La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 19

d'avoir froid, car la porte extérieure s'ouvrait constamment, attendait
avec résignation qu'on lui prît ses affaires. «Qu'est-ce que vous
faites-là dans cette pose de chien couchant?» lui demanda M. Verdurin.
«J'attendais qu'une des personnes qui surveillent aux vêtements puisse
prendre mon pardessus et me donner un numéro.» «Qu'est-ce que vous
dites? demanda d'un air sévère M. Verdurin: «Qui surveillent aux
vêtements». Est-ce que vous devenez gâteux, on dit «surveiller les
vêtements» s'il faut vous apprendre le français comme aux gens qui
ont eu une attaque.» «Surveiller à quelque chose est la vraie forme,
murmura Saniette d'une voix entrecoupée; l'abbé Le Batteux...» «Vous
m'agacez, vous, cria M. Verdurin d'une voix terrible. Comme vous
soufflez! Est-ce que vous venez de monter six étages?» La
grossièreté de M. Verdurin eut pour effet que les hommes du vestiaire
firent passer d'autres personnes avant Saniette et quand il voulut
tendre ses affaires lui répondirent: «Chacun son tour, monsieur, ne
soyez pas si pressé.» «Voilà des hommes d'ordre, voilà des
compétences, très bien, mes braves», dit, avec un sourire de
sympathie, M. Verdurin, afin de les encourager dans leurs dispositions
à faire passer Saniette après tout le monde. «Venez, dit-il, cet
animal-là veut nous faire prendre la mort dans son cher courant d'air.
Nous allons nous chauffer un peu au salon. Surveiller aux vêtements!
reprit-il quand nous fûmes au salon, quel imbécile!» «Il donne dans
la préciosité, ce n'est pas un mauvais garçon», dit Brichot. «Je
n'ai pas dit que c'était un mauvais garçon, j'ai dit que c'était un
imbécile», riposta avec aigreur M. Verdurin.
Cependant Mme Verdurin était en grande conférence avec Cottard et Ski.
Morel venait de refuser (parce que M. de Charlus ne pouvait s'y rendre)
une invitation chez des amis auxquels elle avait pourtant promis le
concours du violoniste. La raison du refus de Morel de jouer à la
soirée des amis des Verdurin, raison à laquelle nous allons tout à
l'heure en voir s'ajouter de bien plus graves, avait pu prendre sa force
grâce à une habitude propre en général aux milieux oisifs mais tout
particulièrement au petit noyau. Certes, si Mme Verdurin surprenait
entre un nouveau et un fidèle un mot dit à mi-voix et pouvant faire
supposer qu'ils se connaissaient, ou avaient envie de se lier («Alors
à vendredi chez les un tel» ou: «Venez à l'atelier le jour que vous
voudrez, j'y suis toujours jusqu'à cinq heures, vous me ferez vraiment
plaisir»), agitée, supposant au nouveau une «situation» qui pouvait
faire de lui une recrue brillante pour le petit clan, la patronne, tout
en faisant semblant de n'avoir rien entendu et en conservant à son beau
regard, cerné par l'habitude de Debussy plus que n'aurait fait celle de
la cocaïne, l'air exténué que lui donnaient les seules ivresses de la
musique, n'en roulait pas moins, sous son front magnifique, bombé par
tant de quatuors et les migraines consécutives, des pensées qui
n'étaient pas exclusivement polyphoniques, et n'y tenant plus, ne
pouvant plus attendre une seconde sa piqûre, elle se jetait sur les
deux causeurs, les entraînait à part, et disait au nouveau en
désignant le fidèle: «Vous ne voulez pas venir dîner avec lui samedi
par exemple, ou bien le jour que vous voudrez, avec des gens gentils!
N'en parlez pas trop fort parce que je ne convoquerai pas toute cette
tourbe» (terme désignant pour cinq minutes le petit noyau dédaigné
momentanément pour le nouveau en qui on mettait tant d'espérances).
Mais ce besoin de s'engouer, de faire aussi des rapprochements, avait sa
contre-partie. L'assiduité aux mercredis faisait naître chez les
Verdurin une disposition opposée. C'était le désir de brouiller,
d'éloigner. Il avait été fortifié, rendu presque furieux par les
mois passés à la Raspelière, où l'on se voyait du matin au soir. M.
