La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 08
elles-mêmes, c'est-à-dire presque rien, et, si longtemps convoitées,
sont quittées bientôt par celui-là même qui avait si peur d'être
quitté par elles.
J'ai dit: «Comment n'avais-je pas deviné?» Mais ne l'avais-je pas
deviné dès le premier jour à Balbec? N'avais-je pas deviné en
Albertine une de ces filles sous l'enveloppe charnelle desquelles
palpitent plus d'êtres cachés, je ne dis pas que dans un jeu de cartes
encore dans sa boîte, que dans une cathédrale ou un théâtre avant
qu'on y entre, mais que dans la foule immense et renouvelée. Non pas
seulement tant d'êtres, mais le désir, le souvenir voluptueux,
l'inquiète recherche de tant d'êtres. À Balbec je n'avais pas été
troublé parce que je n'avais même pas supposé qu'un jour je serais
sur des pistes même fausses. N'importe! cela avait donné pour moi à
Albertine la plénitude d'un être rempli jusqu'au fond par la
superposition de tant d'êtres, de tant de désirs, et de souvenirs
voluptueux d'êtres. Et maintenant qu'elle m'avait dit un jour «Mlle
Vinteuil», j'aurais voulu non pas arracher sa robe pour voir son corps,
mais à travers son corps voir tout ce bloc-notes de ses souvenirs et de
ses prochains et ardents rendez-vous.
Comme les choses probablement les plus insignifiantes prennent soudain
une valeur extraordinaire quand un être que nous aimons (ou à qui il
ne manquait que cette duplicité pour que nous l'aimions) nous les
cache! En elle-même, la souffrance ne nous donne pas forcément des
sentiments d'amour ou de haine pour la personne qui la cause: un
chirurgien qui nous fait mal nous reste indifférent. Mais une femme qui
nous a dit pendant quelque temps que nous étions tout pour elle sans
qu'elle fût elle-même tout pour nous, une femme que nous avons plaisir
à voir, à embrasser, à tenir sur nos genoux, nous nous étonnons si
seulement nous éprouvons à une brusque résistance que nous ne
disposons pas d'elle. La déception réveille alors parfois en nous le
souvenir oublié d'une angoisse ancienne, que nous savons pourtant ne
pas avoir été provoquée par cette femme, mais par d'autres dont les
trahisons s'échelonnent sur notre passé; au reste, comment a-t-on le
courage de souhaiter vivre, comment peut-on faire un mouvement pour se
préserver do la mort, dans un monde où l'amour n'est provoqué que par
le mensonge et consiste seulement dans notre besoin de voir nos
souffrances apaisées par l'être qui nous a fait souffrir? Pour sortir
de l'accablement qu'on éprouve quand on découvre ce mensonge et cette
résistance, il y a le triste remède de chercher à agir malgré elle,
à l'aide des êtres qu'on sent plus mêlés à sa vie que nous-même,
sur celle qui nous résiste et qui nous ment, à ruser nous-même, à
nous faire détester. Mais la souffrance d'un tel amour est de celles
qui font invinciblement que le malade cherche dans un changement de
position un bien-être illusoire.
Ces moyens d'action ne nous manquent pas, hélas! Et l'horreur de ces
amours que l'inquiétude seule a enfantées vient de ce que nous
tournons et retournons sans cesse dans notre cage des propos
insignifiants; sans compter que rarement les êtres pour qui nous les
éprouvons nous plaisent physiquement d'une manière complexe, puisque
ce n'est pas notre goût délibéré, mais le hasard d'une minute
d'angoisse, minute indéfiniment prolongée par notre faiblesse de
caractère, laquelle refait chaque soir les expériences et s'abaisse à
des calmants, qui choisit pour nous.
Sans doute mon amour pour Albertine n'était pas le plus dénué de ceux
jusqu'où, par manque de volonté, on peut déchoir, car il n'était pas
entièrement platonique; elle me donnait des satisfactions charnelles et
puis elle était intelligente. Mais tout cela était une superfétation.
Ce qui m'occupait l'esprit n'était pas ce qu'elle avait pu dire
d'intelligent, mais tel mot qui éveillait chez moi un doute sur ses
actes; j'essayais de me rappeler si elle avait dit ceci ou cela, de quel
air, à quel moment, en réponse de quelle parole, de reconstituer toute
la scène de son dialogue avec moi, à quel moment elle avait voulu
aller chez les Verdurin, quel mot de moi avait donné à son visage
l'air fâché. Il se fût agi de l'événement le plus important que je
ne me fusse pas donné tant de peine pour en établir la vérité, en
restituer l'atmosphère et la couleur juste. Sans doute ces
inquiétudes, après avoir atteint un degré où elles nous sont
insupportables, on arrive parfois à les calmer entièrement pour un
soir. La fête où l'amie qu'on aime doit se rendre et sur la vraie
nature de laquelle notre esprit travaillait depuis des jours, nous y
sommes conviés aussi, notre amie n'y a d'égard et de paroles que pour
nous, nous la ramenons, et nous connaissons alors, nos inquiétudes
dissipées, un repos aussi complet, aussi réparateur que celui qu'on
goûte parfois dans ce sommeil profond qui suit les longues marches. Et
sans doute, un tel repos vaut que nous le payions à un prix élevé.
Mais n'aurait-il pas été plus simple de ne pas acheter nous-même,
volontairement, l'anxiété, et plus cher encore. D'ailleurs, nous
savons bien que si profondes que puissent être ces détentes
momentanées, l'inquiétude sera tout de même la plus forte. Parfois
même, elle est renouvelée par la phrase dont le but était de nous
apporter le repos. Mais le plus souvent, nous ne faisons que changer
d'inquiétude. Un des mots de cette phrase qui devait nous calmer met
nos soupçons sur une autre piste. Les exigences de notre jalousie et
l'aveuglement de notre crédulité sont plus grands que ne pouvait
supposer la femme que nous aimons.
Quand, spontanément, elle nous jure que tel homme n'est pour elle qu'un
ami, elle nous bouleverse en nous apprenant--ce que nous ne
soupçonnions pas--qu'il était pour elle un ami. Tandis qu'elle nous
raconte, pour nous montrer sa sincérité, comment ils ont pris le thé
ensemble, cet après-midi même, à chaque mot qu'elle dit, l'invisible,
l'insoupçonné prend forme devant nous. Elle avoue qu'il lui a demandé
d'être sa maîtresse et nous souffrons le martyre qu'elle ait pu
écouter ses propositions. Elle les a refusées, dit-elle. Mais tout à
l'heure, en nous rappelant son récit, nous nous demanderons si le
récit est bien véridique, car il y a, entre les différentes choses
qu'elle nous a dites, cette absence de lien logique et nécessaire qui,
plus que les faits qu'on raconte, est le signe de la vérité. Et puis
elle a eu cette terrible intonation dédaigneuse: «Je lui ai dit non,
catégoriquement», qui se retrouve dans toutes les classes de la
société, quand une femme ment. Il faut pourtant la remercier d'avoir
refusé, l'encourager par notre bonté à nous faire de nouveau à
l'avenir des confidences si cruelles. Tout au plus, faisons-nous la
remarque: «mais s'il vous avait déjà fait des propositions, pourquoi
avez-vous consenti à prendre le thé avec lui?» «Pour qu'il ne pût
pas m'en vouloir et dire que je n'ai pas été gentille.» Et nous
n'osons pas lui répondre qu'en refusant elle eût peut-être été plus
gentille pour nous.
