La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 06

ces instants auprès d'elle, comme si en dormant elle était devenue une
plante. Par là, son sommeil réalisait, dans une certaine mesure, la
possibilité de l'amour; seul, je pouvais penser à elle, mais elle me
manquait, je ne la possédais pas. Présente, je lui parlais, mais
j'étais trop absent de moi-même pour pouvoir penser. Quand elle
dormait, je n'avais plus à parler, je savais que je n'étais plus
regardé par elle, je n'avais plus besoin de vivre à la surface de
moi-même.
En fermant les yeux, en perdant la conscience, Albertine avait
dépouillé, l'un après l'autre, ses différents caractères
d'humanité qui m'avaient déçu depuis le jour où j'avais fait sa
connaissance. Elle n'était plus animée que de la vie inconsciente des
végétaux, des arbres, vie plus différente de la mienne, plus étrange
et qui cependant m'appartenait davantage. Son moi ne s'échappait pas à
tous moments, comme quand nous causions, par les issues de la pensée
inavouée et du regard. Elle avait rappelé à soi tout ce qui d'elle
était au dehors, elle s'était réfugiée, enclose, résumée, dans son
corps. En la tenant sous mon regard, dans mes mains, j'avais cette
impression de la posséder tout entière que je n'avais pas quand elle
était réveillée. Sa vie m'était soumise, exhalait vers moi son
léger souffle.
J'écoutais cette murmurante émanation mystérieuse, douce comme un
zéphyr marin, féerique comme ce clair de lune qu'était son sommeil.
Tant qu'il persistait, je pouvais rêver à elle, et pourtant la
regarder, et quand ce sommeil devenait plus profond, la toucher,
l'embrasser. Ce que j'éprouvais alors, c'était un amour devant quelque
chose d'aussi pur, d'aussi immatériel dans sa sensibilité, d'aussi
mystérieux que si j'avais été devant les créatures inanimées que
sont les beautés de la nature. Et en effet, dès qu'elle dormait un peu
profondément, elle cessait d'être seulement la plante qu'elle avait
été; son sommeil au bord duquel je rêvais, avec une fraîche
volupté, dont je ne me fusse jamais lassé et que j'eusse pu goûter
indéfiniment, c'était pour moi tout un paysage. Son sommeil mettait à
mes côtés quelque chose d'aussi calme, d'aussi sensuellement
délicieux que ces nuits de pleine lune dans la baie de Balbec devenue
douce comme un lac, où les branches bougent à peine, où, étendu sur
le sable, l'on écouterait sans fin se briser le reflux.
En entrant dans la chambre, j'étais resté debout sur le seuil, n'osant
pas faire de bruit et je n'en entendais pas d'autre que celui de son
haleine venant expirer sur ses lèvres à intervalles intermittents et
réguliers, comme un reflux, mais plus assoupi et plus doux. Et au
moment où mon oreille recueillait ce bruit divin, il me semblait que
c'était, condensée en lui, toute la personne, toute la vie de la
charmante captive, étendue là sous mes yeux. Des voitures passaient
bruyamment dans la rue, son front restait aussi immobile, aussi pur, son
souffle aussi léger réduit à la plus simple expiration de l'air
nécessaire. Puis, voyant que son sommeil ne serait pas troublé, je
m'avançais prudemment, je m'asseyais sur la chaise qui était à côté
du lit, puis sur le lit même.
J'ai passé de charmants soirs à causer, à jouer avec Albertine, mais
jamais d'aussi doux que quand je la regardais dormir. Elle avait beau
avoir, en bavardant, en jouant aux cartes, ce naturel qu'aucune actrice
n'eût pu imiter, c'était un naturel au deuxième degré que m'offrait
son sommeil. Sa chevelure descendue le long de son visage rose était
posée à côté d'elle sur le lit et parfois une mèche isolée et
droite donnait le même effet de perspective que ces arbres lunaires
grêles et pâles qu'on aperçoit tout droits au fond des tableaux
raphaëlesques d'Elstir. Si les lèvres d'Albertine étaient closes, en
revanche, de la façon dont j'étais placé, ses paupières paraissaient
si peu jointes que j'aurais presque pu me demander si elle dormait
vraiment. Tout de même ces paupières abaissées mettaient dans son
visage cette continuité parfaite que les yeux n'interrompent pas. Il y
a des êtres dont la face prend une beauté et une majesté
inaccoutumées pour peu qu'ils n'aient plus de regard.
