La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 20
fait rien.» Mais tenez, ce soir, il m'avait offert de décommander la
réception, et j'ai tenu au contraire à la donner, parce que j'aurais
trouvé une comédie de témoigner un chagrin que je n'éprouve pas.»
Elle disait cela parce qu'elle trouvait que c'était curieusement
théâtre libre, et aussi que c'était joliment commode; car
l'insensibilité ou l'immoralité avouée simplifie autant la vie que la
morale facile; elle fait des actions blâmables, et pour lesquelles on
n'a plus alors besoin de chercher d'excuses, un devoir de sincérité.
Et les fidèles écoutaient les paroles de Mme Verdurin avec le mélange
d'admiration et de malaise que certaines pièces cruellement réalistes
et d'une observation pénible causent autrefois, et tout en
s'émerveillant de voir leur chère patronne donner une forme nouvelle
de sa droiture et de son indépendance, plus d'un, tout en se disant
qu'après tout ce ne serait pas la même chose, pensait à sa propre
mort et se demandait si, le jour qu'elle surviendrait, on pleurerait ou
on donnerait une fête quai Conti. «Je suis bien content que la soirée
n'ait pas été décommandée à cause de mes invités», dit M. de
Charlus qui ne se rendait pas compte qu'en s'exprimant ainsi il
froissait Mme Verdurin. Cependant j'étais frappé, comme chaque
personne qui approcha ce soir-là Mme Verdurin, par une odeur assez peu
agréable de rhino-goménol. Voici à quoi cela tenait. On sait que Mme
Verdurin n'exprimait jamais ses émotions artistiques d'une façon
morale, mais physique, pour qu'elles semblassent plus inévitables et
plus profondes. Or si on lui parlait de la musique de Vinteuil, sa
préférée, elle restait indifférente, comme si elle n'en attendait
aucune émotion. Mais après quelques minutes de regard immobile,
presque distrait, sur un ton précis, pratique, presque peu poli (comme
si elle vous avait dit: «Cela me serait égal que vous fumiez mais
c'est à cause du tapis, il est très beau, (ce qui me serait encore
égal), mais il est très inflammable, j'ai très peur du feu et je ne
voudrais pas vous faire flamber tous, pour un bout de cigarette mal
éteinte que vous auriez laissé tomber par terre»), elle vous
répondait: «Je n'ai rien contre Vinteuil; à mon sens, c'est le plus
grand musicien du siècle, seulement je ne peux pas écouter ces
machines-là sans cesser de pleurer un instant (elle ne disait nullement
«pleurer» d'un air pathétique, elle aurait dit d'un air aussi naturel
«dormir»; certaines méchantes langues prétendaient même que ce
dernier verbe eût été plus vrai, personne ne pouvant du reste
décider, car elle écoutait cette musique-là la tête dans ses mains,
et certains bruits ronfleurs pouvaient après tout être des sanglots).
Pleurer ça ne me fait pas mal, tant qu'on voudra, seulement ça me
fiche après des rhumes à tout casser. Cela me congestionne la muqueuse
et quarante-huit heures après, j'ai l'air d'une vieille poivrote et,
pour que mes cordes vocales fonctionnent, il me faut faire des journées
d'inhalation. Enfin un élève de Cottard, un être délicieux, m'a
soignée pour cela. Il professe un axiome assez original: «Mieux vaut
prévenir que guérir». Et il me graisse le nez avant que la musique
commence. C'est radical. Je peux pleurer comme je ne sais pas combien de
mères qui auraient perdu leurs enfants, pas le moindre rhume.
Quelquefois un peu de conjonctivite, mais c'est tout. L'efficacité est
absolue. Sans cela je n'aurais pu continuer à écouter du Vinteuil. Je
ne faisais plus que tomber d'une bronchite dans une autre.» Je ne pus
plus me retenir de parler de Mlle Vinteuil. «Est-ce que la fille de
l'auteur n'est pas là?» demandai-je à Mme Verdurin, ainsi qu'une de
ses amies?»--«Non, je viens justement de recevoir une dépêche, me
dit évasivement Mme Verdurin, elles ont été obligées de rester à la
campagne.» J'eus un instant l'espérance qu'il n'avait peut-être
jamais été question qu'elles la quittassent et que Mme Verdurin
n'avait annoncé ces représentants de l'auteur que pour impressionner
favorablement les interprètes et le public. «Comment, alors, elles ne
sont même pas venues à la répétition de tantôt?» dit avec une
fausse curiosité le baron qui voulut paraître ne pas avoir vu Charlie.
Celui-ci vint me dire bonjour. Je l'interrogeai à l'oreille
relativement à Mlle Vinteuil; il me sembla fort peu au courant. Je lui
fis signe de ne pas parler haut et l'avertit que nous en recauserions.
Il s'inclina en me promettant qu'il serait trop heureux d'être à ma
disposition entière. Je remarquai qu'il était beaucoup plus poli,
beaucoup plus respectueux qu'autrefois. Je fis compliment de lui--de lui
qui pourrait peut-être m'aider à éclaircir mes soupçons--à M. de
Charlus qui me répondit: «Il ne fait que ce qu'il doit, ce ne serait
pas la peine qu'il vécût avec des gens comme il faut pour avoir de
mauvaises manières.» Les bonnes, selon M. de Charlus, étaient les
vieilles manières françaises, sans ombre de raideur britannique. Ainsi
quand Charlie revenant de faire une tournée en province ou à
l'étranger, débarquait en costume de voyage chez le baron, celui-ci,
s'il n'y avait pas trop de monde, l'embrassait sans façon sur les deux
joues, peut-être un peu pour ôter par tant d'ostentation de sa
tendresse toute idée qu'elle pût être coupable, peut-être pour ne
pas se refuser un plaisir, mais plus encore sans doute par littérature,
pour maintien et illustration des anciennes manières de France, et
comme il aurait protesté contre le style munichois ou le moderne style
en gardant de vieux fauteuils de son arrière-grand'mère, opposant au
flegme britannique la tendresse d'un père sensible du XVIIIe siècle
qui ne dissimule pas sa joie de revoir un fils. Y avait-il enfin une
pointe d'inceste, dans cette affection paternelle? Il est plus probable
que la façon dont M. de Charlus contentait habituellement son vice et
sut laquelle nous recevrons ultérieurement quelques éclaircissements,
ne suffisait pas à ses besoins affectifs, restés vacants depuis la
mort de sa femme; toujours est-il qu'après avoir songé plusieurs fois
à se remarier, il était travaillé maintenant d'une maniaque envie
d'adopter. On disait qu'il allait adopter Morel et ce n'est pas
extraordinaire. L'inverti qui n'a pu nourrir sa passion qu'avec une
littérature écrite pour les hommes à femmes, qui pensait aux hommes
en lisant les _Nuits_ de Musset, éprouve le besoin d'entrer de même
dans toutes les fonctions sociales de l'homme qui n'est pas inverti,
d'entretenir un amant, comme le vieil habitué de l'Opéra des
danseuses, d'être rangé, d'épouser ou de se coller, d'être père.
M. de Charlus s'éloigna avec Morel sous prétexte de se faire expliquer
ce qu'on allait jouer, trouvant surtout une grande douceur, tandis que
Charlie lui montrait sa musique, à étaler ainsi publiquement leur
intimité secrète. Pendant ce temps-là j'étais charmé. Car bien que
le petit clan comportât peu de jeunes filles, on en invitait pas mal
par compensation les jours de grandes soirées. Il y en avait plusieurs
et de fort belles que je connaissais. Elles m'envoyaient de loin un
sourire de bienvenue. L'air était ainsi décoré de moment en moment
d'un beau sourire de jeune fille. C'est l'ornement multiple et épars
des soirées, comme des jours. On se souvient d'une atmosphère parce
que des jeunes filles y ont souri.