D'ailleurs, Albertine m'effrayait en me disant que j'avais raison, pour
ne pas lui faire de tort, de dire que je n'étais pas son amant, puisque
aussi bien, ajoutait-elle, «c'est la vérité que vous ne l'êtes
pas». Je ne l'étais peut-être pas complètement en effet, mais alors,
fallait-il penser que toutes les choses que nous faisions ensemble, elle
les faisait aussi avec tous les hommes dont elle me jurait qu'elle
n'avait pas été la maîtresse? Vouloir connaître à tout prix ce
qu'Albertine pensait, qui elle voyait, qui elle aimait, comme il était
étrange que je sacrifiasse tout à ce besoin, puisque j'avais éprouvé
le même besoin de savoir au sujet de Gilberte, des noms propres, des
faits, qui m'étaient maintenant si indifférents. Je me rendais bien
compte qu'en elles-mêmes les actions d'Albertine n'avaient pas plus
d'intérêt. Il est curieux qu'un premier amour, si par la fragilité
qu'il laisse à notre cœur il fraye la voie aux amours suivantes, ne
nous donne pas du moins, par l'identité même des symptômes et des
souffrances, le moyen de les guérir.
D'ailleurs, y a-t-il besoin de savoir un fait? Ne sait-on pas d'abord
d'une façon générale le mensonge et la discrétion même de ces
femmes qui ont quelque chose à cacher? Y a-t-il là possibilité
d'erreur? Elles se font une vertu de se taire, alors que nous voudrions
tant les faire parler. Et nous sentons qu'à leur complice elles ont
affirmé: «Je ne dis jamais rien. Ce n'est pas par moi qu'on saura
quelque chose, je ne dis jamais rien.» On donne sa fortune, sa vie pour
un être, et pourtant cet être, on sait bien qu'à dix ans
d'intervalle, plus tôt ou plus tard, on lui refuserait cette fortune,
on préférerait garder sa vie. Car alors l'être serait détaché de
nous, seul, c'est-à-dire nul. Ce qui nous attache aux êtres, ce sont
ces mille racines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la
soirée de la veille, les espérances de la matinée du lendemain, c'est
cette trame continue d'habitudes dont nous ne pouvons pas nous dégager.
De même qu'il y a des avares qui entassent par générosité, nous
sommes des prodigues qui dépensons par avarice, et c'est moins à un
être que nous sacrifions notre vie, qu'à tout ce qu'il a pu attacher
autour de lui de nos heures, de nos jours, de ce à côté de quoi la
vie non encore vécue, la vie relativement future, nous semble une vie
plus lointaine, plus détachée, moins utile, moins nôtre. Ce qu'il
faudrait, c'est se dégager de ces liens qui ont tellement plus
d'importance que lui, mais ils ont pour effet de créer en nous des
devoirs momentanés à son égard, devoirs qui font que nous n'osons pas
le quitter de peur d'être mal jugé de lui, alors que plus tard nous
oserions, car, dégagé de nous, ne serait plus nous et que nous ne nous
créons en réalité de devoirs (dussent-ils, par une contradiction
apparente aboutir au suicide) qu'envers nous-mêmes.
Si je n'aimais pas Albertine (ce dont je n'étais pas sûr), cette place
qu'elle tenait auprès de moi n'avait rien d'extraordinaire: nous ne
vivons qu'avec ce que nous n'aimons pas, que nous n'avons fait vivre
avec nous que pour tuer l'insupportable amour, qu'il s'agisse d'une
femme, d'un pays, ou encore d'une femme enfermant un pays. Même nous
aurions bien peur de recommencer à aimer si l'absence se produisait de
nouveau. Je n'en étais pas arrivé à ce point pour Albertine. Ses
mensonges, ses aveux, me laissaient à achever la tâche d'éclaircir la
vérité: ses mensonges si nombreux parce qu'elle ne se contentait pas
de mentir comme tout être qui se croit aimé, mais parce que par nature
elle était, en dehors de cela, menteuse, et si changeante d'ailleurs
que, même en me disant chaque fois la vérité, ce que par exemple elle
pensait des gens, elle eût dit chaque fois des choses différentes; ses
aveux, parce que si rares, si courts arrêtés, ils laissaient entre eux,
en tant qu'ils concernaient le passé, de grands intervalles tout en
blanc et sur toute la longueur desquels il me fallait retracer, et pour
cela d'abord apprendre, sa vie.
Quant au présent, pour autant que je pouvais interpréter les paroles
sibyllines de Françoise, ce n'était pas que sur des points
particuliers, c'était, sur tout un ensemble qu'Albertine me mentait et
je verrais «tout par un beau jour» ce que Françoise faisait semblant
de savoir, ce qu'elle ne voulait pas me dire, ce que je n'osais pas lui
demander. D'ailleurs, c'était sans doute par la même jalousie qu'elle
avait eue jadis envers Eulalie que Françoise parlait des choses les
plus invraisemblables, tellement vagues qu'on pouvait tout au plus y
supposer l'insinuation bien invraisemblable que la pauvre captive (qui
aimait les femmes) préférait un mariage avec quelqu'un qui ne semblait
pas tout à fait être moi. Si cela avait été, malgré ses
radiotélépathies, comment Françoise l'aurait-elle su? Certes, les
récits d'Albertine ne pouvaient nullement me fixer là-dessus, car ils
étaient chaque jour aussi opposés que les couleurs d'une toupie
presque arrêtée. D'ailleurs, il semblait bien que c'était surtout la
haine qui faisait parler Françoise. Il n'y avait pas de jour qu'elle ne
me dît et que je ne supportasse en l'absence de ma mère des paroles
telles que:
«Certes, vous êtes gentil et je n'oublierai jamais la reconnaissance
que je vous dois (ceci probablement pour que je me crée des titres à
sa reconnaissance), mais la maison est empestée depuis que la
gentillesse a installé ici la fourberie, que l'intelligence protège la
personne la plus bête qu'on ait jamais vue, que la finesse, les
manières, l'esprit, a dignité en toutes choses, l'air et la réalité
d'un prince se laissent faire la loi et monter le coup et me faire
humilier, moi qui suis depuis quarante ans dans la famille, par le vice,
par ce qu'il y a de plus vulgaire et de plus bas.»
Françoise en voulait surtout à Albertine d'être commandée par
quelqu'un d'autre que nous et d'un surcroît de travail de ménage,
d'une fatigue qui altérait la santé de notre vieille servante,
laquelle ne voulait pas, malgré cela, être aidée dans son travail,
n'étant «pas une propre à rien». Cela eût suffi à expliquer cet
énervement, ces colères haineuses. Certes, elle eût voulu
qu'Albertine-Esther fût bannie. C'était le vœu de Françoise. Et en
la consolant cela eût déjà reposé notre vieille servante. Mais, à
mon avis, ce n'était pas seulement cela. Une telle haine n'avait pu
naître que dans un corps surmené. Et plus encore que d'égards,
Françoise avait besoin de sommeil.
Albertine allait ôter ses affaires et pour aviser au plus vite,
j'essayai de téléphoner à Andrée; je me saisis du récepteur,
j'invoquai les divinités implacables, mais ne fis qu'exciter leur
fureur qui se traduisait par ces mots: «Pas libre.» Andrée était en
effet en train de causer avec quelqu'un. En attendant qu'elle eût
achevé sa conversation, je me demandais comment, puisque tant de
peintres cherchent à renouveler les portraits féminins du XVIIIe
siècle, où l'ingénieuse mise en scène est un prétexte aux
expressions de l'attente, de la bouderie, de l'intérêt, de la
rêverie, comment aucun de nos modernes Boucher ou Fragonard ne peignit,
au lieu de «la lettre», ou «du clavecin», etc., cette scène qui
pourrait s'appeler: «Devant le téléphone», et où naîtrait
spontanément sur les lèvres de l'écouteuse un sourire d'autant plus
vrai qu'il sait n'être pas vu. Enfin, Andrée m'entendit: «Vous venez
prendre Albertine demain?» et en prononçant ce nom d'Albertine, je
pensais à l'envie que m'avait inspirée Swann quand il m'avait dit le
jour de la fête chez la princesse de Guermantes: «Venez voir Odette»,
et que j'avais pensé à ce que malgré tout il y avait de fort dans un
prénom qui, aux yeux de tout le monde et d'Odette elle-même, n'avait
que dans la bouche de Swann ce sens absolument possessif.
