La tentation de saint Antoine - 01

LA TENTATION
DE
SAINT ANTOINE

PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
RUE SAINT-BENOIT, 7
1885

TOUS DROITS RÉSERVÉS


Ainsi que nous l'avons fait pour _Salammbô_, nous avons cru devoir
joindre à cette Édition définitive de la _Tentation de saint Antoine_
un _Glossaire alphabétique de 240 mots peu connus cités dans l'ouvrage_.
Le lecteur le trouvera à la fin du volume.


A
LA MÉMOIRE
DE MON AMI
ALFRED LEPOITTEVIN
DÉCÉDÉ
A LA NEUVILLE CHANT-D'OISEL
Le 3 Avril 1848


I

C'est dans la Thébaïde, au haut d'une montagne, sur une plate-forme
arrondie en demi-lune, et qu'enferment de grosses pierres.
La cabane de l'Ermite occupe le fond. Elle est faite de boue et de
roseaux, à toit plat, sans porte. On distingue dans l'intérieur une
cruche avec un pain noir; au milieu, sur une stèle de bois, un gros
livre; par terre, çà et là, des filaments de sparterie, deux ou trois
nattes, une corbeille, un couteau.
A dix pas de la cabane, il y a une longue croix plantée dans le
sol; et, à l'autre bout de la plate-forme, un vieux palmier tordu
se penche sur l'abîme, car la montagne est taillée à pic, et le Nil
semble faire un lac au bas de la falaise.
La vue est bornée à droite et à gauche par l'enceinte des roches.
Mais du côté du désert, comme des plages qui se succéderaient,
d'immenses ondulations parallèles d'un blond cendré s'étirent
les unes derrière les autres, en montant toujours;--puis au delà
des sables, tout au loin, la chaîne libyque forme un mur couleur
de craie, estompé légèrement par des vapeurs violettes. En face,
le soleil s'abaisse. Le ciel, dans le nord, est d'une teinte gris
perle, tandis qu'au zénith des nuages de pourpre, disposés comme les
flocons d'une crinière gigantesque, s'allongent sur la voûte bleue.
Ces raies de flamme se rembrunissent, les parties d'azur prennent une
pâleur nacrée; les buissons, les cailloux, la terre, tout maintenant
paraît dur comme du bronze; et dans l'espace flotte une poudre d'or
tellement menue qu'elle se confond avec la vibration de la lumière.
SAINT ANTOINE
qui a une longue barbe, de longs cheveux, et une tunique de peau de
chèvre, est assis, jambes croisées, en train de faire des nattes.
Dès que le soleil disparaît, il pousse un grand soupir, et regardant
l'horizon:
Encore un jour! un jour de passé!
Autrefois pourtant, je n'étais pas si misérable! Avant la fin de la
nuit, je commençais mes oraisons; puis, je descendais vers le fleuve
chercher de l'eau, et je remontais par le sentier rude avec l'outre
sur mon épaule, en chantant des hymnes. Ensuite, je m'amusais à ranger
tout dans ma cabane. Je prenais mes outils; je tâchais que les nattes
fussent bien égales et les corbeilles légères; car mes moindres actions
me semblaient alors des devoirs qui n'avaient rien de pénible.
A des heures réglées je quittais mon ouvrage; et priant les deux bras
étendus, je sentais comme une fontaine de miséricorde qui s'épanchait
du haut du ciel dans mon cœur. Elle est tarie, maintenant.
Pourquoi?...
Il marche dans l'enceinte des roches, lentement.
Tous me blâmaient lorsque j'ai quitté la maison. Ma mère s'affaissa
mourante, ma sœur de loin me faisait des signes pour revenir; et
l'autre pleurait, Ammonaria, cette enfant que je rencontrais chaque
soir au bord de la citerne, quand elle amenait ses buffles. Elle a
couru après moi. Les anneaux de ses pieds brillaient dans la poussière,
et sa tunique ouverte sur les hanches flottait au vent. Le vieil ascète
qui m'emmenait lui a crié des injures. Nos deux chameaux galopaient
toujours; et je n'ai plus revu personne.