On eût été bien étonné si l'on avait noté les propos furtifs que
M. de Charlus avait échangés avec plusieurs hommes importants de cette
soirée. Ces hommes étaient deux ducs, un général éminent, un grand
écrivain, un grand médecin, un grand avocat. Or les propos avaient
été: «À propos avez-vous vu le valet de pied, je parle du petit qui
monte sur la voiture? et chez notre cousine Guermantes vous ne
connaissez rien?»--«Actuellement non.»--«Dites donc, devant la porte
d'entrée, aux voitures, il y avait une jeune personne blonde, en
culotte courte, qui m'a semblé tout à fait sympathique. Elle m'a
appelé très gracieusement ma voiture, j'aurais volontiers prolongé la
conversation.»--«Oui, mais je la crois tout à fait hostile, et puis
ça fait des façons, vous qui aimez que les choses réussissent du
premier coup, vous seriez dégoûté. Du reste je sais qu'il n'y a rien
à faire, un de mes amis a essayé.»--«C'est regrettable, j'avais
trouvé le profil très fin et les cheveux superbes.»--«Vraiment vous
trouvez ça si bien que ça? Je crois que si vous l'aviez vue un peu
plus, vous auriez été désillusionné. Non, c'est au buffet qu'il y a
encore deux mois vous auriez vu une vraie merveille, un grand gaillard
de deux mètres, une peau idéale et puis aimant ça. Mais c'est parti
pour la Pologne.»--«Ah c'est un peu loin.»--«Qui sait, ça reviendra
peut-être. On se retrouve toujours dans la vie.» Il n'y a pas de
grande soirée mondaine, si, pour en avoir une coupe, on sait la prendre
à une profondeur suffisante, qui ne soit pareille à ces soirées où
les médecins invitent leurs malades, lesquels tiennent des propos fort
sensés, ont de très bonnes manières et ne montreraient pas qu'ils
sont fous s'ils ne vous glissaient à l'oreille en vous montrant un
vieux monsieur qui passe: «C'est Jeanne d'Arc.»
«Je trouve que ce serait de notre devoir de l'éclairer, dit Mme
Verdurin à Brichot. Ce que je fais n'est pas contre Charlus au
contraire. Il est agréable et quant à sa réputation, je vous dirai
qu'elle est d'un genre qui ne peut pas me nuire! Même moi qui pour
notre petit clan, pour nos dîners de conversation, déteste les flirts,
les hommes disant des inepties à une femme dans un coin au lieu de
traiter des sujets intéressants, avec Charlus je n'avais pas à
craindre ce qui m'est arrivé avec Swann, avec Elstir, avec tant
d'autres. Avec lui j'étais tranquille, il arrivait là à mes dîners,
il pouvait y avoir toutes les femmes du monde, on était sûr que la
conversation générale n'était pas troublée par des flirts, des
chuchotements. Charlus c'est à part, on est tranquille, c'est comme un
prêtre. Seulement, il ne faut pas qu'il se permette de régenter les
jeunes gens qui viennent ici et de porter le trouble dans notre petit
noyau, sans cela ce sera encore pire qu'un homme à femmes». Et Mme
Verdurin était sincère en proclamant ainsi son indulgence pour le
Charlisme. Comme tout pouvoir ecclésiastique, elle jugeait les
faiblesses humaines moins graves que ce qui pouvait affaiblir le
principe d'autorité, nuire à l'orthodoxie, modifier l'antique credo,
dans sa petite Église. «Sans cela, moi je montre les dents. Voilà un
Monsieur qui a voulu empêcher Charlie de venir à une répétition
parce qu'il n'y était pas convié. Aussi il va avoir un avertissement
sérieux, j'espère que cela lui suffira, sans cela il n'aura qu'à
prendre la porte. Il le chambre, ma parole.» Et usant exactement des
mêmes expressions que presque tout le monde aurait employées, car il
en est certaines pas habituelles, que tel sujet particulier, telle
circonstance donnée, font affluer presque nécessairement à la
mémoire du causeur qui croit exprimer librement sa pensée et ne fait
que répéter machinalement la leçon universelle, elle ajouta: «On ne
peut plus voir Morel sans qu'il soit affublé de ce grand escogriffe, de
cette espèce de garde du corps.» M. Verdurin proposa d'emmener un
instant Charlie pour lui parler, sous prétexte de lui demander quelque
chose. Mme Verdurin craignit qu'il ne fût ensuite troublé et jouât
mal. Il vaudrait mieux retarder cette exécution jusqu'après celle des
morceaux. Et peut-être même jusqu'à une autre fois. Car Mme Verdurin
avait beau tenir à la délicieuse émotion qu'elle éprouverait quand
elle saurait son mari en train d'éclairer Charlie dans une pièce
voisine, elle avait peur, si le coup ratait, qu'il ne se fâchât et
lâchât le 16.
Ce qui perdit M. de Charlus ce soir-là fut la mauvaise éducation--si
fréquente dans ce monde--des personnes qu'il avait invitées et qui
commençaient à arriver. Venues à la fois par amitié pour M. de
Charlus, et avec la curiosité de pénétrer dans un endroit pareil,
chaque Duchesse allait droit au Baron comme si c'était lui qui avait
reçu et disait, juste à un pas des Verdurin, qui entendaient tout:
«Montrez-moi où est la mère Verdurin; croyez-vous que ce soit
indispensable que je me fasse présenter? J'espère au moins qu'elle ne
fera pas mettre mon nom dans le journal demain, il y aurait de quoi me
brouiller avec tous les miens. Comment! comment, c'est cette femme à
cheveux blancs, mais elle n'a pas trop mauvaise façon.» Entendant
parler de Mlle Vinteuil, d'ailleurs absente, plus d'une disait: «Ah! la
fille de la Sonate? Montrez-moi la» et, retrouvant beaucoup d'amies,
elles faisaient bande à part, épiaient, pétillantes de curiosité
ironique, l'entrée des fidèles, trouvaient tout au plus à se montrer
du doigt la coiffure un peu singulière d'une personne qui, quelques
années plus tard, devait la mettre à la mode dans le plus grand monde,
et, somme toute, regrettaient de ne pas trouver ce salon aussi
dissemblable de ceux qu'elles connaissaient, qu'elles avaient espéré,
éprouvant le désappointement de gens du monde qui, étant allés dans
la boîte à Bruant dans l'espoir d'être engueulés par le chansonnier,
se seraient vus à leur entrée accueillis par un salut correct au lieu
du refrain attendu: «Ah! voyez cte gueule, cte binette. Ah! voyez cte
gueule qu'elle a.»