Qu'une telle mainmise--résumée en un vocable--sur toute une existence
m'avait paru, chaque fois que j'étais amoureux, devoir être douce!
Mais, en réalité, quand on peut le dire, ou bien cela est devenu
indifférent, ou bien l'habitude n'a pas émoussé la tendresse, mais
elle en a changé les douceurs en douleurs. Le mensonge est bien peu de
chose, nous vivons au milieu de lui sans faire autre chose qu'en
sourire, nous le pratiquons sans croire faire mal à personne, mais la
jalousie en souffre et voit plus qu'il ne cache (souvent notre amie
refuse de passer la soirée avec nous et va au théâtre tout simplement
pour que nous ne voyions pas qu'elle a mauvaise mine). Combien, souvent,
elle reste aveugle à ce que cache la vérité! Mais, elle ne peut rien
obtenir, car celles qui jurent de ne pas mentir refuseraient, sous le
couteau, de confesser leur caractère. Je savais que moi seul pouvais
dire de cette façon-là «Albertine» à Andrée. Et, pourtant, pour
Albertine, pour Andrée, et pour moi-même, je sentais que je n'étais
rien. Et je comprenais l'impossibilité où se heurte l'amour.
Nous nous imaginons qu'il a pour objet un être qui peut être couché
devant nous, enfermé dans un corps. Hélas! il est l'extension de cet
être à tous les points de l'espace et du temps que cet être a
occupés et occupera. Si nous ne possédons pas son contact avec tel
lieu, avec telle heure, nous ne le possédons pas. Or, nous ne pouvons
toucher tous ces points. Si encore ils nous étaient désignés
peut-être pourrions-nous nous étendre jusqu'à eux. Mais nous
tâtonnons sans les trouver. De là la défiance, la jalousie, les
persécutions. Nous perdons un temps précieux sur une piste absurde et
nous passons sans le soupçonner à côté du vrai.
Mais déjà une des divinités irascibles, aux servantes
vertigineusement agiles, s'irritait non plus que je parlasse, mais que
je ne disse rien. «Mais voyons, c'est libre, depuis le temps que vous
êtes en communication; je vais vous couper.» Mais elle n'en fit rien
et tout en suscitant la présence d'Andrée, l'enveloppa, en grand
poète qu'est toujours une demoiselle du téléphone, de l'atmosphère
particulière à la demeure, au quartier, à la vie même de l'amie
d'Albertine. «C'est vous?», me dit Andrée dont la voix était
projetée jusqu'à moi avec une vitesse instantanée par la déesse qui
a le privilège de rendre les sons plus rapides que l'éclair.
«Écoutez, répondis-je; allez où vous voudrez, n'importe où,
excepté chez Mme Verdurin. II faut à tout prix en éloigner demain
Albertine.» «C'est que justement elle doit y aller demain.» «Ah!»
Mais j'étais obligé d'interrompre un instant et de faire des gestes
menaçants, car si Françoise continuait--comme si c'eût été quelque
chose d'aussi désagréable que la vaccine ou d'aussi périlleux que
l'aéroplane--à ne pas vouloir apprendre à téléphoner, ce qui nous
eût déchargés des communications qu'elle pouvait connaître sans
inconvénient, en revanche, elle entrait immédiatement chez moi dès
que j'étais en train d'en faire d'assez secrètes pour que je tinsse
particulièrement à les lui cacher. Quand elle fut sortie de la chambre
non sans s'être attardée à emporter divers objets qui y étaient
depuis la veille et eussent pu y rester sans gêner le moins du monde
une heure de plus, et pour remettre dans le feu une bûche bien inutile
par la chaleur brûlante que me donnaient la présence de l'intruse et
la peur de me voir «couper» par la demoiselle: «Pardonnez-moi, dis-je
à Andrée, j'ai été dérangé. C'est absolument sûr qu'elle doit
aller demain chez les Verdurin?» «Absolument, mais je peux lui dire
que cela vous ennuie.» «Non, au contraire, ce qui est possible, c'est
que je vienne avec vous.» «Ah!» fit Andrée d'une voix fort ennuyée
et comme effrayée de mon audace qui ne fit du reste que s'en affermir.
«Alors, je vous quitte et pardon de vous avoir dérangée pour rien.»
«Mais non», dit Andrée et (comme maintenant, l'usage du téléphone
étant devenu courant, autour de lui s'était développé l'enjolivement
de phrases spéciales, comme jadis autour des «thés»), elle ajouta:
«Cela m'a fait grand plaisir d'entendre votre voix.»
J'aurais pu en dire autant, et plus véridiquement qu'Andrée, car je
venais d'être infiniment sensible à sa voix, n'ayant jamais remarqué
jusque-là qu'elle était si différente des autres. Alors, je me
rappelai d'autres voix encore, des voix de femmes surtout, les unes
ralenties par la précision d'une question et l'attention de l'esprit,
d'autres essoufflées, même interrompues, par le flot lyrique de ce
qu'elles racontent; je me rappelai une à une la voix de chacune des
jeunes filles que j'avais connues à Balbec, puis de Gilberte, puis de
ma grand'mère, puis de Mme de Guermantes, je les trouvai toutes
dissemblables, moulées sur un langage particulier à chacune, jouant
toutes sur un instrument différent, et je me dis quel maigre concert
doivent donner au paradis les trois ou quatre anges musiciens des vieux
peintres, quand je voyais s'élever vers Dieu, par dizaines, par
centaines, par milliers, l'harmonieuse et multisonore salutation de
toutes les Voix. Je ne quittai pas le téléphone sans remercier, en
quelques mots propitiatoires, celle qui règne sur la vitesse des sons,
d'avoir bien voulu user en faveur de mes humbles paroles d'un pouvoir
qui les rendait cent fois plus rapides que le tonnerre, mais mes actions
de grâce restèrent sans autre réponse que d'être coupées.
Quand Albertine revint dans ma chambre, elle avait une robe de satin
noir qui contribuait à la rendre plus pâle, à faire d'elle la
Parisienne blême, ardente, étiolée par le manque d'air, l'atmosphère
des foules et peut-être l'habitude du vice, et dont les yeux semblaient
plus inquiets parce que ne les égayait pas la rougeur des joues.
«Devinez, lui dis-je, à qui je viens de téléphoner? À Andrée.»
«À Andrée?» s'écria Albertine sur un ton bruyant, étonné, ému,
qu'une nouvelle aussi simple ne comportait pas. «J'espère qu'elle a
pensé à vous dire que nous avions rencontré Mme Verdurin l'autre
jour.» «Madame Verdunrin? je ne me rappelle pas», répondis-je en
ayant l'air de penser à autre chose, à la fois pour sembler
indifférent à cette rencontre et pour ne pas trahir Andrée qui
m'avait dit où Albertine irait le lendemain.
