La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 28
Mais je n'avais pas le temps de m'adonner à ces pensées. Je ne voulais
surtout pas paraître étonné. Je souris de l'air de quelqu'un qui en
sait plus long qu'il ne le dit: «Mais ceci est une chose entre mille.
Ainsi tenez, vous saviez que Mlle Vinteuil devait venir chez Mme
Verdurin, cet après-midi quand vous êtes allée au Trocadéro.» Elle
rougit: «Oui, je le savais.» «Pouvez-vous me jurer que ce n'était
pas pour ravoir des relations avec elle que vous vouliez aller chez les
Verdurin.» «Mais bien sûr que je peux vous le jurer. Pourquoi ravoir,
je n'en ai jamais eu, je vous le jure.» J'étais navré d'entendre
Albertine me mentir ainsi, me nier l'évidence que sa rougeur m'avait
trop avouée. Sa fausseté me navrait. Et pourtant, comme elle contenait
une protestation d'innocence que, sans m'en rendre compte, j'étais
prêt à croire, elle me fit moins de mal que sa sincérité quand lui
ayant demandé: «Pouvez-vous du moins me jurer que le plaisir de revoir
Mlle Vinteuil n'entrait pour rien dans votre désir d'aller à cette
matinée des Verdurin?» elle me répondit: «Non, cela je ne peux pas
le jurer. Cela me faisait un grand plaisir de revoir Mlle Vinteuil.»
Une seconde avant, je lui en voulais de dissimuler ses relations avec
Mlle Vinteuil, et maintenant l'aveu du plaisir qu'elle aurait eu à la
voir me cassait bras et jambes. D'ailleurs sa façon mystérieuse de
vouloir aller chez les Verdurin eût dû m'être une preuve suffisante.
Mais je n'y avais plus assez pensé. Quoique me disant maintenant la
vérité, pourquoi n'avouait-t-elle qu'à moitié, c'était encore plus
bête que méchant et que triste. J'étais tellement écrasé que je
n'eus pas le courage d'insister là-dessus où je n'avais pas le beau
rôle, n'ayant pas de document révélateur à produire, et pour
ressaisir mon ascendant je me hâtai de passer à un sujet qui allait me
permettre de mettre en déroute Albertine: «Tenez, pas plus tard que ce
soir chez les Verdurin, j'ai appris que ce que vous m'aviez dit sur Mlle
Vinteuil...» Albertine me regardait fixement d'un air tourmenté,
tâchant de lire dans mes yeux ce que je savais. Or ce que je savais et
que j'allais lui dire sur ce qu'était Mlle Vinteuil, il est vrai que ce
n'était pas chez les Verdurin que je l'avais appris, mais à
Montjouvain autrefois. Seulement comme je n'en avais, exprès, jamais
parlé à Albertine, je pouvais avoir l'air de le savoir de ce soir
seulement. Et j'eus presque de la joie--après en avoir eu dans le petit
tram tant de souffrance--de posséder ce souvenir de Montjouvain, que je
postdaterais, mais qui n'en serait pas moins la preuve accablante, un
coup de massue pour Albertine. Cette fois-ci au moins, je n'avais pas
besoin d'«avoir l'air de savoir» et de «faire parler» Albertine: je
savais, j'avais vu par la fenêtre éclairée de Montjouvain. Albertine
avait eu beau me dire que ses relations avec Mlle Vinteuil et son amie
avaient été très pures, comment pourrait-elle quand je lui jurerais
(et lui jurerais sans mentir) que je connaissais les mœurs de ces deux
femmes, comment pourrait-elle soutenir qu'ayant vécu dans une intimité
quotidienne avec les, les appelant «mes grandes sœurs», elle n'avait
pas été de leur part l'objet de propositions qui l'auraient fait
rompre avec elles, si au contraire elle ne les avait acceptées. Mais je
n'eus pas le temps de dire ce que je savais. Albertine croyant, comme
pour le faux voyage à Balbec, que j'avais appris la vérité, soit par
Mlle Vinteuil, si elle avait été chez les Verdurin, soit par Mme
Verdurin tout simplement qui avait pu parler d'elle à Mlle Vinteuil, ne
me laissa pas prendre la parole et me fit un aveu, exactement contraire
de celui que j'avais cru, mais qui, en me démontrant qu'elle n'avait
jamais cessé de me mentir, me fit peut-être autant de peine (surtout
parce que je n'étais plus, comme j'ai dit tout à l'heure, jaloux de
Mlle Vinteuil); donc, prenant les devants, Albertine parla ainsi: «Vous
voulez dire que vous avez appris ce soir que je vous ai menti quand j'ai
prétendu avoir été à moitié élevée par l'amie de Mlle Vinteuil.
C'est vrai que je vous ai un peu menti. Mais je me sentais si
dédaignée par vous, je vous voyais aussi si enflammé pour la musique
de ce Vinteuil que comme une de mes camarades--ça c'est vrai, je vous
le jure--avait été amie de l'amie de Mlle Vinteuil, j'ai cru
bêtement me rendre intéressante à vos yeux en inventant que j'avais
beaucoup connu ces jeunes filles. Je sentais que je vous ennuyais, que
vous me trouviez bécasse, j'ai pensé qu'en vous disant que ces
gens-là m'avaient fréquentée, que je pourrais très bien vous donner
des détails sur les œuvres de Vinteuil, je prendrais un petit peu de
prestige à vos yeux, que cela nous rapprocherait. Quand je vous mens,
c'est toujours par amitié pour vous. Et il a fallu cette fatale soirée
Verdurin pour que vous appreniez la vérité, qu'on a peut-être
exagérée du reste. Je parie que l'amie de Mlle Vinteuil vous aura dit
qu'elle ne me connaissait pas. Elle m'a vu au moins deux fois chez ma
camarade. Mais naturellement, je ne suis pas assez chic pour des gens
qui sont devenus si célèbres. Ils préfèrent dire qu'ils ne m'ont
jamais vue.» Pauvre Albertine, quand elle avait cru que de me dire
qu'elle avait été si liée avec l'amie de Mlle Vinteuil, retarderais
on «plaquage», la rapprocherait de moi, elle avait, comme il arrive si
souvent, atteint la vérité par un autre chemin que celui qu'elle avait
voulu prendre. Se montrer plus renseignée sur la musique que je ne
l'aurais cru ne m'aurait nullement empêché de rompre avec elle ce
soir-là, dans le petit tram; et pourtant c'était bien cette phrase,
qu'elle avait dite dans ce but, qui avait immédiatement amené bien
plus que l'impossibilité de rompre. Seulement elle faisait une erreur
d'interprétation, non sur l'effet que devait avoir cette phrase, mais
sur la cause en vertu de laquelle elle devait produire cet effet, cause
qui était non pas d'apprendre sa culture musicale, mais ses mauvaises
relations. Ce qui m'avait brusquement rapproché d'elle, bien plus fondu
en elle, ce n'était pas l'attente d'un plaisir--et un plaisir est
encore trop dire, un léger agrément--c'était l'étreinte d'une
douleur.
Cette fois-ci encore, je n'avais pas le temps de garder un trop long
silence qui eût pu lui laisser supposer de l'étonnement. Aussi,
touché qu'elle fût si modeste et se crût dédaignée dans le milieu
Verdurin, je lui dis tendrement: «Mais ma chérie, je vous donnerais
bien volontiers quelques centaines de francs pour que vous alliez faire
où vous voudrez la dame chic et que vous invitiez à un beau dîner M.
et Mme Verdurin.» Hélas! Albertine était plusieurs personnes. La plus
mystérieuse, la plus simple, la plus atroce se montra dans la réponse
qu'elle me fit d'un air de dégoût et dont à dire vrai je ne
distinguai pas bien les mots (même les mots du commencement puisqu'elle
ne termina pas). Je ne les rétablis qu'un peu plus tard quand j'eus
deviné sa pensée. On entend rétrospectivement quand on a compris.