M. de Charlus avait, à Balbec, finement critiqué devant moi Mme de
Vaugoubert qui, malgré sa grande intelligence, avait causé, après la
fortune inespérée, l'irrémédiable disgrâce de son mari. Les
souverains auprès desquels M. de Vaugoubert était accrédité, le Roi
Théodose et la Reine Eudoxie, étant revenus à Paris, mais cette fois
pour un séjour de quelque durée, des fêtes quotidiennes avaient été
données en leur honneur, au cours desquelles la Reine, liée avec Mme
de Vaugoubert qu'elle voyait depuis dix ans dans sa capitale, et ne
connaissant ni la femme du Président de la République, ni les femmes
des Ministres, s'était détournée de celles-ci pour faire bande à
part avec l'Ambassadrice. Celle-ci croyant sa position hors de toute
atteinte--M. de Vaugoubert étant l'auteur de l'alliance entre le Roi
Théodose et la France--avait conçu, de la préférence que lui
marquait la reine, une satisfaction d'orgueil, mais nulle inquiétude du
danger qui la menaçait et qui se réalisa quelques mois plus tard en
l'événement, jugé à tort impossible par le couple trop confiant, de
la brutale mise à la retraite de M. de Vaugoubert. M. de Charlus,
commentant dans le «tortillard» la chute de son ami d'enfance,
s'étonnait qu'une femme intelligente n'eût pas, en pareille
circonstance, fait servir toute son influence sur les souverains à
obtenir d'eux qu'elle parût n'en posséder aucune et à leur faire
reporter sur la femme du Président de la République et des Ministres
une amabilité dont elles eussent été d'autant plus flattées,
c'est-à-dire dont elles eussent été plus près dans leur
contentement, de savoir gré aux Vaugoubert, qu'elles eussent cru que
cette amabilité était spontanée et non pas dictée par eux. Mais qui
voit le tort des autres, pour peu que les circonstances le grisent, y
succombe souvent lui-même. Et M. de Charlus pendant que ses invités se
frayaient un chemin pour venir le féliciter, le remercier, comme s'il
avait été le maître de maison, ne songea pas à leur demander de dire
quelques mots à Mme Verdurin. Seule la Reine de Naples, en qui vivait
le même noble sang qu'en ses sœurs l'Impératrice Élisabeth et la
Duchesse d'Alençon, se mit à causer avec Mme Verdurin comme si elle
était venue pour le plaisir de la voir plus que pour la musique et que
pour M. de Charlus, fit mille déclarations à la patronne, ne tarit pas
sur l'envie qu'elle avait depuis si longtemps de faire sa connaissance,
la complimenta sur sa maison et lui parla des sujets les plus divers
comme si elle était en visite. Elle eût tant voulu amener sa nièce
Élisabeth, disait-elle (celle qui devait peu après épouser le Prince
Albert de Belgique) et qui regretterait tant. Elle se tut en voyant les
musiciens s'installer sur l'estrade et se fit montrer Morel. Elle ne
devait guère se faire d'illusion sur les motifs qui portaient M. de
Charlus à vouloir qu'on entourât le jeune virtuose de tant de gloire.
Mais sa vieille sagesse de souveraine en qui coulait un des sangs les
plus nobles de l'histoire, les plus riches d'expérience, de scepticisme
et d'orgueil, lui faisait seulement considérer les tares inévitables
des gens qu'elle aimait le mieux comme son cousin Charlus (fils comme
elle d'une duchesse de Bavière) comme des infortunes qui leur rendaient
plus précieux l'appui qu'ils pouvaient trouver en elle et faisaient en
conséquence qu'elle avait plus de plaisir encore à le leur fournir.
Elle savait que M. de Charlus serait doublement touché qu'elle se fût
dérangée en pareille circonstance. Seulement, aussi bonne qu'elle
s'était jadis montrée brave, cette femme héroïque qui, reine-soldat,
avait fait elle-même le coup de feu sur les remparts de Gaète,
toujours prête à aller chevaleresquement du côté des faibles, voyant
Mme Verdurin seule et délaissée et qui ignorait d'ailleurs qu'elle
n'eût pas dû quitter la Reine, avait cherché à feindre que pour
elle, Reine de Naples, le centre de cette soirée, le point attractif
qui l'avait fait venir c'était Mme Verdurin. Elle s'excusa sur ce
qu'elle ne pourrait pas rester jusqu'à la fin, devant, quoiqu'elle ne
sortît jamais, aller à une autre soirée, et demandant que surtout,
quand elle s'en irait, on ne se dérangeât pas pour elle, tenant ainsi
Mme Verdurin quitte d'honneurs que celle-ci ne savait du reste pas qu'on
avait à lui rendre.
Il faut rendre pourtant cette justice à M. de Charlus que s'il oublia
entièrement Mme Verdurin et la laissa oublier, jusqu'au scandale, par
les gens «de son monde» à lui qu'il avait invités, il comprit, en
revanche, qu'il ne devait pas laisser ceux-ci garder, en face de la
«manifestation musicale» elle-même, les mauvaises façons dont ils
usaient à l'égard de la Patronne. Morel était déjà monté sur
l'estrade, les artistes se groupaient, que l'on entendait encore des
conversations, voire des rires, des «il paraît qu'il faut être
initié pour comprendre». Aussitôt M. de Charlus, redressant sa taille
en arrière, comme entré dans un autre corps que celui que j'avais vu,
tout à l'heure, arriver en traînaillant chez Mme Verdurin, prit une
expression de prophète et regarda l'assemblée avec un sérieux qui
signifiait que ce n'était pas le moment de rire, et dont on vit rougir
brusquement le visage de plus d'une invitée prise en faute, comme une
élève par son professeur en pleine classe. Pour moi l'attitude, si
noble d'ailleurs, de M. de Charlus avait quelque chose de comique; car
tantôt il foudroyait ses invités de regards enflammés, tantôt, afin
de leur indiquer comme un _vade mecum_ le religieux silence qu'il
convenait d'observer, le détachement de toute préoccupation mondaine,
il présentait lui-même, élevant vers son beau front ses mains
gantées de blanc, un modèle (auquel on devait se conformer) de
gravité, presque déjà d'extase, sans répondre aux saluts de
retardataires assez indécents pour ne pas comprendre que l'heure était
maintenant au Grand Art. Tous furent hypnotisés; on n'osa plus
proférer un son, bouger une chaise; le respect pour la musique--de par
le prestige de Palamède--avait été subitement inculqué à une' foule
aussi mal élevée qu'élégante.
En voyant se ranger sur la petite estrade non pas seulement Morel et un
pianiste, mais d'autres instrumentistes, je crus qu'on commençait par
des œuvres d'autres musiciens que Vinteuil. Car je croyais qu'on ne
possédait de lui que sa sonate pour piano et violon.