Mais qui sait si elle-même, Andrée, ne me trahissait pas, et si demain
elle ne raconterait pas à Albertine que je lui avais, demandé de
l'empêcher coûte que coûte d'aller chez les Verdurin, et si elle ne
lui avait pas déjà révélé que je lui avais fait plusieurs fois des
recommandations analogues. Elle m'avait affirmé ne les avoir jamais
répétées, mais la valeur de cette affirmation était balancée dans
mon esprit par l'impression que depuis quelque temps s'était retirée
du visage d'Albertine la confiance qu'elle avait eue si longtemps en
moi.
Ce qui est curieux, c'est que, quelques jours avant cette dispute avec
Albertine, j'en avais déjà eu une avec elle, mais en présence
d'Andrée. Or Andrée, en donnant de bons conseils à Albertine, avait
toujours l'air de lui en insinuer de mauvais. «Voyons, ne parle pas
comme cela, tais-toi», disait-elle, comme au comble du bonheur. Sa
figure prenait la teinte sèche de framboise rose des intendantes
dévotes qui font renvoyer un à un tous les domestiques. Pendant que
j'adressais à Albertine des reproches que je n'aurais pas dû, elle
avait l'air de sucer avec délices un sucre d'orge. Puis elle ne pouvait
retenir un rire tendre. «Viens, Titine, avec moi. Tu sais que je suis
ta petite sœurette chérie.» Je n'étais pas seulement exaspéré par
ce déroulement doucereux, je me demandais si Andrée avait vraiment
pour Albertine l'affection qu'elle prétendait. Albertine, qui
connaissait Andrée plus à fond que je ne la connaissais, ayant
toujours des haussements d'épaules quand je lui demandais si elle
était bien sûre de l'affection d'Andrée, et m'ayant toujours répondu
que personne ne l'aimait autant sur la terre, maintenant encore je suis
persuadé que l'affection d'Andrée était vraie. Peut-être dans sa
famille riche, mais provinciale, en trouverait-on l'équivalent dans
quelques boutiques de la Place de l'Évêché, où certaines sucreries
passent pour «ce qu'il y a de meilleur». Mais je sais que pour ma
part, bien qu'ayant toujours conclu au contraire, j'avais tellement
l'impression qu'Andrée cherchait à faire donner sur les doigts à
Albertine que mon amie me devenait aussitôt sympathique et que ma
colère tombait.
La souffrance dans l'amour cesse par instants, mais pour reprendre d'une
façon différente. Nous pleurons de voir celle que nous aimons ne plus
avoir avec nous ces élans de sympathie, ces avances amoureuses du
début, nous souffrons plus encore que les ayant perdus pour nous elle
les retrouve pour d'autres; puis, de cette souffrance-là, nous sommes
distraits par un mal nouveau plus atroce, le soupçon qu'elle nous a
menti sur sa soirée de la veille, où elle nous a trompé sans doute;
ce soupçon-là aussi se dissipe, la gentillesse que nous montre notre
amie nous apaise, mais alors un mot oublié nous revient à l'esprit; on
nous a dit qu'elle était ardente au plaisir, or nous ne l'avons connue
que calme; nous essayons de nous représenter ce que furent ces
frénésies avec d'autres, nous sentons le peu que nous sommes pour
elle, nous remarquons un air d'ennui, de nostalgie, de tristesse pendant
que nous parlons, nous remarquons comme un ciel noir les robes
négligées qu'elle met quand elle est avec nous, gardant pour les
autres celles avec lesquelles au commencement elle nous flattait. Si au
contraire elle est tendre, quelle joie un instant mais en voyant cette
petite langue tirée comme pour un appel, nous pensons à celles à qui
il était si souvent adressé et qui même peut-être auprès de moi,
sans qu'Albertine pensât à elles, était demeuré, à cause d'une trop
longue habitude, un signe machinal. Puis le sentiment que nous
l'ennuyons revient. Mais brusquement cette souffrance tombe à peu de
chose en pensant à l'inconnu malfaisant de sa vie, aux lieux
impossibles à connaître où elle a été, est peut-être encore, dans
les heures où nous ne sommes pas près d'elle, si même elle ne
projette pas d'y vivre définitivement, ces lieux où elle est loin de
nous, pas à nous, plus heureuse qu'avec nous. Tels sont les feux
tournants de la jalousie.
La jalousie est aussi un démon qui ne peut être exorcisé, et revient
toujours incarner une nouvelle forme. Pussions-nous arriver à les
exterminer toutes, à garder perpétuellement celle que nous aimons,
l'Esprit du Mal prendrait alors une autre forme, plus pathétique
encore, le désespoir de n'avoir obtenu la fidélité que par force, le
désespoir de n'être pas aimé.
Entre Albertine et moi il y avait souvent l'obstacle d'un silence fait
sans doute de griefs qu'elle taisait parce qu'elle les jugeait
irréparables. Si douce qu'Albertine fût certains soirs, elle n'avait
plus de ces mouvements spontanés que je lui avais connus à Balbec
quand elle me disait: «Ce que vous êtes gentil tout de même!», et
que le fond de son cœur semblait venir à moi sans la réserve d'aucun
des griefs qu'elle avait maintenant et qu'elle taisait parce qu'elle les
jugeait sans doute irréparables, impossibles à oublier, inavoués,
mais qui n'en mettaient pas moins entre elle et moi la prudence
significative de ses paroles ou l'intervalle d'un infranchissable
silence.
«Et peut-on savoir pourquoi vous avez téléphoné à Andrée?» «Pour
lui demander si cela ne la contrarierait pas que je me joigne à vous
demain et que j'aille ainsi faire aux Verdurin la visite que je leur
promets depuis la Raspelière.» «Comme vous voudrez. Mais je vous
préviens qu'il y a un brouillard atroce ce soir et qu'il y en aura
sûrement encore demain. Je vous dis cela parce que je ne voudrais pas
que cela vous fasse mal. Vous pensez bien que moi je préfère que vous
veniez avec nous. Du reste, ajouta-t-elle d'un air préoccupé, je ne
sais pas du tout si j'irai chez les Verdurin. Ils m'ont fait tant de
gentillesses qu'au fond je devrais... Après vous, c'est encore les gens
qui ont été les meilleurs pour moi, mais il y a des riens qui me
déplaisent chez eux. Il faut absolument que j'aille au Bon Marché et
aux Trois-Quartiers acheter une guimpe blanche car cette robe est trop
noire.»
Laisser Albertine aller seule dans un grand magasin parcouru par tant de
gens qu'on frôle, pourvu de tant d'issues qu'on peut dire qu'à la
sortie on n'a pas réussi à trouver sa voiture qui attendait plus loin,
j'étais bien décidé à n'y pas consentir, mais j'étais surtout
malheureux. Et pourtant, je ne me rendais pas compte qu'il y avait
longtemps que j'aurais dû cesser de voir Albertine, car elle était
entrée pour moi dans cette période lamentable où un être disséminé
dans l'espace et dans le temps n'est plus pour vous une femme, mais une
suite d'événements sur lesquels nous ne pouvons faire la lumière, une
suite de problèmes insolubles, une mer que nous essayons ridiculement
comme Xerxès de battre pour la punir de ce qu'elle a englouti. Une fois
cette période commencée, on est forcément vaincu. Heureux ceux qui
comprennent assez tôt pour ne pas trop prolonger une lutte inutile,
épuisante, enserrée de toutes parts par les limites de l'imagination
et où la jalousie se débat si honteusement que le même homme qui
jadis, si seulement les regards de celle qui était toujours à côté
de lui se portaient un instant sur un autre, imaginait une intrigue,
sont quittées bientôt par celui-là même qui avait si peur d'être
quitté par elles.
