La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 17

devait venir me reprendre; je lui dis en hâte que oui et redoublai
d'autant plus de respect à l'égard de l'universitaire venu en omnibus.
«Ah! vous étiez en voiture», me dit-il d'un air grave. «Mon Dieu,
par le plus grand des hasards; cela ne m'arrive jamais. Je suis toujours
en omnibus ou à pied. Mais cela me vaudra peut-être le grand honneur
de vous reconduire ce soir si vous consentez pour moi à entrer dans
cette guimbarde; nous serons un peu serrés. Mais vous êtes si
bienveillant pour moi.» Hélas, en lui proposant cela, je ne me prive
de rien, pensai-je, puisque je serai toujours obligé de rentrer à
cause d'Albertine. Sa présence chez moi, à une heure où personne ne
pouvait venir la voir, me laissait disposer aussi librement de mon temps
que l'après-midi quand, au piano, je savais qu'elle allait revenir du
Trocadéro et que je n'étais pas pressé de la revoir. Mais enfin,
comme l'après-midi aussi, je sentais que j'avais une femme et qu'en
rentrant je ne connaîtrais pas l'exaltation fortifiante de la solitude.
«J'accepte de grand cœur, me répondit Brichot. À l'époque à
laquelle vous faites allusion nos amis habitaient rue Montalivet un
magnifique rez-de-chaussée avec entresol donnant sur un jardin, moins
somptueux évidemment et que pourtant je préfère à l'hôtel des
Ambassadeurs de Venise.» Brichot m'apprit qu'il y avait ce soir au
«Quai Conti» (c'est ainsi que les fidèles disaient en parlant du
salon Verdurin depuis qu'il s'était transporté là) grand «tra la
la» musical, organisé par M. de Charlus. Il ajouta qu'au temps ancien
dont je parlais le petit noyau était autre, et le ton différent, pas
seulement parce que les fidèles étaient plus jeunes. Il me raconta des
farces d'Elstir (ce qu'il appelait de «pures pantalonnades»), comme un
jour où celui-ci, ayant feint de lâcher au dernier moment, était venu
déguisé en maître d'hôtel extra et tout en passant les plats avait
dit des gaillardises à l'oreille de la très prude baronne Putbus,
rouge d'effroi et de colère; puis disparaissant avant la fin du dîner,
avait fait apporter dans le salon une baignoire pleine d'eau, d'où,
quand on était sorti de table, il avait émergé tout nu en poussant
des jurons; et aussi des soupers où on venait dans des costumes en
papier, dessinés, coupés, peints par Elstir, qui étaient des
chefs-d'œuvre, Brichot ayant porté une fois celui d'un grand seigneur
de la cour de Charles VII, avec des souliers à la _poulaine_, et une
autre fois celui de Napoléon Ier, où Elstir avait fait le grand cordon
de la Légion d'honneur avec de la cire à cacheter. Bref Brichot
revoyant dans son passé le salon d'alors avec ses grandes fenêtres,
ses canapés bas mangés par le soleil de midi et qu'il avait fallu
remplacer, déclarait qu'il le préférait à celui d'aujourd'hui.
Certes, je comprenais bien que par «salon» Brichot entendait--comme le
mot église ne signifie pas seulement l'édifice religieux mais la
communauté des fidèles--non pas seulement l'entresol, mais les gens
qui le fréquentaient, les plaisirs particuliers qu'ils venaient
chercher là, et auxquels dans sa mémoire avaient donné leur forme ces
canapés sur lesquels, quand on venait voir Mme Verdurin l'après-midi,
on attendait qu'elle fût prête, cependant que les fleurs des
marronniers, dehors, et sur la cheminée des œillets dans des vases,
semblaient, dans une pensée de gracieuse sympathie pour le visiteur,
que traduisait la souriante bienvenue de ces couleurs roses, épier
fixement la venue tardive de la maîtresse de maison. Mais si le salon
lui semblait supérieur à l'état actuel, c'était peut-être parce que
notre esprit est le vieux Protée qui ne peut rester esclave d'aucune
forme et, même dans le domaine mondain, se dégage soudain d'un salon
arrivé lentement et difficilement à son point de perfection pour
préférer un salon moins brillant, comme les photographies
«retouchées» qu'Odette avait fait faire chez Otto, où, élégante,
elle était en grande robe princesse et ondulée par Lenthéric, ne
plaisaient pas tant à Swann qu'une petite «carte album» faite à
Nice, où, en capeline de drap, les cheveux mal arrangés dépassant un
chapeau de paille brodé de pensées avec un nœud de velours noir, de
vingt ans plus jeune (les femmes ayant généralement l'air d'autant
plus vieux que les photographies sont plus anciennes) elle avait l'air
d'une petite bonne qui aurait eu vingt ans de plus. Peut-être aussi
avait-il plaisir à me vanter ce que je ne connaissais pas, à me
montrer qu'il avait goûté des plaisirs que je ne pourrais pas avoir?