Mme Verdurin s'assit à part, les hémisphères de son front blanc et
légèrement rosé, magnifiquement bombés, les cheveux écartés,
moitié en imitation d'un portrait du XVIIIe siècle, moitié par besoin
de fraîcheur d'une fiévreuse qu'une pudeur empêche de dire son état,
isolée, divinité qui présidait aux solennités musicales, déesse du
wagnérisme et de la migraine, sorte de Norne presque tragique,
évoquée par le génie au milieu de ces ennuyeux, devant qui elle
allait dédaigner plus encore que de coutume d'exprimer des impressions
en entendant une musique qu'elle connaissait mieux qu'eux. Le concert
commença, je ne connaissais pas ce qu'on jouait, je me trouvais en pays
inconnu. Où le situer? Dans l'œuvre de quel auteur étais-je? J'aurais
bien voulu le savoir et, n'ayant près de moi personne à qui le
demander, j'aurais bien voulu être un personnage de ces Mille et une
Nuits que je relisais sans cesse et où dans les moments d'incertitude,
surgit soudain un génie ou une adolescente d'une ravissante beauté,
invisible pour les autres, mais non pour le héros embarrassé à qui
elle révèle exactement ce qu'il désire savoir. Or à ce moment je fus
précisément favorisé d'une telle apparition magique. Comme, dans un
pays qu'on ne croit pas connaître et qu'en effet on a abordé par un
côté nouveau, lorsqu'après avoir tourné un chemin, on se trouve tout
d'un coup déboucher dans un autre dont les moindres coins vous sont
familiers, mais seulement où on n'avait pas l'habitude d'arriver par
là, on se dit tout d'un coup: «mais c'est le petit chemin qui mène à
la petite porte du jardin de mes amis X...; je suis à deux minutes de
chez eux»; et leur fille est en effet là qui est venue vous dire
bonjour au passage; ainsi tout d'un coup, je me reconnus au milieu de
cette musique nouvelle pour moi, en pleine sonate de Vinteuil; et plus
merveilleuse qu'une adolescente, la petite phrase, enveloppée,
harnachée d'argent, toute ruisselante de sonorités brillantes,
légères et douces comme des écharpes, vint à moi, reconnaissable
sous ces parures nouvelles. Ma joie de l'avoir retrouvée s'accroissait
de l'accent si amicalement connu qu'elle prenait pour s'adresser à moi,
si persuasif, si simple, non sans laisser éclater pourtant cette
beauté chatoyante dont elle resplendissait. La signification d'ailleurs
n'était cette fois que de me montrer le chemin, et qui n'était pas
celui de la sonate, car c'était une œuvre inédite de Vinteuil où il
s'était seulement amusé, par une allusion que justifiait à cet
endroit un mot du programme qu'on aurait dû avoir en même temps sous
les yeux, à faire apparaître un instant la petite phrase. À peine
rappelée ainsi, elle disparut et je me retrouvai dans un monde inconnu,
mais je savais maintenant, et tout ne cessa plus de me confirmer, que ce
monde était un de ceux que je n'avais même pu concevoir que Vinteuil
eût créés, car quand, fatigué de la sonate qui était un univers
épuisé pour moi, j'essayais d'en imaginer d'autres aussi beaux mais
différents, je faisais seulement comme ces poètes qui remplissent leur
prétendu paradis, de prairies, de fleurs, de rivières, qui font double
emploi avec celles de la Terre. Ce qui était devant moi me faisait
éprouver autant de joie qu'aurait fait la sonate si je ne l'avais pas
connue, par conséquent, en étant aussi beau, était autre. Tandis que
la sonate s'ouvrait sur une aube liliale et champêtre, divisant sa
candeur légère pour se suspendre à l'emmêlement léger et pourtant
consistant d'un berceau rustique de chèvrefeuilles sur des géraniums
blancs, c'était sur des surfaces unies et planes comme celles de la mer
que, par un matin d'orage déjà tout empourpré, commençait au milieu
d'un aigre silence, dans un vide infini, l'œuvre nouvelle, et c'est
dans un rose d'aurore que, pour se construire progressivement devant
moi, cet univers inconnu était tiré du silence et de la nuit. Ce rouge
si nouveau, si absent de la tendre, champêtre et candide sonate,
teignait tout le ciel, comme l'aurore, d'un espoir mystérieux. Et un
chant perçait déjà l'air, chant de sept notes, mais le plus inconnu,
le plus différent de tout ce que j'eusse jamais imaginé, de tout ce
que j'eusse jamais pu imaginer, à la fois ineffable et criard, non plus
un roucoulement de colombe comme dans la sonate, mais déchirant l'air,
aussi vif que la nuance écarlate dans laquelle le début était noyé,
quelque chose comme un mystique chant du coq, un appel ineffable mais
suraigu, de l'éternel matin. L'atmosphère froide, lavée de pluie,
électrique--d'une qualité si différente, à des pressions tout
autres, dans un monde si éloigné de celui, virginal et meublé de
végétaux, de la sonate--changeait à tout instant, effaçant la
promesse empourprée de l'Aurore. À midi pourtant, dans un
ensoleillement brûlant et passager, elle semblait s'accomplir en un
bonheur lourd, villageois et presque rustique, où la titubation de
cloches retentissantes et déchaînées (pareilles à celles qui
incendiaient de chaleur la place de l'église à Combray, et que
Vinteuil, qui avait dû souvent les entendre, avait peut-être trouvées
à ce moment-là dans sa mémoire comme une couleur qu'on a à portée
de sa main sur une palette) semblait matérialiser la plus épaisse
joie. À vrai dire, esthétiquement, ce motif de joie ne me plaisait
pas, je le trouvais presque laid, le rythme s'en traînait si
péniblement à terre qu'on aurait pu en imiter presque tout
l'essentiel, rien qu'avec des bruits, en frappant d'une certaine
manière des baguettes sur une table. Il me semblait que Vinteuil avait
manqué là d'inspiration et en conséquence je manquai aussi là un peu
de force d'attention.
Je regardai la Patronne dont l'immobilité farouche semblait protester
contre les battements de mesure exécutés par les têtes ignorantes des
dames du Faubourg. Mme Verdurin ne disait pas: «Vous comprenez que je
la connais un peu cette musique, et un peu encore! S'il me fallait
exprimer tout ce que je ressens, vous n'en auriez pas fini!» Elle ne le
disait pas. Mais sa taille droite et immobile, ses yeux sans expression,
ses mèches fuyantes, le disaient pour elle. Us disaient aussi son
courage, que les musiciens pouvaient y aller, ne pas ménager ses nerfs,
qu'elle ne flancherait pas à l'andante, qu'elle ne crierait pas à
l'allégro. Je regardai les musiciens. Le violoncelliste dominait
l'instrument qu'il serrait entre ses genoux, inclinant sa tête à
laquelle des traits vulgaires donnaient, dam les instants de
maniérisme, une expression involontaire de dégoût; il se penchait sur
sa contre-basse, la palpait avec la même patience domestique que s'il
eût épluché un chou, tandis que près de lui la harpiste (encore
enfant) en jupe courte, dépassée de tous côtés par les rayons du
quadrilatère d'or pareil à ceux qui, dans la chambre magique d'une
sybille, figureraient arbitrairement l'éther selon les formes
consacrées, semblait aller y chercher, çà et là, au point exigé, un
son délicieux, de la même manière que, petite déesse allégorique,
dressée devant le treillage d'or de la voûte céleste, elle y aurait
cueilli une à une, des étoiles. Quant à Morel une mèche jusque-là
invisible et confondue dans sa chevelure venait de se détacher et de
faire boucle sur son front. Je tournai imperceptiblement la tête vers
le public pour me rendre compte de ce que M. de Charlus avait l'air de
penser de cette mèche. Mais mes yeux ne rencontrèrent que le visage,
ou plutôt que les mains de Mme Verdurin, car celui-là était
entièrement enfoui dans celles-ci.
Mais bien vite, le motif triomphant des cloches ayant été chassé,
dispersé par d'autres, je fus repris par cette musique; et je me
rendais compte que si, au sein de ce septuor, des éléments différents
s'exposaient tour à tour pour se combiner à la fin, de même, la
sonate de Vinteuil et, comme je le sus plus tard, ses autres œuvres
n'avaient toutes été, par rapport à ce septuor, que de timides
essais, délicieux mais bien frêles, auprès du chef-d'œuvre triomphal
et complet qui m'était en ce moment révélé. Et de même encore, je
ne pouvais m'empêcher, par comparaison, de me rappeler que j'avais
pensé aux autres mondes qu'avait pu créer Vinteuil comme à des
univers aussi complètement clos qu'avait été chacun de mes amours;
mais en réalité je devais bien m'avouer qu'au sein de mon dernier
amour--celui pour Albertine--mes premières velléités de l'aimer, (à
Balbec tout au début, puis après la partie de furet, puis la nuit où
elle avait couché à l'hôtel, puis à Paris le dimanche de brume, puis
le soir de la fête Guermantes, puis de nouveau à Balbec, et enfin à
Paris où ma vie était étroitement unie à la sienne) n'avaient été
que des appels; de même, si je considérais maintenant, non plus mon
réception, et j'ai tenu au contraire à la donner, parce que j'aurais
trouvé une comédie de témoigner un chagrin que je n'éprouve pas.»
