La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 21

amour pour Albertine, mais toute ma vie, mes autres amours eux aussi n'y
avaient été que de minces et timides essais, des appels, qui
préparaient ce plus vaste amour: l'amour pour Albertine. Et je cessai
de suivre la musique, pour me redemander si Albertine avait vu oui ou
non Mlle Vinteuil ces jours-ci, comme on interroge de nouveau une
souffrance interne, que la distraction vous a fait un moment oublier.
Car c'est en moi que se passaient les actions possibles d'Albertine. De
tous les êtres que nous connaissons, nous possédons un double, mais
habituellement situé à l'horizon de notre imagination, de notre
mémoire; il nous reste relativement extérieur, et ce qu'il a fait ou
pu faire ne comporte pas plus pour nous d'élément douloureux qu'un
objet placé à quelque distance, et qui ne nous procure que les
sensations indolores de la vue. Ce qui affecte ces êtres-là, nous le
percevons d'une façon contemplative, nous pouvons le déplorer en
termes appropriés qui donnent aux autres l'idée de notre bon cœur,
nous ne le ressentons pas; mais depuis ma blessure de Balbec, c'était
dans mon cœur, à une grande profondeur, difficile à extraire,
qu'était le double d'Albertine. Ce que je voyais d'elle me lésait
comme un malade dont les sens seraient si fâcheusement transposés que
la vue d'une couleur serait intérieurement éprouvée par lui comme une
incision en pleine chair. Heureusement que je n'avais pas cédé à la
tentation de rompre encore avec Albertine; cet ennui d'avoir à la
retrouver tout à l'heure, quand je rentrerais, était bien peu de chose
auprès de l'anxiété que j'aurais eue si la séparation s'était
effectuée à ce moment où j'avais un doute sur elle avant qu'elle eût
eu le temps de me devenir indifférente. Au moment où je me la
représentais ainsi m'attendant à la maison, comme une femme
bien-aimée trouvant le temps long, s'étant peut-être endormie un
instant dans sa chambre, je fus caressé au passage par une tendre
phrase familiale et domestique du septuor. Peut-être--tant tout
s'entrecroise et se superpose dans notre vie intérieure--avait-elle
été inspirée à Vinteuil par le sommeil de sa fille--de sa fille,
cause aujourd'hui de tous mes troubles--quand il enveloppait de sa
douceur, dans les paisibles soirées, le travail du musicien, cette
phrase qui me calma tant, par le même moelleux arrière-plan de silence
qui pacifie certaines rêveries de Schumann, durant lesquelles, même
quand «le Poète parle», on devine que «l'enfant dort». Endormie,
éveillée, je la retrouverais ce soir, quand il me plairait de rentrer,
Albertine, ma petite enfant. Et pourtant, me dis-je, quelque chose de
plus mystérieux que l'amour d'Albertine semblait promis au début de
cette œuvre, dans ces premiers cris d'aurore. J'essayai de chasser la
pensée de mon amie pour ne plus songer qu'au musicien. Aussi bien
semblait-il être là. On aurait dit que réincarné, l'auteur vivait à
jamais dans sa musique; on sentait la joie avec laquelle il choisissait
la couleur de tel timbre, l'assortissait aux autres. Car à des doms plus
profonds, Vinteuil joignait celui que peu de musiciens, et même peu de
peintres ont possédé, d'user de couleurs non seulement si stables mais
si personnelles que pas plus que le temps n'altère leur fraîcheur, les
élèves qui imitent celui qui les a trouvées, et les maîtres mêmes
qui le dépassent, ne font pâlir leur originalité. La révolution que
leur apparition a accomplie ne voit pas ses résultats s'assimiler
anonymement aux époques suivantes; elle se déchaîne, elle éclate à
nouveau, et seulement, quand on rejoue les œuvres du novateur à
perpétuité. Chaque timbre se soulignait d'une couleur que toutes les
règles du monde apprises par les musiciens les plus savants ne
pourraient pas imiter, en sorte que Vinteuil, quoique venu à son heure
et fixé à son rang dans l'évolution musicale, le quitterait toujours
pour venir prendre la tête dès qu'on jouerait une de ses productions,