Je mesurais des yeux Albertine étendue à mes pieds. Par instants, elle
était parcourue d'une agitation légère et inexplicable comme les
feuillages qu'une brise inattendue convulse pendant quelques instants.
Elle touchait à sa chevelure, puis, ne l'ayant pas fait comme elle le
voulait, elle y portait la main encore par des mouvements si suivis, si
volontaires, que j'étais convaincu qu'elle allait s'éveiller.
Nullement, elle redevenait calme dans le sommeil qu'elle n'avait pas
quitté. Elle restait désormais immobile. Elle avait posé sa main sur
sa poitrine en un abandon du bras si naïvement puéril que j'étais
obligé, en la regardant, d'étouffer le sourire que par leur sérieux,
leur innocence et leur grâce nous donnent les petits enfants.
Moi qui connaissais plusieurs Albertine en une seule, il me semblait en
voir bien d'autres encore reposer auprès de moi. Ses sourcils arqués
comme je ne les avais jamais vus entouraient les globes de ses
paupières comme un doux nid d'alcyon. Des races, des atavismes, des
vices reposaient sur son visage. Chaque fois qu'elle déplaçait sa
tête, elle créait une femme nouvelle, souvent insoupçonnée de moi.
Il me semblait posséder non pas une, mais d'innombrables jeunes filles.
Sa respiration peu à peu plus profonde soulevait maintenant
régulièrement sa poitrine et par-dessus elle, ses mains croisées, ses
perles, déplacées d'une manière différente par le même mouvement,
comme ces barques, ces chaînes d'amarre que fait osciller le mouvement
du flot. Alors, sentant que son sommeil était dans son plein, que je ne
me heurterais pas à des écueils de conscience recouverts maintenant
par la pleine mer du sommeil profond, délibérément, je sautais sans
bruit sur le lit, je me couchais au long d'elle, je prenais sa taille
d'un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur son cœur,
puis sur toutes les parties de son corps posais ma seule main restée
libre et qui était soulevée aussi comme les perles, par la respiration
d'Albertine; moi-même, j'étais déplacé légèrement par son
mouvement régulier: Je m'étais embarqué sur le sommeil d'Albertine.
Parfois, il me faisait goûter un plaisir moins pur. Je n'avais pour
cela besoin de nul mouvement, je faisais pendre ma jambe contre la
sienne, comme une rame qu'on laisse traîner et à laquelle on imprime
de temps à autre une oscillation légère pareille au battement
intermittent de l'aile qu'ont les oiseaux qui dorment en l'air. Je
choisissais pour la regarder cette face de son visage qu'on ne voyait
jamais et qui était si belle.
On comprend à la rigueur que les lettres que vous écrit quelqu'un
soient à peu près semblables entre elles et dessinent une image assez
différente de la personne qu'on connaît pour qu'elles constituent une
deuxième personnalité. Mais combien il est plus étrange qu'une femme
soit accolée, comme Rosita et Doodica, à une autre femme dont la
beauté différente fait induire un autre caractère et que pour voir
l'une il faille se placer de profil, pour l'autre de face. Le bruit de
sa respiration devenant plus fort pouvait donner l'illusion de
l'essoufflement du plaisir et, quand le mien était à son terme, je
pouvais l'embrasser sans avoir interrompu son sommeil. Il me semblait à
ces moments-là que je venais de la posséder plus complètement, comme
une chose inconsciente et sans résistance de la muette nature. Je ne
m'inquiétais pas des mots qu'elle laissait parfois échapper en
dormant, leur signification m'échappait, et d'ailleurs, quelque
personne inconnue qu'ils eussent désignée, c'était sur ma main, sur
ma joue, que sa main parfois animée d'un léger frisson se crispait un
instant. Je goûtais son sommeil d'un amour désintéressé, apaisant,
comme je restais des heures à écouter le déferlement du flot.