Elle disait cela parce qu'elle trouvait que c'était curieusement
théâtre libre, et aussi que c'était joliment commode; car
l'insensibilité ou l'immoralité avouée simplifie autant la vie que la
morale facile; elle fait des actions blâmables, et pour lesquelles on
n'a plus alors besoin de chercher d'excuses, un devoir de sincérité.
Et les fidèles écoutaient les paroles de Mme Verdurin avec le mélange
d'admiration et de malaise que certaines pièces cruellement réalistes
et d'une observation pénible causent autrefois, et tout en
s'émerveillant de voir leur chère patronne donner une forme nouvelle
de sa droiture et de son indépendance, plus d'un, tout en se disant
qu'après tout ce ne serait pas la même chose, pensait à sa propre
mort et se demandait si, le jour qu'elle surviendrait, on pleurerait ou
on donnerait une fête quai Conti. «Je suis bien content que la soirée
n'ait pas été décommandée à cause de mes invités», dit M. de
Charlus qui ne se rendait pas compte qu'en s'exprimant ainsi il
froissait Mme Verdurin. Cependant j'étais frappé, comme chaque
personne qui approcha ce soir-là Mme Verdurin, par une odeur assez peu
agréable de rhino-goménol. Voici à quoi cela tenait. On sait que Mme
Verdurin n'exprimait jamais ses émotions artistiques d'une façon
morale, mais physique, pour qu'elles semblassent plus inévitables et
plus profondes. Or si on lui parlait de la musique de Vinteuil, sa
préférée, elle restait indifférente, comme si elle n'en attendait
aucune émotion. Mais après quelques minutes de regard immobile,
presque distrait, sur un ton précis, pratique, presque peu poli (comme
si elle vous avait dit: «Cela me serait égal que vous fumiez mais
c'est à cause du tapis, il est très beau, (ce qui me serait encore
égal), mais il est très inflammable, j'ai très peur du feu et je ne
voudrais pas vous faire flamber tous, pour un bout de cigarette mal
éteinte que vous auriez laissé tomber par terre»), elle vous
répondait: «Je n'ai rien contre Vinteuil; à mon sens, c'est le plus
grand musicien du siècle, seulement je ne peux pas écouter ces
machines-là sans cesser de pleurer un instant (elle ne disait nullement
«pleurer» d'un air pathétique, elle aurait dit d'un air aussi naturel
«dormir»; certaines méchantes langues prétendaient même que ce
dernier verbe eût été plus vrai, personne ne pouvant du reste
décider, car elle écoutait cette musique-là la tête dans ses mains,
et certains bruits ronfleurs pouvaient après tout être des sanglots).
Pleurer ça ne me fait pas mal, tant qu'on voudra, seulement ça me
fiche après des rhumes à tout casser. Cela me congestionne la muqueuse
et quarante-huit heures après, j'ai l'air d'une vieille poivrote et,
pour que mes cordes vocales fonctionnent, il me faut faire des journées
d'inhalation. Enfin un élève de Cottard, un être délicieux, m'a
soignée pour cela. Il professe un axiome assez original: «Mieux vaut
prévenir que guérir». Et il me graisse le nez avant que la musique
commence. C'est radical. Je peux pleurer comme je ne sais pas combien de
mères qui auraient perdu leurs enfants, pas le moindre rhume.
Quelquefois un peu de conjonctivite, mais c'est tout. L'efficacité est
absolue. Sans cela je n'aurais pu continuer à écouter du Vinteuil. Je
ne faisais plus que tomber d'une bronchite dans une autre.» Je ne pus
plus me retenir de parler de Mlle Vinteuil. «Est-ce que la fille de
l'auteur n'est pas là?» demandai-je à Mme Verdurin, ainsi qu'une de
ses amies?»--«Non, je viens justement de recevoir une dépêche, me
dit évasivement Mme Verdurin, elles ont été obligées de rester à la
campagne.» J'eus un instant l'espérance qu'il n'avait peut-être
jamais été question qu'elles la quittassent et que Mme Verdurin
n'avait annoncé ces représentants de l'auteur que pour impressionner
favorablement les interprètes et le public. «Comment, alors, elles ne
sont même pas venues à la répétition de tantôt?» dit avec une
fausse curiosité le baron qui voulut paraître ne pas avoir vu Charlie.
Celui-ci vint me dire bonjour. Je l'interrogeai à l'oreille
relativement à Mlle Vinteuil; il me sembla fort peu au courant. Je lui
fis signe de ne pas parler haut et l'avertit que nous en recauserions.
Il s'inclina en me promettant qu'il serait trop heureux d'être à ma
disposition entière. Je remarquai qu'il était beaucoup plus poli,
beaucoup plus respectueux qu'autrefois. Je fis compliment de lui--de lui
qui pourrait peut-être m'aider à éclaircir mes soupçons--à M. de
Charlus qui me répondit: «Il ne fait que ce qu'il doit, ce ne serait
pas la peine qu'il vécût avec des gens comme il faut pour avoir de
mauvaises manières.» Les bonnes, selon M. de Charlus, étaient les
vieilles manières françaises, sans ombre de raideur britannique. Ainsi
quand Charlie revenant de faire une tournée en province ou à
l'étranger, débarquait en costume de voyage chez le baron, celui-ci,
s'il n'y avait pas trop de monde, l'embrassait sans façon sur les deux
joues, peut-être un peu pour ôter par tant d'ostentation de sa
tendresse toute idée qu'elle pût être coupable, peut-être pour ne
pas se refuser un plaisir, mais plus encore sans doute par littérature,
pour maintien et illustration des anciennes manières de France, et
comme il aurait protesté contre le style munichois ou le moderne style
en gardant de vieux fauteuils de son arrière-grand'mère, opposant au
flegme britannique la tendresse d'un père sensible du XVIIIe siècle
qui ne dissimule pas sa joie de revoir un fils. Y avait-il enfin une
pointe d'inceste, dans cette affection paternelle? Il est plus probable
que la façon dont M. de Charlus contentait habituellement son vice et
sut laquelle nous recevrons ultérieurement quelques éclaircissements,
ne suffisait pas à ses besoins affectifs, restés vacants depuis la
mort de sa femme; toujours est-il qu'après avoir songé plusieurs fois
à se remarier, il était travaillé maintenant d'une maniaque envie
d'adopter. On disait qu'il allait adopter Morel et ce n'est pas
extraordinaire. L'inverti qui n'a pu nourrir sa passion qu'avec une
littérature écrite pour les hommes à femmes, qui pensait aux hommes
en lisant les _Nuits_ de Musset, éprouve le besoin d'entrer de même
dans toutes les fonctions sociales de l'homme qui n'est pas inverti,
d'entretenir un amant, comme le vieil habitué de l'Opéra des
danseuses, d'être rangé, d'épouser ou de se coller, d'être père.
M. de Charlus s'éloigna avec Morel sous prétexte de se faire expliquer
ce qu'on allait jouer, trouvant surtout une grande douceur, tandis que
Charlie lui montrait sa musique, à étaler ainsi publiquement leur
intimité secrète. Pendant ce temps-là j'étais charmé. Car bien que
le petit clan comportât peu de jeunes filles, on en invitait pas mal
par compensation les jours de grandes soirées. Il y en avait plusieurs
et de fort belles que je connaissais. Elles m'envoyaient de loin un
sourire de bienvenue. L'air était ainsi décoré de moment en moment
d'un beau sourire de jeune fille. C'est l'ornement multiple et épars
des soirées, comme des jours. On se souvient d'une atmosphère parce
que des jeunes filles y ont souri.