qui devrait de paraître éclose après celle de musiciens plus
récents, à ce caractère en apparence contradictoire et en effet
trompeur, de durable nouveauté. Une page symphonique de Vinteuil,
connue déjà au piano et qu'on entendait à l'orchestre, comme un rayon
de jour d'été que le prisme de la fenêtre décompose avant son
entrée dans une salle à manger obscure, dévoilait comme un trésor
insoupçonné et multicolore toutes les pierreries des mille et une
nuits. Mais comment comparer à cet immobile éblouissement de la
lumière, ce qui était vie, mouvement perpétuel et heureux? Ce
Vinteuil, que j'avais connu si timide et si triste, avait, quand fallait
choisir un timbre, lui en unir un autre, des audaces, et, dans tout le
sens du mot, un bonheur sur lequel l'audition d'une œuvre de lui ne
laissait aucun doute. La joie que lui avaient causée telles sonorités,
les forces accrues qu'elle lui avait données pour en découvrir
d'autres, menaient encore l'auditeur de trouvaille en trouvaille, ou
plutôt c'était le créateur qui le conduisait lui-même, puisant dans
les couleurs qu'il venait de trouver une joie éperdue qui lui donnait
la puissance de découvrir, de se jeter sur celles qu'elles semblaient
appeler, ravi, tressaillant, comme au choc d'une étincelle, quand le
sublime naissait de lui-même de la rencontre des cuivres, haletant,
grisé, affolé, vertigineux, tandis qu'il peignait sa grande fresque
musicale, comme Michel-Ange attaché à son échelle et lançant, la
tête en bas, de tumultueux coups de brosse au plafond de la chapelle
Sixtine. Vinteuil était mort depuis nombre d'années; mais au milieu de
ces instruments qu'il avait animés, il lui avait été donné de
poursuivre, pour un temps illimité, une part au moins de sa vie. De sa
vie d'homme seulement? Si l'art n'était vraiment qu'un prolongement de
la vie, valait-il de lui rien sacrifier, n'était-il pas aussi irréel
qu'elle-même? À mieux écouter ce septuor, je ne le pouvais pas
penser. Sans doute le rougeoyant septuor différait singulièrement de
la blanche sonate; la timide interrogation à laquelle répondait la
petite phrase, de la supplication haletante pour trouver
l'accomplissement de l'étrange promesse qui avait retenti, si aigre, si
surnaturelle, si brève, faisant vibrer la rougeur encore inerte du ciel
matinal, au-dessus de la mer. Et pourtant ces phrases si différentes
étaient faites des mêmes éléments, car de même qu'il y avait un
certain univers, perceptible pour nous en ces parcelles dispersées çà
et là, dans telles demeures, dans tels musées, et qui étaient
l'univers d'Elstir, celui qu'il voyait, celui où il vivait, de même la
musique de Vinteuil étendait, notes par notes, touches par touches, les
colorations inconnues d'un univers inestimable, insoupçonné,
fragmenté par les lacunes que laissaient entre elles les auditions de
son œuvre; ces deux interrogations si dissemblables qui commandaient
les mouvements si différents de la sonate et du septuor, l'une brisant
en courts appels une ligne continue et pure, l'autre ressoudant en une
armature indivisible des fragments épars, c'était pourtant, l'une si
calme et timide, presque détachée et comme philosophique, l'autre si
pressante, anxieuse, implorante, c'était pourtant une même prière,
jaillie devant différents levers de soleil intérieurs et seulement
réfractée à travers les milieux différents de pensées autres, de
recherches d'art en progrès au cours d'années où il avait voulu
créer quelque chose de nouveau. Prière, espérance qui était au fond
la même, reconnaissable sous ces déguisements dans les diverses
œuvres de Vinteuil, et d'autre part qu'on ne trouvait que dans les
œuvres de Vinteuil. Ces phrases-là, les musicographes pourraient bien
trouver leur apparentement, leur généalogie, dans les œuvres d'autres
grands musiciens, mais seulement pour des raisons accessoires, des
ressemblances extérieures, des analogies plutôt ingénieusement
trouvées par le raisonnement que senties par l'impression directe.
