La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 34

grand'mère lui avait montré l'image, de retrouver une amie de golf, de
monter en aéroplane, d'aller passer la Noël avec sa tante, ou de se
remettre à la peinture.
Nous revînmes très tard dans une nuit où, çà et là, au bord du
chemin, un pantalon rouge à côté d'un jupon révélait des couples
amoureux. Notre voiture passa la porte Maillot pour rentrer. Aux
monuments de Paris s'était substitué, pur, linéaire, sans épaisseur,
le dessin des monuments de Paris, comme on eût fait pour une ville
détruite dont on eût voulu relever l'image. Mais, au bord de celle-ci,
s'élevait avec une telle douceur la bordure bleu-pâle sur laquelle
elle se détachait que les yeux altérés cherchaient partout encore un
peu de cette nuance délicieuse qui leur était trop avarement mesurée:
il y avait clair de lune. Albertine l'admira. Je n'osai lui dire que
j'en aurais mieux joui si j'avais été seul ou à la recherche d'une
inconnue. Je lui récitai des vers ou des phrases de prose sur le clair
de lune, lui montrant comment d'argenté qu'il était autrefois, il
était devenu bleu avec Chateaubriand, avec le Victor Hugo
d'_Evircidnus_ et de la _Fête chez Thérèse_, pour redevenir jaune et
métallique avec Baudelaire et Leconte de Lisle. Puis lui rappelant
l'image qui figure le croissant de la lune à la fin de _Booz endormi_,
je lui récitai toute la pièce. Nous rentrâmes. Le beau temps cette
nuit-là fit un bond en avant comme un thermomètre monte à la chaleur.
Par les matins tôt levés de printemps qui suivirent, j'entendais les
tramways cheminer, à travers les parfums, dans l'air auquel la chaleur
se mélangeait de plus en plus jusqu'à ce qu'il arrivât à la
solidification et à la densité de midi. Quand l'air onctueux avait
achevé d'y vernir et d'y isoler l'odeur du lavabo, l'odeur de
l'armoire, l'odeur du canapé, rien qu'à la netteté avec laquelle,
verticales et debout, elles se tenaient en tranches juxtaposées et
distinctes, dans un clair-obscur nacré qui ajoutait un glacé plus doux
au reflet des rideaux et des fauteuils de satin bleu, je me voyais, non
par un simple caprice de mon imagination, mais parce que c'était
effectivement possible, suivant dans quelque quartier neuf de la
banlieue, pareil à celui où à Balbec habitait Bloch, les rues
aveuglées de soleil et y trouvant non les fades boucheries et la
blanche pierre de taille, mais la salle à manger de campagne où je
pourrais arriver tout à l'heure, et les odeurs que j'y trouverais en
arrivant, l'odeur du compotier de cerises et d'abricots, du cidre, du
fromage de gruyère, tenues en suspens dans la lumineuse congélation de
l'ombre qu'elles veinent délicatement comme l'intérieur d'une agate,
tandis que les porte-couteaux en verre prismatique y irisent des
arcs-en-ciel, ou piquent çà et là sur la toile cirée des ocellures
de paon. Comme un vent qui s'enfle avec une progression régulière,
j'entendais avec joie une automobile sous la fenêtre. Je sentais son
odeur de pétrole. Elle peut sembler regrettable aux délicats (qui sont
toujours des matérialistes) et à qui elle gâte la campagne, et à
certains penseurs, (matérialistes à leur manière aussi), qui, croyant
à l'importance du fait, s'imaginent que l'homme serait plus heureux,
capable d'une poésie plus haute, si ses yeux étaient susceptibles de
voir plus de couleurs, ses narines de connaître plus de parfums,
travestissement philosophique de l'idée naïve de ceux qui croient que
la vie était plus belle quand on portait, au lieu de l'habit noir, de
somptueux costumes. Mais pour moi (de même qu'un arôme, déplaisant en
soi peut-être, de naphtaline et de vétiver, m'eût exalté en me
rendant la pureté bleue de la mer le jour de mon arrivée à Balbec),
cette odeur de pétrole qui, avec la fumée s'échappant de la machine,
s'était tant de fois évanouie dans le pâle azur, par ces jours
brûlants où j'allais de Saint-Jean de la Haise à Gourville, comme