Il y réussissait du reste, car rien qu'en citant les noms de deux ou
trois personnes qui n'existaient plus et à chacune desquelles il
donnait quelque chose de mystérieux par sa manière d'en parler, de ces
intimités délicieuses, je me demandais ce qu'il avait pu être; je
sentais que tout ce qu'on m'avait raconté des Verdurin était beaucoup
trop grossier; et même Swann que j'avais connu, je me reprochais de ne
pas avoir fait assez attention à lui, de n'y avoir pas fait attention
avec assez de désintéressement, de de pas l'avoir bien écouté quand
il me recevait en attendant que sa femme rentrât déjeuner et qu'il me
montrait de belles choses, maintenant que je savais qu'il était
comparable à l'un des plus beaux causeurs d'autrefois. Au moment
d'arriver chez Mme Verdurin, j'aperçus M. de Charlus naviguant vers
nous de tout son corps énorme, traînant sans le vouloir à sa suite un
de ces apaches ou mendigots, que son passage faisait maintenant
infailliblement surgir même des coins en apparence les plus déserts,
et dont ce monstre puissant était bien malgré lui toujours escorté
quoique à quelque distance, comme le requin par son pilote, enfin
contrastant tellement avec l'étranger hautain de la première année de
Balbec, à l'aspect sévère, à l'affectation de virilité, qu'il me
sembla découvrir, accompagné de son satellite, un astre à une tout
autre période de sa révolution et qu'on commence à voir dans son
plein, ou un malade envahi maintenant par le mal qui n'était il y a
quelques années qu'un léger bouton qu'il dissimulait aisément et dont
on ne soupçonnait pas la gravité. Bien que l'opération qu'avait subie
Brichot lui eût rendu un tout petit peu de cette vue qu'il avait cru
perdre pour jamais, je ne sais s'il avait aperçu le voyou attaché aux
pas du baron. Il importait peu du reste, car, depuis la Raspelière, et
malgré l'amitié que l'universitaire avait pour lui, la présence de M.
de Charlus lui causait un certain malaise. Sans doute pour chaque homme
la vie de tout autre prolonge dans l'obscurité des sentiers qu'on ne
soupçonne pas. Le mensonge pourtant, si souvent trompeur, et dont
toutes les conversations sont faites, cache moins parfaitement un
sentiment d'inimitié, ou d'intérêt, ou une visite qu'on veut avoir
l'air de ne pas avoir faite, ou une escapade avec une maîtresse d'un
jour et qu'on veut cacher à sa femme, qu'une bonne réputation ne
recouvre,--à ne pas les laisser deviner--, des mœurs mauvaises. Elles
peuvent être ignorées toute la vie; le hasard d'une rencontre sur une
jetée, le soir, les révèle; encore ce hasard est-il souvent mal
compris et il faut qu'un tiers averti vous fournisse l'introuvable mot
que chacun ignore. Mais sues, elles effrayent parce qu'on y sent
affleurer la folie, bien plus que par l'immoralité. Mme de Surgis
n'avait pas un sentiment moral le moins du monde développé, et elle
eût admis de ses fils n'importe quoi qu'eût avili et expliqué
l'intérêt, qui est compréhensible à tous les hommes! Mais elle leur
défendit de continuer à fréquenter M. de Charlus quand elle apprit
que, par une sorte d'horlogerie à répétition, il était comme
fatalement amené, à chaque visite, à leur pincer le menton et à leur
faire pincer l'un à l'autre. Elle éprouva ce sentiment inquiet du
mystère physique qui fait se demander si le voisin avec qui on avait de
bons rapports n'est pas atteint d'anthropophagie, et aux questions
répétées du baron: «Est-ce que je ne verrai pas bientôt les jeunes
gens?» elle répondit, sachant les foudres qu'elle accumulait sur elle,
qu'ils étaient très pris par leurs cours, les préparatifs d'un
voyage, etc. L'irresponsabilité aggrave les fautes et même les crimes,
quoiqu'on en dise. Landru (à supposer qu'il ait réellement tué ses
femmes) s'il l'a fait par intérêt, à quoi l'on peut résister, peut
être gracié, mais non si ce fut par un sadisme irrésistible.