Celle que donnaient ces phrases de Vinteuil était différente de toute
autre, comme si, en dépit des conclusions qui semblent se dégager de
la science, l'individuel existait. Et c'était justement quand il
cherchait puissamment à être nouveau, qu'on reconnaissait sous les
différences apparentes, les similitudes profondes, et les ressemblances
voulues qu'il y avait au sein d'une œuvre, quand Vinteuil reprenait à
diverses reprises une même phrase, la diversifiait, s'amusait à
changer son rythme, à la faire reparaître sous sa forme première, ces
ressemblances-là voulues, œuvre de l'intelligence, forcément
superficielles, n'arrivaient jamais à être aussi frappantes que ces
ressemblances, dissimulées, involontaires, qui éclataient sous des
couleurs différentes, entre les deux chefs-d'œuvre distincts; car
alors Vinteuil, cherchant à être nouveau, s'interrogeait lui-même, de
toute la puissance de son effort créateur, atteignait sa propre essence
à ces profondeurs où, quelque question qu'on lui pose, c'est du même
accent, le sien propre, qu'elle répond. Un tel accent, cet accent de
Vinteuil, est séparé de l'accent des autres musiciens, par une
différence bien plus grande que celle que nous percevons entre la voix
de deux personnes, même entre le beuglement et le cri de deux espèces
animales: par la différence même qu'il y a entre la pensée de ces
autres musiciens et les éternelles investigations de Vinteuil, la
question qu'il se posait sous tant de formes, son habituelle
spéculation, mais aussi débarrassée de formes analytiques du
raisonnement que si elle s'exerçait dans le monde des anges, de sorte
que nous pouvons en mesurer la profondeur, mais sans plus la traduire en
langage humain que ne le peuvent les esprits désincarnés quand,
évoqués par un médium, celui-ci les interroge sur les secrets de la
mort. Et même en tenant compte de cette originalité acquise qui
m'avait frappé dès l'après-midi, de cette parenté que les
musicographes pourraient trouver entre eux, c'est bien un accent unique
auquel s'élèvent, auquel reviennent malgré eux ces grands chanteurs
que sont les musiciens originaux, et qui est une preuve de l'existence
irréductiblement individuelle de l'âme. Que Vinteuil essayât de faire
plus solennel, plus grand, ou de faire plus vif et plus gai, de faire ce
qu'il apercevait se reflétant en beau dans l'esprit du public,
Vinteuil, malgré lui, submergeait tout cela sous une lame de fond qui
rend son chant éternel et aussitôt reconnu. Ce chant différent de
celui des autres, semblable à tous les siens, où Vinteuil l'avait-il
appris, entendu? Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d'une
patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d'où
viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste. Tout au
plus, de cette patrie, Vinteuil dans ses dernières œuvres semblait
s'être rapproché. L'atmosphère n'y était plus la même que dans la
sonate, les phrases interrogatives s'y faisaient plus pressantes, plus
inquiètes, les réponses plus mystérieuses; l'air délavé du matin et
du soir semblait y influencer jusqu'aux cordes des instruments. Morel
avait beau jouer merveilleusement, les sons que rendait son violon me
parurent singulièrement perçants, presque criards. Cette âcreté
plaisait et, comme dans certaines voix, on y sentait une sorte de
qualité morale et de supériorité intellectuelle. Mais cela pouvait
choquer. Quand la vision de l'univers se modifie, s'épure, devient plus
adéquate au souvenir de la patrie intérieure, il est bien naturel que
cela se traduise par une altération générale des sonorités chez le
musicien, comme de la couleur chez le peintre. Au reste le public le
plus intelligent ne s'y trompe pas puisque l'on déclara plus tard les
dernières œuvres de Vinteuil les plus profondes. Or aucun programme,
aucun sujet n'apportait un élément intellectuel de jugement. On
devinait donc qu'il s'agissait d'une transposition dans l'ordre sonore,
de la profondeur.