Verdurin s'y ingéniait à prendre quelqu'un en faute, à tendre des
toiles où il pût passer à l'araignée sa compagne quelque mouche
innocente. Faute de griefs on inventait des ridicules. Dès qu'un
fidèle était sorti une demi-heure, on se moquait de lui devant les
autres, on feignait d'être surpris qu'ils n'eussent pas remarqué
combien il avait toujours les dents sales, ou au contraire les brossât,
par manie, vingt fois par jour. Si l'un se permettait d'ouvrir la
fenêtre, ce manque d'éducation faisait que le patron et la patronne
échangeaient un regard révolté. Au bout d'un instant Mme Verdurin
demandait un châle, ce qui donnait le prétexte à M. Verdurin de dire
d'un air furieux: «Mais non, je vais fermer la fenêtre, je me demande
qu'est-ce qui s'est permis de l'ouvrir», devant le coupable qui
rougissait jusqu'aux oreilles. On vous reprochait indirectement la
quantité de vin qu'on avait bue. «Ça ne vous fait pas mal. C'est bon
pour un ouvrier.» Les promenades ensemble de deux fidèles qui
n'avaient pas préalablement demandé son autorisation à la patronne
avaient pour conséquence des commentaires infinis, si innocentes que
fussent ces promenades. Celles de M. de Charlus avec Morel ne l'étaient
pas. Seul le fait que le baron n'habitait pas la Raspelière (à cause
de la vie de garnison de Morel) retarda le moment de la satiété, des
dégoûts, des vomissements. Il était pourtant prêt à venir.
Mme Verdurin était furieuse et décidée à «éclairer» Morel sur le
rôle ridicule et odieux que lui faisait jouer M. de Charlus.
«J'ajoute, continua-t-elle (Mme Verdurin, quand elle se sentait devoir
à quelqu'un une reconnaissance qui allait lui peser et ne pouvait le
tuer pour la peine lui découvrait un défaut grave qui dispensait
honnêtement de la lui témoigner), j'ajoute qu'il se donne des airs
chez moi qui ne me plaisent pas.» C'est qu'en effet Mme Verdurin avait
encore une raison plus grave que le lâchage de Morel à la soirée de
ses amis d'en vouloir à M. de Charlus. Celui-ci, pénétré de
l'honneur qu'il faisait à la patronne en amenant quai Conti des gens
qui en effet n'y seraient pas venus pour elle, avait, dès les premiers
noms que Mme Verdurin avait proposés comme ceux de personnes qu'on
pourrait inviter, prononcé la plus catégorique exclusive sur un ton
péremptoire où se mêlait à l'orgueil rancunier du grand seigneur
quinteux, le dogmatisme de l'artiste expert en matière de fêtes et qui
retirerait sa pièce et refuserait son concours plutôt que de
condescendre à des concessions qui selon lui compromettraient le
résultat d'ensemble. M. de Charlus n'avait donné son permis, en
l'entourant de réserves, qu'à Saintine, à l'égard duquel, pour ne
pas s'encombrer de sa femme, Mme de Guermantes avait passé, d'une
intimité quotidienne, à une cessation complète de relations, mais que
M. de Charlus, le trouvant intelligent, voyait toujours. Certes, c'est
dans un milieu bourgeois mâtiné de petite noblesse, où tout le monde
est très riche seulement et apparenté à une aristocratie que la
grande aristocratie ne connaît pas, que Saintine, jadis la fleur du
milieu Guermantes, était allé chercher fortune et, croyait-il, point
d'appui. Mais Mme Verdurin, sachant les prétentions nobiliaires du
milieu de la femme, et ne se rendant pas compte de la situation du mari
(car c'est ce qui est presque immédiatement au-dessus de nous qui nous
donne l'impression de la hauteur et non ce qui nous est presque
invisible tant cela se perd dans le ciel) crut devoir justifier une
invitation pour Saintine en faisant valoir qu'il connaissait beaucoup de
monde, «ayant épousé Mlle ***». L'ignorance dont cette assertion
exactement contraire à la réalité témoignait chez Mme Verdurin fit
s'épanouir en un rire d'indulgent mépris et de large compréhension
les lèvres peintes du baron. Il dédaigna de répondre directement,
mais comme il échafaudait volontiers en matière mondaine des théories
où se retrouvaient la fertilité de son intelligence et la hauteur de
son orgueil, avec la frivolité héréditaire de ses préoccupations:
«Saintine aurait dû me consulter avant de se marier, dit-il, il y a
une eugénique sociale comme il y en a une physiologique, et j'en suis
peut-être le seul docteur. Le cas de Saintine ne soulevait aucune
discussion, il était clair qu'en faisant le mariage qu'il a fait, il
s'attachait un poids mort, et mettait sa flamme sous le boisseau. Sa vie