Les grosses plaisanteries de Brichot, au début de son amitié avec le
baron, avaient fait place chez lui, dès qu'il s'était agi non plus de
débiter des lieux communs, mais de comprendre, à un sentiment pénible
qui voilait la gaîté. Il se rassurait en récitant des pages de
Platon, des vers de Virgile, parce qu'aveugle d'esprit aussi, il ne
comprenait pas qu'alors aimer un jeune homme était comme aujourd'hui
(les plaisanteries de Socrate le révèlent mieux que les théories de
Platon) entretenir une danseuse, puis se fiancer. M. de Charlus
lui-même ne l'eût, pas compris, lui qui confondait sa manie avec
l'amitié, qui ne lui ressemble en rien, et les athlètes de Praxitèle
avec de dociles boxeurs. Il ne voulait pas voir que depuis dix-neuf
cents ans («un courtisan dévot sous un prince dévot eût été athée
sous un prince athée», a dit La Bruyère) toute l'homosexualité de
coutume--celle des jeunes gens de Platon comme des bergers de Virgile--a
disparu, que seule surnage et se multiplie l'involontaire, la nerveuse,
celle qu'on cache aux autres et qu'on travestit à soi-même. Et M. de
Charlus aurait eu tort de ne pas renier franchement la généalogie
païenne. En échange d'un peu de beauté plastique, que de
supériorité morale! Le berger de Théocrite qui soupire pour un jeune
garçon, plus tard n'aura aucune raison d'être moins dur de cœur, et
d'esprit plus fin, que l'autre berger dont la flûte résonne pour
Amaryllis. Car le premier n'est pas atteint d'un mal, il obéit aux
modes du temps. C'est l'homosexualité survivante malgré les obstacles,
honteuse, flétrie, qui est la seule vraie, la seule à laquelle puisse
correspondre chez le même être un affinement des qualités morales. On
tremble au rapport que le physique peut avoir avec celles-ci quand on
songe au petit déplacement de goût purement physique, à la tare
légère d'un sens, qui expliquent que l'univers des poètes et des
musiciens, si fermé au duc de Guermantes, s'entr'ouvre pour M. de
Charlus. Que ce dernier ait du goût dans son intérieur, qui est d'une
ménagère bibeloteuse, cela ne surprend pas; mais l'étroite brèche
qui donne jour sur Beethoven et sur Véronèse! Cela ne dispense pas les
gens sains d'avoir peur quand un fou qui a composé un sublime poème
leur ayant expliqué par les raisons les plus justes qu'il est enfermé
par erreur, par la méchanceté de sa femme, les suppliant d'intervenir
auprès du directeur de l'asile, gémissant sur les promiscuités qu'on
lui impose, conclut ainsi: «Tenez, celui qui va venir me parler dans le
préau, dont je suis obligé de subir le contact croit qu'il est
Jésus-Christ. Or cela seul suffit à me prouver avec quels aliénés on
m'enferme; il ne peut pas être Jésus-Christ, puisque Jésus-Christ
c'est moi!» Un instant auparavant on était prêt à aller dénoncer
l'erreur au médecin aliéniste. Sur ces derniers mots et même si on
pense à l'admirable poème auquel travaille chaque jour le même homme,
on s'éloigne, comme les fils de Mme de Surgis s'éloignaient de M. de
Charlus, non qu'il leur eût fait aucun mal, mais à cause du luxe
d'invitations dont le terme était de leur pincer le menton. Le poète
est à plaindre, et qui n'est guidé par aucun Virgile, d'avoir à
traverser les cercles d'un enfer de soufre et de poix, de se jeter dans
le feu qui tombe du ciel pour en ramener quelques habitants de Sodome!
Aucun charme dans son œuvre; la même sévérité dans sa vie qu'aux
défroqués qui suivent la règle du célibat le plus chaste pour qu'on
ne puisse pas attribuer à autre chose qu'à la perte d'une croyance
d'avoir quitté la soutane.