D'abord, j'ai choisi pour demeure le tombeau d'un Pharaon. Mais un
enchantement circule dans ces palais souterrains, où les ténèbres
ont l'air épaissies par l'ancienne fumée des aromates. Du fond des
sarcophages j'ai entendu s'élever une voix dolente qui m'appelait; ou
bien, je voyais vivre, tout à coup, les choses abominables peintes
sur les murs, et j'ai fui jusqu'au bord de la mer Rouge dans une
citadelle en ruines. Là, j'avais pour compagnie des scorpions se
traînant parmi les pierres, et au-dessus de ma tête, continuellement
des aigles qui tournoyaient sur le ciel bleu. La nuit, j'étais déchiré
par des griffes, mordu par des becs, frôlé par des ailes molles; et
d'épouvantables démons, hurlant dans mes oreilles, me renversaient par
terre. Une fois même, les gens d'une caravane qui s'en allait vers
Alexandrie m'ont secouru, puis emmené avec eux.
Alors, j'ai voulu m'instruire près du bon vieillard Didyme. Bien qu'il
fût aveugle, aucun ne l'égalait dans la connaissance des Écritures.
Quand la leçon était finie, il réclamait mon bras pour se promener. Je
le conduisais sur le Paneum, d'où l'on découvre le Phare et la haute
mer. Nous revenions ensuite par le port, en coudoyant des hommes de
toutes les nations, jusqu'à des Cimmériens vêtus de peaux d'ours, et
des Gymnosophistes du Gange frottés de bouse de vache. Mais sans cesse,
il y avait quelque bataille dans les rues, à cause des Juifs refusant
de payer l'impôt, ou des séditieux qui voulaient chasser les Romains.
D'ailleurs la ville est pleine d'hérétiques, des sectateurs de Manès,
de Valentin, de Basilide, d'Arius,--tous vous accaparant pour discuter
et vous convaincre.
Leurs discours me reviennent quelquefois dans la mémoire. On a beau n'y
pas faire attention, cela trouble.
Je me suis réfugié à Colzim, et ma pénitence fut si haute que je
n'avais plus peur de Dieu. Quelques-uns s'assemblèrent autour de moi
pour devenir des anachorètes. Je leur ai imposé une règle pratique, en
haine des extravagances de la gnose et des assertions des philosophes.
On m'envoyait de partout des messages. On venait me voir de très loin.
Cependant le peuple torturait les confesseurs, et la soif du martyre
m'entraîna dans Alexandrie. La persécution avait cessé depuis trois
jours.
Comme je m'en retournais, un flot de monde m'arrêta devant le temple
de Sérapis. C'était, me dit-on, un dernier exemple que le gouverneur
voulait faire. Au milieu du portique, en plein soleil, une femme nue
était attachée contre une colonne, deux soldats la fouettant avec des
lanières; à chacun des coups son corps entier se tordait. Elle s'est
retournée, la bouche ouverte;--et par-dessus la foule, à travers ses
longs cheveux qui lui couvraient la figure, j'ai cru reconnaître
Ammonaria...
Cependant... celle-là était plus grande..., et belle..., prodigieusement!
Il se passe les mains sur le front.
Non! non! je ne veux pas y penser!
Une autre fois, Athanase m'appela pour le soutenir contre les Ariens.
Tout s'est borné à des invectives et à des risées. Mais, depuis lors,
il a été calomnié, dépossédé de son siège, mis en fuite. Où est-il,
maintenant? je n'en sais rien! On s'inquiète si peu de me donner des
nouvelles! Tous mes disciples m'ont quitté, Hilarion comme les autres!
Il avait peut-être quinze ans quand il est venu; et son intelligence
était si curieuse qu'il m'adressait à chaque moment des questions.
Puis, il écoutait d'un air pensif;--et les choses dont j'avais besoin,
il me les apportait sans murmure, plus leste qu'un chevreau, gai
d'ailleurs à faire rire les patriarches. C'était un fils pour moi!
Le ciel est rouge, la terre complètement noire. Sous les rafales
du vent des traînées de sable se lèvent comme de grands linceuls,
puis retombent. Dans une éclaircie, tout à coup, passent des oiseaux
formant un bataillon triangulaire, pareil à un morceau de métal, et
dont les bords seuls frémissent.
Antoine les regarde.
Ah! que je voudrais les suivre!