«Grand merci! dépenser un sou pour ces vieux-là, j'aime bien mieux
que vous me laissiez une fois libre pour que j'aille me faire
casser...» Aussitôt dit sa figure s'empourpra, elle eut l'air navré,
elle mit sa main devant sa bouche comme si elle avait pu faire rentrer
les mots qu'elle venait de dire et que je n'avais pas du tout compris.
«Qu'est-ce que vous dites Albertine?» «Non rien, je m'endormais à
moitié.» «Mais pas du tout, vous êtes très réveillée.» «Je
pensais au dîner Verdurin, c'est très gentil de votre part». «Mais
non, je parle de ce que vous avez dit». Elle me donna mille versions
qui ne cadraient nullement, je ne dis même pas avec ses paroles qui,
interrompues, restaient vagues, mais avec cette interruption même et la
rougeur subite qui l'avait accompagnée. «Voyons, mon chéri, ce n'est
pas cela que vous voulez dire, sans quoi pourquoi vous seriez-vous
arrêtée.» «Parce que je trouvais ma demande indiscrète.» «Quelle
demande?» «De donner un dîner.» «Mais non, ce n'est pas cela, il
n'y a pas de discrétion à faire entre nous.» «Mais si, au contraire,
il ne faut pas abuser des gens qu'on aime. En tous cas je vous jure que
c'est cela.» D'une part il m'était toujours impossible de douter d'un
serment d'elle, d'autre part ses explications ne satisfaisaient pas ma
raison. Je ne cessai pas d'insister. «Enfin, au moins ayez le courage
de finir votre phrase, vous en êtes restée à casser.» «Oh! non,
laissez-moi!» «Mais pourquoi?» «Parce que c'est affreusement
vulgaire, j'aurais trop de honte de dire ça devant vous. Je ne sais pas
à quoi je pensais, ces mots dont je ne sais même pas le sens et que
j'avais entendus un jour dans la rue dits par des gens très orduriers,
me sont venus à la bouche, sans rime ni raison. Ça ne se rapporte ni
à moi ni à personne, je rêvais tout haut.» Je sentis que je ne
tirerais rien de plus d'Albertine. Elle m'avait menti quand elle m'avait
juré tout à l'heure que ce qui l'avait arrêtée c'était une crainte
mondaine d'indiscrétion, devenue maintenant la honte de tenir devant
moi un propos trop vulgaire. Or c'était certainement un second
mensonge. Car, quand nous étions ensemble avec Albertine, il n'y avait
pas de propos si pervers, de mots si grossiers que nous ne les
prononcions tout en nous caressant. En tout cas il était inutile
d'insister en ce moment. Mais ma mémoire restait obsédée par ce mot
«casser». Albertine disait souvent «casser du bois», «casser du
sucre sur quelqu'un», ou tout court: «ah! ce que je lui en ai
cassé!» pour dire «ce que je l'ai injurié!» Mais elle disait cela
couramment devant moi et si c'est cela qu'elle avait voulu dire,
pourquoi s'était-elle tue brusquement, pourquoi avait-elle rougi si
fort, mis ses mains sur sa bouche, refait tout autrement sa phrase et,
quand elle avait vu que j'avais bien entendu «casser», donné une
fausse explication. Mais du moment que je renonçais à poursuivre un
interrogatoire où je ne recevais pas de réponse, le mieux était
d'avoir l'air de n'y plus penser, et revenant par la pensée aux
reproches qu'Albertine m'avait faits d'être allé chez la Patronne, je
lui dis fort gauchement, ce qui était comme une espèce d'excuse
stupide: «J'avais justement voulu vous demander de venir ce soir à la
soirée des Verdurin»,--phrase doublement maladroite, car si je le
voulais, l'ayant vue tout le temps, pourquoi ne le lui aurais-je pas
proposé? Furieuse de mon mensonge et enhardie par ma timidité: «Vous
me l'auriez demandé pendant mille ans, me dit-elle, que je n'aurais pas
consenti. Ce sont des gens qui ont toujours été contre moi, ils ont
tout fait pour me contrarier. Il n'y a pas de gentillesse que je n'aie
eues pour Mme Verdurin à Balbec, j'en ai été joliment récompensée.
Elle me ferait demander à son lit de mort que je n'irais pas. Il y a
des choses qui ne se pardonnent pas. Quant à vous, c'est la première
indélicatesse que vous me faites. Quand Françoise m'a dit que vous
étiez sorti (elle était contente, allez, de me le dire), j'aurais
mieux aimé qu'on me fende la tête par le milieu. J'ai tâché qu'on ne
remarque rien, mais de ma vie je n'ai jamais ressenti un affront
pareil.» Pendant qu'elle me parlait se poursuivait en moi, dans le
sommeil fort vivant et créateur de l'inconscient (sommeil où achèvent
de se graver les choses qui nous effleurèrent seulement, où les mains
endormies se saisissent de la clef qui ouvre, vainement cherchée jusque
là), la recherche de ce qu'elle avait voulu dire par la phrase
interrompue dont j'aurais voulu savoir quelle eût été la fin. Et tout
d'un coup deux mots atroces, auxquels je n'avais nullement songé,
tombèrent sur moi: «le pot». Je ne peux pas dire qu'ils vinrent d'un
seul coup, comme quand, dans une longue soumission passive à un
souvenir incomplet, tout en tâchant doucement, prudemment, de
l'étendre, on reste plié, collé à lui. Non, contrairement à ma
manière habituelle de me souvenir, il y eut je crois deux voies
parallèles de recherche; l'une tenait compte non pas seulement de la
phrase d'Albertine, mais de son regard excédé quand je lui avais
proposé un don d'argent pour donner un beau dîner, un regard qui
semblait dire: «Merci, dépenser de l'argent pour des choses qui
m'embêtent, quand sans argent je pourrais en faire qui m'amusent!» Et
c'est peut-être le souvenir de ce regard qu'elle avait eu, qui me fit
changer de méthode pour trouver la fin de ce qu'elle avait voulu dire.
Jusque-là je m'étais hypnotisé sur le dernier mot: «casser», elle
avait voulu dire casser quoi? Casser du bois? Non. Du sucre? Non.
Casser, casser, casser. Et tout à coup le regard qu'elle avait eu au
moment de ma proposition qu'elle donnât un dîner, me fit rétrograder
dans les mots de sa phrase. Et aussitôt je vis qu'elle n'avait pas dit
«casser», mais «me faire casser». Horreur! c'était cela qu'elle
aurait préféré. Double horreur! car même la dernière des grues, et
qui consent à cela, ou le désire, n'emploie pas avec l'homme qui s'y
prête cette affreuse expression. Elle se sentirait par trop avilie.
Avec une femme seulement, si elle les aime, elle dit cela pour s'excuser
de se donner tout à l'heure à un homme. Albertine n'avait pas menti
quand elle m'avait dit qu'elle rêvait à moitié. Distraite, impulsive,
ne songeant pas qu'elle était avec moi, elle avait eu le haussement
d'épaules, elle avait commencé de parler comme elle eût fait avec une
de ces femmes, avec peut-être une de mes jeunes filles en fleurs. Et
brusquement rappelée à la réalité, rouge de honte, renfonçant ce
qu'elle allait dire dans sa bouche, désespérée, elle n'avait plus
voulu prononcer un seul mot. Je n'avais pas une seconde à perdre si je
ne voulais pas qu'elle s'aperçût du désespoir où j'étais. Mais
déjà, après le sursaut de la rage, es larmes me venaient aux yeux.