J'ai dit: «Comment n'avais-je pas deviné?» Mais ne l'avais-je pas
deviné dès le premier jour à Balbec? N'avais-je pas deviné en
Albertine une de ces filles sous l'enveloppe charnelle desquelles
palpitent plus d'êtres cachés, je ne dis pas que dans un jeu de cartes
encore dans sa boîte, que dans une cathédrale ou un théâtre avant
qu'on y entre, mais que dans la foule immense et renouvelée. Non pas
seulement tant d'êtres, mais le désir, le souvenir voluptueux,
l'inquiète recherche de tant d'êtres. À Balbec je n'avais pas été
troublé parce que je n'avais même pas supposé qu'un jour je serais
sur des pistes même fausses. N'importe! cela avait donné pour moi à
Albertine la plénitude d'un être rempli jusqu'au fond par la
superposition de tant d'êtres, de tant de désirs, et de souvenirs
voluptueux d'êtres. Et maintenant qu'elle m'avait dit un jour «Mlle
Vinteuil», j'aurais voulu non pas arracher sa robe pour voir son corps,
mais à travers son corps voir tout ce bloc-notes de ses souvenirs et de
ses prochains et ardents rendez-vous.
Comme les choses probablement les plus insignifiantes prennent soudain
une valeur extraordinaire quand un être que nous aimons (ou à qui il
ne manquait que cette duplicité pour que nous l'aimions) nous les
cache! En elle-même, la souffrance ne nous donne pas forcément des
sentiments d'amour ou de haine pour la personne qui la cause: un
chirurgien qui nous fait mal nous reste indifférent. Mais une femme qui
nous a dit pendant quelque temps que nous étions tout pour elle sans
qu'elle fût elle-même tout pour nous, une femme que nous avons plaisir
à voir, à embrasser, à tenir sur nos genoux, nous nous étonnons si
seulement nous éprouvons à une brusque résistance que nous ne
disposons pas d'elle. La déception réveille alors parfois en nous le
souvenir oublié d'une angoisse ancienne, que nous savons pourtant ne
pas avoir été provoquée par cette femme, mais par d'autres dont les
trahisons s'échelonnent sur notre passé; au reste, comment a-t-on le
courage de souhaiter vivre, comment peut-on faire un mouvement pour se
préserver do la mort, dans un monde où l'amour n'est provoqué que par
le mensonge et consiste seulement dans notre besoin de voir nos
souffrances apaisées par l'être qui nous a fait souffrir? Pour sortir
de l'accablement qu'on éprouve quand on découvre ce mensonge et cette
résistance, il y a le triste remède de chercher à agir malgré elle,
à l'aide des êtres qu'on sent plus mêlés à sa vie que nous-même,
sur celle qui nous résiste et qui nous ment, à ruser nous-même, à
nous faire détester. Mais la souffrance d'un tel amour est de celles
qui font invinciblement que le malade cherche dans un changement de
position un bien-être illusoire.
Ces moyens d'action ne nous manquent pas, hélas! Et l'horreur de ces
amours que l'inquiétude seule a enfantées vient de ce que nous
tournons et retournons sans cesse dans notre cage des propos
insignifiants; sans compter que rarement les êtres pour qui nous les
éprouvons nous plaisent physiquement d'une manière complexe, puisque
ce n'est pas notre goût délibéré, mais le hasard d'une minute
d'angoisse, minute indéfiniment prolongée par notre faiblesse de
caractère, laquelle refait chaque soir les expériences et s'abaisse à
des calmants, qui choisit pour nous.
Sans doute mon amour pour Albertine n'était pas le plus dénué de ceux
jusqu'où, par manque de volonté, on peut déchoir, car il n'était pas
entièrement platonique; elle me donnait des satisfactions charnelles et
puis elle était intelligente. Mais tout cela était une superfétation.
Ce qui m'occupait l'esprit n'était pas ce qu'elle avait pu dire
d'intelligent, mais tel mot qui éveillait chez moi un doute sur ses
actes; j'essayais de me rappeler si elle avait dit ceci ou cela, de quel
air, à quel moment, en réponse de quelle parole, de reconstituer toute
la scène de son dialogue avec moi, à quel moment elle avait voulu
aller chez les Verdurin, quel mot de moi avait donné à son visage
l'air fâché. Il se fût agi de l'événement le plus important que je
ne me fusse pas donné tant de peine pour en établir la vérité, en
restituer l'atmosphère et la couleur juste. Sans doute ces
inquiétudes, après avoir atteint un degré où elles nous sont
insupportables, on arrive parfois à les calmer entièrement pour un
soir. La fête où l'amie qu'on aime doit se rendre et sur la vraie
nature de laquelle notre esprit travaillait depuis des jours, nous y
sommes conviés aussi, notre amie n'y a d'égard et de paroles que pour
nous, nous la ramenons, et nous connaissons alors, nos inquiétudes
dissipées, un repos aussi complet, aussi réparateur que celui qu'on
goûte parfois dans ce sommeil profond qui suit les longues marches. Et
sans doute, un tel repos vaut que nous le payions à un prix élevé.
Mais n'aurait-il pas été plus simple de ne pas acheter nous-même,
volontairement, l'anxiété, et plus cher encore. D'ailleurs, nous
savons bien que si profondes que puissent être ces détentes
momentanées, l'inquiétude sera tout de même la plus forte. Parfois
même, elle est renouvelée par la phrase dont le but était de nous
apporter le repos. Mais le plus souvent, nous ne faisons que changer
d'inquiétude. Un des mots de cette phrase qui devait nous calmer met
nos soupçons sur une autre piste. Les exigences de notre jalousie et
l'aveuglement de notre crédulité sont plus grands que ne pouvait
supposer la femme que nous aimons.
Quand, spontanément, elle nous jure que tel homme n'est pour elle qu'un
ami, elle nous bouleverse en nous apprenant--ce que nous ne
soupçonnions pas--qu'il était pour elle un ami. Tandis qu'elle nous
raconte, pour nous montrer sa sincérité, comment ils ont pris le thé
ensemble, cet après-midi même, à chaque mot qu'elle dit, l'invisible,
l'insoupçonné prend forme devant nous. Elle avoue qu'il lui a demandé
d'être sa maîtresse et nous souffrons le martyre qu'elle ait pu
écouter ses propositions. Elle les a refusées, dit-elle. Mais tout à
l'heure, en nous rappelant son récit, nous nous demanderons si le
récit est bien véridique, car il y a, entre les différentes choses
qu'elle nous a dites, cette absence de lien logique et nécessaire qui,
plus que les faits qu'on raconte, est le signe de la vérité. Et puis
elle a eu cette terrible intonation dédaigneuse: «Je lui ai dit non,
catégoriquement», qui se retrouve dans toutes les classes de la
société, quand une femme ment. Il faut pourtant la remercier d'avoir
refusé, l'encourager par notre bonté à nous faire de nouveau à
l'avenir des confidences si cruelles. Tout au plus, faisons-nous la
remarque: «mais s'il vous avait déjà fait des propositions, pourquoi
avez-vous consenti à prendre le thé avec lui?» «Pour qu'il ne pût
pas m'en vouloir et dire que je n'ai pas été gentille.» Et nous
n'osons pas lui répondre qu'en refusant elle eût peut-être été plus
gentille pour nous.