elle m'avait suivi dans mes promenades pendant ces après-midis d'été
où Albertine était à peindre, faisait fleurir maintenant, de chaque
côté de moi, bien que je fusse dans ma chambre obscure, les bleuets,
les coquelicots et les trèfles incarnat, m'enivrait comme une odeur de
campagne, non pas circonscrite et fixe, comme celle qui est apposée
devant les aubépines et qui, retenue par ses éléments onctueux et
denses, flotte avec une certaine stabilité devant la haie, mais comme
une odeur devant quoi fuyaient les routes, changeait l'aspect du sol,
accouraient les châteaux, pâlissait le ciel, se décuplaient les
forces, une odeur qui était comme un symbole de bondissement et de
puissance et qui renouvelait le désir que j'avais eu à Balbec de
monter dans la cage de cristal et d'acier, mais cette fois pour aller
non plus faire des visites dans des demeures familières avec une femme
que je connaissais trop, mais faire l'amour dans des lieux nouveaux avec
une femme inconnue. Odeur qu'accompagnait à tout moment l'appel des
trompes d'automobile qui passaient, sur lequel j'adaptais des paroles
comme une sonnerie militaire: «Parisien lève-toi, lève-toi, viens
déjeuner à la campagne et faire du canot dans la rivière, à l'ombre
sous les arbres, avec une belle fille; lève-toi, lève-toi.» Et toutes
ces rêveries m'étaient si agréables que je me félicitais de la
«sévère loi» qui faisait que tant que je n'aurais pas appelé, aucun
«timide mortel», fût-ce Françoise, fût-ce Albertine, ne s'aviserait
de venir me troubler «au fond de ce palais» où «une majesté
terrible affecte à mes sujets de me rendre invisible». Mais tout à
coup le décor changea; ce ne fut plus le souvenir d'anciennes
impressions, mais d'un ancien désir, tout récemment réveillé encore
par la robe bleue et or de Fortuny, qui étendit devant moi, un autre
printemps, un printemps non plus du tout feuillu mais subitement
dépouillé au contraire de ses arbres et de ses fleurs par ce nom que
je venais de me dire: Venise, un printemps décanté, qui est réduit à
son essence, et traduit l'allongement, réchauffement, l'épanouissement
graduel de ses jours par la fermentation progressive, non plus d'une
terre impure, mais d'une eau vierge et bleue, printanière sans porter
de corolles, et qui ne pourrait répondre au mois de mai que par des
reflets, travaillée par lui, s'accordant exactement à lui dans la
nudité rayonnante et fixe de son sombre saphir. Aussi bien, pas plus
que les saisons à ses bras de mer infleurissables, les modernes années
n'apportent de changement à la cité gothique; je le savais, je ne
pouvais l'imaginer, mais, voilà ce que je voulais contempler de ce
même désir qui jadis, quand j'étais enfant, dans l'ardeur même du
départ, avait brisé en moi la force de partir; je voulais me trouver
face à face avec mes imaginations vénitiennes, voir comment cette mer
divisée enserrait de ses méandres, comme les replis du fleuve Océan,
une civilisation urbaine et raffinée, mais qui, isolée par leur
ceinture azurée, s'était développée à part, avait eu à part ses
écoles de peinture et d'architecture, admirer ce jardin fabuleux de
fruits et d'oiseaux de pierre de couleur, fleuri au milieu de la mer qui
venait le rafraîchir, frappait de son flux le fût des colonnes et, sur
le puissant relief des chapiteaux, comme un regard de sombre azur qui
veille dans l'ombre, posait par taches et faisait remuer
perpétuellement la lumière. Oui, il fallait partir, c'était le
moment. Depuis qu'Albertine n'avait plus l'air d'être fâchée contre
moi, sa possession ne me semblait plus un bien en échange duquel on est
prêt à donner tous les autres. Car nous ne l'aurions fait que pour
nous débarrasser d'un chagrin, d'une anxiété, qui étaient apaisés
maintenant. Nous avons réussi à traverser le cerceau de toile, à
travers lequel nous avons cru un moment que nous ne pourrions jamais
passer. Nous avons éclairci l'orage, ramené la sérénité du sourire.
