois, peuvent contribuer à mon salut.
APOLLONIUS.
Réjouis-toi, je vais te les dire!
DAMIS
bas à Antoine:
Est-ce possible! Il faut qu'il vous ait, du premier coup d'œil,
reconnu des inclinations extraordinaires pour la philosophie! Je vais
en profiter aussi, moi!
APOLLONIUS.
Je te raconterai d'abord la longue route que j'ai parcourue pour
obtenir la doctrine; et si tu trouves dans toute ma vie une action
mauvaise, tu m'arrêteras,--car celui-là doit scandaliser par ses
paroles qui a méfait par ses œuvres.
DAMIS
à Antoine:
Quel homme juste! hein?
ANTOINE.
Décidément, je crois qu'il est sincère.
APOLLONIUS.
La nuit de ma naissance, ma mère crut se voir cueillant des fleurs sur
le bord d'un lac. Un éclair parut, et elle me mit au monde à la voix
des cygnes qui chantaient dans son rêve.
Jusqu'à quinze ans, on m'a plongé, trois fois par jour, dans la
fontaine Asbadée, dont l'eau rend les parjures hydropiques; et l'on me
frottait le corps avec les feuilles du cnyza, pour me faire chaste.
Une princesse palmyrienne vint un soir me trouver, m'offrant des
trésors qu'elle savait être dans des tombeaux. Une hiérodoule du temple
de Diane s'égorgea, désespérée, avec le couteau des sacrifices, et le
gouverneur de Cilicie, à la fin de ses promesses, s'écria devant ma
famille qu'il me ferait mourir; mais c'est lui qui mourut trois jours
après, assassiné par les Romains.
DAMIS
à Antoine, en le frappant du coude:
Hein? quand je vous disais! quel homme!
APOLLONIUS.
J'ai, pendant quatre ans de suite, gardé le silence complet des
pythagoriciens. La douleur la plus imprévue ne m'arrachait pas un
soupir; et au théâtre, quand j'entrais, on s'écartait de moi comme d'un
fantôme.
DAMIS.
Auriez-vous fait cela, vous?
APOLLONIUS.
Le temps de mon épreuve terminé, j'entrepris d'instruire les prêtres
qui avaient perdu la tradition.
ANTOINE.
Quelle tradition?
DAMIS.
Laissez-le poursuivre! Taisez-vous!
APOLLONIUS.
J'ai devisé avec les Samanéens du Gange, avec les astrologues de
Chaldée, avec les mages de Babylone, avec les Druides gaulois, avec les
sacerdotes des nègres! J'ai gravi les quatorze Olympes, j'ai sondé les
lacs de Scythie, j'ai mesuré la grandeur du Désert!
DAMIS.
C'est pourtant vrai, tout cela! J'y étais, moi!
APOLLONIUS.
J'ai d'abord été jusqu'à la mer d'Hyrcanie. J'en ai fait le tour; et
par le pays des Baraomates, où est enterré Bucéphale, je suis descendu
vers Ninive. Aux portes de la ville, un homme s'approcha.
DAMIS.
Moi! moi! mon bon maître! Je vous aimai tout de suite! Vous étiez plus
doux qu'une fille et plus beau qu'un Dieu!
APOLLONIUS
sans l'entendre:
Il voulait m'accompagner, pour me servir d'interprète.
DAMIS.
Mais vous répondîtes que vous compreniez tous les langages et que vous
deviniez toutes les pensées. Alors j'ai baisé le bas de votre manteau,
et je me suis mis à marcher derrière vous.
APOLLONIUS.
Après Ctésiphon, nous entrâmes sur les terres de Babylone.
DAMIS.
Et le satrape poussa un cri, en voyant un homme si pâle.
ANTOINE
à part:
Que signifie...
APOLLONIUS.
Le roi m'a reçu debout, près d'un trône d'argent, dans une salle ronde,
constellée d'étoiles;--et de la coupole pendaient, à des fils que l'on
n'apercevait pas, quatre grands oiseaux d'or, les deux ailes étendues.