Faisant semblant de ne pas voir le louche individu qui lui avait
emboîté le pas (quand le baron se hasardait sur les boulevards, ou
traversait la salle des Pas-Perdus de la gare Saint-Lazare, ces suiveurs
se comptaient par douzaines qui, dans l'espoir d'avoir une thune, ne le
lâchaient pas) et de peur que l'autre ne s'enhardît à lui parler, le
baron baissait dévotement ses cils noircis qui, contrastant avec ses
joues poudrerizées, le faisaient ressembler à un grand inquisiteur
peint par le Greco. Mais ce prêtre faisait peur et avait l'air d'un
prêtre interdit, diverses compromissions auxquelles l'avait obligé la
nécessité d'excuser son goût et d'en protéger le secret ayant eu
pour effet d'amener à la surface du visage précisément ce que le
baron cherchait à cacher, une vie crapuleuse racontée par la
déchéance morale. Celle-ci en effet, quelle qu'en soit la cause, se
lit aisément, car elle ne tarde pas à se matérialiser et prolifère
sur un visage, particulièrement dans les joues et autour des yeux,
aussi physiquement que s'y accumulent les jaunes ocreux dans une maladie
de foie ou les répugnantes rougeurs dans une maladie de peau. Ce
n'était pas d'ailleurs seulement dans les joues, ou mieux les bajoues
de ce visage fardé, dans la poitrine tétonnière, la croupe rebondie
de ce corps livré au laisser-aller et envahi par l'embonpoint, que
surnageait maintenant, étalé comme de l'huile, le vice jadis si
intimement renfoncé par M. de Charlus au plus secret de lui-même. Il
débordait maintenant dans ses propos.
«C'est comme ça, Brichot, que vous vous promenez la nuit avec un beau
jeune homme, dit-il en nous abordant, cependant que le voyou
désappointé s'éloignait. C'est du beau. On le dira à vos petits
élèves de la Sorbonne que vous n'êtes pas plus sérieux que cela. Du
reste la compagnie de la jeunesse vous réussit, Monsieur le Professeur,
vous êtes frais comme une petite rose. Je vous ai dérangé, vous aviez
l'air de vous amuser comme deux petites folles, et vous n'aviez pas
besoin d'une vieille grand' maman rabat-joie comme moi. Je n'irai pas à
confesse pour cela, puisque vous étiez presque arrivés.» Le baron
était d'humeur d'autant plus gaie qu'il ignorait entièrement la scène
de l'après-midi, Jupien ayant jugé plus utile de protéger sa nièce
contre un retour offensif que d'aller prévenir M. de Charlus. Aussi
celui-ci croyait-il toujours au mariage et s'en réjouissait-il. On
dirait que c'est une consolation pour ces grands solitaires que de
donner à leur célibat tragique l'adoucissement d'une paternité
fictive. «Mais ma parole, Brichot, ajouta-t-il, en se tournant en riant
vers nous, j'ai du scrupule en vous voyant en si galante compagnie. Vous
aviez l'air de deux amoureux. Bras dessus, bras dessous, dites donc
Brichot, vous en prenez des libertés!» Fallait-il attribuer pour cause
à de telles paroles le vieillissement d'une telle pensée, moins
maîtresse que jadis de ses réflexes, et qui dans des instants
d'automatisme laisse échapper un secret si soigneusement enfoui pendant
quarante ans? Ou bien ce dédain pour l'opinion des roturiers qu'avaient
au fond tous les Guermantes et dont le frère de M. de Charlus, le duc,
présentait une autre forme quand, fort insoucieux que ma mère pût le
voir, il se faisait la barbe en chemise de nuit ouverte, à sa fenêtre?