Comme à Balbec, la nuit qui avait suivi sa révélation de son amitié
avec les Vinteuil, il me fallait inventer immédiatement pour mon
chagrin une cause plausible, en même temps capable de produire un effet
si profond sur Albertine que cela me donnât un répit de quelques jours
avant de prendre une décision. Aussi, au moment où elle me disait
qu'elle n'avait jamais éprouvé un affront pareil à celui que je lui
avais infligé en sortant, qu'elle aurait mieux aimé mourir que
s'entendre dire cela par Françoise, et comme, agacé de sa risible
susceptibilité, j'allais lui dire que ce que j'avais fait était bien
insignifiant, que cela n'avait rien de froissant pour elle que je fusse
sorti,--comme pendant ce temps-là, parallèlement, ma recherche
inconsciente de ce qu'elle avait voulu dire après le mot «casser»
avait abouti, et que le désespoir où ma découverte me jetait n'était
pas possible à cacher complètement, au lieu de me défendre, je
m'accusai. «Ma petite Albertine, lui dis-je d'un ton doux que gagnaient
mes premières larmes, je pourrais vous dire que vous avez tort, que ce
que j'ai fait n'est rien, mais je mentirais; c'est vous qui avez raison,
vous avez compris la vérité, mon pauvre petit, c'est qu'il y a six
mois, c'est qu'il y a trois mois, quand j'avais encore tant d'amitié
pour vous, jamais je n'eusse fait cela. C'est un rien et c'est énorme
à cause de l'immense changement dans mon cœur dont cela est le signe.
Et puisque vous avez deviné ce changement que j'espérais vous cacher,
cela m'amène à vous dire ceci: Ma petite Albertine (et je le dis avec
une douceur et une tristesse profondes) voyez-vous, la vie que vous
menez ici est ennuyeuse pour vous, il vaut mieux nous quitter, et comme
les séparations les meilleures sont celles qui s'effectuent le plus
rapidement, je vous demande pour abréger le grand chagrin que je vais
avoir, de me dire adieu ce soir et de partir demain matin sans que je
vous aie revue, pendant que je dormirai.» Elle parut stupéfaite,
encore incrédule et déjà désolée: «Comment demain? Vous le
voulez?» Et malgré la souffrance que j'éprouvais à parler de notre
séparation comme déjà entrée dans le passé--peut-être en partie à
cause de cette souffrance même--je me mis à adresser à Albertine les
conseils les plus précis pour certaines choses qu'elle aurait à faire
après son départ de la maison. Et de recommandations en
recommandations, j'en arrivai bientôt à entrer dans de minutieux
détails. «Ayez la gentillesse, dis-je avec une infinie tristesse, de
me renvoyer le livre de Bergotte qui est chez votre tante. Cela n'a rien
de pressé, dans trois jours, dans huit jours, quand vous voudrez, mais
pensez-y pour que je n'aie pas à vous le faire demander, cela me ferait
trop de mal. Nous avons été heureux, nous sentons maintenant que nous
serions malheureux.» «Ne dites pas que nous sentons que nous serions
malheureux, me dit Albertine en m'interrompant, ne dites pas nous, c'est
vous seul qui trouvez cela.» «Oui, enfin, vous ou moi, comme vous
voudrez, pour une raison ou l'autre. Mais il est une heure folle, il
faut vous coucher--nous avons décidé de nous quitter ce soir.»
«Pardon, _vous_ avez décidé et je vous obéis parce que je ne veux
pas vous faire de la peine.» «Soit, c'est moi qui ai décidé, mais ce
n'en est pas moins douloureux pour moi. Je ne dis pas que ce sera
douloureux longtemps, vous savez que je n'ai pas la faculté de me
souvenir longtemps, mais les premiers jours je m'ennuierai tant après
vous! Aussi je trouve inutile de raviver par des lettres, il faut finir
tout d'un coup.» «Oui vous avez raison, me dit-elle d'un air navré,
auquel ajoutaient encore ses traits fléchis par la fatigue de l'heure
tardive, plutôt que de se faire couper un doigt puis un autre, j'aime
mieux donner la tête tout de suite.» «Mon Dieu, je suis épouvanté
en pensant à l'heure à laquelle je vous fais coucher, c'est de la
folie. Enfin pour le dernier soir! Vous aurez le temps de dormir tout le
reste de la vie.» Et ainsi en lui disant qu'il fallait nous dire
bonsoir, je cherchais à retarder le moment où elle me l'eût dit.
«Voulez-vous, pour vous distraire les premiers jours, que je dise à
Bloch de vous envoyer sa cousine Esther à l'endroit où vous serez, il
fera cela pour moi.» «Je ne sais pas pourquoi vous dites cela (je le
disais pour tâcher d'arracher un aveu à Albertine); je ne tiens qu'à
une seule personne, c'est à vous», me dit Albertine, dont les paroles
me remplirent de douceur. Mais aussitôt quel mal elle me fit: «Je me
rappelle très bien que j'ai donné ma photographie à Esther parce
qu'elle insistait beaucoup et que je voyais que cela lui ferait plaisir,
mais quant à avoir eu de l'amitié pour elle ou à avoir envie de la
voir jamais...» Et pourtant Albertine était de caractère si léger
qu'elle ajouta: «Si elle veut me voir, moi ça m'est égal, elle est
très gentille, mais je n'y tiens aucunement.» Ainsi quand je lui avais
parlé de la photographie d'Esther que m'avait envoyée Bloch (et que je
n'avais même pas encore reçue quand j'en avais parlé à Albertine)
mon amie avait compris que Bloch m'avait montré une photographie
d'elle, donnée par elle à Esther. Dans mes pires suppositions, je ne
m'étais jamais figuré qu'une pareille intimité avait pu exister entre
Albertine et Esther. Albertine n'avait rien trouvé à me répondre
quand j'avais parlé de la photographie. Et maintenant me croyant bien
à tort au courant elle trouvait plus habile d'avouer. J'étais
accablé. «Et puis Albertine, je vous demande en grâce une chose,
c'est de ne jamais chercher à me revoir. Si jamais, ce qui peut arriver
dans un an, dans deux ans, dans trois ans, nous nous trouvions dans la
même ville, évitez-moi.» Et voyant qu'elle ne répondait pas
affirmativement à ma prière: «Mon Albertine, ne me revoyez jamais en
cette vie. Cela me ferait trop de peine. Car j'avais vraiment de
l'amitié pour vous, vous savez. Je sais bien que quand je vous ai
raconté l'autre jour que je voulais revoir l'amie dont nous avions
parlé à Balbec, vous avez cru que c'était arrangé. Mais non, je vous
assure que cela m'était bien égal. Vous êtes persuadée que j'avais
résolu depuis longtemps de vous quitter, que ma tendresse était une
comédie.» «Mais non, vous êtes fou, je ne l'ai pas cru, dit-elle
tristement.» «Vous avez raison, il ne faut pas le croire, je vous
aimais vraiment, pas d'amour peut-être, mais de grande, de très grande
amitié, plus que vous ne pouvez croire.» «Mais si, je le crois. Et si
vous vous figurez que moi je ne vous aime pas!» «Cela me fait une
grande peine de vous quitter.» «Et moi mille fois plus grande», me
répondit Albertine. Et déjà depuis un moment je sentais que je ne
pouvais plus retenir les larmes qui montaient à mes yeux. Et ces larmes
ne venaient pas du tout du même genre de tristesse que j'éprouvais
jadis quand je disais à Gilberte: «Il vaut mieux que nous ne nous
voyions plus, la vie nous sépare.» Sans doute quand j'écrivais cela
à Gilberte, je me disais que quand j'aimerais non plus elle, mais une
autre, l'excès de mon amour diminuerait celui que j'aurais peut-être
pu inspirer, comme s'il y avait fatalement entre deux êtres une
certaine quantité d'amour disponible, où le trop-pris par l'un est
retiré à l'autre, et que, de l'autre aussi, comme de Gilberte, je
serais condamné à me séparer. Mais la situation était toute
différente pour bien des raisons, dont la première, qui avait à son
tour produit les autres, était que ce défaut de volonté que ma
grand'mère et ma mère avaient redouté pour moi, à Combray, et devant
laquelle l'une et l'autre, tant un malade a d'énergie pour imposer sa
faiblesse, avaient successivement capitulé, ce défaut de volonté
avait été en s'aggravant d'une façon de plus en plus rapide. Quand j'avais
senti que ma présence fatiguait Gilberte, j'avais encore assez de
forces pour renoncer à elle; je n'en avais plus, quand j'avais fait la
même constatation pour Albertine et je ne songeais qu'à la retenir à
tout prix. De sorte que, si j'écrivais à Gilberte que je ne la verrais
plus, et dans l'intention de ne plus la voir en effet, je ne le disais
à Albertine que par pur mensonge et pour amener une réconciliation.