D'ailleurs, Albertine m'effrayait en me disant que j'avais raison, pour
ne pas lui faire de tort, de dire que je n'étais pas son amant, puisque
aussi bien, ajoutait-elle, «c'est la vérité que vous ne l'êtes
pas». Je ne l'étais peut-être pas complètement en effet, mais alors,
fallait-il penser que toutes les choses que nous faisions ensemble, elle
les faisait aussi avec tous les hommes dont elle me jurait qu'elle
n'avait pas été la maîtresse? Vouloir connaître à tout prix ce
qu'Albertine pensait, qui elle voyait, qui elle aimait, comme il était
étrange que je sacrifiasse tout à ce besoin, puisque j'avais éprouvé
le même besoin de savoir au sujet de Gilberte, des noms propres, des
faits, qui m'étaient maintenant si indifférents. Je me rendais bien
compte qu'en elles-mêmes les actions d'Albertine n'avaient pas plus
d'intérêt. Il est curieux qu'un premier amour, si par la fragilité
qu'il laisse à notre cœur il fraye la voie aux amours suivantes, ne
nous donne pas du moins, par l'identité même des symptômes et des
souffrances, le moyen de les guérir.
D'ailleurs, y a-t-il besoin de savoir un fait? Ne sait-on pas d'abord
d'une façon générale le mensonge et la discrétion même de ces
femmes qui ont quelque chose à cacher? Y a-t-il là possibilité
d'erreur? Elles se font une vertu de se taire, alors que nous voudrions
tant les faire parler. Et nous sentons qu'à leur complice elles ont
affirmé: «Je ne dis jamais rien. Ce n'est pas par moi qu'on saura
quelque chose, je ne dis jamais rien.» On donne sa fortune, sa vie pour
un être, et pourtant cet être, on sait bien qu'à dix ans
d'intervalle, plus tôt ou plus tard, on lui refuserait cette fortune,
on préférerait garder sa vie. Car alors l'être serait détaché de
nous, seul, c'est-à-dire nul. Ce qui nous attache aux êtres, ce sont
ces mille racines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la
soirée de la veille, les espérances de la matinée du lendemain, c'est
cette trame continue d'habitudes dont nous ne pouvons pas nous dégager.
De même qu'il y a des avares qui entassent par générosité, nous
sommes des prodigues qui dépensons par avarice, et c'est moins à un
être que nous sacrifions notre vie, qu'à tout ce qu'il a pu attacher
autour de lui de nos heures, de nos jours, de ce à côté de quoi la
vie non encore vécue, la vie relativement future, nous semble une vie
plus lointaine, plus détachée, moins utile, moins nôtre. Ce qu'il
faudrait, c'est se dégager de ces liens qui ont tellement plus
d'importance que lui, mais ils ont pour effet de créer en nous des
devoirs momentanés à son égard, devoirs qui font que nous n'osons pas
le quitter de peur d'être mal jugé de lui, alors que plus tard nous
oserions, car, dégagé de nous, ne serait plus nous et que nous ne nous
créons en réalité de devoirs (dussent-ils, par une contradiction
apparente aboutir au suicide) qu'envers nous-mêmes.
Si je n'aimais pas Albertine (ce dont je n'étais pas sûr), cette place
qu'elle tenait auprès de moi n'avait rien d'extraordinaire: nous ne
vivons qu'avec ce que nous n'aimons pas, que nous n'avons fait vivre
avec nous que pour tuer l'insupportable amour, qu'il s'agisse d'une
femme, d'un pays, ou encore d'une femme enfermant un pays. Même nous
aurions bien peur de recommencer à aimer si l'absence se produisait de
nouveau. Je n'en étais pas arrivé à ce point pour Albertine. Ses
mensonges, ses aveux, me laissaient à achever la tâche d'éclaircir la
vérité: ses mensonges si nombreux parce qu'elle ne se contentait pas
de mentir comme tout être qui se croit aimé, mais parce que par nature
elle était, en dehors de cela, menteuse, et si changeante d'ailleurs
que, même en me disant chaque fois la vérité, ce que par exemple elle
pensait des gens, elle eût dit chaque fois des choses différentes; ses
aveux, parce que si rares, si courts arrêtés, ils laissaient entre eux,
en tant qu'ils concernaient le passé, de grands intervalles tout en
blanc et sur toute la longueur desquels il me fallait retracer, et pour
cela d'abord apprendre, sa vie.
Quant au présent, pour autant que je pouvais interpréter les paroles
sibyllines de Françoise, ce n'était pas que sur des points
particuliers, c'était, sur tout un ensemble qu'Albertine me mentait et
je verrais «tout par un beau jour» ce que Françoise faisait semblant
de savoir, ce qu'elle ne voulait pas me dire, ce que je n'osais pas lui
demander. D'ailleurs, c'était sans doute par la même jalousie qu'elle
avait eue jadis envers Eulalie que Françoise parlait des choses les
plus invraisemblables, tellement vagues qu'on pouvait tout au plus y
supposer l'insinuation bien invraisemblable que la pauvre captive (qui
aimait les femmes) préférait un mariage avec quelqu'un qui ne semblait
pas tout à fait être moi. Si cela avait été, malgré ses
radiotélépathies, comment Françoise l'aurait-elle su? Certes, les
récits d'Albertine ne pouvaient nullement me fixer là-dessus, car ils
étaient chaque jour aussi opposés que les couleurs d'une toupie
presque arrêtée. D'ailleurs, il semblait bien que c'était surtout la
haine qui faisait parler Françoise. Il n'y avait pas de jour qu'elle ne
me dît et que je ne supportasse en l'absence de ma mère des paroles
telles que:
«Certes, vous êtes gentil et je n'oublierai jamais la reconnaissance
que je vous dois (ceci probablement pour que je me crée des titres à
sa reconnaissance), mais la maison est empestée depuis que la
gentillesse a installé ici la fourberie, que l'intelligence protège la
personne la plus bête qu'on ait jamais vue, que la finesse, les
manières, l'esprit, a dignité en toutes choses, l'air et la réalité
d'un prince se laissent faire la loi et monter le coup et me faire
humilier, moi qui suis depuis quarante ans dans la famille, par le vice,
par ce qu'il y a de plus vulgaire et de plus bas.»
Françoise en voulait surtout à Albertine d'être commandée par
quelqu'un d'autre que nous et d'un surcroît de travail de ménage,
d'une fatigue qui altérait la santé de notre vieille servante,
laquelle ne voulait pas, malgré cela, être aidée dans son travail,
n'étant «pas une propre à rien». Cela eût suffi à expliquer cet
énervement, ces colères haineuses. Certes, elle eût voulu
qu'Albertine-Esther fût bannie. C'était le vœu de Françoise. Et en
la consolant cela eût déjà reposé notre vieille servante. Mais, à
mon avis, ce n'était pas seulement cela. Une telle haine n'avait pu
naître que dans un corps surmené. Et plus encore que d'égards,
Françoise avait besoin de sommeil.
Albertine allait ôter ses affaires et pour aviser au plus vite,
j'essayai de téléphoner à Andrée; je me saisis du récepteur,
j'invoquai les divinités implacables, mais ne fis qu'exciter leur
fureur qui se traduisait par ces mots: «Pas libre.» Andrée était en
effet en train de causer avec quelqu'un. En attendant qu'elle eût
achevé sa conversation, je me demandais comment, puisque tant de
peintres cherchent à renouveler les portraits féminins du XVIIIe
siècle, où l'ingénieuse mise en scène est un prétexte aux
expressions de l'attente, de la bouderie, de l'intérêt, de la
rêverie, comment aucun de nos modernes Boucher ou Fragonard ne peignit,
au lieu de «la lettre», ou «du clavecin», etc., cette scène qui
pourrait s'appeler: «Devant le téléphone», et où naîtrait
spontanément sur les lèvres de l'écouteuse un sourire d'autant plus
vrai qu'il sait n'être pas vu. Enfin, Andrée m'entendit: «Vous venez
prendre Albertine demain?» et en prononçant ce nom d'Albertine, je
pensais à l'envie que m'avait inspirée Swann quand il m'avait dit le
jour de la fête chez la princesse de Guermantes: «Venez voir Odette»,
et que j'avais pensé à ce que malgré tout il y avait de fort dans un
prénom qui, aux yeux de tout le monde et d'Odette elle-même, n'avait
que dans la bouche de Swann ce sens absolument possessif.