M. de Charlus avait-il contracté, durant les trajets brûlants de
Doncières à Doville, la dangereuse habitude de se mettre à l'aise et,
comme il y rejetait en arrière son chapeau de paille pour rafraîchir
son énorme front, de desserrer, au début, pour quelques instants
seulement, le masque depuis trop longtemps rigoureusement attaché à
son vrai visage? Les manières conjugales de M. de Charlus avec Morel
auraient à bon droit étonné qui les aurait entièrement connues. Mais
il était arrivé à M. de Charlus que la monotonie des plaisirs
qu'offre son vice l'avait lassé. Il avait, instinctivement cherché de
nouvelles performances, et, après s'être fatigué des inconnus qu'il
rencontrait, était passé au pôle opposé, à ce qu'il avait cru qu'il
détesterait toujours, à l'imitation d'un «ménage» ou d'une
«paternité». Parfois cela ne lui suffisait même plus, il lui fallait
du nouveau, il allait passer la nuit avec une femme de la même façon
qu'un homme normal peut une fois dans sa vie avoir voulu coucher avec un
garçon, par une curiosité semblable, inverse et dans les deux cas
également malsaine. L'existence de «fidèle» du baron, ne vivant, à
cause de Charlie, que dans le petit clan, avait eu, pour briser les
efforts qu'il avait faits longtemps pour garder des apparences
menteuses, la même influence qu'un voyage d'exploration ou un séjour
aux colonies chez certains Européens qui y perdent les principes
directeurs qui les guidaient en France. Et pourtant la révolution
interne d'un esprit, ignorant au début de l'anomalie qu'il portait eh
soi, puis épouvanté devant elle quand il l'avait reconnue, et enfin
s'étant familiarisé avec elle jusqu'à ne plus s'apercevoir qu'on ne
pouvait sans danger avouer aux autres ce qu'on avait fini par s'avouer
sans honte à soi-même, avait été plus efficace encore pour détacher
M. de Charlus des dernières contraintes sociales, que le temps passé
chez les Verdurin. Il n'est pas en effet d'exil au pôle Sud, ou au
sommet du mont Blanc, qui nous éloigne autant des autres qu'un séjour
prolongé au sein d'un vice intérieur, c'est-à-dire d'une pensée
différente de la leur. Vice (ainsi M. de Charlus le qualifiait-il
autrefois) auquel le baron prêtait maintenant la figure débonnaire
d'un simple défaut, fort répandu, plutôt sympathique et presque
amusant, comme la paresse, la distraction ou la gourmandise. Sentant les
curiosités que la particularité de son personnage excitait, M. de
Charlus éprouvait un certain plaisir à les satisfaire, à les piquer,
à les entretenir. De même que tel publiciste juif se fait chaque jour
le champion du catholicisme, non pas probablement avec l'espoir d'être
pris au sérieux, mais pour ne pas décevoir l'attente des rieurs
bienveillants, M. de Charlus flétrissait plaisamment les mauvaises
mœurs dans le petit clan, comme il eût contrefait l'anglais ou imité
Mounet-Sully, sans attendre qu'on l'en prie, et pour payer son écot
avec bonne grâce, en exerçant en société un talent d'amateur; de
sorte que M. de Charlus menaçait Brichot de dénoncer à la Sorbonne
qu'il se promenait maintenant avec des jeunes gens de la même façon
que le chroniqueur circoncis parle à tout propos de la «fille aînée
de l'Église» et du «sacré-cœur de Jésus», c'est-à-dire sans
ombre de tartufferie, mais avec une pointe de cabotinage. Ce n'est pas
seulement du changement des paroles elles-mêmes, si différentes de
celles qu'il se permettait autrefois, qu'il serait curieux de chercher
l'explication, mais encore de celui survenu dans les intonations, les
gestes, qui les uns et les autres ressemblaient singulièrement
maintenant à ce que M. de Charlus flétrissait le plus âprement
autrefois; il poussait maintenant involontairement presque les mêmes
petits cris (chez lui involontaires et d'autant plus profonds) que
jettent, volontairement, eux, les invertis qui s'interpellent en
s'appelant «ma chère»; comme si ce «chichi» voulu, dont M. de
Charlus avait pris si longtemps le contrepied, n'était en effet qu'une
géniale et fidèle imitation des manières qu'arrivent à prendre,
quoiqu'ils en aient, les Charlus, quand ils sont arrivés à une
certaine phase de leur mal, comme un paralytique général ou un
ataxique finissent fatalement par présenter certains symptômes. En
réalité--et c'est ce que ce chichi tout intérieur révélait--il n'y
avait entre le sévère Charlus tout de noir habillé, aux cheveux en
brosse, que j'avais connu, et les jeunes gens fardés, chargés de
bijoux, que cette différence purement apparente qu'il y a entre une
personne agitée qui parle vite, remue tout le temps, et un névropathe
qui parle lentement, conserve un flegme perpétuel, mais est atteint de
la même neurasthénie aux yeux du clinicien qui sait que celui-ci comme
l'autre est dévoré des mêmes angoisses et frappé des mêmes tares.