On eût été bien étonné si l'on avait noté les propos furtifs que
M. de Charlus avait échangés avec plusieurs hommes importants de cette
soirée. Ces hommes étaient deux ducs, un général éminent, un grand
écrivain, un grand médecin, un grand avocat. Or les propos avaient
été: «À propos avez-vous vu le valet de pied, je parle du petit qui
monte sur la voiture? et chez notre cousine Guermantes vous ne
connaissez rien?»--«Actuellement non.»--«Dites donc, devant la porte
d'entrée, aux voitures, il y avait une jeune personne blonde, en
culotte courte, qui m'a semblé tout à fait sympathique. Elle m'a
appelé très gracieusement ma voiture, j'aurais volontiers prolongé la
conversation.»--«Oui, mais je la crois tout à fait hostile, et puis
ça fait des façons, vous qui aimez que les choses réussissent du
premier coup, vous seriez dégoûté. Du reste je sais qu'il n'y a rien
à faire, un de mes amis a essayé.»--«C'est regrettable, j'avais
trouvé le profil très fin et les cheveux superbes.»--«Vraiment vous
trouvez ça si bien que ça? Je crois que si vous l'aviez vue un peu
plus, vous auriez été désillusionné. Non, c'est au buffet qu'il y a
encore deux mois vous auriez vu une vraie merveille, un grand gaillard
de deux mètres, une peau idéale et puis aimant ça. Mais c'est parti
pour la Pologne.»--«Ah c'est un peu loin.»--«Qui sait, ça reviendra
peut-être. On se retrouve toujours dans la vie.» Il n'y a pas de
grande soirée mondaine, si, pour en avoir une coupe, on sait la prendre
à une profondeur suffisante, qui ne soit pareille à ces soirées où
les médecins invitent leurs malades, lesquels tiennent des propos fort
sensés, ont de très bonnes manières et ne montreraient pas qu'ils
sont fous s'ils ne vous glissaient à l'oreille en vous montrant un
vieux monsieur qui passe: «C'est Jeanne d'Arc.»
«Je trouve que ce serait de notre devoir de l'éclairer, dit Mme
Verdurin à Brichot. Ce que je fais n'est pas contre Charlus au
contraire. Il est agréable et quant à sa réputation, je vous dirai
qu'elle est d'un genre qui ne peut pas me nuire! Même moi qui pour
notre petit clan, pour nos dîners de conversation, déteste les flirts,
les hommes disant des inepties à une femme dans un coin au lieu de
traiter des sujets intéressants, avec Charlus je n'avais pas à
craindre ce qui m'est arrivé avec Swann, avec Elstir, avec tant
d'autres. Avec lui j'étais tranquille, il arrivait là à mes dîners,
il pouvait y avoir toutes les femmes du monde, on était sûr que la
conversation générale n'était pas troublée par des flirts, des
chuchotements. Charlus c'est à part, on est tranquille, c'est comme un
prêtre. Seulement, il ne faut pas qu'il se permette de régenter les
jeunes gens qui viennent ici et de porter le trouble dans notre petit
noyau, sans cela ce sera encore pire qu'un homme à femmes». Et Mme
Verdurin était sincère en proclamant ainsi son indulgence pour le
Charlisme. Comme tout pouvoir ecclésiastique, elle jugeait les
faiblesses humaines moins graves que ce qui pouvait affaiblir le
principe d'autorité, nuire à l'orthodoxie, modifier l'antique credo,
dans sa petite Église. «Sans cela, moi je montre les dents. Voilà un
Monsieur qui a voulu empêcher Charlie de venir à une répétition
parce qu'il n'y était pas convié. Aussi il va avoir un avertissement
sérieux, j'espère que cela lui suffira, sans cela il n'aura qu'à
prendre la porte. Il le chambre, ma parole.» Et usant exactement des
mêmes expressions que presque tout le monde aurait employées, car il
en est certaines pas habituelles, que tel sujet particulier, telle
circonstance donnée, font affluer presque nécessairement à la
mémoire du causeur qui croit exprimer librement sa pensée et ne fait
que répéter machinalement la leçon universelle, elle ajouta: «On ne
peut plus voir Morel sans qu'il soit affublé de ce grand escogriffe, de
cette espèce de garde du corps.» M. Verdurin proposa d'emmener un
instant Charlie pour lui parler, sous prétexte de lui demander quelque
chose. Mme Verdurin craignit qu'il ne fût ensuite troublé et jouât
mal. Il vaudrait mieux retarder cette exécution jusqu'après celle des
morceaux. Et peut-être même jusqu'à une autre fois. Car Mme Verdurin
avait beau tenir à la délicieuse émotion qu'elle éprouverait quand
elle saurait son mari en train d'éclairer Charlie dans une pièce
voisine, elle avait peur, si le coup ratait, qu'il ne se fâchât et
lâchât le 16.
Ce qui perdit M. de Charlus ce soir-là fut la mauvaise éducation--si
fréquente dans ce monde--des personnes qu'il avait invitées et qui
commençaient à arriver. Venues à la fois par amitié pour M. de
Charlus, et avec la curiosité de pénétrer dans un endroit pareil,
chaque Duchesse allait droit au Baron comme si c'était lui qui avait
reçu et disait, juste à un pas des Verdurin, qui entendaient tout:
«Montrez-moi où est la mère Verdurin; croyez-vous que ce soit
indispensable que je me fasse présenter? J'espère au moins qu'elle ne
fera pas mettre mon nom dans le journal demain, il y aurait de quoi me
brouiller avec tous les miens. Comment! comment, c'est cette femme à
cheveux blancs, mais elle n'a pas trop mauvaise façon.» Entendant
parler de Mlle Vinteuil, d'ailleurs absente, plus d'une disait: «Ah! la
fille de la Sonate? Montrez-moi la» et, retrouvant beaucoup d'amies,
elles faisaient bande à part, épiaient, pétillantes de curiosité
ironique, l'entrée des fidèles, trouvaient tout au plus à se montrer
du doigt la coiffure un peu singulière d'une personne qui, quelques
années plus tard, devait la mettre à la mode dans le plus grand monde,
et, somme toute, regrettaient de ne pas trouver ce salon aussi
dissemblable de ceux qu'elles connaissaient, qu'elles avaient espéré,
éprouvant le désappointement de gens du monde qui, étant allés dans
la boîte à Bruant dans l'espoir d'être engueulés par le chansonnier,
se seraient vus à leur entrée accueillis par un salut correct au lieu
du refrain attendu: «Ah! voyez cte gueule, cte binette. Ah! voyez cte
gueule qu'elle a.»