Peut-être faut-il que les êtres soient capables de vous faire beaucoup
souffrir pour que dans les heures de rémission ils vous procurent ce
même calme apaisant que la nature. Je n'avais pas à lui répondre
comme quand nous causions, et même eussè-je pu me taire, comme je
faisais aussi quand elle parlait, qu'en l'entendant parler je ne
descendais pas tout de même aussi avant en elle. Continuant à
entendre, à recueillir d'instant en instant, le murmure apaisant comme
une imperceptible brise de sa pure haleine, c'était toute une existence
physiologique qui était devant moi, à moi; aussi longtemps que je
restais jadis couché sur la plage, au clair de lune, je serais resté
là à la regarder, à l'écouter.
Quelquefois on eût dit que la mer devenait grosse, que la tempête se
faisait sentir jusque dans la baie et je me mettais comme elle à
écouter le grondement de son souffle qui ronflait. Quelquefois quand
elle avait trop chaud, elle ôtait, dormant déjà presque, son kimono
qu'elle jetait sur mon fauteuil. Pendant qu'elle dormait, je me disais
que toutes ses lettres étaient dans la poche intérieure de ce kimono
où elle les mettait toujours. Une signature, un rendez-vous donné eût
suffi pour prouver un mensonge ou dissiper un soupçon. Quand je sentais
le sommeil d'Albertine bien profond, quittant le pied de son lit où je
la contemplais depuis longtemps sans faire un mouvement, je faisais un
pas, pris d'une curiosité ardente, sentant le secret de cette vie
offert, floche et sans défense dans ce fauteuil. Peut-être faisais-je
ce pas aussi parce que regarder dormir sans bouger finit par devenir
fatigant. Et ainsi à pas de loup, me retournant sans cesse pour voir
si Albertine ne s'éveillait pas, j'allais jusqu'au fauteuil. Là, je
m'arrêtais, je restais longtemps à regarder le kimono comme j'étais
resté longtemps à regarder Albertine. Mais (et peut-être j'ai eu
tort) jamais je n'ai touché au kimono, mis ma main dans la poche,
regardé les lettres. À la fin voyant que je ne me déciderais pas, je
repartais, à pas de loup, revenais près du lit d'Albertine et me
remettais à la regarder dormir, elle qui ne me dirait rien alors que je
voyais sur un bras du fauteuil ce kimono qui peut-être m'eût dit bien
des choses. Et de même que les gens louent cent francs par jour une
chambre à l'Hôtel de Balbec pour respirer l'air de la mer, je trouvais
tout naturel de dépenser plus que cela pour elle puisque j'avais son
souffle près de ma joue, dans sa bouche que j'entr'ouvrais sur la
mienne, où contre ma langue passait sa vie.
Mais ce plaisir de la voir dormir et qui était aussi doux que la sentir
vivre, un autre y mettait fin et qui était celui de la voir
s'éveiller. Il était, à un degré plus profond et plus mystérieux,
le plaisir même qu'elle habitât chez moi. Sans doute il m'était doux
l'après-midi, quand elle descendait de voiture, que ce fût dans mon
appartement qu'elle rentrât. Il me l'était plus encore que, quand du
fond du sommeil elle remontait les derniers degrés de l'escalier des
songes, ce fût dans ma chambre qu'elle renaquît à la conscience et à
la vie, qu'elle se demandât un instant «où suis-je», et voyant les
objets dont elle était entourée, la lampe dont la lumière lui faisait
à peine cligner des yeux, pût se répondre qu'elle était chez elle en
constatant qu'elle s'éveillait chez moi. Dans ce premier moment
délicieux d'incertitude il me semblait que je prenais à nouveau plus
complètement possession d'elle, puisque, au lieu qu'après être
sortie elle entrât dans sa chambre, c'était ma chambre dès qu'elle
serait reconnue par Albertine qui allait l'enserrer, la contenir, sans
que les yeux de mon amie manifestassent aucun trouble, restant aussi
calmes que si elle n'avait pas dormi.
L'hésitation du réveil révélée par son silence, ne l'était pas par
son regard. Dès qu'elle retrouvait la parole elle disait: «Mon» ou
«Mon chéri» suivis l'un ou l'autre de mon nom de baptême, ce qui en
donnant au narrateur le même nom qu'à l'auteur de ce livre eût fait:
«Mon Marcel», «Mon chéri Marcel». Je ne permettais plus dès lors
qu'en famille nos parents en m'appelant aussi chéri ôtassent leur prix
d'être unique aux mots délicieux que me disait Albertine. Tout en me
les disant elle faisait une petite moue qu'elle changeait d'elle-même
en baiser. Aussi vite qu'elle s'était tout à l'heure endormie, aussi
vite elle s'était réveillée.