Qu'une telle mainmise--résumée en un vocable--sur toute une existence
m'avait paru, chaque fois que j'étais amoureux, devoir être douce!
Mais, en réalité, quand on peut le dire, ou bien cela est devenu
indifférent, ou bien l'habitude n'a pas émoussé la tendresse, mais
elle en a changé les douceurs en douleurs. Le mensonge est bien peu de
chose, nous vivons au milieu de lui sans faire autre chose qu'en
sourire, nous le pratiquons sans croire faire mal à personne, mais la
jalousie en souffre et voit plus qu'il ne cache (souvent notre amie
refuse de passer la soirée avec nous et va au théâtre tout simplement
pour que nous ne voyions pas qu'elle a mauvaise mine). Combien, souvent,
elle reste aveugle à ce que cache la vérité! Mais, elle ne peut rien
obtenir, car celles qui jurent de ne pas mentir refuseraient, sous le
couteau, de confesser leur caractère. Je savais que moi seul pouvais
dire de cette façon-là «Albertine» à Andrée. Et, pourtant, pour
Albertine, pour Andrée, et pour moi-même, je sentais que je n'étais
rien. Et je comprenais l'impossibilité où se heurte l'amour.
Nous nous imaginons qu'il a pour objet un être qui peut être couché
devant nous, enfermé dans un corps. Hélas! il est l'extension de cet
être à tous les points de l'espace et du temps que cet être a
occupés et occupera. Si nous ne possédons pas son contact avec tel
lieu, avec telle heure, nous ne le possédons pas. Or, nous ne pouvons
toucher tous ces points. Si encore ils nous étaient désignés
peut-être pourrions-nous nous étendre jusqu'à eux. Mais nous
tâtonnons sans les trouver. De là la défiance, la jalousie, les
persécutions. Nous perdons un temps précieux sur une piste absurde et
nous passons sans le soupçonner à côté du vrai.
Mais déjà une des divinités irascibles, aux servantes
vertigineusement agiles, s'irritait non plus que je parlasse, mais que
je ne disse rien. «Mais voyons, c'est libre, depuis le temps que vous
êtes en communication; je vais vous couper.» Mais elle n'en fit rien
et tout en suscitant la présence d'Andrée, l'enveloppa, en grand
poète qu'est toujours une demoiselle du téléphone, de l'atmosphère
particulière à la demeure, au quartier, à la vie même de l'amie
d'Albertine. «C'est vous?», me dit Andrée dont la voix était
projetée jusqu'à moi avec une vitesse instantanée par la déesse qui
a le privilège de rendre les sons plus rapides que l'éclair.
«Écoutez, répondis-je; allez où vous voudrez, n'importe où,
excepté chez Mme Verdurin. II faut à tout prix en éloigner demain
Albertine.» «C'est que justement elle doit y aller demain.» «Ah!»
Mais j'étais obligé d'interrompre un instant et de faire des gestes
menaçants, car si Françoise continuait--comme si c'eût été quelque
chose d'aussi désagréable que la vaccine ou d'aussi périlleux que
l'aéroplane--à ne pas vouloir apprendre à téléphoner, ce qui nous
eût déchargés des communications qu'elle pouvait connaître sans
inconvénient, en revanche, elle entrait immédiatement chez moi dès
que j'étais en train d'en faire d'assez secrètes pour que je tinsse
particulièrement à les lui cacher. Quand elle fut sortie de la chambre
non sans s'être attardée à emporter divers objets qui y étaient
depuis la veille et eussent pu y rester sans gêner le moins du monde
une heure de plus, et pour remettre dans le feu une bûche bien inutile
par la chaleur brûlante que me donnaient la présence de l'intruse et
la peur de me voir «couper» par la demoiselle: «Pardonnez-moi, dis-je
à Andrée, j'ai été dérangé. C'est absolument sûr qu'elle doit
aller demain chez les Verdurin?» «Absolument, mais je peux lui dire
que cela vous ennuie.» «Non, au contraire, ce qui est possible, c'est
que je vienne avec vous.» «Ah!» fit Andrée d'une voix fort ennuyée
et comme effrayée de mon audace qui ne fit du reste que s'en affermir.
«Alors, je vous quitte et pardon de vous avoir dérangée pour rien.»
«Mais non», dit Andrée et (comme maintenant, l'usage du téléphone
étant devenu courant, autour de lui s'était développé l'enjolivement
de phrases spéciales, comme jadis autour des «thés»), elle ajouta:
«Cela m'a fait grand plaisir d'entendre votre voix.»
J'aurais pu en dire autant, et plus véridiquement qu'Andrée, car je
venais d'être infiniment sensible à sa voix, n'ayant jamais remarqué
jusque-là qu'elle était si différente des autres. Alors, je me
rappelai d'autres voix encore, des voix de femmes surtout, les unes
ralenties par la précision d'une question et l'attention de l'esprit,
d'autres essoufflées, même interrompues, par le flot lyrique de ce
qu'elles racontent; je me rappelai une à une la voix de chacune des
jeunes filles que j'avais connues à Balbec, puis de Gilberte, puis de
ma grand'mère, puis de Mme de Guermantes, je les trouvai toutes
dissemblables, moulées sur un langage particulier à chacune, jouant
toutes sur un instrument différent, et je me dis quel maigre concert
doivent donner au paradis les trois ou quatre anges musiciens des vieux
peintres, quand je voyais s'élever vers Dieu, par dizaines, par
centaines, par milliers, l'harmonieuse et multisonore salutation de
toutes les Voix. Je ne quittai pas le téléphone sans remercier, en
quelques mots propitiatoires, celle qui règne sur la vitesse des sons,
d'avoir bien voulu user en faveur de mes humbles paroles d'un pouvoir
qui les rendait cent fois plus rapides que le tonnerre, mais mes actions
de grâce restèrent sans autre réponse que d'être coupées.
Quand Albertine revint dans ma chambre, elle avait une robe de satin
noir qui contribuait à la rendre plus pâle, à faire d'elle la
Parisienne blême, ardente, étiolée par le manque d'air, l'atmosphère
des foules et peut-être l'habitude du vice, et dont les yeux semblaient
plus inquiets parce que ne les égayait pas la rougeur des joues.
«Devinez, lui dis-je, à qui je viens de téléphoner? À Andrée.»
«À Andrée?» s'écria Albertine sur un ton bruyant, étonné, ému,
qu'une nouvelle aussi simple ne comportait pas. «J'espère qu'elle a
pensé à vous dire que nous avions rencontré Mme Verdurin l'autre
jour.» «Madame Verdunrin? je ne me rappelle pas», répondis-je en
ayant l'air de penser à autre chose, à la fois pour sembler
indifférent à cette rencontre et pour ne pas trahir Andrée qui
m'avait dit où Albertine irait le lendemain.