Combien de fois, aussi, n'ai-je pas contemplé avec envie les longs
bateaux, dont les voiles ressemblent à des ailes, et surtout quand ils
emmenaient au loin ceux que j'avais reçus chez moi! Quelles bonnes
heures nous avions! quels épanchements! Aucun ne m'a plus intéressé
qu'Ammon; il me racontait son voyage à Rome, les Catacombes, le
Colisée, la piété des femmes illustres, mille choses encore!... et je
n'ai pas voulu partir avec lui! D'où vient mon obstination à continuer
une vie pareille? J'aurais bien fait de rester chez les moines de
Nitrie, puisqu'ils m'en suppliaient. Ils habitent des cellules à
part, et cependant communiquent entre eux. Le dimanche, la trompette
les assemble à l'église, où l'on voit accrochés trois martinets qui
servent à punir les délinquants, les voleurs et les intrus, car leur
discipline est sévère.
Ils ne manquent pas de certaines douceurs, néanmoins. Des fidèles leur
apportent des œufs, des fruits, et même des instruments propres à
ôter les épines des pieds. Il y a des vignobles autour de Pisperi, ceux
de Pabène ont un radeau pour aller chercher les provisions.
Mais j'aurais mieux servi mes frères en étant tout simplement un
prêtre. On secourt les pauvres, on distribue les sacrements, on a de
l'autorité dans les familles.
D'ailleurs les laïques ne sont pas tous damnés, et il ne tenait qu'à
moi d'être... par exemple... grammairien, philosophe. J'aurais dans ma
chambre une sphère de roseaux, toujours des tablettes à la main, des
jeunes gens autour de moi, et à ma porte comme enseigne, une couronne
de laurier suspendue.
Mais il y a trop d'orgueil à ces triomphes! Soldat valait mieux.
J'étais robuste et hardi,--assez pour tendre le câble des machines,
traverser les forêts sombres, entrer casque en tête dans les villes
fumantes!... Rien ne m'empêchait, non plus, d'acheter avec mon argent
une charge de publicain au péage de quelque pont; et les voyageurs
m'auraient appris des histoires, en me montrant dans leurs bagages des
quantités d'objets curieux...
Les marchands d'Alexandrie naviguent les jours de fête sur la rivière
de Canope, et boivent du vin dans des calices de lotus, au bruit
des tambourins qui font trembler les tavernes le long du bord! Au
delà, des arbres taillés en cône protègent contre le vent du sud les
fermes tranquilles. Le toit de la haute maison s'appuie sur de minces
colonnettes, rapprochées comme les bâtons d'une claire-voie; et par ces
intervalles le maître, étendu sur un long siège, aperçoit toutes ses
plaines autour de lui, avec les chasseurs entre les blés, le pressoir
où l'on vendange, les bœufs qui battent la paille. Ses enfants
jouent par terre, sa femme se penche pour l'embrasser.
Dans l'obscurité blanchâtre de la nuit, apparaissent çà et là des
museaux pointus, avec des oreilles toutes droites et des yeux
brillants. Antoine marche vers eux. Des graviers déroulent, les bêtes
s'enfuient. C'était un troupeau de chacals.
Un seul est resté, et qui se tient sur deux pattes, le corps en
demi-cercle et la tête oblique, dans une pose pleine de défiance.
Comme il est joli! je voudrais passer ma main sur son dos, doucement.
Antoine siffle pour le faire venir. Le chacal disparaît.
Ah! il s'en va rejoindre les autres! Quelle solitude! Quel ennui!
Riant amèrement:
C'est une si belle existence que de tordre au feu des bâtons de palmier
pour faire des houlettes, et de façonner des corbeilles, de coudre des
nattes, puis d'échanger tout cela avec les Nomades contre du pain qui
vous brise les dents! Ah! misère de moi! est-ce que ça ne finira pas!
Mais la mort vaudrait mieux! Je n'en peux plus! Assez! assez!
Il frappe du pied et tourne au milieu des roches d'un pas rapide,
puis s'arrête hors d'haleine, éclate en sanglots et se couche par
terre, sur le flanc.
La nuit est calme; des étoiles nombreuses palpitent; on n'entend que
le claquement des tarentules.
Les deux bras de la croix font une ombre sur le sable; Antoine, qui
pleure, l'aperçoit.
Suis-je assez faible, mon Dieu! Du courage, relevons-nous!
Il entre dans sa cabane, découvre un charbon enfoui, allume une
torche et la plante sur la stèle de bois, de façon à éclairer le gros
livre.