Pas plus que mon déplacement dans le temps, pas plus que le fait de
regarder une jeune fille assise auprès de moi sous la lampe qui
l'éclaire autrement que le soleil, quand debout elle s'avançait le
long de la mer, cet enrichissement réel, ce progrès autonome
d'Albertine, n'étaient la cause importante, la différence qu'il y
avait entre ma façon de la voir maintenant et ma façon de la voir au
début à Balbec. Des années plus nombreuses auraient pu séparer les
deux images sans amener un changement aussi complet; il s'était
produit, essentiel et soudain, quand j'avais appris que mon amie avait
été presque élevée par l'amie de Mlle Vinteuil. Si jadis je m'étais
exalté en croyant voir du mystère dans les yeux d'Albertine,
maintenant je n'étais heureux que dans les moments où de ces yeux, de
ces joues mêmes, réfléchissantes comme des yeux, tantôt si douces
mais vite bourrues, je parvenais à expulser tout mystère.
L'image que je cherchais, où je me reposais, contre laquelle j'aurais
voulu mourir, ce n'était plus d'Albertine ayant une vie inconnue,
c'était une Albertine aussi connue de moi qu'il était possible (et
c'est pour cela que cet amour ne pouvait être durable à moins de
rester malheureux, car par définition il ne contentait pas le besoin de
mystère), c'était une Albertine ne reflétant pas un monde lointain,
mais ne désirant rien d'autre--il y avait des instants où en effet
cela semblait ainsi--qu'être avec moi, toute pareille à moi, une
Albertine image de ce qui précisément était mien et non de l'inconnu.
Quand c'est ainsi d'une heure angoissée relative à un être, quand
c'est de l'incertitude si on pourra le retenir ou s'il s'échappera,
qu'est né un amour, cet amour porte la marque de cette révolution qui
l'a créé, il rappelle bien peu ce que nous avions vu jusque-là quand
nous pensions à ce même être. Et mes premières impressions devant
Albertine, au bord des flots, pouvaient pour une petite part subsister
dans mon amour pour elle: en réalité, ces impressions antérieures ne
tiennent qu'une petite place dans un amour de ce genre; dans sa force,
dans sa souffrance, dans son besoin de douceur et son refuge vers un
souvenir paisible, apaisant, où l'on voudrait se tenir et ne plus rien
apprendre de celle qu'on aime, même s'il y avait quelque chose d'odieux
à savoir--bien plus même à ne consulter que ces impressions
antérieures--un tel amour est fait de bien autre chose!
Quelquefois j'éteignais la lumière avant qu'elle entrât. C'était
dans l'obscurité, à peine guidée par la lumière d'un tison,
qu'elle se couchait à mon côté. Mes mains, mes joues seules la
reconnaissaient sans que mes yeux la vissent, mes yeux qui souvent
avaient peur de la trouver changée. De sorte qu'à la faveur de cet
amour aveugle elle se sentait peut-être baignée de plus de tendresse
que d'habitude. D'autres fois, je me déshabillais, je me couchais, et,
Albertine assise sur un coin du lit, nous reprenions notre partie ou
notre conversation interrompue de baisers; et dans le désir qui seul
nous fait trouver de l'intérêt dans l'existence et le caractère d'une
personne, nous restons si fidèles à notre nature (si en revanche nous
abandonnons successivement les différents êtres aimés tour à tour
par nous), qu'une fois m'apercevant dans la glace au moment où
j'embrassais Albertine en l'appelant ma petite fille, l'expression
triste et passionnée de mon propre visage, pareil à ce qu'il eût
été autrefois auprès de Gilberte dont je ne me souvenais plus, à ce
qu'il serait peut-être un jour auprès d'une autre si jamais je devais
oublier Albertine, me fit penser qu'au-dessus des considérations de
personne (l'instinct voulant que nous considérions l'actuelle comme
seule véritable) je remplissais les devoirs d'une dévotion ardente et
douloureuse dédiée comme une offrande à la jeunesse et à la beauté
de la femme. Et pourtant à ce désir, honorant d'un «ex voto» la
jeunesse, aux souvenirs aussi de Balbec, se mêlait, dans le besoin que
j'avais de garder ainsi tous les soirs Albertine auprès de moi, quelque
chose qui avait été étranger jusqu'ici à ma vie au moins amoureuse,
s'il n'était pas entièrement nouveau dans ma vie.