Du reste on voyait que M. de Charlus avait vieilli à des signes tout
différents, comme l'extension extraordinaire qu'avaient prise dans sa
conversation certaines expressions qui avaient proliféré et qui
revenaient maintenant à tout moment (par exemple: «l'enchaînement des
circonstances»), et auxquelles la parole du baron s'appuyait de phrase
en phrase comme à un tuteur nécessaire. «Est-ce que Charlie est
déjà arrivé?» demanda Brichot à M. de Charlus comme nous
apercevions la porte de l'hôtel. «Ah! je ne sais pas», dit le baron
en levant les mains et en fermant à demi les yeux de l'air d'une
personne qui ne veut pas qu'on l'accuse d'indiscrétion, d'autant plus
qu'il avait eu probablement des reproches de Morel pour des choses qu'il
avait dites et que celui-ci, froussard autant que vaniteux, et reniant
M. de Charlus aussi volontiers qu'il se parait de lui, avait cru graves
quoique en réalité insignifiantes. «Vous savez que je ne sais rien de
ce qu'il fait.» Si les conversations de deux personnes qui ont entre
elles une liaison sont pleines de mensonges, ceux-ci ne naissent pas
moins naturellement dans les conversations qu'un tiers a avec un amant
au sujet de la personne que ce dernier aime, quel que soit d'ailleurs le
sexe de cette personne.
«Il y a longtemps que vous l'avez vu», demandai-je à M. de Charlus,
pour avoir l'air à la fois de ne pas craindre de lui parler de Morel et
de ne pas croire qu'il vivait complètement avec lui. «Il est venu par
hasard cinq minutes ce matin pendant que j'étais encore à demi
endormi, s'asseoir sur le coin de mon lit, comme s'il voulait me
violer.» J'eus aussitôt l'idée que M. de Charlus avait vu Charlie il
y a une heure, car quand on demande à une maîtresse quand elle a vu
l'homme qu'on sait,--et qu'elle suppose peut-être qu'on croit être son
amant,--si elle a goûté avec lui, elle répond: «Je l'ai vu un
instant avant déjeuner.» Entre ces deux faits la seule différence est
que l'un est mensonger et l'autre vrai, mais l'un est aussi innocent,
ou, si l'on préfère, aussi coupable. Aussi ne comprendrait-on pas
pourquoi la maîtresse (et ici M. de Charlus) choisit toujours le fait
mensonger, si l'on ne savait pas que les réponses sont déterminées,
à l'insu de la personne qui les fait, par un nombre de facteurs qui
semble en disproportion telle avec la minceur du fait qu'on s'excuse
d'en faire état. Mais pour un physicien la place qu'occupe la plus
petite balle de sureau s'explique par la concordance d'action, le
conflit ou l'équilibre, de lois d'attraction ou de répulsion qui
gouvernent des mondes bien plus grands. Ne mentionnons ici que pour
mémoire le désir de paraître naturel et hardi, le geste instinctif de
cacher un rendez-vous secret, un mélange de pudeur et d'ostentation, le
besoin de confesser ce qui vous est si agréable et de montrer qu'on est
aimé, une pénétration do ce que sait ou suppose--et ne dit
pas--l'interlocuteur, pénétration qui, allant au delà ou en deçà de
la sienne, la fait tantôt sur et tantôt sous-estimer, le désir
involontaire de jouer avec le feu et la volonté de faire la part du
feu. Tout autant de lois différentes agissant en sens contraire dictent
les réponses plus générales touchant l'innocence, le «platonisme»,
ou au contraire la réalité charnelle des relations qu'on a avec la
personne qu'on dit avoir vue le matin quand on l'a vue le soir.
Toutefois, d'une façon générale, disons que M. de Charlus, malgré
l'aggravation de son mal qui le poussait perpétuellement à révéler,
à insinuer, parfois tout simplement à inventer des détails
compromettants, cherchait pendant cette période de sa vie à affirmer
que Charlie n'était pas de la même sorte d'homme que lui Charlus et
qu'il n'existait entre eux que de l'amitié. Cela n'empêchait pas (et
bien que ce fût peut-être vrai) que parfois il se contredît (comme
pour l'heure où il l'avait vu en dernier lieu), soit qu'il dît alors
en s'oubliant la vérité, ou proférât un mensonge, pour se vanter, ou
par sentimentalisme, ou trouvant spirituel d'égarer l'interlocuteur.