Ainsi nous présentions-nous l'un à l'autre une apparence qui était
bien différente de la réalité. Et sans doute il en est toujours ainsi
quand deux êtres sont face à face, puisque chacun d'eux ignore une
partie de ce qui est dans l'autre (même ce qu'il sait, il ne peut en
partie le comprendre) et que tous deux manifestent ce qui leur est le
moins personnel, soit qu'ils n'aient pas démêlé eux-mêmes et jugent
négligeable ce qui l'est le plus, soit que des avantages insignifiants
et qui ne tiennent pas à eux leur semblent plus importants et plus
flatteurs. Mais dans l'amour ce malentendu est porté au degré suprême
parce que, sauf peut-être quand on est enfant, on tâche que
l'apparence qu'on prend, plutôt que de refléter exactement notre
pensée, soit ce que cette pensée juge le plus propre à nous faire
obtenir ce que nous désirons, et qui pour moi, depuis que j'étais
rentré, était de pouvoir garder Albertine aussi docile que par le
passé, qu'elle ne me demandât pas dans son irritation une liberté
plus grande, que je souhaitais lui donner un jour, mais qui en ce moment
où j'avais peur de ses velléités d'indépendance, m'eût rendu trop
jaloux. À partir d'un certain âge, par amour-propre et par sagacité,
ce sont les choses qu'on désire le plus auxquelles on a l'air de ne pas
tenir. Mais en amour, la simple sagacité--qui d'ailleurs n'est
probablement pas la vraie sagesse--nous force assez vite à ce génie de
duplicité. Tout ce que j'avais, enfant, rêvé de plus doux dans
l'amour et qui me semblait de son essence même, c'était, devant celle
que j'aimais, d'épancher librement ma tendresse, ma reconnaissance pour
sa bonté, mon désir d'une perpétuelle vie commune. Mais je m'étais
trop bien rendu compte par ma propre expérience et d'après celle de
mes amis, que l'expression de tels sentiments est loin d'être
contagieuse. Une fois qu'on a remarqué cela, on ne se «laisse plus
aller»; je m'étais gardé dans l'après-midi de dire à Albertine
toute la reconnaissance que je lui avais de ne pas être restée au
Trocadéro. Et ce soir, ayant eu peur qu'elle me quittât, j'avais feint
de désirer la quitter, feinte qui ne m'était pas seulement dictée
d'ailleurs, par les enseignements que j'avais cru recueillir de mes
amours précédentes et dont j'essayais de faire profiter celui-ci.
Cette crainte qu'Albertine allât peut-être me dire: «Je veux
certaines heures où je sorte seule, je veux pouvoir m'absenter
vingt-quatre heures», enfin je ne sais quelle demande de la sorte, que
je ne cherchais pas à définir, mais qui m'épouvantait, cette crainte
m'avait un instant effleuré avant et pendant la soirée Verdurin. Mais
elle s'était dissipée, contredite d'ailleurs par le souvenir de tout
ce qu'Albertine me disait sans cesse de son bonheur à la maison.
L'intention de me quitter, si elle existait chez Albertine, ne se
manifestait que d'une façon obscure, par certains regards tristes,
certaines impatiences, des phrases qui ne voulaient nullement dire cela,
mais qui, si on raisonnait (et on n'avait même pas besoin de raisonner
car on devine immédiatement ce langage de la passion, les gens du
peuple eux-mêmes comprennent ces phrases qui ne peuvent s'expliquer que
par la vanité, la rancune, la jalousie, d'ailleurs inexprimées, mais
que dépiste aussitôt chez l'interlocuteur une faculté intuitive qui,
comme ce «bon sens» dont parle Descartes, est la chose du monde la
plus répandue) révélaient la présence en elle d'un sentiment qu'elle
cachait et qui pouvait la conduire à faire des plans pour une autre vie
sans moi. De même que cette intention ne s'exprimait pas dans ses
paroles d'une façon logique, de même le pressentiment de cette
intention, que j'avais depuis ce soir, restait en moi tout aussi vague.
Je continuais à vivre sur l'hypothèse qui admettait pour vrai tout ce
que me disait Albertine. Mais il se peut qu'en moi, pendant ce temps
là, une hypothèse toute contraire, et à laquelle je ne voulais pas
penser, ne me quittât pas; cela est d'autant plus probable, que, sans
cela, je n'eusse nullement été gêné de dire à Albertine que
j'étais allé chez les Verdurin, et que, sans cela, le peu
d'étonnement que me causa sa colère n'eût pas été compréhensible.
De sorte que ce qui vivait probablement en moi, c'était l'idée d'une
Albertine entièrement contraire à celle que ma raison s'en faisait, à
celle aussi que ses paroles à elle dépeignaient, une Albertine
pourtant pas absolument inventée, puisqu'elle était comme un miroir
antérieur de certains mouvements qui se produisirent chez elle, comme
sa mauvaise humeur que je fusse allé chez les Verdurin. D'ailleurs
depuis longtemps mes angoisses fréquentes, ma peur de dire à Albertine
que je l'aimais, tout cela correspondait à une autre hypothèse qui
expliquait bien plus de choses et avait aussi cela pour elle, que, si on
adoptait la première, la deuxième devenait plus probable, car en me
laissant aller à des effusions de tendresse avec Albertine, je
n'obtenais d'elle qu'une irritation (à laquelle d'ailleurs elle
assignait une autre cause).
En analysant d'après cela, d'après le système invariable de ripostes
dépeignant exactement le contraire de ce que j'éprouvais, je peux
être assuré que si, ce soir-là, je lui dis que j'allais la quitter,
c'était--même avant que je m'en fusse rendu compte--parce que j'avais
peur qu'elle voulût une liberté (je n'aurais pas trop su dire quelle
était cette liberté qui me faisait trembler, mais enfin une liberté
telle qu'elle eût pu me tromper, ou du moins que je n'aurais plus pu
être certain qu'elle ne me trompât pas) et que je voulais lui montrer
par orgueil, par habileté, que j'étais bien loin de craindre cela,
comme déjà, à Balbec, quand je voulais qu'elle eût une haute idée
de moi et, plus tard, quand je voulais qu'elle n'eût pas le temps de
s'ennuyer avec moi. Enfin, pour l'objection qu'on pourrait opposer à
cette deuxième hypothèse,--l'informulée,--que tout ce qu'Albertine me
disait toujours signifiait au contraire que sa vie préférée était la
vie chez moi, le repos, la lecture, la solitude, la haine des amours
saphiques, etc., il serait inutile de s'y arrêter. Car si de son côté
Albertine avait voulu juger de ce que j'éprouvais par ce que je lui
disais, elle aurait appris exactement le contraire de la vérité,
puisque je ne manifestais jamais le désir de la quitter que quand je ne
pouvais pas me passer d'elle, et qu'à Balbec je lui avais avoué aimer
surtout pas paraître étonné. Je souris de l'air de quelqu'un qui en
sait plus long qu'il ne le dit: «Mais ceci est une chose entre mille.