C'était un pouvoir d'apaisement tel que je n'en avais pas éprouvé de
pareil depuis les soirs lointains de Combray où ma mère penchée sur
mon lit venait m'apporter le repos dans un baiser. Certes, j'eusse été
bien étonné dans ce temps-là si l'on m'avait dit que je n'étais pas
entièrement bon et surtout que je ne chercherais jamais à priver
quelqu'un d'un plaisir. Je me connaissais sans doute bien mal alors, car
mon plaisir d'avoir Albertine à demeure chez moi était beaucoup moins
un plaisir positif que celui d'avoir retiré du monde, où chacun
pouvait la goûter à son tour, la jeune fille en fleur qui si, du
moins, elle ne me donnait pas de grande joie, en privait les autres.
L'ambition, la gloire m'eussent laissé indifférent. Encore plus
étais-je incapable d'éprouver la haine. Et cependant pour moi, aimer
charnellement c'était tout de même jouir d'un triomphe sur tant de
concurrents. Je ne le redirai jamais assez, c'était un apaisement plus
que tout.
J'avais beau, avant qu'Albertine fût rentrée, avoir douté d'elle,
l'avoir imaginée dans la chambre de Montjouvain, une fois qu'en
peignoir elle s'était assise en face de mon fauteuil, ou si, comme
c'était le plus fréquent, j'étais resté couché au pied de mon lit,
je déposais mes doutes en elle, je les lui remettais pour qu'elle m'en
déchargeât, dans l'abdication d'un croyant qui fait sa prière. Toute
la soirée elle avait pu, pelotonnée espièglement en boule sur mon
lit, jouer avec moi comme une grosse chatte; son petit nez rose, qu'elle
diminuait encore au bout avec un regard coquet qui lui donnait la
finesse de certaines personnes un peu grasses, avait pu lui donner une
mine mutine et enflammée; elle avait pu laisser tomber une mèche de
ses longs cheveux noirs sur sa joue de cire rosée et fermant à demi
les yeux, décroisant les bras, avoir eu l'air de me dire: «Fais de moi
ce que tu veux»; quand, au moment de me quitter, elle s'approchait pour
me dire bonsoir, c'était leur douceur devenue quasi familiale que je
baisais des deux côtés de son cou puissant qu'alors je ne trouvais
jamais assez brun ni d'assez gros grains, comme si ces solides qualités
eussent été en rapport avec quelque bonté loyale chez Albertine.
C'était le tour d'Albertine de me dire bonsoir en m'embrassant de
chaque côté du cou, sa chevelure me caressait comme une aile aux
plumes aiguës et douces. Si incomparables l'un à l'autre que fussent
ces deux baisers de paix, Albertine glissait dans ma bouche, en me
faisant le don de sa langue, comme un don du Saint-Esprit, me remettait
un viatique, me laissait une provision de calme presque aussi doux que
ma mère imposant le soir à Combray ses lèvres sur mon front.
«Viendrez-vous avec nous demain, grand méchant?» me demandait-elle
avant de me quitter. «Où irez-vous?» «Cela dépendra du temps et de
vous. Avez-vous seulement écrit quelque chose tantôt, mon petit
chéri? Non? Alors, c'était bien la peine de ne pas venir vous
promener. Dites, à propos, tantôt quand je suis rentrée, vous avez
reconnu mon pas, vous avez deviné que c'était moi?» «Naturellement.
Est-ce qu'on pourrait se tromper, est-ce qu'on ne reconnaîtrait pas
entre mille les pas de sa petite bécasse. Qu'elle me permette de la
déchausser avant qu'elle aille se coucher, cela me fera bien plaisir.
Vous êtes si gentille et si rose dans toute cette blancheur de
dentelles».