sociale était finie. Je le lui aurais expliqué et il m'aurait compris
car il est intelligent. Inversement, il y avait telle personne qui avait
tout ce qu'il fallait pour avoir une situation élevée, dominante,
universelle, seulement un terrible câble la retenait à terre. Je l'ai
aidée, mi par pression, mi par force, à rompre l'amarre, et maintenant
elle a conquis, avec une joie triomphante, la liberté, la
toute-puissance qu'elle me doit; il a peut-être fallu un peu de
volonté, mais quelle récompense elle a! On est ainsi soi-même, quand
on sait m'écouter, l'accoucheur de son destin.» Il était trop
évident que M. de Charlus n'avait pas su agir sur le sien; agir est
autre chose que parler, même avec éloquence, et que penser même avec
ingéniosité. «Mais en ce qui me concerne, je vis en philosophe qui
assiste avec curiosité aux réactions sociales que j'ai prédites, mais
n'y aide pas. Aussi ai-je continué à fréquenter Saintine qui a
toujours eu pour moi la déférence chaleureuse qui convenait. J'ai
même dîné chez lui dans sa nouvelle demeure où on s'assomme autant,
au milieu du plus grand luxe, qu'on s'amusait jadis quand, tirant le
diable par la queue, il assemblait la meilleure compagnie dans un petit
grenier. Vous pouvez donc l'inviter, j'autorise, mais je frappe de mon
veto tous les autres noms que vous me proposez. Et vous me remercierez,
car, si je suis expert en fait de mariages, je ne le suis pas moins en
matière de fêtes. Je sais les personnalités ascendantes qui
soulèvent une réunion, lui donnent de l'essor, de la hauteur; et je
sais aussi le nom qui rejette à terre, qui fait tomber à plat.» Ces
exclusions de M. de Charlus n'étaient pas toujours fondées sur des
ressentiments de toqué ou des raffinements d'artiste, mais sur des
habiletés d'acteur. Quand il tenait sur quelqu'un, sur quelque chose,
un couplet tout à fait réussi, il désirait le faire entendre au plus
grand nombre de personnes possible, mais en ayant soin de ne pas
admettre dans la seconde fournée des invités de la première qui
eussent pu constater que le morceau n'avait pas changé. Il refaisait sa
salle à nouveau, justement parce qu'il ne renouvelait pas son affiche,
et quand il tenait dans la conversation un succès, eût au besoin
organisé des tournées et donné des représentations en province. Quoi
qu'il en fût des motifs variés de ces exclusions, celles de M. de
Charlus ne froissaient pas seulement Mme Verdurin qui sentait atteinte
son autorité de patronne, elles lui causaient encore un grand tort
mondain, et cela pour deux raisons. La première est que M. de Charlus,
plus susceptible encore que Jupien, se brouillait sans qu'on sût même
pourquoi avec les personnes le mieux faites pour être de ses amis.
Naturellement une des premières punitions qu'on pouvait leur infliger
était de ne pas les laisser inviter à une fête qu'il donnait chez les
Verdurin. Or ces parias étaient souvent des gens qui tiennent ce qu'on
appelle le haut du pavé, mais qui pour M. de Charlus avaient cessé de
le tenir du jour qu'il avait été brouillé avec eux. Car son
imagination, autant qu'à supposer des torts aux gens pour se brouiller
avec eux, était ingénieuse à leur ôter toute importance dès qu'ils
n'étaient plus ses amis. Si par exemple le coupable était un homme
d'une famille extrêmement ancienne, mais dont le duché ne date que du
XIXe siècle, les Montesquiou par exemple, du jour au lendemain ce qui
comptait pour M. de Charlus c'était l'ancienneté du duché, la famille
n'était rien. «Ils ne sont même pas ducs, s'écriait-il. C'est le
titre de l'abbé de Montesquiou qui a indûment passé à un parent, il
n'y a même pas quatre-vingts ans. Le duc actuel, si duc il y a, est le
troisième. Parlez-moi des gens comme les Uzès, les La Trémoille, les
Luynes, qui sont les 10e, les 14e ducs, comme mon frère qui est le 12e
duc de Guermantes et 17e prince de Cordoue. Les Montesquiou descendent
d'une ancienne famille, qu'est-ce que ça prouverait, même si c'était
prouvé? Ils descendent tellement qu'ils sont dans le quatorzième
dessous.» Était-il brouillé au contraire avec un gentilhomme
possesseur d'un duché ancien, ayant les plus magnifiques alliances,
apparenté aux familles souveraines, mais à qui ce grand éclat est
venu très vite sans que la famille remonte très haut, un Luynes par
exemple, tout était changé, la famille seule comptait. «Je vous
demande un peu, M. Alberti qui ne se décrasse que sous Louis XIII.