Ainsi tenez, vous saviez que Mlle Vinteuil devait venir chez Mme
Verdurin, cet après-midi quand vous êtes allée au Trocadéro.» Elle
rougit: «Oui, je le savais.» «Pouvez-vous me jurer que ce n'était
pas pour ravoir des relations avec elle que vous vouliez aller chez les
Verdurin.» «Mais bien sûr que je peux vous le jurer. Pourquoi ravoir,
je n'en ai jamais eu, je vous le jure.» J'étais navré d'entendre
Albertine me mentir ainsi, me nier l'évidence que sa rougeur m'avait
trop avouée. Sa fausseté me navrait. Et pourtant, comme elle contenait
une protestation d'innocence que, sans m'en rendre compte, j'étais
prêt à croire, elle me fit moins de mal que sa sincérité quand lui
ayant demandé: «Pouvez-vous du moins me jurer que le plaisir de revoir
Mlle Vinteuil n'entrait pour rien dans votre désir d'aller à cette
matinée des Verdurin?» elle me répondit: «Non, cela je ne peux pas
le jurer. Cela me faisait un grand plaisir de revoir Mlle Vinteuil.»
Une seconde avant, je lui en voulais de dissimuler ses relations avec
Mlle Vinteuil, et maintenant l'aveu du plaisir qu'elle aurait eu à la
voir me cassait bras et jambes. D'ailleurs sa façon mystérieuse de
vouloir aller chez les Verdurin eût dû m'être une preuve suffisante.
Mais je n'y avais plus assez pensé. Quoique me disant maintenant la
vérité, pourquoi n'avouait-t-elle qu'à moitié, c'était encore plus
bête que méchant et que triste. J'étais tellement écrasé que je
n'eus pas le courage d'insister là-dessus où je n'avais pas le beau
rôle, n'ayant pas de document révélateur à produire, et pour
ressaisir mon ascendant je me hâtai de passer à un sujet qui allait me
permettre de mettre en déroute Albertine: «Tenez, pas plus tard que ce
soir chez les Verdurin, j'ai appris que ce que vous m'aviez dit sur Mlle
Vinteuil...» Albertine me regardait fixement d'un air tourmenté,
tâchant de lire dans mes yeux ce que je savais. Or ce que je savais et
que j'allais lui dire sur ce qu'était Mlle Vinteuil, il est vrai que ce
n'était pas chez les Verdurin que je l'avais appris, mais à
Montjouvain autrefois. Seulement comme je n'en avais, exprès, jamais
parlé à Albertine, je pouvais avoir l'air de le savoir de ce soir
seulement. Et j'eus presque de la joie--après en avoir eu dans le petit
tram tant de souffrance--de posséder ce souvenir de Montjouvain, que je
postdaterais, mais qui n'en serait pas moins la preuve accablante, un
coup de massue pour Albertine. Cette fois-ci au moins, je n'avais pas
besoin d'«avoir l'air de savoir» et de «faire parler» Albertine: je
savais, j'avais vu par la fenêtre éclairée de Montjouvain. Albertine
avait eu beau me dire que ses relations avec Mlle Vinteuil et son amie
avaient été très pures, comment pourrait-elle quand je lui jurerais
(et lui jurerais sans mentir) que je connaissais les mœurs de ces deux
femmes, comment pourrait-elle soutenir qu'ayant vécu dans une intimité
quotidienne avec les, les appelant «mes grandes sœurs», elle n'avait
pas été de leur part l'objet de propositions qui l'auraient fait
rompre avec elles, si au contraire elle ne les avait acceptées. Mais je
n'eus pas le temps de dire ce que je savais. Albertine croyant, comme
pour le faux voyage à Balbec, que j'avais appris la vérité, soit par
Mlle Vinteuil, si elle avait été chez les Verdurin, soit par Mme
Verdurin tout simplement qui avait pu parler d'elle à Mlle Vinteuil, ne
me laissa pas prendre la parole et me fit un aveu, exactement contraire
de celui que j'avais cru, mais qui, en me démontrant qu'elle n'avait
jamais cessé de me mentir, me fit peut-être autant de peine (surtout
parce que je n'étais plus, comme j'ai dit tout à l'heure, jaloux de
Mlle Vinteuil); donc, prenant les devants, Albertine parla ainsi: «Vous
voulez dire que vous avez appris ce soir que je vous ai menti quand j'ai
prétendu avoir été à moitié élevée par l'amie de Mlle Vinteuil.
C'est vrai que je vous ai un peu menti. Mais je me sentais si
dédaignée par vous, je vous voyais aussi si enflammé pour la musique
de ce Vinteuil que comme une de mes camarades--ça c'est vrai, je vous
le jure--avait été amie de l'amie de Mlle Vinteuil, j'ai cru
bêtement me rendre intéressante à vos yeux en inventant que j'avais
beaucoup connu ces jeunes filles. Je sentais que je vous ennuyais, que
vous me trouviez bécasse, j'ai pensé qu'en vous disant que ces
gens-là m'avaient fréquentée, que je pourrais très bien vous donner
des détails sur les œuvres de Vinteuil, je prendrais un petit peu de
prestige à vos yeux, que cela nous rapprocherait. Quand je vous mens,
c'est toujours par amitié pour vous. Et il a fallu cette fatale soirée
Verdurin pour que vous appreniez la vérité, qu'on a peut-être
exagérée du reste. Je parie que l'amie de Mlle Vinteuil vous aura dit
qu'elle ne me connaissait pas. Elle m'a vu au moins deux fois chez ma
camarade. Mais naturellement, je ne suis pas assez chic pour des gens
qui sont devenus si célèbres. Ils préfèrent dire qu'ils ne m'ont
jamais vue.» Pauvre Albertine, quand elle avait cru que de me dire
qu'elle avait été si liée avec l'amie de Mlle Vinteuil, retarderais
on «plaquage», la rapprocherait de moi, elle avait, comme il arrive si
souvent, atteint la vérité par un autre chemin que celui qu'elle avait
voulu prendre. Se montrer plus renseignée sur la musique que je ne
l'aurais cru ne m'aurait nullement empêché de rompre avec elle ce
soir-là, dans le petit tram; et pourtant c'était bien cette phrase,
qu'elle avait dite dans ce but, qui avait immédiatement amené bien
plus que l'impossibilité de rompre. Seulement elle faisait une erreur
d'interprétation, non sur l'effet que devait avoir cette phrase, mais
sur la cause en vertu de laquelle elle devait produire cet effet, cause
qui était non pas d'apprendre sa culture musicale, mais ses mauvaises
relations. Ce qui m'avait brusquement rapproché d'elle, bien plus fondu
en elle, ce n'était pas l'attente d'un plaisir--et un plaisir est
encore trop dire, un léger agrément--c'était l'étreinte d'une
douleur.
Cette fois-ci encore, je n'avais pas le temps de garder un trop long
silence qui eût pu lui laisser supposer de l'étonnement. Aussi,
touché qu'elle fût si modeste et se crût dédaignée dans le milieu
Verdurin, je lui dis tendrement: «Mais ma chérie, je vous donnerais
bien volontiers quelques centaines de francs pour que vous alliez faire
où vous voudrez la dame chic et que vous invitiez à un beau dîner M.
et Mme Verdurin.» Hélas! Albertine était plusieurs personnes. La plus
mystérieuse, la plus simple, la plus atroce se montra dans la réponse
qu'elle me fit d'un air de dégoût et dont à dire vrai je ne
distinguai pas bien les mots (même les mots du commencement puisqu'elle
ne termina pas). Je ne les rétablis qu'un peu plus tard quand j'eus
deviné sa pensée. On entend rétrospectivement quand on a compris.