Telle était ma réponse; au milieu des expressions charnelles, on en
reconnaîtra d'autres qui étaient propres à ma mère et à ma
grand'mère, car, peu à peu, je ressemblais à tous mes parents, à mon
père qui--de toute autre façon que moi sans doute, car si les choses
se répètent, c'est avec de grandes variations--s'intéressait si fort
au temps qu'il faisait; et pas seulement à mon père, mais de plus en
plus à ma tante Léonie. Sans cela, Albertine n'eût pu être pour moi
qu'une raison de sortir pour ne pas la laisser seule, sans mon
contrôle. Ma tante Léonie, toute confite en dévotion et avec qui
j'aurais bien juré que je n'avais pas un seul point commun, moi si
passionné de plaisirs, tout différent en apparence de cette maniaque
qui n'en avait jamais connu aucun et disait son chapelet toute la
journée, moi qui souffrais de ne pouvoir réaliser une existence
littéraire alors qu'elle avait été la seule personne de la famille
qui n'eût pu encore comprendre que lire c'était, autre chose que de
passer son temps à «s'amuser», ce qui rendait, même au temps pascal,
la lecture permise, le dimanche où toute occupation sérieuse est
défendue, afin qu'il soit uniquement sanctifié par la prière. Or,
bien que chaque jour j'en trouvasse la cause dans un malaise particulier
qui me faisait si souvent rester couché, un être (non pas Albertine,
non pas un être que j'aimais), mais un être plus puissant sur moi
qu'un être aimé, s'était transmigré en moi, despotique au point de
faire taire parfois mes soupçons jaloux ou du moins de m'empêcher
d'aller vérifier s'ils étaient fondés ou non, c'était ma tante
Léonie. C'était assez que je ressemblasse avec exagération à mon
père jusqu'à ne pas me contenter de consulter comme lui le baromètre,
mais à devenir moi-même un baromètre vivant, c'était assez que je me
laissasse commander par ma tante Léonie pour rester à observer le
temps, de ma chambre ou même de mon lit, voici de même que je parlais
maintenant à Albertine, tantôt comme l'enfant que j'avais été à
Combray parlant à ma mère, tantôt comme ma grand'mère me parlait.
Quand nous avons dépassé un certain âge, l'âme de l'enfant que nous
fûmes et l'âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter
à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts, demandant à
coopérer aux nouveaux sentiments que nous éprouvons et dans lesquels,
effaçant leur ancienne effigie, nous les refondons en une création
originale. Tel, tout mon passé depuis mes années les plus anciennes,
et par delà celles-ci le passé de mes parents, mêlait à mon impur
amour pour Albertine la douceur d'une tendresse à la fois filiale et
maternelle. Nous devons recevoir dès une certaine heure tous nos
parents arrivés de si loin et assemblés autour de nous.
Avant qu'Albertine n'eût obéi et m'eût laissé enlever ses souliers,
j'entr'ouvrais sa chemise. Les deux petits seins haut remontés étaient
si ronds qu'ils avaient moins l'air de faire partie intégrante de son
corps que d'y avoir mûri comme deux fruits; et son ventre (dissimulant
la place qui chez l'homme s'enlaidit comme du crampon resté fiché dans
une statue descellée) se refermait à la jonction des cuisses, par deux
valves d'une courbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale
que celle de l'horizon quand le soleil a disparu. Elle ôtait ses
souliers, se couchait près de moi.
Ô grandes attitudes de l'Homme et de la Femme où cherchent à se
joindre, dans l'innocence des premiers jours et avec l'humilité de
l'argile, ce que la création a séparé, où Ève est étonnée et
soumise devant l'Homme au côté de qui elle s'éveille, comme
lui-même, encore seul, devant Dieu qui l'a formé. Albertine nouait ses
bras derrière ses cheveux noirs, la hanche enflée, la jambe tombante
en une inflexion de col de cygne qui s'allonge et se recourbe pour
revenir sur lui-même. Il n'y avait que quand elle était tout à fait
sur le côté qu'on voyait un certain aspect de sa figure (si bonne et
si belle de face) que je ne pouvais souffrir, crochu comme en certaines
caricatures de Léonard, semblant révéler la méchanceté, l'âpreté
au gain, la fourberie d'une espionne dont la présence chez moi m'eût
fait horreur et qui semblait démasquée par ces profils-là. Aussitôt
je prenais la figure d'Albertine dans mes mains et je la replaçais de
face.