M. de Charlus avait, à Balbec, finement critiqué devant moi Mme de
Vaugoubert qui, malgré sa grande intelligence, avait causé, après la
fortune inespérée, l'irrémédiable disgrâce de son mari. Les
souverains auprès desquels M. de Vaugoubert était accrédité, le Roi
Théodose et la Reine Eudoxie, étant revenus à Paris, mais cette fois
pour un séjour de quelque durée, des fêtes quotidiennes avaient été
données en leur honneur, au cours desquelles la Reine, liée avec Mme
de Vaugoubert qu'elle voyait depuis dix ans dans sa capitale, et ne
connaissant ni la femme du Président de la République, ni les femmes
des Ministres, s'était détournée de celles-ci pour faire bande à
part avec l'Ambassadrice. Celle-ci croyant sa position hors de toute
atteinte--M. de Vaugoubert étant l'auteur de l'alliance entre le Roi
Théodose et la France--avait conçu, de la préférence que lui
marquait la reine, une satisfaction d'orgueil, mais nulle inquiétude du
danger qui la menaçait et qui se réalisa quelques mois plus tard en
l'événement, jugé à tort impossible par le couple trop confiant, de
la brutale mise à la retraite de M. de Vaugoubert. M. de Charlus,
commentant dans le «tortillard» la chute de son ami d'enfance,
s'étonnait qu'une femme intelligente n'eût pas, en pareille
circonstance, fait servir toute son influence sur les souverains à
obtenir d'eux qu'elle parût n'en posséder aucune et à leur faire
reporter sur la femme du Président de la République et des Ministres
une amabilité dont elles eussent été d'autant plus flattées,
c'est-à-dire dont elles eussent été plus près dans leur
contentement, de savoir gré aux Vaugoubert, qu'elles eussent cru que
cette amabilité était spontanée et non pas dictée par eux. Mais qui
voit le tort des autres, pour peu que les circonstances le grisent, y
succombe souvent lui-même. Et M. de Charlus pendant que ses invités se
frayaient un chemin pour venir le féliciter, le remercier, comme s'il
avait été le maître de maison, ne songea pas à leur demander de dire
quelques mots à Mme Verdurin. Seule la Reine de Naples, en qui vivait
le même noble sang qu'en ses sœurs l'Impératrice Élisabeth et la
Duchesse d'Alençon, se mit à causer avec Mme Verdurin comme si elle
était venue pour le plaisir de la voir plus que pour la musique et que
pour M. de Charlus, fit mille déclarations à la patronne, ne tarit pas
sur l'envie qu'elle avait depuis si longtemps de faire sa connaissance,
la complimenta sur sa maison et lui parla des sujets les plus divers
comme si elle était en visite. Elle eût tant voulu amener sa nièce
Élisabeth, disait-elle (celle qui devait peu après épouser le Prince
Albert de Belgique) et qui regretterait tant. Elle se tut en voyant les
musiciens s'installer sur l'estrade et se fit montrer Morel. Elle ne
devait guère se faire d'illusion sur les motifs qui portaient M. de
Charlus à vouloir qu'on entourât le jeune virtuose de tant de gloire.
Mais sa vieille sagesse de souveraine en qui coulait un des sangs les
plus nobles de l'histoire, les plus riches d'expérience, de scepticisme
et d'orgueil, lui faisait seulement considérer les tares inévitables
des gens qu'elle aimait le mieux comme son cousin Charlus (fils comme
elle d'une duchesse de Bavière) comme des infortunes qui leur rendaient
plus précieux l'appui qu'ils pouvaient trouver en elle et faisaient en
conséquence qu'elle avait plus de plaisir encore à le leur fournir.
Elle savait que M. de Charlus serait doublement touché qu'elle se fût
dérangée en pareille circonstance. Seulement, aussi bonne qu'elle
s'était jadis montrée brave, cette femme héroïque qui, reine-soldat,
avait fait elle-même le coup de feu sur les remparts de Gaète,
toujours prête à aller chevaleresquement du côté des faibles, voyant
Mme Verdurin seule et délaissée et qui ignorait d'ailleurs qu'elle
n'eût pas dû quitter la Reine, avait cherché à feindre que pour
elle, Reine de Naples, le centre de cette soirée, le point attractif
qui l'avait fait venir c'était Mme Verdurin. Elle s'excusa sur ce
qu'elle ne pourrait pas rester jusqu'à la fin, devant, quoiqu'elle ne
sortît jamais, aller à une autre soirée, et demandant que surtout,
quand elle s'en irait, on ne se dérangeât pas pour elle, tenant ainsi
Mme Verdurin quitte d'honneurs que celle-ci ne savait du reste pas qu'on
avait à lui rendre.
Il faut rendre pourtant cette justice à M. de Charlus que s'il oublia
entièrement Mme Verdurin et la laissa oublier, jusqu'au scandale, par
les gens «de son monde» à lui qu'il avait invités, il comprit, en
revanche, qu'il ne devait pas laisser ceux-ci garder, en face de la
«manifestation musicale» elle-même, les mauvaises façons dont ils
usaient à l'égard de la Patronne. Morel était déjà monté sur
l'estrade, les artistes se groupaient, que l'on entendait encore des
conversations, voire des rires, des «il paraît qu'il faut être
initié pour comprendre». Aussitôt M. de Charlus, redressant sa taille
en arrière, comme entré dans un autre corps que celui que j'avais vu,
tout à l'heure, arriver en traînaillant chez Mme Verdurin, prit une
expression de prophète et regarda l'assemblée avec un sérieux qui
signifiait que ce n'était pas le moment de rire, et dont on vit rougir
brusquement le visage de plus d'une invitée prise en faute, comme une
élève par son professeur en pleine classe. Pour moi l'attitude, si
noble d'ailleurs, de M. de Charlus avait quelque chose de comique; car
tantôt il foudroyait ses invités de regards enflammés, tantôt, afin
de leur indiquer comme un _vade mecum_ le religieux silence qu'il
convenait d'observer, le détachement de toute préoccupation mondaine,
il présentait lui-même, élevant vers son beau front ses mains
gantées de blanc, un modèle (auquel on devait se conformer) de
gravité, presque déjà d'extase, sans répondre aux saluts de
retardataires assez indécents pour ne pas comprendre que l'heure était
maintenant au Grand Art. Tous furent hypnotisés; on n'osa plus
proférer un son, bouger une chaise; le respect pour la musique--de par
le prestige de Palamède--avait été subitement inculqué à une' foule
aussi mal élevée qu'élégante.
En voyant se ranger sur la petite estrade non pas seulement Morel et un
pianiste, mais d'autres instrumentistes, je crus qu'on commençait par
des œuvres d'autres musiciens que Vinteuil. Car je croyais qu'on ne
possédait de lui que sa sonate pour piano et violon.