Cette patrie perdue, les musiciens ne se la rappellent pas, mais chacun
d'eux reste toujours inconsciemment accordé en un certain unisson avec
elle; il délire de joie quand il chante selon sa patrie, la trahit
parfois par amour de la gloire, mais alors en cherchant la gloire il la
fuit, et ce n'est qu'en la dédaignant qu'il la trouve quand il entonne,
quel que soit le sujet qu'il traite, ce chant singulier dont la
monotonie--car quel que soit le sujet traité, il reste identique à
soi-même--prouve la fixité des éléments composants de son âme. Mais
alors n'est-ce pas que de ces éléments, tout le résidu réel que nous
sommes obligés de garder pour nous-mêmes, que la causerie ne peut
transmettre même de l'ami a l'ami, du maître au disciple, de l'amant
à la maîtresse, cet ineffable qui différencie qualitativement ce que
chacun a senti et qu'il est obligé de laisser au seuil des phrases où
il ne peut communiquer avec autrui qu'en se limitant à des points
extérieurs communs à tous et sans intérêt,--l'art, l'art d'un
Vinteuil comme celui d'un Elstir, le fait apparaître, extériorisant
dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que
nous appelons les individus et que sans l'art nous ne connaîtrions
jamais? Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous
permissent de traverser l'immensité, ne nous serviraient à rien, car,
si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils
revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que
nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de
Jouvence, ce ne serait pas d'aller vers de nouveaux paysages, mais
d'avoir d'autres yeux, de voir l'univers avec les yeux d'un autre, de
cent autres, de voir les cent univers que chacun d'eux voit, que chacun
d'eux est; et cela, nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil;
avec leurs pareils, nous volons vraiment d'étoiles en étoiles.
L'andante venait de finir sur une phrase remplie d'une tendresse à
laquelle je m'étais donné tout entier; alors il y eut, avant le
mouvement suivant, un instant de repos où les exécutants posèrent
leurs instruments et les auditeurs échangèrent quelques impressions.
Un Duc pour montrer qu'il s'y connaissait déclara: «C'est très
difficile à bien jouer.» Des personnes plus agréables causèrent un
moment avec moi. Mais qu'étaient leurs paroles, qui, comme toute parole
humaine extérieure, me laissaient si indifférent, à côté de la
céleste phrase musicale avec laquelle je venais de m'entretenir?
J'étais vraiment comme un ange qui, déchu des ivresses du Paradis,
tombe dans la plus insignifiante réalité. Et de même que certains
êtres sont les derniers témoins d'une forme de vie que la nature a
abandonnée, je me demandais si la musique n'était pas l'exemple unique
de ce qu'aurait pu être--s'il n'y avait pas eu l'invention du langage,
la formation des mots, l'analyse des idées--la communication des âmes.
Elle est comme une possibilité qui n'a pas eu de suites; l'humanité
s'est engagée en d'autres voies, celle du langage parlé et écrit.
Mais ce retour à l'inanalysé était si enivrant, qu'au sortir de ce
paradis, le contact des êtres plus ou moins intelligents me semblait
d'une insignifiance extraordinaire. Les êtres, j'avais pu pendant la
musique me souvenir d'eux, les mêler à elle; ou plutôt à la musique
je n'avais guère mêlé le souvenir que d'une seule personne, celui
d'Albertine. Et la phrase qui finissait l'andante me semblait si sublime
que je me disais qu'il était malheureux qu'Albertine ne sût pas, et,
si elle avait su, n'eût pas compris quel honneur c'était pour elle
d'être mêlée à quelque chose de si grand qui nous réunissait et
dont elle avait semblé emprunter la voix pathétique. Mais, une fois la
musique interrompue, les êtres qui étaient là semblaient trop fades.
On passa quelques rafraîchissements. M. de Charlus interpellait de
temps en temps un domestique: «Comment allez-vous? Avez-vous reçu mon
pneumatique? Viendrez-vous?» Sans doute il y avait dans ces
interpellations la liberté du grand seigneur qui croit flatter et qui
est plus peuple que le bourgeois, mais aussi la rouerie du coupable qui
croit que ce dont on fait étalage est par cela même jugé innocent. Et
il ajoutait, sur le ton Guermantes de Mme de Villeparisis: «C'est un
brave petit, c'est une bonne nature, je l'emploie souvent chez moi.»