Si je prenais... la Vie des Apôtres?... oui!... n'importe où!
_Il vit le ciel ouvert avec une grande nappe qui descendait par
les quatre coins, dans laquelle il y avait toutes sortes d'animaux
terrestres et de bêtes sauvages, de reptiles et d'oiseaux; et une voix
lui dit: Pierre, lève-toi! tue, et mange!_
Donc le Seigneur voulait que son apôtre mangeât de tout?... tandis que
moi...
Antoine reste le menton sur la poitrine. Le frémissement des pages,
que le vent agite, lui fait relever la tête, et il lit:
_Les Juifs tuèrent tous leurs ennemis avec des glaives et ils en firent
un grand carnage, de sorte qu'ils disposèrent à volonté de ceux qu'ils
haïssaient._
Suit le dénombrement des gens tués par eux: soixante-quinze mille. Ils
avaient tant souffert! D'ailleurs, leurs ennemis étaient les ennemis du
vrai Dieu. Et comme ils devaient jouir à se venger, tout en massacrant
des idolâtres! La ville sans doute regorgeait de morts? Il y en avait
au seuil des jardins, sur les escaliers, à une telle hauteur dans les
chambres que les portes ne pouvaient plus tourner!...--Mais voilà que
je plonge dans des idées de meurtre et de sang!
Il ouvre le livre à un autre endroit.
_Nabuchodonosor se prosterna le visage contre terre et adora Daniel.»_
Ah! c'est bien! Le Très-Haut exalte ses prophètes au-dessus des rois;
celui-là pourtant vivait dans les festins, ivre continuellement de
délices et d'orgueil. Mais Dieu, par punition, l'a changé en bête. Il
marchait à quatre pattes!
Antoine se met à rire, et, en écartant les bras, du bout de sa main,
dérange les feuilles du livre. Ses yeux tombent sur cette phrase:
_Ézéchias eut une grande joie de leur arrivée. Il leur montra ses
parfums, son or et son argent, tous ses aromates, ses huiles de
senteur, tous ses vases précieux, et ce qu'il y avait dans ses trésors._
Je me figure... qu'on voyait entassés jusqu'au plafond des pierres
fines, des diamants, des dariques. Un homme qui en possède une
accumulation si grande n'est plus pareil aux autres. Il songe, tout
en les maniant, qu'il tient le résultat d'une quantité innombrable
d'efforts, et comme la vie des peuples qu'il aurait pompée et qu'il
peut répandre. C'est une précaution utile aux rois. Le plus sage de
tous n'y a pas manqué. Ses flottes lui apportaient de l'ivoire, des
singes... Où est-ce donc?
Il feuillette vivement.
Ah! voici:
_La Reine de Saba, connaissant la gloire de Salomon, vint le tenter, en
lui proposant des énigmes._
Comment espérait-elle le tenter? Le Diable a bien voulu tenter Jésus!
Mais Jésus a triomphé parce qu'il était Dieu, et Salomon grâce
peut-être à sa science de magicien. Elle est sublime, cette science-là!
Car le monde--ainsi qu'un philosophe me l'a expliqué--forme un ensemble
dont toutes les parties influent les unes sur les autres, comme les
organes d'un seul corps. Il s'agit de connaître les amours et les
répulsions naturelles des choses, puis de les mettre en jeu!... On
pourrait donc modifier ce qui paraît être l'ordre immuable?
Alors les deux ombres dessinées derrière lui par les bras de la croix
se projettent en avant. Elles font comme deux grandes cornes. Antoine
s'écrie:
Au secours, mon Dieu!
L'ombre est revenue à sa place.
Ah!... c'était une illusion! pas autre chose! Il est inutile que je me
tourmente l'esprit! Je n'ai rien à faire!... absolument rien à faire!
Il s'assoit et se croise les bras.
Cependant... j'avais cru sentir l'approche... Mais pourquoi
viendrait-_Il_? D'ailleurs, est-ce que je ne connais pas ses artifices?
J'ai repoussé le monstrueux anachorète qui m'offrait, en riant, des
petits pains chauds, le centaure qui tâchait de me prendre sur sa
croupe,--et cet enfant noir apparu au milieu des sables, qui était très
beau, et qui m'a dit s'appeler l'esprit de fornication.
Antoine marche de droite et de gauche, vivement.