Qu'est-ce que ça peut nous fiche que des faveurs de cour leur aient
permis d'entasser des duchés auxquels ils n'avaient aucun droit.» De
plus, chez M. de Charlus, la chute suivait de près la faveur à cause
de cette disposition propre aux Guermantes d'exiger de la conversation,
de l'amitié, ce qu'elle ne peut donner, plus la crainte symptomatique
d'être l'objet de médisances. Et la chute était d'autant plus
profonde que la faveur avait été plus grande. Or personne n'en avait
joui auprès du baron d'une pareille à celle qu'il avait ostensiblement
marquée à la comtesse Molé. Par quelle marque d'indifférence
montra-t-elle un beau jour qu'elle en avait été indigne? La comtesse
déclara toujours qu'elle n'avait jamais pu arriver à le découvrir.
Toujours est-il que son nom seul excitait chez le baron les plus
violentes colères, les philippiques les plus éloquentes mais les plus
terribles. Mme Verdurin, pour qui Mme Molé avait été très aimable et
qui fondait, on va le voir de grands espoirs sur elle et s'était
réjouie à l'avance de l'idée que la comtesse verrait chez elle les
gens les plus nobles, comme la patronne disait, «de France et de
Navarre», proposa tout de suite d'inviter «Madame de Molé».--«Ah!
mon Dieu, tous les goûts sont dans la nature, avait répondu M. de
Charlus, et si vous avez, madame, du goût pour causer avec Mme Pipelet,
Mme Gibout et Mme Joseph Prudhomme, je ne demande pas mieux, mais alors
que ce soit un soir où je ne serai pas là. Je vois dès les premiers
mots que nous ne parlons pas la même langue, puisque je parlais de noms
de l'aristocratie et que vous me citez les plus obscurs des noms des
gens de robe, de petits roturiers retors, cancaniers, malfaisants, de
petites dames qui se croient des protectrices des arts parce qu'elles
reprennent une octave au-dessous les manières de ma belle-sœur
Guermantes à la façon du geai qui croit imiter le paon. J'ajoute qu'il
y aurait une espèce d'indécence à introduire dans une fête que je
veux bien donner chez Mme Verdurin une personne que j'ai retranchée à
bon escient de ma familiarité, une pécore sans naissance, sans
loyauté, sans esprit, qui a la folie de croire qu'elle est capable de
jouer les duchesses de Guermantes et les princesses de Guermantes, cumul
qui en lui-même est une sottise, puisque la duchesse de Guermantes et
la princesse de Guermantes c'est juste le contraire. C'est comme une
personne qui prétendrait être à la fois Reichenberg et Sarah
Bernhardt. En tous cas, même si ce n'était pas contradictoire, ce
serait profondément ridicule. Que je puisse, moi, sourire quelquefois
des exagérations de l'une et m'attrister des limites de l'autre, c'est
mon droit. Mais cette petite grenouille bourgeoise voulant s'enfler pour
égaler les deux grandes dames qui en tout cas laissent toujours
paraître l'incomparable distinction de la race, c'est, comme on dit,
faire rire les poules. La Molé! Voilà un nom qu'il ne faut plus
prononcer ou bien je n'ai qu'à me retirer», ajouta-t-il avec un
sourire, sur le ton d'un médecin qui, voulant le bien de son malade
malgré ce malade lui-même, entend bien ne pas se laisser imposer la
collaboration d'un homéopathe. D'autre part certaines personnes jugées
négligeables par M. de Charlus pouvaient en effet l'être pour lui et
non pour Mme Verdurin. M. de Charlus, de haute naissance, pouvait se
passer des gens les plus élégants dont l'assemblée eût fait du salon
de Mme Verdurin un des premiers de Paris. Or celle-ci commençait à
trouver qu'elle avait déjà bien des fois manqué le coche, sans
compter l'énorme retard que l'erreur mondaine de l'affaire Dreyfus lui
avait infligé, non sans lui rendre service pourtant. Je ne sais si j'ai
dit combien la duchesse de Guermantes avait vu avec déplaisir des