«Grand merci! dépenser un sou pour ces vieux-là, j'aime bien mieux
que vous me laissiez une fois libre pour que j'aille me faire
casser...» Aussitôt dit sa figure s'empourpra, elle eut l'air navré,
elle mit sa main devant sa bouche comme si elle avait pu faire rentrer
les mots qu'elle venait de dire et que je n'avais pas du tout compris.
«Qu'est-ce que vous dites Albertine?» «Non rien, je m'endormais à
moitié.» «Mais pas du tout, vous êtes très réveillée.» «Je
pensais au dîner Verdurin, c'est très gentil de votre part». «Mais
non, je parle de ce que vous avez dit». Elle me donna mille versions
qui ne cadraient nullement, je ne dis même pas avec ses paroles qui,
interrompues, restaient vagues, mais avec cette interruption même et la
rougeur subite qui l'avait accompagnée. «Voyons, mon chéri, ce n'est
pas cela que vous voulez dire, sans quoi pourquoi vous seriez-vous
arrêtée.» «Parce que je trouvais ma demande indiscrète.» «Quelle
demande?» «De donner un dîner.» «Mais non, ce n'est pas cela, il
n'y a pas de discrétion à faire entre nous.» «Mais si, au contraire,
il ne faut pas abuser des gens qu'on aime. En tous cas je vous jure que
c'est cela.» D'une part il m'était toujours impossible de douter d'un
serment d'elle, d'autre part ses explications ne satisfaisaient pas ma
raison. Je ne cessai pas d'insister. «Enfin, au moins ayez le courage
de finir votre phrase, vous en êtes restée à casser.» «Oh! non,
laissez-moi!» «Mais pourquoi?» «Parce que c'est affreusement
vulgaire, j'aurais trop de honte de dire ça devant vous. Je ne sais pas
à quoi je pensais, ces mots dont je ne sais même pas le sens et que
j'avais entendus un jour dans la rue dits par des gens très orduriers,
me sont venus à la bouche, sans rime ni raison. Ça ne se rapporte ni
à moi ni à personne, je rêvais tout haut.» Je sentis que je ne
tirerais rien de plus d'Albertine. Elle m'avait menti quand elle m'avait
juré tout à l'heure que ce qui l'avait arrêtée c'était une crainte
mondaine d'indiscrétion, devenue maintenant la honte de tenir devant
moi un propos trop vulgaire. Or c'était certainement un second
mensonge. Car, quand nous étions ensemble avec Albertine, il n'y avait
pas de propos si pervers, de mots si grossiers que nous ne les
prononcions tout en nous caressant. En tout cas il était inutile
d'insister en ce moment. Mais ma mémoire restait obsédée par ce mot
«casser». Albertine disait souvent «casser du bois», «casser du
sucre sur quelqu'un», ou tout court: «ah! ce que je lui en ai
cassé!» pour dire «ce que je l'ai injurié!» Mais elle disait cela
couramment devant moi et si c'est cela qu'elle avait voulu dire,
pourquoi s'était-elle tue brusquement, pourquoi avait-elle rougi si
fort, mis ses mains sur sa bouche, refait tout autrement sa phrase et,
quand elle avait vu que j'avais bien entendu «casser», donné une
fausse explication. Mais du moment que je renonçais à poursuivre un
interrogatoire où je ne recevais pas de réponse, le mieux était
d'avoir l'air de n'y plus penser, et revenant par la pensée aux
reproches qu'Albertine m'avait faits d'être allé chez la Patronne, je
lui dis fort gauchement, ce qui était comme une espèce d'excuse
stupide: «J'avais justement voulu vous demander de venir ce soir à la
soirée des Verdurin»,--phrase doublement maladroite, car si je le
voulais, l'ayant vue tout le temps, pourquoi ne le lui aurais-je pas
proposé? Furieuse de mon mensonge et enhardie par ma timidité: «Vous
me l'auriez demandé pendant mille ans, me dit-elle, que je n'aurais pas
consenti. Ce sont des gens qui ont toujours été contre moi, ils ont
tout fait pour me contrarier. Il n'y a pas de gentillesse que je n'aie
eues pour Mme Verdurin à Balbec, j'en ai été joliment récompensée.
Elle me ferait demander à son lit de mort que je n'irais pas. Il y a
des choses qui ne se pardonnent pas. Quant à vous, c'est la première
indélicatesse que vous me faites. Quand Françoise m'a dit que vous
étiez sorti (elle était contente, allez, de me le dire), j'aurais
mieux aimé qu'on me fende la tête par le milieu. J'ai tâché qu'on ne
remarque rien, mais de ma vie je n'ai jamais ressenti un affront
pareil.» Pendant qu'elle me parlait se poursuivait en moi, dans le
sommeil fort vivant et créateur de l'inconscient (sommeil où achèvent
de se graver les choses qui nous effleurèrent seulement, où les mains
endormies se saisissent de la clef qui ouvre, vainement cherchée jusque
là), la recherche de ce qu'elle avait voulu dire par la phrase
interrompue dont j'aurais voulu savoir quelle eût été la fin. Et tout
d'un coup deux mots atroces, auxquels je n'avais nullement songé,
tombèrent sur moi: «le pot». Je ne peux pas dire qu'ils vinrent d'un
seul coup, comme quand, dans une longue soumission passive à un
souvenir incomplet, tout en tâchant doucement, prudemment, de
l'étendre, on reste plié, collé à lui. Non, contrairement à ma
manière habituelle de me souvenir, il y eut je crois deux voies
parallèles de recherche; l'une tenait compte non pas seulement de la
phrase d'Albertine, mais de son regard excédé quand je lui avais
proposé un don d'argent pour donner un beau dîner, un regard qui
semblait dire: «Merci, dépenser de l'argent pour des choses qui
m'embêtent, quand sans argent je pourrais en faire qui m'amusent!» Et
c'est peut-être le souvenir de ce regard qu'elle avait eu, qui me fit
changer de méthode pour trouver la fin de ce qu'elle avait voulu dire.
Jusque-là je m'étais hypnotisé sur le dernier mot: «casser», elle
avait voulu dire casser quoi? Casser du bois? Non. Du sucre? Non.
Casser, casser, casser. Et tout à coup le regard qu'elle avait eu au
moment de ma proposition qu'elle donnât un dîner, me fit rétrograder
dans les mots de sa phrase. Et aussitôt je vis qu'elle n'avait pas dit
«casser», mais «me faire casser». Horreur! c'était cela qu'elle
aurait préféré. Double horreur! car même la dernière des grues, et
qui consent à cela, ou le désire, n'emploie pas avec l'homme qui s'y
prête cette affreuse expression. Elle se sentirait par trop avilie.
Avec une femme seulement, si elle les aime, elle dit cela pour s'excuser
de se donner tout à l'heure à un homme. Albertine n'avait pas menti
quand elle m'avait dit qu'elle rêvait à moitié. Distraite, impulsive,
ne songeant pas qu'elle était avec moi, elle avait eu le haussement
d'épaules, elle avait commencé de parler comme elle eût fait avec une
de ces femmes, avec peut-être une de mes jeunes filles en fleurs. Et
brusquement rappelée à la réalité, rouge de honte, renfonçant ce
qu'elle allait dire dans sa bouche, désespérée, elle n'avait plus
voulu prononcer un seul mot. Je n'avais pas une seconde à perdre si je
ne voulais pas qu'elle s'aperçût du désespoir où j'étais. Mais
déjà, après le sursaut de la rage, es larmes me venaient aux yeux.