«Soyez gentil, promettez-moi que si vous ne venez pas demain, vous
travaillerez», disait mon amie en remettant sa chemise. «Oui, mais ne
mettez pas encore votre peignoir». Quelquefois je finissais par
m'endormir à côté d'elle. La chambre s'était refroidie, il fallait
du bois. J'essayais de trouver la sonnette dans mon dos, je n'y arrivais
pas tâtant tous les barreaux de cuivre qui n'étaient pas ceux entre
lesquels elle pendait et, à Albertine qui avait sauté du lit pour que
Françoise ne nous vît pas l'un à côté de l'autre, je disais: «Non,
remontez une seconde, je ne peux pas trouver la sonnette.»
Instants doux, gais, innocents en apparence et où s'accumule pourtant
la possibilité en nous insoupçonnée, du désastre, ce qui fait de la
vie amoureuse la plus contrastée de toutes, celle où la pluie
imprévisible de soufre et de poix tombe après les moments les plus
riants et où ensuite, sans avoir le courage de tirer la leçon du
malheur, nous rebâtissons immédiatement sur les flancs du cratère
d'où ne pourra sortir que la catastrophe. J'avais l'insouciance de ceux
qui croient leur bonheur durable.
C'est justement parce que cette douceur a été nécessaire pour
enfanter la douleur--et reviendra du reste la calmer par
intermittences--que les hommes peuvent être sincères avec autrui, et
même avec eux-mêmes, quand ils se glorifient de la bonté d'une femme
envers eux, quoique, à tout prendre, au sein de leur liaison circule
constamment d'une façon secrète, inavouée aux autres, ou révélée
involontairement par des questions, des enquêtes, une inquiétude
douloureuse. Mais comme celle-ci n'aurait pu naître sans la douceur
préalable, que même ensuite la douceur intermittente est nécessaire
pour rendre la souffrance supportable et éviter les ruptures, la
dissimulation de l'enfer secret qu'est la vie commune avec cette femme,
jusqu'à l'ostentation d'une intimité qu'on prétend douce, exprime un
point de vue vrai, un lien général de l'effet à la cause, un des
modes selon lesquels la production de la douleur est rendue possible.
Je ne m'étonnais plus qu'Albertine fût là et dût ne sortir le
lendemain qu'avec moi ou sous la protection d'Andrée. Ces habitudes de
vie en commun, ces grandes lignes qui délimitaient mon existence et à
l'intérieur desquelles ne pouvait pénétrer personne excepté
Albertine, aussi (dans le plan futur encore inconnu de moi, de ma vie
ultérieure, comme celui qui est tracé par un architecte pour des
monuments qui ne s'élèveront que bien plus tard) les lignes
lointaines, parallèles à celles-ci et plus vastes, par lesquelles
s'esquissait en moi, comme un ermitage isolé, la formule un peu rigide
et monotone de mes amours futures, avaient été en réalité tracées
cette nuit à Balbec où, dans le petit tram, après qu'Albertine
m'avait révélé qui l'avait élevée, j'avais voulu à tout prix la
soustraire à certaines influences et l'empêcher d'être hors de ma
présence pendant quelques jours. Les jours avaient succédé aux jours,
ces habitudes étaient devenues machinales, mais comme ces rites dont
l'Histoire essaye de retrouver la signification, j'aurais pu dire (et je
ne l'aurais pas voulu), à qui m'eût demandé ce que signifiait cette
vie de retraite où je me séquestrais jusqu'à ne plus aller au
théâtre, qu'elle avait pour origine l'anxiété d'un soir et le besoin
de me prouver à moi-même, les jours qui la suivraient, que celle dont
j'avais appris la fâcheuse enfance n'aurait pas la possibilité, si
elle l'avait voulu, de s'exposer aux mêmes tentations. Je ne songeais
plus qu'assez rarement à ces possibilités, mais elles devaient
pourtant rester vaguement présentes à ma conscience. Le fait de les
détruire--ou d'y tâcher--jour par jour, était sans doute la cause
pourquoi il m'était doux d'embrasser ces joues qui n'étaient pas plus
belles que bien d'autres; sous toute douceur charnelle un peu profonde,
il y a la permanence d'un danger.

* * *

J'avais promis à Albertine que, si je ne sortais pas avec elle, je me
mettrais au travail, mais le lendemain, comme si, profitant de nos
sommeils, la maison avait miraculeusement voyagé, je m'éveillais par