Mais qui sait si elle-même, Andrée, ne me trahissait pas, et si demain
elle ne raconterait pas à Albertine que je lui avais, demandé de
l'empêcher coûte que coûte d'aller chez les Verdurin, et si elle ne
lui avait pas déjà révélé que je lui avais fait plusieurs fois des
recommandations analogues. Elle m'avait affirmé ne les avoir jamais
répétées, mais la valeur de cette affirmation était balancée dans
mon esprit par l'impression que depuis quelque temps s'était retirée
du visage d'Albertine la confiance qu'elle avait eue si longtemps en
moi.
Ce qui est curieux, c'est que, quelques jours avant cette dispute avec
Albertine, j'en avais déjà eu une avec elle, mais en présence
d'Andrée. Or Andrée, en donnant de bons conseils à Albertine, avait
toujours l'air de lui en insinuer de mauvais. «Voyons, ne parle pas
comme cela, tais-toi», disait-elle, comme au comble du bonheur. Sa
figure prenait la teinte sèche de framboise rose des intendantes
dévotes qui font renvoyer un à un tous les domestiques. Pendant que
j'adressais à Albertine des reproches que je n'aurais pas dû, elle
avait l'air de sucer avec délices un sucre d'orge. Puis elle ne pouvait
retenir un rire tendre. «Viens, Titine, avec moi. Tu sais que je suis
ta petite sœurette chérie.» Je n'étais pas seulement exaspéré par
ce déroulement doucereux, je me demandais si Andrée avait vraiment
pour Albertine l'affection qu'elle prétendait. Albertine, qui
connaissait Andrée plus à fond que je ne la connaissais, ayant
toujours des haussements d'épaules quand je lui demandais si elle
était bien sûre de l'affection d'Andrée, et m'ayant toujours répondu
que personne ne l'aimait autant sur la terre, maintenant encore je suis
persuadé que l'affection d'Andrée était vraie. Peut-être dans sa
famille riche, mais provinciale, en trouverait-on l'équivalent dans
quelques boutiques de la Place de l'Évêché, où certaines sucreries
passent pour «ce qu'il y a de meilleur». Mais je sais que pour ma
part, bien qu'ayant toujours conclu au contraire, j'avais tellement
l'impression qu'Andrée cherchait à faire donner sur les doigts à
Albertine que mon amie me devenait aussitôt sympathique et que ma
colère tombait.
La souffrance dans l'amour cesse par instants, mais pour reprendre d'une
façon différente. Nous pleurons de voir celle que nous aimons ne plus
avoir avec nous ces élans de sympathie, ces avances amoureuses du
début, nous souffrons plus encore que les ayant perdus pour nous elle
les retrouve pour d'autres; puis, de cette souffrance-là, nous sommes
distraits par un mal nouveau plus atroce, le soupçon qu'elle nous a
menti sur sa soirée de la veille, où elle nous a trompé sans doute;
ce soupçon-là aussi se dissipe, la gentillesse que nous montre notre
amie nous apaise, mais alors un mot oublié nous revient à l'esprit; on
nous a dit qu'elle était ardente au plaisir, or nous ne l'avons connue
que calme; nous essayons de nous représenter ce que furent ces
frénésies avec d'autres, nous sentons le peu que nous sommes pour
elle, nous remarquons un air d'ennui, de nostalgie, de tristesse pendant
que nous parlons, nous remarquons comme un ciel noir les robes
négligées qu'elle met quand elle est avec nous, gardant pour les
autres celles avec lesquelles au commencement elle nous flattait. Si au
contraire elle est tendre, quelle joie un instant mais en voyant cette
petite langue tirée comme pour un appel, nous pensons à celles à qui
il était si souvent adressé et qui même peut-être auprès de moi,
sans qu'Albertine pensât à elles, était demeuré, à cause d'une trop
longue habitude, un signe machinal. Puis le sentiment que nous
l'ennuyons revient. Mais brusquement cette souffrance tombe à peu de
chose en pensant à l'inconnu malfaisant de sa vie, aux lieux
impossibles à connaître où elle a été, est peut-être encore, dans
les heures où nous ne sommes pas près d'elle, si même elle ne
projette pas d'y vivre définitivement, ces lieux où elle est loin de
nous, pas à nous, plus heureuse qu'avec nous. Tels sont les feux
tournants de la jalousie.
La jalousie est aussi un démon qui ne peut être exorcisé, et revient
toujours incarner une nouvelle forme. Pussions-nous arriver à les
exterminer toutes, à garder perpétuellement celle que nous aimons,
l'Esprit du Mal prendrait alors une autre forme, plus pathétique
encore, le désespoir de n'avoir obtenu la fidélité que par force, le
désespoir de n'être pas aimé.
Entre Albertine et moi il y avait souvent l'obstacle d'un silence fait
sans doute de griefs qu'elle taisait parce qu'elle les jugeait
irréparables. Si douce qu'Albertine fût certains soirs, elle n'avait
plus de ces mouvements spontanés que je lui avais connus à Balbec
quand elle me disait: «Ce que vous êtes gentil tout de même!», et
que le fond de son cœur semblait venir à moi sans la réserve d'aucun
des griefs qu'elle avait maintenant et qu'elle taisait parce qu'elle les
jugeait sans doute irréparables, impossibles à oublier, inavoués,
mais qui n'en mettaient pas moins entre elle et moi la prudence
significative de ses paroles ou l'intervalle d'un infranchissable
silence.
«Et peut-on savoir pourquoi vous avez téléphoné à Andrée?» «Pour
lui demander si cela ne la contrarierait pas que je me joigne à vous
demain et que j'aille ainsi faire aux Verdurin la visite que je leur
promets depuis la Raspelière.» «Comme vous voudrez. Mais je vous
préviens qu'il y a un brouillard atroce ce soir et qu'il y en aura
sûrement encore demain. Je vous dis cela parce que je ne voudrais pas
que cela vous fasse mal. Vous pensez bien que moi je préfère que vous
veniez avec nous. Du reste, ajouta-t-elle d'un air préoccupé, je ne
sais pas du tout si j'irai chez les Verdurin. Ils m'ont fait tant de
gentillesses qu'au fond je devrais... Après vous, c'est encore les gens
qui ont été les meilleurs pour moi, mais il y a des riens qui me
déplaisent chez eux. Il faut absolument que j'aille au Bon Marché et
aux Trois-Quartiers acheter une guimpe blanche car cette robe est trop
noire.»
Laisser Albertine aller seule dans un grand magasin parcouru par tant de
gens qu'on frôle, pourvu de tant d'issues qu'on peut dire qu'à la
sortie on n'a pas réussi à trouver sa voiture qui attendait plus loin,
j'étais bien décidé à n'y pas consentir, mais j'étais surtout
malheureux. Et pourtant, je ne me rendais pas compte qu'il y avait
longtemps que j'aurais dû cesser de voir Albertine, car elle était
entrée pour moi dans cette période lamentable où un être disséminé
dans l'espace et dans le temps n'est plus pour vous une femme, mais une
suite d'événements sur lesquels nous ne pouvons faire la lumière, une
suite de problèmes insolubles, une mer que nous essayons ridiculement
comme Xerxès de battre pour la punir de ce qu'elle a englouti. Une fois
cette période commencée, on est forcément vaincu. Heureux ceux qui
comprennent assez tôt pour ne pas trop prolonger une lutte inutile,
épuisante, enserrée de toutes parts par les limites de l'imagination
et où la jalousie se débat si honteusement que le même homme qui
jadis, si seulement les regards de celle qui était toujours à côté
de lui se portaient un instant sur un autre, imaginait une intrigue,
- Parts
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 01
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 02
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 03
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 04
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 05
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 06
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 07
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 08
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 09
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 10
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 11
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 12
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 13
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 14
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 15
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 16
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 17
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