Mais ses habiletés tournaient contre le Baron, car on trouvait
extraordinaires ses amabilités si intimes et ses pneumatiques à des
valets de pied. Ceux-ci en étaient d'ailleurs moins flattés que
gênés, pour leurs camarades. Cependant le septuor qui avait
recommencé avançait vers sa fin; à plusieurs reprises telle ou telle
phrase de la sonate revenait, mais chaque fois changée, sur un rythme,
un accompagnement différents, la même et pourtant autre, comme
renaissent les choses dans la vie; et c'était une de ces phrases qui,
sans qu'on puisse comprendre quelle affinité leur assigne comme demeure
unique et nécessaire le passé d'un certain musicien, ne se trouvent
que dans son œuvre, et apparaissent constamment dans celle-ci, dont
elles sont les fées, les dryades, les divinités familières; j'en
avais d'abord distingué dans le septuor deux ou trois qui me
rappelaient la sonate. Bientôt--baignée dans le brouillard violet qui
s'élevait surtout dans la dernière partie de l'œuvre de Vinteuil, si
bien que, même quand il introduisait quelque part une danse, elle
restait captive dans une opale--j'aperçus une autre phrase de la
sonate, restant si lointaine encore que je la reconnaissais à peine;
hésitante, elle s'approcha, disparut comme effarouchée, puis revint,
s'enlaça à d'autres, venues, comme je le sus plus tard, d'autres
œuvres, en appela d'autres qui devenaient à leur tour attirantes et
persuasives, aussitôt qu'elles étaient apprivoisées, et entraient
dans la ronde, dans la ronde divine mais restée invisible pour la
plupart des auditeurs, lesquels, n'ayant devant eux qu'un voile épais
au travers duquel ils ne voyaient rien, ponctuaient arbitrairement
d'exclamations admiratives un ennui continu dont ils pensaient mourir.
Puis elles s'éloignèrent, sauf une que je vis repasser jusqu'à cinq
et six fois, sans que je pusse apercevoir son visage, mais si
caressante, si différente--comme sans doute la petite phrase de la
sonate pour Swann--de ce qu'aucune femme m'avait jamais fait désirer,
que cette phrase-là qui m'offrait d'une voix si douce, un bonheur qu'il
eût vraiment valu la peine d'obtenir, c'est peut-être--cette créature
invisible dont je ne connaissais pas le langage et que je comprenais si
bien--la seule Inconnue qu'il m'ait été jamais donné de rencontrer.
Puis cette phrase se défit, se transforma, comme faisait la petite
phrase de la sonate, et devint le mystérieux appel du début. Une
phrase d'un caractère douloureux s'opposa à lui, mais si profonde, si
vague, si interne, presque si organique et viscérale qu'on ne savait
pas à chacune de ses reprises, si c'était celles d'un thème ou d'une
névralgie. Bientôt les deux motifs luttèrent ensemble dans un corps
à corps où parfois l'un disparaissait entièrement, où ensuite on
n'apercevait plus qu'un morceau de l'autre. Corps à corps d'énergies
seulement, à vrai dire; car si ces êtres s'affrontaient, c'était
débarrassés de leur corps physique, de leur apparence, de leur nom, et
trouvant chez moi un spectateur intérieur, insoucieux lui aussi des
noms et du particulier, pour s'intéresser à leur combat immatériel et
dynamique et en suivre avec passion les péripéties sonores. Enfin le
motif joyeux resta triomphant; ce n'était plus un appel presque inquiet
lancé derrière un ciel vide, c'était une joie ineffable qui semblait
venir du Paradis, une joie aussi différente de celle de la sonate que
d'un ange doux et grave de Bellini, jouant du théorbe, pourrait être,
vêtu d'une robe d'écarlate, quelque archange de Mantegna sonnant dans
un buccin. Je savais bien que cette nuance nouvelle de la joie, cet
appel vers une joie supra-terrestre, je ne l'oublierais jamais. Mais
serait-elle jamais réalisable pour moi? Cette question me paraissait
d'autant plus importante que cette phrase était ce qui aurait pu le
mieux caractériser--comme tranchant avec tout le reste de ma vie, avec
le monde visible--ces impressions qu'à des intervalles éloignés je
retrouvais dans ma vie comme les points de repère, les amorces, pour la