«Vous savez qu'il est pour moi, continua le baron, un bon petit
camarade, pour qui j'ai la plus grande affection, comme je suis sûr (en
doutait-il donc, qu'il éprouvât le besoin de dire qu'il en était
sûr?) qu'il a pour moi, mais il n'y a entre nous rien d'autre, pas ça,
vous entendez bien, pas ça, dit le baron aussi naturellement que s'il
avait parlé d'une femme. Oui, il est venu ce matin me tirer par les
pieds. Il sait pourtant que je déteste qu'on me voie couché. Pas vous?
Oh! c'est une horreur, ça dérange, on est laid à faire peur, je sais
bien que je n'ai plus vingt-cinq ans et je ne pose pas pour la rosière,
mais on garde sa petite coquetterie tout de même.»
Il est possible que le baron fût sincère quand il parlait de Morel
comme d'un bon petit camarade et qu'il dît la vérité plus encore
qu'il ne croyait en disant: «Je ne sais pas ce qu'il fait, je ne
connais pas sa vie.»
En effet disons (en interrompant pendant quelques instants ce récit que
nous reprendrons aussitôt après cette parenthèse que nous ouvrons au
moment où M. de Charlus, Brichot et moi nous nous dirigeons vers la
demeure de Madame Verdurin), disons que peu de temps avant cette soirée
le baron fut plongé dans la douleur et dans la stupéfaction par une
lettre qu'il ouvrit par mégarde et qui était adressée à Morel. Cette
lettre, laquelle devait par contre-coup me causer de cruels chagrins,
était écrite par l'actrice Léa, célèbre pour le goût exclusif
qu'elle avait pour les femmes. Or sa lettre à Morel (que M. de Charlus
ne soupçonnait même pas la connaître) était écrite sur le ton le
plus passionné. Sa grossièreté empêche qu'elle soit reproduite ici,
mais on peut mentionner que Léa ne lui parlait qu'au féminin en lui
disant: «grande sale! va!», «ma belle chérie, toi tu en es au moins,
etc.». Et dans cette lettre il était question de plusieurs autres
femmes qui ne semblaient pas être moins amies de Morel que de Léa.
D'autre part la moquerie de Morel à l'égard de M. de Charlus et de
Léa à l'égard d'un officier qui l'entretenait et dont elle disait:
«Il me supplie dans ses lettres d'être sage! Tu parles! mon petit chat
blanc», ne révélait pas à M. de Charlus une réalité moins
insoupçonnée de lui que n'étaient les rapports si particuliers de
Morel avec Léa. Le baron était surtout troublé par ces mots «en
être». Après l'avoir d'abord ignoré, il avait enfin, depuis un temps
bien long déjà, appris que lui-même «en était». Or voici que cette
notion qu'il avait acquise se trouvait remise en question. Quand il
avait découvert qu'il «en était», il avait cru par là apprendre que
son goût, comme dit Saint-Simon, n'était pas celui des femmes. Or
voici que pour Morel cette expression «en être» prenait une extension
que M. de Charlus n'avait pas connue, tant et si bien que Morel
prouvait, d'après cette lettre, qu'il «en était» en ayant le même
goût que des femmes pour des femmes mêmes. Dès lors la jalousie de M.
de Charlus n'avait plus de raison de se borner aux hommes que Morel
connaissait, mais allait s'étendre aux femmes elles-mêmes. Ainsi les
êtres qui en étaient n'étaient pas seulement ceux qu'il avait crus,
mais toute une immense partie de la planète, composée aussi bien de
femmes que d'hommes, aimant non seulement les hommes mais les femmes, et
le baron, devant la signification nouvelle d'un mot qui lui était si
familier, se sentait torturé par une inquiétude de l'intelligence
autant que du cœur, née de ce double mystère, où il y avait à la
fois de l'agrandissement de sa jalousie et de l'insuffisance soudaine
d'une définition.
M. de Charlus n'avait jamais été dans la vie qu'un amateur. C'est dire
que des incidents de ce genre ne pouvaient lui être d'aucune utilité.
Il faisait dériver l'impression pénible qu'il en pouvait ressentir, en
scènes violentes où il savait être éloquent, ou en intrigues
sournoises. Mais pour un être de la valeur d'un Bergotte par exemple
ils eussent pu être précieux. C'est même peut-être ce qui explique
en partie (puisque nous agissons à l'aveuglette, mais en choisissant
comme les bêtes la plante qui nous est favorable) que des êtres comme
Bergotte aient vécu généralement dans la compagnie de personnes
médiocres, fausses et méchantes. La beauté de celles-ci suffit à