C'est par mon ordre qu'on a bâti cette foule de retraites saintes,
pleines de moines portant des cilices sous leurs peaux de chèvre, et
nombreux à pouvoir faire une armée! J'ai guéri de loin des malades;
j'ai chassé des démons; j'ai passé le fleuve au milieu des crocodiles;
l'empereur Constantin m'a écrit trois lettres; Balacius, qui avait
craché sur les miennes, a été déchiré par ses chevaux; le peuple
d'Alexandrie, quand j'ai reparu, se battait pour me voir, et Athanase
m'a reconduit sur la route. Mais aussi quelles œuvres! Voilà plus
de trente ans que je suis dans le désert à gémir toujours! J'ai porté
sur mes reins quatre-vingts livres de bronze comme Eusèbe, j'ai
exposé mon corps à la piqûre des insectes comme Macaire, je suis resté
cinquante-trois nuits sans fermer l'œil comme Pacôme; et ceux qu'on
décapite, qu'on tenaille ou qu'on brûle ont moins de vertu peut-être,
puisque ma vie est un continuel martyre!
Antoine se ralentit.
Certainement, il n'y a personne dans une détresse aussi profonde! Les
cœurs charitables diminuent. On ne me donne plus rien. Mon manteau
est usé. Je n'ai pas de sandales, pas même une écuelle!--car j'ai
distribué aux pauvres et à ma famille tout mon bien, sans retenir une
obole. Ne serait-ce que pour avoir des outils indispensables à mon
travail, il me faudrait un peu d'argent. Oh! pas beaucoup! une petite
somme!... je la ménagerais.
Les Pères de Nicée, en robes de pourpre, se tenaient comme des mages,
sur des trônes, le long du mur; et on les a régalés dans un banquet,
en les comblant d'honneurs, surtout Paphnuce, parce qu'il est borgne
et boiteux depuis la persécution de Dioclétien! L'Empereur lui a baisé
plusieurs fois son œil crevé; quelle sottise! Du reste, le Concile
avait des membres si infâmes! Un évêque de Scythie, Théophile; un autre
de Perse, Jean; un gardeur de bestiaux, Spiridion! Alexandre était trop
vieux. Athanase aurait dû montrer plus de douceur aux Ariens, pour en
obtenir des concessions!
Est-ce qu'ils en auraient fait! Ils n'ont pas voulu m'entendre! Celui
qui parlait contre moi--un grand jeune homme à barbe frisée--me
lançait, d'un air tranquille, des objections captieuses; et, pendant
que je cherchais mes paroles, ils étaient à me regarder avec leurs
figures méchantes, en aboyant comme des hyènes. Ah! que ne puis-je les
faire exiler tous par l'Empereur, ou plutôt les battre, les écraser,
les voir souffrir! Je souffre bien, moi!
Il s'appuie en défaillant contre sa cabane.
C'est d'avoir trop jeûné! mes forces s'en vont. Si je mangeais... une
fois seulement, un morceau de viande.
Il entreferme les yeux, avec langueur.
Ah! de la chair rouge... une grappe de raisin qu'on mord!... du lait
caillé qui tremble sur un plat!...
Mais qu'ai-je donc!... Qu'ai-je donc!... Je sens mon cœur grossir
comme la mer, quand elle se gonfle avant l'orage. Une mollesse infinie
m'accable, et l'air chaud me semble rouler le parfum d'une chevelure.
Aucune femme n'est venue, cependant?...
Il se tourne vers le petit chemin entre les roches.
C'est par là qu'elles arrivent, balancées dans leurs litières aux
bras noirs des eunuques. Elles descendent, et, joignant leurs mains
chargées d'anneaux, elles s'agenouillent. Elles me racontent leurs
inquiétudes. Le besoin d'une volupté surhumaine les torture; elles
voudraient mourir, elles ont vu dans leurs songes des Dieux qui les
appelaient;--et le bas de leur robe tombe sur mes pieds. Je les
repousse. «Oh! non, disent-elles, pas encore! Que dois-je faire?»
Toutes les pénitences leur seraient bonnes. Elles demandent les plus
rudes, à partager la mienne, à vivre avec moi.
Voilà longtemps que je n'en ai vu! Peut-être qu'il en va venir?
pourquoi pas? Si tout à coup... j'allais entendre tinter des clochettes
de mulet dans la montagne. Il me semble...