construction d'une vie véritable: l'impression éprouvée devant les
clochers de Martinville, devant une rangée d'arbres près de Balbec. En
tout cas pour en revenir à l'accent particulier de cette phrase, comme
il était singulier que le pressentiment le plus différent de ce
qu'assigne la vie terre à terre, l'approximation la plus hardie des
allégresses de l'au delà se fût justement matérialisée dans le
triste petit bourgeois bienséant que nous rencontrions au mois de Marie
à Combray; mais surtout comment se faisait-il que cette révélation,
la plus étrange que j'eusse encore reçue, d'un type inconnu de joie,
j'eusse pu la recevoir de lui, puisque, disait-on, quand il était mort,
il n'avait laissé que sa sonate, que le reste demeurait inexistant en
d'indéchiffrables notations. Indéchiffrables, mais qui pourtant
avaient fini par être déchiffrées, à force de patience,
d'intelligence et de respect, par la seule personne qui avait assez
vécu auprès de Vinteuil pour bien connaître sa manière de
travailler, pour deviner ses indications d'orchestre: l'amie de Mlle
Vinteuil. Du vivant même du grand musicien, elle avait appris de la
fille le culte que celle-ci avait pour son père. C'est à cause de ce
culte que dans ces moments où l'on va à l'opposé de ses inclinations
véritables, les deux jeunes filles avaient pu trouver un plaisir
dément aux profanations qui ont été racontées. (L'adoration pour son
père était la condition même du sacrilège de sa fille. Et sans doute
la volupté de ce sacrilège elles eussent dû se la refuser, mais
celle-ci ne les exprimait pas tout entières.) Et d'ailleurs elles
étaient allées se raréfiant jusqu'à disparaître tout à fait au fur
et à mesure que les relations charnelles et maladives, ce trouble et
fumeux embrasement, avait fait place à la flamme d'une amitié haute et
pure. L'amie de Mlle Vinteuil était quelquefois traversée par
l'importune pensée qu'elle avait peut-être précipité la mort de
Vinteuil. Du moins en passant des années à débrouiller le grimoire
laissé par Vinteuil, en établissant la lecture certaine de ces
hiéroglyphes inconnus, l'amie de Mlle Vinteuil eut la consolation
d'assurer au musicien dont elle avait assombri les dernières années,
une gloire immortelle et compensatrice. De relations qui ne sont pas
consacrées par les lois découlent des liens de parenté aussi
multiples, aussi complexes, plus solides seulement, que ceux qui
naissent du mariage. Sans même s'arrêter à des relations d'une nature
aussi particulière, ne voyons-nous pas tous les jours que l'adultère,
quand il est fondé sur l'amour véritable, n'ébranle pas le sentiment
de famille, les devoirs de parenté, mais les revivifie. L'adultère
introduit l'esprit dans la lettre que bien souvent le mariage eût
laissée morte. Une bonne fille qui portera par simple convenance le
deuil du second mari de sa mère n'aura pas assez de larmes pour pleurer
l'homme que sa mère avait entre tous choisi comme amant. Du reste Mlle
Vinteuil n'avait agi que par sadisme, ce qui ne l'excusait pas, mais
j'eus plus tard une certaine douceur à le penser. Elle devait bien se
rendre compte, me disais-je, au moment où elle profanait avec son amie
la photographie de son père, que tout cela n'était que maladif, de la
folie, et pas la vraie et joyeuse méchanceté qu'elle aurait voulu.
Cette idée que c'était une simulation de méchanceté seulement
gâtait son plaisir. Mais si cette idée a pu lui revenir plus tard,
comme elle avait gâté son plaisir, elle a dû diminuer sa souffrance.
«Ce n'était pas moi, dut-elle se dire, j'étais aliénée. Moi, je
veux encore prier pour mon père, ne pas désespérer de sa bonté.»
Seulement il est possible que cette idée, qui s'était certainement
présentée à elle dans le plaisir, ne se soit pas présentée à elle
dans la souffrance. J'aurais voulu pouvoir la mettre dans son esprit. Je
suis sûr que je lui aurais fait du bien et que j'aurais pu rétablir
entre elle et le souvenir de son père une communication assez douce.