personnes de son monde qui, subordonnant tout à l'Affaire, excluaient
des femmes élégantes et en recevaient qui ne l'étaient pas, pour
cause de révisionisme ou d'antirévisionisme, puis avait été
critiquée à son tour par ces mêmes dames, comme tiède, mal pensante
et subordonnant aux étiquettes mondaines les intérêts de la Patrie;
pourrai-je le demander au lecteur comme à un ami à qui on ne se
rappelle plus, après tant d'entretiens, si on a pensé ou trouvé
l'occasion de le mettre au courant d'une certaine chose? Que je l'aie
fait ou non, l'attitude, à ce moment-là, de la duchesse de Guermantes
peut facilement être imaginée, et même si on se reporte ensuite à
une période ultérieure sembler, du point de vue mondain, parfaitement
juste. M. de Cambremer considérait l'affaire Dreyfus comme une machine
étrangère destinée à détruire le Service des Renseignements, à
briser la discipline, à affaiblir l'armée, à diviser les Français,
à préparer l'invasion. La littérature étant, hors quelques fables de
La Fontaine, étrangère au marquis, il laissait à sa femme le soin
d'établir que la littérature cruellement observatrice, en créant
l'irrespect, avait procédé à un chambardement parallèle. M. Reinach
et M. Hervieu sont «de mèche», disait-elle. On n'accusera pas
l'affaire Dreyfus d'avoir prémédité d'aussi noirs desseins à
l'encontre du monde. Mais là certainement elle a brisé les cadres. Les
mondains qui ne veulent pas laisser la politique s'introduire dans le
monde sont aussi prévoyants que les militaires qui ne veulent pas
laisser la politique pénétrer dans l'armée. Il en est du monde comme
du goût sexuel où l'on ne sait pas jusqu'à quelles perversions il
peut arriver quand une fois on a laissé des raisons esthétiques dicter
son choix. La raison qu'elles étaient nationalistes donna au faubourg
Saint-Germain l'habitude de recevoir des dames d'une autre société; la
raison disparut avec le Nationalisme, l'habitude subsista. Mme Verdurin,
à la faveur du Dreyfusisme, avait attiré chez elle des écrivains de
valeur qui momentanément ne lui furent d'aucun usage mondain, parce
qu'ils étaient dreyfusards. Mais les passions politiques sont comme les
autres, elles ne durent pas. De nouvelles générations viennent qui ne
les comprennent plus. La génération même qui les a éprouvées
change, éprouve des passions politiques qui, n'étant pas exactement
calquées sur les précédentes, lui font réhabiliter une partie des
exclus, la cause de l'exclusivisme ayant changé. Les monarchistes ne se
soucièrent plus pendant l'affaire Dreyfus que quelqu'un eût été
républicain, voire radical, voire anticlérical, s'il était
antisémite et nationaliste. Si jamais il devait survenir une guerre le
patriotisme prendrait une autre forme et d'un écrivain chauvin on ne
s'occuperait même pas s'il a été ou non dreyfusard. C'est ainsi que
à chaque crise politique, à chaque rénovation artistique, Mme
Verdurin avait arraché petit à petite comme l'oiseau fait son nid, les
bribes successives, provisoirement inutilisables, de ce qui serait un
jour son salon. L'affaire Dreyfus avait passé, Anatole France lui
restait. La force de Mme Verdurin, c'était l'amour sincère qu'elle
avait de l'art, la peine qu'elle se donnait pour les fidèles, les
merveilleux dîners qu'elle donnait pour eux seuls, sans qu'il y eût
des gens du monde conviés. Chacun d'eux était traité chez elle comme
Bergotte l'avait été chez Mme Swann. Quand un familier de cet ordre
devenait un beau jour un homme illustre que le monde désire voir, sa
présence chez une Mme Verdurin n'avait rien du côté factice,
frelaté, d'une cuisine de banquet officiel ou de Saint-Charlemagne
faite par Potel et Chabot, mais tout d'un délicieux ordinaire qu'on
eût trouvé aussi parfait un jour où il n'y aurait pas eu de monde.