ANTOINE
rêvant:
Est-ce qu'il y a sur la terre des choses pareilles?
DAMIS.
C'est là une ville, cette Babylone! tout le monde y est riche! Les
maisons, peintes en bleu, ont des portes de bronze, avec un escalier
qui descend vers le fleuve.
Dessinant par terre, avec son bâton.
Comme cela, voyez-vous? Et puis, ce sont des temples, des places, des
bains, des aqueducs! Les palais sont couverts de cuivre rouge! et
l'intérieur donc, si vous saviez!
APOLLONIUS.
Sur la muraille du septentrion, s'élève une tour qui en supporte une
seconde, une troisième, une quatrième, une cinquième--et il y en a
trois autres encore! La huitième est une chapelle avec un lit. Personne
n'y entre que la femme choisie par les prêtres pour le dieu Bélus. Le
roi de Babylone m'y fit loger.
DAMIS.
A peine si l'on me regardait, moi! Aussi, je restais seul à me promener
par les rues. Je m'informais des usages; je visitais les ateliers;
j'examinais les grandes machines qui portent l'eau dans les jardins.
Mais il m'ennuyait d'être séparé du Maître.
APOLLONIUS.
Enfin, nous sortîmes de Babylone; et au clair de la lune, nous vîmes
tout à coup une empuse.
DAMIS.
Oui-da! Elle sautait sur son sabot de fer; elle hennissait comme un
âne; elle galopait dans les rochers. Il lui cria des injures; elle
disparut.
ANTOINE
à part:
Où veulent-ils en venir?
APOLLONIUS.
A Taxilla, capitale de cinq mille forteresses, Phraortes, roi du
Gange, nous a montré sa garde d'hommes noirs hauts de cinq coudées,
et dans les jardins de son palais, sous un pavillon de brocart vert,
un éléphant énorme, que les reines s'amusaient à parfumer. C'était
l'éléphant de Porus, qui s'était enfui après la mort d'Alexandre.
DAMIS.
Et qu'on avait retrouvé dans une forêt.
ANTOINE.
Ils parlent abondamment comme des gens ivres.
APOLLONIUS.
Phraortes nous fit asseoir à sa table.
DAMIS.
Quel drôle de pays! Les seigneurs, tout en buvant, se divertissent
à lancer des flèches sous les pieds d'un enfant qui danse. Mais je
n'approuve pas...
APOLLONIUS.
Quand je fus prêt à partir, le roi me donna un parasol et me dit: «J'ai
sur l'Indus un haras de chameaux blancs. Quand tu n'en voudras plus,
souffle dans leurs oreilles. Ils reviendront.»
Nous descendîmes le long du fleuve, marchant la nuit à la lueur des
lucioles qui brillaient dans les bambous. L'esclave sifflait un air
pour écarter les serpents; et nos chameaux se courbaient les reins en
passant sous les arbres, comme sous des portes trop basses.
Un jour, un enfant noir qui tenait un caducée d'or à la main, nous
conduisit au collège des sages. Iarchas, leur chef, me parla de mes
ancêtres, de toutes mes pensées, de toutes mes actions, de toutes mes
existences. Il avait été le fleuve Indus et me rappela que j'avais
conduit des barques sur le Nil, au temps du roi Sésostris.
DAMIS.
Moi, on ne me dit rien, de sorte que je ne sais pas qui j'ai été.
ANTOINE.
Ils ont l'air vague comme des ombres.
APOLLONIUS.
Nous avons rencontré, sur le bord de la mer, les Cynocéphales gorgés
de lait, qui s'en revenaient de leur expédition dans l'île Taprobane.
Les flots tièdes poussaient devant nous des perles blondes. L'ambre
craquait sous nos pas. Des squelettes de baleine blanchissaient dans la
crevasse des falaises. La terre, à la fin, se fit plus étroite qu'une
sandale;--et après avoir jeté vers le soleil des gouttes de l'Océan,
nous tournâmes à droite pour revenir.