Comme dans les illisibles carnets où un chimiste de génie, qui ne sait
pas la mort si proche, note des découvertes qui resteront peut-être à
jamais ignorées, l'amie de Mlle Vinteuil avait dégagé, de papiers
plus illisibles que des papyrus, ponctués d'écriture cunéiforme, la
formule éternellement vraie, à jamais féconde, de cette joie
inconnue, l'espérance mystique de l'Ange écarlate du matin. Et moi
pour qui, moins pourtant que pour Vinteuil peut-être, elle avait été
aussi, elle venait d'être ce soir même encore, en réveillant à
nouveau ma jalousie d'Albertine, elle devait surtout dans l'avenir être
cause de tant de souffrances, c'était grâce à elle, par compensation,
qu'avait pu venir jusqu'à moi l'étrange appel que je ne cesserais plus
jamais d'entendre, comme la promesse et la preuve qu'il existait autre
chose, réalisable par l'art sans doute, que le néant que j'avais
trouvé dans tous les plaisirs et dans l'amour même, et que si ma vie
me semblait si vaine, du moins n'avait-elle pas tout accompli.
Ce qu'elle avait permis, grâce à son labeur, qu'on connût de
Vinteuil, c'était à vrai dire toute l'œuvre de Vinteuil. À côté de
ce Septuor, certaines phrases de la sonate que seules le public
connaissait, apparaissaient comme tellement banales qu'on ne pouvait pas
comprendre comment elles avaient pu exciter tant d'admiration. C'est
ainsi que nous sommes surpris que pendant des aimées, des morceaux
aussi insignifiants que la Romance à l'Étoile, la Prière d'Élisabeth
aient pu soulever au concert des amateurs fanatiques qui s'exténuaient
à applaudir et à crier _bis_ quand venait de finir ce qui pourtant
n'est que fade pauvreté pour nous qui connaissons Tristan, l'Or du
Rhin, les Maîtres Chanteurs. Il faut supposer que ces mélodies sans
caractère contenaient déjà cependant en quantités infinitésimales,
et par cela même, peut-être plus assimilables, quelque chose de
l'originalité des chefs-d'œuvre qui rétrospectivement comptent seuls
pour nous, mais que leur perfection même eût peut-être empêchés
d'être compris; elles ont pu leur préparer le chemin dans les cœurs.
Toujours est-il que si elles donnaient un pressentiment confus des
beautés futures, elles laissaient celles-ci dans un inconnu complet. Il
en était de même pour Vinteuil; si en mourant il n'avait laissé--en
exceptant certaines parties de la sonate--que ce qu'il avait pu
terminer, ce qu'on eût connu de lui eût été, auprès de sa grandeur
véritable, aussi peu de chose que pour Victor Hugo par exemple, s'il
était mort après le _Pas d'Armes du roi Jean_, la _Fiancée du
Timbalier_ et _Sarah la baigneuse_, sans avoir rien écrit de la
_Légende des siècles_ et des _Contemplations_: ce qui est pour nous
son œuvre véritable fût resté purement virtuel, aussi inconnu que
ces univers jusqu'auxquels notre perception n'atteint pas, dont nous
n'aurons jamais une idée.
Au reste le contraste apparent, cette union profonde entre le génie (le
talent aussi et même la vertu) et la gaine de vices, où, comme il
était arrivé pour Vinteuil, il est si fréquemment contenu, conservé,
étaient lisibles, comme en une vulgaire allégorie, dans la réunion
même des invités au milieu desquels je me retrouvai quand la musique
fut finie. Cette réunion, bien que limitée cette fois au salon de Mme
Verdurin, ressemblait à beaucoup d'autres, dont le gros public ignore
les ingrédients qui y entrent et que les journalistes philosophes,
s'ils sont un peu informés, appellent parisiennes, ou panamiennes, ou
dreyfusardes, sans se douter qu'elles peuvent se voir aussi bien à
Pétersbourg, à Berlin, à Madrid et dans tous les temps; si en effet
le sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts, homme véritablement
artiste, bien élevé, et snob, quelques duchesses et trois ambassadeurs
avec leurs femmes étaient ce soir chez Mme Verdurin, le motif proche,
immédiat, de cette présence résidait dans les relations qui
existaient entre M. de Charlus et Morel, relations qui faisaient
désirer au Baron de donner le plus de retentissement possible aux
succès artistiques de sa jeune idole, et d'obtenir pour lui la croix de