Antoine grimpe sur une roche, à l'entrée du sentier; et il se penche,
en dardant ses yeux dans les ténèbres.
Oui! là-bas, tout au fond, une masse remue, comme des gens qui
cherchent leur chemin. Elle est là! Ils se trompent.
Appelant:
De ce côté! viens! viens!
L'écho répète: Viens! viens!
Il laisse tomber ses bras, stupéfait.
Quelle honte! Ah! pauvre Antoine!
Et tout de suite, il entend chuchoter: «Pauvre Antoine!»
Quelqu'un?... Répondez!
Le vent qui passe dans les intervalles des roches fait des
modulations; et dans leurs sonorités confuses il distingue DES VOIX
comme si l'air parlait. Elles sont basses, et insinuantes, sifflantes.
LA PREMIÈRE.
Veux-tu des femmes?
LA SECONDE.
De grands tas d'argent, plutôt!
LA TROISIÈME.
Une épée qui reluit?
et LES AUTRES.
--Le Peuple entier t'admire!
--Endors-toi!
--Tu les égorgeras, va, tu les égorgeras!
En même temps, les objets se transforment. Au bord de la falaise,
le vieux palmier, avec sa touffe de feuilles jaunes, devient le
torse d'une femme penchée sur l'abîme, et dont les grands cheveux se
balancent.
ANTOINE
se tourne vers sa cabane; et l'escabeau soutenant le gros livre, avec
ses pages chargées de lettres noires, lui semble un arbuste tout
couvert d'hirondelles.
C'est la torche, sans doute, qui faisait un jeu de lumière...
Éteignons-la!
Il l'éteint, l'obscurité est profonde;

Et, tout à coup, passent au milieu de l'air, d'abord une flaque
d'eau, ensuite une prostituée, le coin d'un temple, une figure de
soldat, un char avec deux chevaux blancs, qui se cabrent.
Ces images arrivent brusquement, par secousses, se détachant sur la
nuit comme des peintures d'écarlate sur de l'ébène.
Leur mouvement s'accélère. Elles défilent d'une façon vertigineuse.
D'autres fois, elles s'arrêtent et pâlissent par degrés, se fondent;
ou bien elles s'envolent, et immédiatement d'autres arrivent.
Antoine ferme ses paupières.
Elles se multiplient, l'entourent, l'assiègent. Une épouvante
indicible l'envahit; et il ne sent plus rien qu'une contraction
brûlante à l'épigastre. Malgré le vacarme de sa tête, il perçoit
un silence énorme qui le sépare du monde. Il tâche de parler;
impossible! C'est comme si le lien général de son être se dissolvait;
et, ne résistant plus, Antoine tombe sur la natte.


II

Alors une grande ombre, plus subtile qu'une ombre naturelle, et que
d'autres ombres festonnent le long de ses bords, se marque sur la
terre.
C'est le Diable, accoudé contre le toit de la cabane et portant sous
ses deux ailes--comme une chauve-souris gigantesque qui allaiterait
ses petits--les sept Péchés capitaux, dont les têtes grimaçantes se
laissent entrevoir confusément.
Antoine, les yeux toujours fermés, jouit de son inaction; et il étale
ses membres sur la natte.
Elle lui semble douce, de plus en plus,--si bien qu'elle se
rembourre, elle se hausse, elle devient un lit, le lit une chaloupe;
de l'eau clapote contre ses flancs.
A droite et à gauche, s'élèvent deux langues de terre noire, que
dominent des champs cultivés, avec un sycomore, de place en place. Un
bruit de grelots, de tambours et de chanteurs retentit au loin. Ce
sont des gens qui s'en vont à Canope dormir sur le temple de Sérapis
pour avoir des songes. Antoine sait cela;--et il glisse, poussé par
le vent, entre les deux berges du canal. Les feuilles des papyrus et
les fleurs rouges des nymphæas, plus grandes qu'un homme, se penchent
sur lui. Il est étendu au fond de la barque; un aviron, à l'arrière,
traîne dans l'eau. De temps en temps un souffle tiède arrive, et
les roseaux minces s'entre-choquent. Le murmure des petites vagues
diminue. Un assoupissement le prend. Il songe qu'il est un solitaire
d'Égypte.
Alors il se relève en sursaut.
Ai-je rêvé?... c'était si net que j'en doute. La langue me brûle! J'ai
soif!