Nous sommes revenus par la région des Aromates, par le pays des
Gangarides, le promontoire de Comaria, la contrée des Sachalites, des
Adramites et des Homérites;--puis, à travers les monts Cassaniens,
la mer Rouge et l'île Topazos, nous avons pénétré en Éthiopie par le
royaume des Pygmées.
ANTOINE
à part:
Comme la terre est grande!
DAMIS.
Et quand nous sommes rentrés chez nous, tous ceux que nous avions
connus jadis étaient morts.
Antoine baisse la tête. Silence.
APOLLONIUS
reprend:
Alors on commença dans le monde à parler de moi.
La peste ravageait Éphèse; j'ai fait lapider un vieux mendiant.
DAMIS.
Et la peste s'en est allée!
ANTOINE.
Comment! il chasse les maladies?
APOLLONIUS.
A Cnide, j'ai guéri l'amoureux de la Vénus.
DAMIS.
Oui, un fou, qui même avait promis de l'épouser.--Aimer une femme,
passe encore; mais une statue, quelle sottise!--Le Maître lui posa la
main sur le cœur; et l'amour aussitôt s'éteignit.
ANTOINE.
Quoi! il délivre des démons?
APOLLONIUS.
A Tarente, on portait au bûcher une jeune fille morte.
DAMIS.
Le Maître lui toucha les lèvres, et elle s'est relevée en appelant sa
mère.
ANTOINE.
Comment! il ressuscite les morts?
APOLLONIUS.
J'ai prédit le pouvoir à Vespasien.
ANTOINE.
Quoi! il devine l'avenir?
DAMIS.
Il y avait à Corinthe...
APOLLONIUS.
Etant à table avec lui, aux eaux de Baïa...
ANTOINE.
Excusez-moi, étrangers, il est tard!
DAMIS.
Un jeune homme qu'on appelait Ménippe.
ANTOINE.
Non! non! allez-vous-en!
APOLLONIUS.
Un chien entra, portant à la gueule une main coupée.
DAMIS.
Un soir, dans un faubourg, il rencontra une femme.
ANTOINE.
Vous ne m'entendez pas? retirez-vous!
APOLLONIUS.
Il rôdait vaguement autour des lits.
ANTOINE.
Assez!
APOLLONIUS.
On voulait le chasser.
DAMIS.
Ménippe donc se rendit chez elle; ils s'aimèrent.
APOLLONIUS.
Et battant la mosaïque avec sa queue, il déposa cette main sur les
genoux de Flavius.
DAMIS.
Mais le matin, aux leçons de l'école, Ménippe était pâle.
ANTOINE
bondissant:
Encore! Ah! qu'ils continuent, puisqu'il n'y a pas...
DAMIS.
Le Maître lui dit: «O beau jeune homme, tu caresses un serpent; un
serpent te caresse! à quand les noces?» Nous allâmes tous à la noce.
ANTOINE.
J'ai tort, bien sûr, d'écouter cela!
DAMIS.
Dès le vestibule, des serviteurs se remuaient, les portes s'ouvraient;
on n'entendait cependant ni le bruit des pas ni le bruit des portes.
Le Maître se plaça près de Ménippe. Aussitôt la fiancée fut prise de
colère contre les philosophes. Mais la vaisselle d'or, les échansons,
les cuisiniers, les pannetiers disparurent; le toit s'envola, les murs
s'écroulèrent; et Apollonius resta seul, debout, ayant à ses pieds
cette femme tout en pleurs. C'était une vampire qui satisfaisait les
beaux jeunes hommes, afin de manger leur chair,--parce que rien n'est
meilleur pour ces sortes de fantômes que le sang des amoureux.
APOLLONIUS.
Si tu veux savoir l'art...
ANTOINE.
Je ne veux rien savoir!
APOLLONIUS.
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