Comme à Balbec, la nuit qui avait suivi sa révélation de son amitié
avec les Vinteuil, il me fallait inventer immédiatement pour mon
chagrin une cause plausible, en même temps capable de produire un effet
si profond sur Albertine que cela me donnât un répit de quelques jours
avant de prendre une décision. Aussi, au moment où elle me disait
qu'elle n'avait jamais éprouvé un affront pareil à celui que je lui
avais infligé en sortant, qu'elle aurait mieux aimé mourir que
s'entendre dire cela par Françoise, et comme, agacé de sa risible
susceptibilité, j'allais lui dire que ce que j'avais fait était bien
insignifiant, que cela n'avait rien de froissant pour elle que je fusse
sorti,--comme pendant ce temps-là, parallèlement, ma recherche
inconsciente de ce qu'elle avait voulu dire après le mot «casser»
avait abouti, et que le désespoir où ma découverte me jetait n'était
pas possible à cacher complètement, au lieu de me défendre, je
m'accusai. «Ma petite Albertine, lui dis-je d'un ton doux que gagnaient
mes premières larmes, je pourrais vous dire que vous avez tort, que ce
que j'ai fait n'est rien, mais je mentirais; c'est vous qui avez raison,
vous avez compris la vérité, mon pauvre petit, c'est qu'il y a six
mois, c'est qu'il y a trois mois, quand j'avais encore tant d'amitié
pour vous, jamais je n'eusse fait cela. C'est un rien et c'est énorme
à cause de l'immense changement dans mon cœur dont cela est le signe.
Et puisque vous avez deviné ce changement que j'espérais vous cacher,
cela m'amène à vous dire ceci: Ma petite Albertine (et je le dis avec
une douceur et une tristesse profondes) voyez-vous, la vie que vous
menez ici est ennuyeuse pour vous, il vaut mieux nous quitter, et comme
les séparations les meilleures sont celles qui s'effectuent le plus
rapidement, je vous demande pour abréger le grand chagrin que je vais
avoir, de me dire adieu ce soir et de partir demain matin sans que je
vous aie revue, pendant que je dormirai.» Elle parut stupéfaite,
encore incrédule et déjà désolée: «Comment demain? Vous le
voulez?» Et malgré la souffrance que j'éprouvais à parler de notre
séparation comme déjà entrée dans le passé--peut-être en partie à
cause de cette souffrance même--je me mis à adresser à Albertine les
conseils les plus précis pour certaines choses qu'elle aurait à faire
après son départ de la maison. Et de recommandations en
recommandations, j'en arrivai bientôt à entrer dans de minutieux
détails. «Ayez la gentillesse, dis-je avec une infinie tristesse, de
me renvoyer le livre de Bergotte qui est chez votre tante. Cela n'a rien
de pressé, dans trois jours, dans huit jours, quand vous voudrez, mais
pensez-y pour que je n'aie pas à vous le faire demander, cela me ferait
trop de mal. Nous avons été heureux, nous sentons maintenant que nous
serions malheureux.» «Ne dites pas que nous sentons que nous serions
malheureux, me dit Albertine en m'interrompant, ne dites pas nous, c'est
vous seul qui trouvez cela.» «Oui, enfin, vous ou moi, comme vous
voudrez, pour une raison ou l'autre. Mais il est une heure folle, il
faut vous coucher--nous avons décidé de nous quitter ce soir.»
«Pardon, _vous_ avez décidé et je vous obéis parce que je ne veux
pas vous faire de la peine.» «Soit, c'est moi qui ai décidé, mais ce
n'en est pas moins douloureux pour moi. Je ne dis pas que ce sera
douloureux longtemps, vous savez que je n'ai pas la faculté de me
souvenir longtemps, mais les premiers jours je m'ennuierai tant après
vous! Aussi je trouve inutile de raviver par des lettres, il faut finir
tout d'un coup.» «Oui vous avez raison, me dit-elle d'un air navré,
auquel ajoutaient encore ses traits fléchis par la fatigue de l'heure
tardive, plutôt que de se faire couper un doigt puis un autre, j'aime
mieux donner la tête tout de suite.» «Mon Dieu, je suis épouvanté
en pensant à l'heure à laquelle je vous fais coucher, c'est de la
folie. Enfin pour le dernier soir! Vous aurez le temps de dormir tout le
reste de la vie.» Et ainsi en lui disant qu'il fallait nous dire
bonsoir, je cherchais à retarder le moment où elle me l'eût dit.
«Voulez-vous, pour vous distraire les premiers jours, que je dise à
Bloch de vous envoyer sa cousine Esther à l'endroit où vous serez, il
fera cela pour moi.» «Je ne sais pas pourquoi vous dites cela (je le
disais pour tâcher d'arracher un aveu à Albertine); je ne tiens qu'à
une seule personne, c'est à vous», me dit Albertine, dont les paroles
me remplirent de douceur. Mais aussitôt quel mal elle me fit: «Je me
rappelle très bien que j'ai donné ma photographie à Esther parce
qu'elle insistait beaucoup et que je voyais que cela lui ferait plaisir,
mais quant à avoir eu de l'amitié pour elle ou à avoir envie de la
voir jamais...» Et pourtant Albertine était de caractère si léger
qu'elle ajouta: «Si elle veut me voir, moi ça m'est égal, elle est
très gentille, mais je n'y tiens aucunement.» Ainsi quand je lui avais
parlé de la photographie d'Esther que m'avait envoyée Bloch (et que je
n'avais même pas encore reçue quand j'en avais parlé à Albertine)
mon amie avait compris que Bloch m'avait montré une photographie
d'elle, donnée par elle à Esther. Dans mes pires suppositions, je ne
m'étais jamais figuré qu'une pareille intimité avait pu exister entre
Albertine et Esther. Albertine n'avait rien trouvé à me répondre
quand j'avais parlé de la photographie. Et maintenant me croyant bien
à tort au courant elle trouvait plus habile d'avouer. J'étais
accablé. «Et puis Albertine, je vous demande en grâce une chose,
c'est de ne jamais chercher à me revoir. Si jamais, ce qui peut arriver
dans un an, dans deux ans, dans trois ans, nous nous trouvions dans la
même ville, évitez-moi.» Et voyant qu'elle ne répondait pas
affirmativement à ma prière: «Mon Albertine, ne me revoyez jamais en
cette vie. Cela me ferait trop de peine. Car j'avais vraiment de
l'amitié pour vous, vous savez. Je sais bien que quand je vous ai
raconté l'autre jour que je voulais revoir l'amie dont nous avions
parlé à Balbec, vous avez cru que c'était arrangé. Mais non, je vous
assure que cela m'était bien égal. Vous êtes persuadée que j'avais
résolu depuis longtemps de vous quitter, que ma tendresse était une
comédie.» «Mais non, vous êtes fou, je ne l'ai pas cru, dit-elle
tristement.» «Vous avez raison, il ne faut pas le croire, je vous
aimais vraiment, pas d'amour peut-être, mais de grande, de très grande
amitié, plus que vous ne pouvez croire.» «Mais si, je le crois. Et si
vous vous figurez que moi je ne vous aime pas!» «Cela me fait une
grande peine de vous quitter.» «Et moi mille fois plus grande», me
répondit Albertine. Et déjà depuis un moment je sentais que je ne
pouvais plus retenir les larmes qui montaient à mes yeux. Et ces larmes
ne venaient pas du tout du même genre de tristesse que j'éprouvais
jadis quand je disais à Gilberte: «Il vaut mieux que nous ne nous
voyions plus, la vie nous sépare.» Sans doute quand j'écrivais cela
à Gilberte, je me disais que quand j'aimerais non plus elle, mais une
autre, l'excès de mon amour diminuerait celui que j'aurais peut-être
pu inspirer, comme s'il y avait fatalement entre deux êtres une
certaine quantité d'amour disponible, où le trop-pris par l'un est
retiré à l'autre, et que, de l'autre aussi, comme de Gilberte, je
serais condamné à me séparer. Mais la situation était toute
différente pour bien des raisons, dont la première, qui avait à son
tour produit les autres, était que ce défaut de volonté que ma
grand'mère et ma mère avaient redouté pour moi, à Combray, et devant
laquelle l'une et l'autre, tant un malade a d'énergie pour imposer sa
faiblesse, avaient successivement capitulé, ce défaut de volonté
avait été en s'aggravant d'une façon de plus en plus rapide. Quand j'avais
senti que ma présence fatiguait Gilberte, j'avais encore assez de
forces pour renoncer à elle; je n'en avais plus, quand j'avais fait la
même constatation pour Albertine et je ne songeais qu'à la retenir à
tout prix. De sorte que, si j'écrivais à Gilberte que je ne la verrais
plus, et dans l'intention de ne plus la voir en effet, je ne le disais
à Albertine que par pur mensonge et pour amener une réconciliation.