Chez Mme Verdurin la troupe était parfaite, entraînée, le répertoire
de premier ordre, il ne manquait que le public. Et depuis que le goût
de celui-ci se détournait de l'art raisonnable et français d'un
Bergotte et s'éprenait surtout de musiques exotiques, Mme Verdurin,
sorte de correspondant attitré à Paris de tous les artistes
étrangers, allait bientôt, à côté de la ravissante princesse
Yourbeletief, servir de vieille fée Carabosse, mais toute puissante,
aux danseurs russes. Cette charmante invasion, contre les séductions de
laquelle ne protestèrent que les critiques dénués de goût, amena à
Paris, on le sait, une fièvre de curiosité moins âpre, plus purement
esthétique, mais peut-être aussi vive que l'affaire Dreyfus. Là
encore Mme Verdurin, mais pour un tout autre résultat mondain, allait
être au premier rang. Comme on l'avait vue à côté de Mme Zola, tout
au pied du tribunal, aux séances de la Cour d'assises, quand
l'humanité nouvelle, acclamative des ballets russes, se pressa à
l'Opéra, ornée d'aigrettes inconnues, toujours on voit dans une
première loge Mme Verdurin à côté de la princesse Yourbeletief. Et
comme après les émotions du Palais de Justice on avait été le soir
chez Mme Verdurin voir de près Picquart ou Labori et surtout apprendre
les dernières nouvelles, savoir ce qu'on pouvait espérer de Zurlinden,
de Loubet, du colonel Jouaust, du Règlement, de même, peu disposé à
aller se coucher après l'enthousiasme déchaîné par Shéhérazade ou
les Danses du Prince Igor, on allait chez Mme Verdurin, où, présidée
par la princesse Yourbeletief et par la patronne, des soupers exquis
réunissaient chaque soir, les danseurs, qui n'avaient pas dîné pour
être plus bondissants, leur directeur, leurs décorateurs, les grands
compositeurs Igor Stravinski et Richard Strauss, petit noyau immuable,
autour duquel, comme aux soupers de M. et Mme Helvétius, les plus
grandes dames de Paris et les Altesses étrangères ne dédaignèrent
pas de se mêler. Même ceux des gens du monde qui faisaient profession
d'avoir du goût et faisaient entre les ballets russes des distinctions
oiseuses, trouvant la mise en scène des Sylphides quelque chose de plus
«fin» que celle de Shéhérazade, qu'ils n'étaient pas loin de faire
relever de l'art nègre, étaient enchantés de voir de près les grands
rénovateurs du goût du théâtre, qui dans un art peut-être un peu
plus factice que la peinture fit une révolution aussi profonde que
l'impressionnisme.
Pour en revenir à M. de Charlus, Mme Verdurin n'eût pas trop souffert
s'il n'avait mis à l'index que la comtesse Molé et Mme Bontemps,
qu'elle avait distinguée chez Odette à cause de son amour des arts, et
qui pendant l'affaire Dreyfus était venue quelquefois dîner avec son
mari, que Mme Verdurin appelait un tiède, parce qu'il n'introduisait
pas le procès en révision, mais qui, fort intelligent, et heureux de
se créer des intelligences dans tous les partis, était enchanté de
montrer son indépendance en dînant avec Labori, qu'il écoutait sans
rien dire de compromettant, mais glissant au bon endroit un hommage à
la loyauté, reconnue dans tous les partis, de Jaurès. Mais le baron
avait également proscrit quelques dames de l'aristocratie avec
lesquelles Mme Verdurin était, à l'occasion de solennités musicales,
de collections, de charité, entrée récemment en relations et qui,
quoique M. de Charlus pût penser d'elles, eussent été, beaucoup plus
que lui-même, des éléments essentiels pour former chez Mme Verdurin
un nouveau noyau, aristocratique celui-là. Mme Verdurin avait justement
compté sur cette fête, où M. de Charlus lui amènerait des femmes du
même monde, pour leur adjoindre ses nouvelles amies, et avait joui
d'avance de la surprise qu'elles auraient à rencontrer quai Conti leurs
amies ou parentes invitées par le baron. Elle était déçue et
furieuse de son interdiction. Restait à savoir si la soirée, dans ces
conditions, se traduirait pour elle par un profit ou par une perte.