Le mystère angoissant d'une haine sans cause connue et peut-être sans
fin est dissipé. Dès lors nous nous retrouvons face à face avec le
problème, momentanément écarté, d'un bonheur que nous savons
impossible. Maintenant que la vie avec Albertine était redevenue
possible, je sentais que je ne pourrais en tirer que des malheurs,
puisqu'elle ne m'aimait pas; mieux valait la quitter sur la douceur de
son consentement que je prolongerais par le souvenir. Oui, c'était le
moment; il fallait m'informer bien exactement de la date où Andrée
allait quitter Paris, agir énergiquement auprès de Madame Bontemps de
manière à être bien certain qu'à ce moment-là Albertine ne pourrait
aller ni en Hollande, ni à Montjouvain. Il arriverait, si nous savions
mieux analyser nos amours, de voir que souvent les femmes ne nous
plaisent qu'à cause du contrepoids d'hommes à qui nous avons à les
disputer, bien que nous souffrions jusqu'à mourir d'avoir à les leur
disputer; le contrepoids supprimé, le charme de la femme tombe. On en a
un exemple douloureux et préventif dans cette prédilection des hommes
pour les femmes qui, avant de les connaître, ont commis des fautes,
pour ces femmes qu'ils sentent enlisées dans le danger et qu'il leur
faut, pendant toute la durée de leur amour, reconquérir; un exemple
postérieur au contraire, et nullement dramatique celui-là, dans
l'homme qui, sentant s'affaiblir son goût pour la femme qu'il aime,
applique spontanément les règles qu'il a dégagées, et pour être
sûr qu'il ne cesse pas d'aimer la femme, la met dans un milieu
dangereux où il lui faut la protéger chaque jour. (Le contraire des
hommes qui exigent qu'une femme renonce au théâtre, bien que
d'ailleurs ce soit parce qu'elle avait été au théâtre qu'ils l'ont
aimée).
Quand ainsi le départ d'Albertine n'aurait plus d'inconvénients, il
faudrait choisir un jour de beau temps comme celui-ci--il allait y en
avoir beaucoup--où elle me serait indifférente, où je serais tenté
de mille désirs, il faudrait la laisser sortir sans la voir, puis me
levant, me préparant vite, lui laisser un mot, en profitant de ce que,
comme elle ne pourrait à cette époque aller en nul lieu qui m'agitât,
je pourrais réussir, en voyage, à ne pas me représenter les actions
mauvaises qu'elle pourrait faire,--et qui me semblaient en ce moment
bien indifférentes du reste,--et sans l'avoir revue, partir pour
Venise.
Je sonnai Françoise pour lui demander de m'acheter un guide et un
indicateur, comme j'avais fait enfant, quand j'avais voulu déjà
préparer un voyage à Venise, réalisation d'un désir aussi violent
que celui que j'avais en ce moment; j'oubliais que, depuis, il en était
un que j'avais atteint, sans aucun plaisir, le désir de Balbec, et que
Venise, étant aussi un phénomène visible, ne pourrait probablement
pas plus que Balbec réaliser un rêve ineffable, celui du temps
gothique, actualisé d'une mer printanière, et qui venait d'instant en
instant frôler mon esprit d'une image enchantée, caressante,
insaisissable, mystérieuse et confuse. Françoise ayant entendu mon
coup de sonnette entra, assez inquiète de la façon dont je prendrais
ses paroles et sa conduite. «J'étais bien ennuyée, me dit-elle, que
Monsieur sonne si tard aujourd'hui. Je ne savais pas ce que je devais
faire. Ce matin à huit heures mademoiselle Albertine m'a demandé ses
malles, j'osais pas y refuser, j'avais peur que Monsieur me dispute si
je venais l'éveiller. J'ai eu beau la catéchismer, lui dire d'attendre
une heure parce que je pensais toujours que Monsieur allait sonner; elle
n'a pas voulu, elle m'a laissé cette lettre pour Monsieur, et à neuf
heures elle est partie.» Alors--tant on peut ignorer ce qu'on a en soi,
puisque j'étais persuadé de mon indifférence pour Albertine--mon
souffle fut coupé, je tins mon cœur de mes deux mains brusquement
mouillées par une certaine sueur que je n'avais jamais connue depuis la
révélation que mon amie m'avait faite dans le petit tram relativement
à l'amie de Mademoiselle Vinteuil, sans que je pusse dire autre chose
que: «Ah! très bien, vous avez bien fait naturellement de ne pas
m'éveiller, laissez-moi un instant, je vais vous sonner tout à
l'heure.»