Il entre dans sa cabane et tâte au hasard, partout.
Le sol est humide!... Est-ce qu'il a plu? Tiens! des morceaux! ma
cruche brisée!... mais l'outre?
Il la trouve.
Vide! complètement vide!
Pour descendre jusqu'au fleuve, il me faudrait trois heures au moins,
et la nuit est si profonde que je n'y verrais pas à me conduire. Mes
entrailles se tordent. Où est le pain?
Après avoir cherché longtemps, il ramasse une croûte moins grosse
qu'un œuf.
Comment! Les chacals l'auront pris! Ah! malédiction!
Et, de fureur, il jette le pain par terre.
A peine ce geste est-il fait qu'une table est là, couverte de toutes
les choses bonnes à manger.
La nappe de byssus, striée comme les bandelettes des sphinx, produit
d'elle-même des ondulations lumineuses. Il y a dessus d'énormes
quartiers de viandes rouges, de grands poissons, des oiseaux avec
leurs plumes, des quadrupèdes avec leurs poils, des fruits d'une
coloration presque humaine; et des morceaux de glace blanche et des
buires de cristal violet se renvoient des feux. Antoine distingue au
milieu de la table un sanglier fumant par tous ses pores, les pattes
sous le ventre, les yeux à demi clos;--et l'idée de pouvoir manger
cette bête formidable le réjouit extrêmement. Puis, ce sont des
choses qu'il n'a jamais vues, des hachis noirs, des gelées couleur
d'or, des ragoûts où flottent des champignons comme des nénuphars sur
des étangs, des mousses si légères qu'elles ressemblent à des nuages.
Et l'arome de tout cela lui apporte l'odeur salée de l'Océan, la
fraîcheur des fontaines, le grand parfum des bois. Il dilate ses
narines tant qu'il peut; il en bave; il se dit qu'il en a pour un an,
pour dix ans, pour sa vie entière!
A mesure qu'il promène sur les mets ses yeux écarquillés, d'autres
s'accumulent, formant une pyramide, dont les angles s'écroulent.
Les vins se mettent à couler, les poissons à palpiter, le sang dans
les plats bouillonne, la pulpe des fruits s'avance comme des lèvres
amoureuses; et la table monte jusqu'à sa poitrine, jusqu'à son
menton,--ne portant qu'une seule assiette et qu'un seul pain, qui se
trouvent juste en face de lui.
Il va saisir le pain. D'autres pains se présentent.
Pour moi!... tous! mais...
Antoine recule.
Au lieu d'un qu'il y avait, en voilà!... C'est un miracle, alors? et le
même que fit le Seigneur!...
Dans quel but? Eh! tout le reste n'est pas moins incompréhensible! Ah!
démon, va-t'en! va-t'en!
Il donne un coup de pied dans la table. Elle disparaît.
Plus rien?--non!
Il respire largement.
Ah! la tentation était forte. Mais comme je m'en suis délivré!
Il relève la tête et trébuche contre un objet sonore.
Qu'est-ce donc?
Antoine se baisse.
Tiens! une coupe! Quelqu'un, en voyageant, l'aura perdue. Rien
d'extraordinaire...
Il mouille son doigt et frotte.
Ça reluit! du métal! Cependant je ne distingue pas...
Il allume sa torche et examine la coupe.
Elle est en argent, ornée d'ovules sur le bord, avec une médaille au
fond.
Il fait sauter la médaille d'un coup d'ongle.
C'est une pièce de monnaie qui vaut... de sept à huit drachmes; pas
davantage! N'importe! je pourrais bien, avec cela, me procurer une peau
de brebis.
Un reflet de la torche éclaire la coupe.
Pas possible! en or! oui!... tout en or!
Une autre pièce, plus grande, se trouve au fond. Sous celle-ci, il en
découvre plusieurs autres.
Mais cela fait une somme... assez forte pour avoir trois bœufs... un
petit champ!
La coupe est maintenant remplie de pièces d'or.
Allons donc! cent esclaves, des soldats, une foule, de quoi acheter...
Les granulations de la bordure, se détachant, forment un collier de
perles.
Avec ce joyau-là, on gagnerait même la femme de l'Empereur!
D'une secousse, Antoine fait glisser le collier sur son poignet. Il
tient la coupe de sa main gauche, et de son autre bras lève la torche