Celle-ci ne serait pas trop grave si du moins les invitées de M. de
Charlus venaient avec des dispositions si chaleureuses pour Mme Verdurin
qu'elles deviendraient pour elle les amies d'avenir. Dans ce cas il n'y
aurait que demi-mal, et un jour prochain, ces deux moitiés du grand
monde que le baron avait voulu tenir isolées, on des réunirait, quitte
à ne pas l'avoir, lui, ce soir-là. Mme Verdurin attendait donc les
invitées du baron avec une certaine émotion. Elle n'allait pas tarder
à savoir l'état d'esprit où elles venaient, et les relations que la
patronne pouvait espérer avoir avec elles. En attendant, Mme Verdurin
se consultait avec les fidèles, mais, voyant M. de Charlus qui entrait
avec Brichot et moi, elle s'arrêta net. À notre grand étonnement,
quand Brichot lui dit sa tristesse de savoir que sa grande amie était
si mal, Mme Verdurin répondit: «Écoutez, je suis obligée d'avouer
que de tristesse je n'en éprouve aucune. Il est inutile de feindre les
sentiments qu'on ne ressent pas.» Sans doute elle parlait ainsi par
manque d'énergie, parce qu'elle était fatiguée à l'idée de se faire
un visage triste pour toute sa réception, par orgueil, pour ne pas
avoir l'air de chercher des excuses à ne pas avoir décommandé
celle-ci, par respect humain pourtant et habileté, parce que le manque
de chagrin dont elle faisait preuve était plus honorable s'il devait
être attribué à une antipathie particulière, soudain révélée,
envers la princesse, qu'à une insensibilité universelle, et parce
qu'on ne pouvait s'empêcher d'être désarmé par une sincérité qu'il
n'était pas question de mettre en doute. Si Mme Verdurin n'avait pas
été vraiment indifférente à la mort de la princesse, eût-elle
été, pour expliquer qu'elle reçût, s'accuser d'une faute bien plus
grave? D'ailleurs on oubliait que Mme Verdurin eût avoué, en même
temps que son chagrin, qu'elle n'avait pas eu le courage de renoncer à
un plaisir; or la dureté de l'amie était quelque chose de plus
choquant, de plus immoral, mais de moins humiliant, par conséquent de
plus facile à avouer que la frivolité de la maîtresse de maison. En
matière de crime, là où il y a danger pour le coupable, c'est
l'intérêt qui dicte les aveux. Pour les fautes sans sanction, c'est
l'amour-propre. Soit que, trouvant sans doute bien usé le prétexte des
gens, qui, pour ne pas laisser interrompre par les chagrins leur vie de
plaisir, vont répétant qu'il leur semble vain de porter
extérieurement un deuil qu'ils ont dans le cœur, Mme Verdurin
préférât imiter ces coupables intelligents, à qui répugnent les
clichés de l'innocence, et dont la défense--demi-aveu sans qu'ils s'en
doutent--consiste à dire qu'ils n'auraient vu aucun mal à commettre ce
qui leur est reproché et que par hasard du reste ils n'ont pas eu
l'occasion de faire; soit qu'ayant adopté pour expliquer sa conduite la
thèse de l'indifférence, elle trouvât, une fois lancée sur la pente
de son mauvais sentiment, qu'il y avait quelque originalité à
l'éprouver, une perspicacité rare à avoir su le démêler, et un
certain «culot» à le proclamer, ainsi, Mme Verdurin tint à insister
sur son manque de chagrin, non sans une certaine satisfaction
orgueilleuse de psychologue paradoxal et de dramaturge hardi. «Oui,
c'est très drôle, dit-elle, ça ne m'a presque rien fait. Mon Dieu, je
ne peux pas dire que je n'aurais pas mieux aimé qu'elle vécût, ce
n'était pas une mauvaise personne.»--«Si», interrompit M.
Verdurin.--«Ah! lui ne l'aime pas parce qu'il trouvait que cela me
faisait du tort de la recevoir, mais il est aveuglé par
ça.»--«Rends-moi cette justice, dit M. Verdurin, que je n'ai jamais
approuvé cette fréquentation. Je t'ai toujours dit qu'elle avait
mauvaise réputation.»--«Mais je ne l'ai jamais entendu dire»,
protesta Saniette.--«Mais comment, s'écria Mme Verdurin, c'était
universellement connu, pas mauvaise, mais honteuse, déshonorante. Non,
mais ce n'est pas à cause de cela. Je ne savais pas moi-même expliquer
mon sentiment; je ne la détestais pas, mais elle m'était tellement
indifférente que, quand nous avons appris qu'elle était très mal, mon
mari lui-même a été étonné et m'a dit: «On dirait que cela ne te