Ainsi nous présentions-nous l'un à l'autre une apparence qui était
bien différente de la réalité. Et sans doute il en est toujours ainsi
quand deux êtres sont face à face, puisque chacun d'eux ignore une
partie de ce qui est dans l'autre (même ce qu'il sait, il ne peut en
partie le comprendre) et que tous deux manifestent ce qui leur est le
moins personnel, soit qu'ils n'aient pas démêlé eux-mêmes et jugent
négligeable ce qui l'est le plus, soit que des avantages insignifiants
et qui ne tiennent pas à eux leur semblent plus importants et plus
flatteurs. Mais dans l'amour ce malentendu est porté au degré suprême
parce que, sauf peut-être quand on est enfant, on tâche que
l'apparence qu'on prend, plutôt que de refléter exactement notre
pensée, soit ce que cette pensée juge le plus propre à nous faire
obtenir ce que nous désirons, et qui pour moi, depuis que j'étais
rentré, était de pouvoir garder Albertine aussi docile que par le
passé, qu'elle ne me demandât pas dans son irritation une liberté
plus grande, que je souhaitais lui donner un jour, mais qui en ce moment
où j'avais peur de ses velléités d'indépendance, m'eût rendu trop
jaloux. À partir d'un certain âge, par amour-propre et par sagacité,
ce sont les choses qu'on désire le plus auxquelles on a l'air de ne pas
tenir. Mais en amour, la simple sagacité--qui d'ailleurs n'est
probablement pas la vraie sagesse--nous force assez vite à ce génie de
duplicité. Tout ce que j'avais, enfant, rêvé de plus doux dans
l'amour et qui me semblait de son essence même, c'était, devant celle
que j'aimais, d'épancher librement ma tendresse, ma reconnaissance pour
sa bonté, mon désir d'une perpétuelle vie commune. Mais je m'étais
trop bien rendu compte par ma propre expérience et d'après celle de
mes amis, que l'expression de tels sentiments est loin d'être
contagieuse. Une fois qu'on a remarqué cela, on ne se «laisse plus
aller»; je m'étais gardé dans l'après-midi de dire à Albertine
toute la reconnaissance que je lui avais de ne pas être restée au
Trocadéro. Et ce soir, ayant eu peur qu'elle me quittât, j'avais feint
de désirer la quitter, feinte qui ne m'était pas seulement dictée
d'ailleurs, par les enseignements que j'avais cru recueillir de mes
amours précédentes et dont j'essayais de faire profiter celui-ci.
Cette crainte qu'Albertine allât peut-être me dire: «Je veux
certaines heures où je sorte seule, je veux pouvoir m'absenter
vingt-quatre heures», enfin je ne sais quelle demande de la sorte, que
je ne cherchais pas à définir, mais qui m'épouvantait, cette crainte
m'avait un instant effleuré avant et pendant la soirée Verdurin. Mais
elle s'était dissipée, contredite d'ailleurs par le souvenir de tout
ce qu'Albertine me disait sans cesse de son bonheur à la maison.
L'intention de me quitter, si elle existait chez Albertine, ne se
manifestait que d'une façon obscure, par certains regards tristes,
certaines impatiences, des phrases qui ne voulaient nullement dire cela,
mais qui, si on raisonnait (et on n'avait même pas besoin de raisonner
car on devine immédiatement ce langage de la passion, les gens du
peuple eux-mêmes comprennent ces phrases qui ne peuvent s'expliquer que
par la vanité, la rancune, la jalousie, d'ailleurs inexprimées, mais
que dépiste aussitôt chez l'interlocuteur une faculté intuitive qui,
comme ce «bon sens» dont parle Descartes, est la chose du monde la
plus répandue) révélaient la présence en elle d'un sentiment qu'elle
cachait et qui pouvait la conduire à faire des plans pour une autre vie
sans moi. De même que cette intention ne s'exprimait pas dans ses
paroles d'une façon logique, de même le pressentiment de cette
intention, que j'avais depuis ce soir, restait en moi tout aussi vague.
Je continuais à vivre sur l'hypothèse qui admettait pour vrai tout ce
que me disait Albertine. Mais il se peut qu'en moi, pendant ce temps
là, une hypothèse toute contraire, et à laquelle je ne voulais pas
penser, ne me quittât pas; cela est d'autant plus probable, que, sans
cela, je n'eusse nullement été gêné de dire à Albertine que
j'étais allé chez les Verdurin, et que, sans cela, le peu
d'étonnement que me causa sa colère n'eût pas été compréhensible.
De sorte que ce qui vivait probablement en moi, c'était l'idée d'une
Albertine entièrement contraire à celle que ma raison s'en faisait, à
celle aussi que ses paroles à elle dépeignaient, une Albertine
pourtant pas absolument inventée, puisqu'elle était comme un miroir
antérieur de certains mouvements qui se produisirent chez elle, comme
sa mauvaise humeur que je fusse allé chez les Verdurin. D'ailleurs
depuis longtemps mes angoisses fréquentes, ma peur de dire à Albertine
que je l'aimais, tout cela correspondait à une autre hypothèse qui
expliquait bien plus de choses et avait aussi cela pour elle, que, si on
adoptait la première, la deuxième devenait plus probable, car en me
laissant aller à des effusions de tendresse avec Albertine, je
n'obtenais d'elle qu'une irritation (à laquelle d'ailleurs elle
assignait une autre cause).
En analysant d'après cela, d'après le système invariable de ripostes
dépeignant exactement le contraire de ce que j'éprouvais, je peux
être assuré que si, ce soir-là, je lui dis que j'allais la quitter,
c'était--même avant que je m'en fusse rendu compte--parce que j'avais
peur qu'elle voulût une liberté (je n'aurais pas trop su dire quelle
était cette liberté qui me faisait trembler, mais enfin une liberté
telle qu'elle eût pu me tromper, ou du moins que je n'aurais plus pu
être certain qu'elle ne me trompât pas) et que je voulais lui montrer
par orgueil, par habileté, que j'étais bien loin de craindre cela,
comme déjà, à Balbec, quand je voulais qu'elle eût une haute idée
de moi et, plus tard, quand je voulais qu'elle n'eût pas le temps de
s'ennuyer avec moi. Enfin, pour l'objection qu'on pourrait opposer à
cette deuxième hypothèse,--l'informulée,--que tout ce qu'Albertine me
disait toujours signifiait au contraire que sa vie préférée était la
vie chez moi, le repos, la lecture, la solitude, la haine des amours
saphiques, etc., il serait inutile de s'y arrêter. Car si de son côté
Albertine avait voulu juger de ce que j'éprouvais par ce que je lui
disais, elle aurait appris exactement le contraire de la vérité,
puisque je ne manifestais jamais le désir de la quitter que quand je ne
pouvais pas me passer d'elle, et qu'à Balbec je lui avais avoué aimer
- Parts
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 01
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