Mme Verdurin s'assit à part, les hémisphères de son front blanc et
légèrement rosé, magnifiquement bombés, les cheveux écartés,
moitié en imitation d'un portrait du XVIIIe siècle, moitié par besoin
de fraîcheur d'une fiévreuse qu'une pudeur empêche de dire son état,
isolée, divinité qui présidait aux solennités musicales, déesse du
wagnérisme et de la migraine, sorte de Norne presque tragique,
évoquée par le génie au milieu de ces ennuyeux, devant qui elle
allait dédaigner plus encore que de coutume d'exprimer des impressions
en entendant une musique qu'elle connaissait mieux qu'eux. Le concert
commença, je ne connaissais pas ce qu'on jouait, je me trouvais en pays
inconnu. Où le situer? Dans l'œuvre de quel auteur étais-je? J'aurais
bien voulu le savoir et, n'ayant près de moi personne à qui le
demander, j'aurais bien voulu être un personnage de ces Mille et une
Nuits que je relisais sans cesse et où dans les moments d'incertitude,
surgit soudain un génie ou une adolescente d'une ravissante beauté,
invisible pour les autres, mais non pour le héros embarrassé à qui
elle révèle exactement ce qu'il désire savoir. Or à ce moment je fus
précisément favorisé d'une telle apparition magique. Comme, dans un
pays qu'on ne croit pas connaître et qu'en effet on a abordé par un
côté nouveau, lorsqu'après avoir tourné un chemin, on se trouve tout
d'un coup déboucher dans un autre dont les moindres coins vous sont
familiers, mais seulement où on n'avait pas l'habitude d'arriver par
là, on se dit tout d'un coup: «mais c'est le petit chemin qui mène à
la petite porte du jardin de mes amis X...; je suis à deux minutes de
chez eux»; et leur fille est en effet là qui est venue vous dire
bonjour au passage; ainsi tout d'un coup, je me reconnus au milieu de
cette musique nouvelle pour moi, en pleine sonate de Vinteuil; et plus
merveilleuse qu'une adolescente, la petite phrase, enveloppée,
harnachée d'argent, toute ruisselante de sonorités brillantes,
légères et douces comme des écharpes, vint à moi, reconnaissable
sous ces parures nouvelles. Ma joie de l'avoir retrouvée s'accroissait
de l'accent si amicalement connu qu'elle prenait pour s'adresser à moi,
si persuasif, si simple, non sans laisser éclater pourtant cette
beauté chatoyante dont elle resplendissait. La signification d'ailleurs
n'était cette fois que de me montrer le chemin, et qui n'était pas
celui de la sonate, car c'était une œuvre inédite de Vinteuil où il
s'était seulement amusé, par une allusion que justifiait à cet
endroit un mot du programme qu'on aurait dû avoir en même temps sous
les yeux, à faire apparaître un instant la petite phrase. À peine
rappelée ainsi, elle disparut et je me retrouvai dans un monde inconnu,
mais je savais maintenant, et tout ne cessa plus de me confirmer, que ce
monde était un de ceux que je n'avais même pu concevoir que Vinteuil
eût créés, car quand, fatigué de la sonate qui était un univers
épuisé pour moi, j'essayais d'en imaginer d'autres aussi beaux mais
différents, je faisais seulement comme ces poètes qui remplissent leur
prétendu paradis, de prairies, de fleurs, de rivières, qui font double
emploi avec celles de la Terre. Ce qui était devant moi me faisait
éprouver autant de joie qu'aurait fait la sonate si je ne l'avais pas
connue, par conséquent, en étant aussi beau, était autre. Tandis que
la sonate s'ouvrait sur une aube liliale et champêtre, divisant sa
candeur légère pour se suspendre à l'emmêlement léger et pourtant
consistant d'un berceau rustique de chèvrefeuilles sur des géraniums
blancs, c'était sur des surfaces unies et planes comme celles de la mer
que, par un matin d'orage déjà tout empourpré, commençait au milieu
d'un aigre silence, dans un vide infini, l'œuvre nouvelle, et c'est
dans un rose d'aurore que, pour se construire progressivement devant
moi, cet univers inconnu était tiré du silence et de la nuit. Ce rouge
si nouveau, si absent de la tendre, champêtre et candide sonate,
teignait tout le ciel, comme l'aurore, d'un espoir mystérieux. Et un
chant perçait déjà l'air, chant de sept notes, mais le plus inconnu,
le plus différent de tout ce que j'eusse jamais imaginé, de tout ce
que j'eusse jamais pu imaginer, à la fois ineffable et criard, non plus
un roucoulement de colombe comme dans la sonate, mais déchirant l'air,
aussi vif que la nuance écarlate dans laquelle le début était noyé,
quelque chose comme un mystique chant du coq, un appel ineffable mais
suraigu, de l'éternel matin. L'atmosphère froide, lavée de pluie,
électrique--d'une qualité si différente, à des pressions tout
autres, dans un monde si éloigné de celui, virginal et meublé de
végétaux, de la sonate--changeait à tout instant, effaçant la
promesse empourprée de l'Aurore. À midi pourtant, dans un
ensoleillement brûlant et passager, elle semblait s'accomplir en un
bonheur lourd, villageois et presque rustique, où la titubation de
cloches retentissantes et déchaînées (pareilles à celles qui
incendiaient de chaleur la place de l'église à Combray, et que
Vinteuil, qui avait dû souvent les entendre, avait peut-être trouvées
à ce moment-là dans sa mémoire comme une couleur qu'on a à portée
de sa main sur une palette) semblait matérialiser la plus épaisse
joie. À vrai dire, esthétiquement, ce motif de joie ne me plaisait
pas, je le trouvais presque laid, le rythme s'en traînait si
péniblement à terre qu'on aurait pu en imiter presque tout
l'essentiel, rien qu'avec des bruits, en frappant d'une certaine
manière des baguettes sur une table. Il me semblait que Vinteuil avait
manqué là d'inspiration et en conséquence je manquai aussi là un peu
de force d'attention.
Je regardai la Patronne dont l'immobilité farouche semblait protester
contre les battements de mesure exécutés par les têtes ignorantes des
dames du Faubourg. Mme Verdurin ne disait pas: «Vous comprenez que je
la connais un peu cette musique, et un peu encore! S'il me fallait
exprimer tout ce que je ressens, vous n'en auriez pas fini!» Elle ne le
disait pas. Mais sa taille droite et immobile, ses yeux sans expression,
ses mèches fuyantes, le disaient pour elle. Us disaient aussi son
courage, que les musiciens pouvaient y aller, ne pas ménager ses nerfs,
qu'elle ne flancherait pas à l'andante, qu'elle ne crierait pas à
l'allégro. Je regardai les musiciens. Le violoncelliste dominait
l'instrument qu'il serrait entre ses genoux, inclinant sa tête à
laquelle des traits vulgaires donnaient, dam les instants de
maniérisme, une expression involontaire de dégoût; il se penchait sur
sa contre-basse, la palpait avec la même patience domestique que s'il
eût épluché un chou, tandis que près de lui la harpiste (encore
enfant) en jupe courte, dépassée de tous côtés par les rayons du
quadrilatère d'or pareil à ceux qui, dans la chambre magique d'une
sybille, figureraient arbitrairement l'éther selon les formes
consacrées, semblait aller y chercher, çà et là, au point exigé, un
son délicieux, de la même manière que, petite déesse allégorique,
dressée devant le treillage d'or de la voûte céleste, elle y aurait
cueilli une à une, des étoiles. Quant à Morel une mèche jusque-là
invisible et confondue dans sa chevelure venait de se détacher et de
faire boucle sur son front. Je tournai imperceptiblement la tête vers
le public pour me rendre compte de ce que M. de Charlus avait l'air de
penser de cette mèche. Mais mes yeux ne rencontrèrent que le visage,
ou plutôt que les mains de Mme Verdurin, car celui-là était
entièrement enfoui dans celles-ci.
Mais bien vite, le motif triomphant des cloches ayant été chassé,
dispersé par d'autres, je fus repris par cette musique; et je me
rendais compte que si, au sein de ce septuor, des éléments différents
s'exposaient tour à tour pour se combiner à la fin, de même, la
sonate de Vinteuil et, comme je le sus plus tard, ses autres œuvres
n'avaient toutes été, par rapport à ce septuor, que de timides
essais, délicieux mais bien frêles, auprès du chef-d'œuvre triomphal
et complet qui m'était en ce moment révélé. Et de même encore, je
ne pouvais m'empêcher, par comparaison, de me rappeler que j'avais
pensé aux autres mondes qu'avait pu créer Vinteuil comme à des
univers aussi complètement clos qu'avait été chacun de mes amours;
mais en réalité je devais bien m'avouer qu'au sein de mon dernier
amour--celui pour Albertine--mes premières velléités de l'aimer, (à
Balbec tout au début, puis après la partie de furet, puis la nuit où
elle avait couché à l'hôtel, puis à Paris le dimanche de brume, puis
le soir de la fête Guermantes, puis de nouveau à Balbec, et enfin à
Paris où ma vie était étroitement unie à la sienne) n'avaient été
que des appels; de même, si je considérais maintenant, non plus mon
- Parts
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 01
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 02
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 03
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 04
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 05
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 06
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 07
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- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 09
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- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 11
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- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 13
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